Travaux récents sur le XVIIIe siècle en Allemagne et en Angleterre

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I. Geschichte des achtzehnten jahrunderts, von Dr F.-C. Schlosser. — Heidelberg, 4 vol.
II Voltaire et Rousseau, par lord Brougham (en français). — Statesmen of the time of George the III, by lord Brougham and Vaux. — Men of Letters and Science of the time of George the III, by the same (en anglais).
III. The Courts of Europe during the eighteenth century, by H. Swinburne. — London, 2 vol., 1844.

Voici le XVIIIe siècle remis en cause, jugé de trois côtés, par un docteur allemand, un publiciste écossais, et un gentilhomme voyageur ; l’un est le docteur Schlosser, le second est lord Brougham, que l’infatigable activité de sa pensée, de sa plume et de sa parole a rendu fameux ; le troisième, Anglais de bonne compagnie, a connu de près les cours de Louis XV et de Louis XVI, sans compter celles de Turin, de Naples, de Madrid et de Londres, qu’il visitait à la même époque, et où il était admis de plein vol. De ces trois personnes, deux sont vivantes, lord Brougham et le docteur Schlosser ; leur capacité les élève plus haut que Henri Swinburne, mort en 1803 à la Trinidad. Lord Brougham a du style, de l’éloquence, de la sagacité, et conserve dans sa verte vieillesse quelque chose de la ferveur qui attirait sur ses jours de lutte les regards de l’Europe ; le docteur Schlosser possède une vaste érudition, réglée par un jugement calme, habile aux déductions, assez hardi pour se soustraire aux préjugés particuliers ou généraux.

Comment se fait-il donc que le plus faible des trois, un esprit aimable et médiocre, Henri Swinburne et ses confidences, qui n’ont pas été destinées à l’impression et qui se publient d’une façon très incorrecte, aient plus d’attrait pour nous que les théories du docteur, et apportent des clartés plus pures que les pages éloquemment élégantes du ci-devant grand-chancelier, lord Brougham et Vaux ?

Voici, je crois, la raison de ce penchant que j’avoue, je ne veux pas dire de cette supériorité. Nous aimons les faits par le temps qui court, et il y a beaucoup de faits, tels petits qu’ils soient, dans l’ouvrage médiocre de Swinburne. Ils n’y apparaissent pas contournés ou mutilés par les doigts de fer de la théorie, mais se présentent ingénument, comme il a plu à Dieu et à l’histoire de les produire ; nous pouvons juger pour notre compte ; c’est à nous de les classer comme il convient. Nous ne sentons plus la main rigide d’un théoricien qui nous enferme dans les cellules de son système préconçu, comme on enfermerait des coupables dans les subdivisions de la maison de pénitent. Enfin, Swinburne est naïf ; Schlosser est systématique. Quant aux pages heureuses et puissantes de lord Brougham, ce ne sont pas celles où il expose son opinion sur Hume, Voltaire et Robertson ; on l’aime surtout quand, ressuscitant ses souvenirs personnels en dehors de toute appréciation contestable, il évoque les scènes de sa jeunesse et la physionomie des hommes qu’il a connus.

Ce sont, au surplus, trois ouvrages dont la lecture intéresse. Quelle inépuisable étude est-ce donc que le XVIIIe siècle ? Pourquoi conserve-t-il ce privilège et cet attrait ? N’a-t-on pas assez écrit sur ces cent années ? D’où vient que le regard et la pensée se reportent sans cesse vers ces aïeux qui vécurent entre 1720 et 1800 ? Ce ne sont pas seulement Montesquieu et Buffon, Franklin et Lavoisier, Pitt et Voltaire, les plus beaux noms, qui nous émeuvent d’une curiosité sympathique, mais les moins importans, les insectes du rayon de soleil, les mites littéraires et les papillons de la mode qui ont vécu deux jours dans ce temps-là ; tous, ils amusent et récréent notre pensée. On aime Walpole, on ne dédaigne ni Dorat ni Carmontelle ; on lirait avec plaisir les mémoires de cet abbé austro-italien qui s’appelait Trapassi, et qui, se traitant lui-même comme une divinité grecque, s’intitula Métastase. On suit avec joie Franklin en Angleterre, Bernardin de Saint-Pierre en Russie, l’abbé Casti à la cour de l’empereur Joseph, et jusqu’à ce triste et sauvage bouffon de Lamettrie dans le palais de Sans-Souci ; les actrices, Mlle Duthé ou Mlle Arnould, ont leur petit coin agréable dans cette vaste scène, et aussi les abbés de cour ou de sacristie. On va jusqu’à lire le journal de Bachaumont, réservoir où tombaient pour s’y distiller goutte à goutte les moindres bruits de la ville, et ces sévères mémoires du lugubre chansonnier Collé, et les immorales vertus de Mme d’Épinay, et le cynisme vénitien de Casanova, qui traînait partout ses habitudes de mauvais lieu, et les mémoires de Goethe s’étudiant, comme on étudie un mythe, avec un profond respect pour lui-même.

Une matière si usée et si triviale en apparence n’a donc rien perdu de sa verdeur. Moins ces hommes étaient faits comme nous, plus nous cherchons à les connaître ; nous voulons entrer dans leur familiarité intime. Nous autres bourgeois, qu’un habit brodé émerveille, nous nous jetons dans cette cohue de marquis et de duchesses ; le tapage et l’éclat récréent fort nos esprits, et notre ennui s’en trouve bien ; cela nous arrache à la monotone adoration des machines et du gain qui nous possède. Sans vouloir courir les mêmes dangers que nos pères, les scènes auxquelles leur turbulence a pris part nous réjouissent ; nous admirons même leurs faiblesses. Ne dirait-on pas que c’est là notre âge héroïque et romanesque ? Nous nous ennuyons, ils s’amusaient ; nous appliquons, ils inventaient. Notre timidité développe leurs découvertes ; leur audace se lançait dans les entreprises inconnues, et courait les hasards de la théorie, nous laissant la prosaïque utilité de l’application. Ces forces physiques que nous employons avec prudence dans l’intérêt de notre bien-être, et dont nous faisons de l’or et du pouvoir, — et les gaz, et l’électricité, — Spallanzani, Franklin, Watt, Galvani, Priestley, Lavoisier, les ont arrachées à la nature domptée. Ce siècle de fécondité et de destruction qui nous a précédés est pour notre époque de réparation et d’économie comme un temps de magie extraordinaire, qui nous inspire une curiosité toujours insatiable et toujours nouvelle ; car il possède le secret encore inexpliqué de notre présent et de l’avenir.

Une portion de ce sujet immense est encore à peu près vierge, et ce n’est pas la moins curieuse : je veux parler des jugemens partiels portés sur chaque nation, pendant le XVIIIe siècle, par les voyageurs ou les étrangers. Leur vue était plus nette, leurs impressions étaient plus vives ; l’habitude ne les avait blasés sur rien. Tout un côté inattendu de révélations se trouve enfoui dans les notes qu’ont tracées l’Italien Baretti pendant son séjour à Londres, le Piémontais Alfieri à Paris, Beaumarchais à Madrid, Goldoni venant mêler sa bonhomie fine au dithyrambe de Diderot, Grimm arrivant de Gotha pour séduire nos dames, et Mlle Clairon finissant par jouer la grande coquette dans une petite cour d’Allemagne. Ces noms ouvrent la marche d’une façon brillante ; arrivent ensuite et Walpole, et Sterne, et John Moore, esprit sautillant et sans portée, qui passa pour un génie entre 1780 et 1789 ; miss Helena Williams, observatrice impartiale, qui vit mourir Louis XVI ; Weber, qui approcha de Marie-Antoinette, et Goethe lui-même, qui entra dans l’Argonne et marcha contre la France, en 1792, sans beaucoup de colère. Il raconte en souriant sa magnifique campagne de Mayence, et comment il essayait sous la tente des expériences d’optique dont les boulets de nos artilleurs détruisaient l’économie, et qui l’intéressaient mille fois plus que les peuples et les rois. Rien de plus sérieusement divertissant que tous ces points de vue, ouverts de mille côtés sur le tourbillon et le courant du XVIIIe siècle. De là une instruction variée, profonde, neuve, et qui se complète fort bien par la nouvelle acquisition que nous venons de faire. Trois juges si divers, qui nous apportent leur avis et nous disent ce qu’ils ont vu ou rêvé, Swinburne, lord Brougham et le docteur Schlosser, méritent bien qu’on les écoute.

Nous commencerons par le dernier : c’est le moins amusant, mais le plus méthodique, le plus vaste et le seul des trois qui prétende à un ensemble systématique et lié.

Il a tenté l’histoire complète du XVIIIe siècle, y comprise l’histoire littéraire, qui occupe les deux premiers volumes. Nous nous occuperons seulement de cette partie, dont la dernière édition, fort augmentée et très modifiée, vient de paraître en Allemagne.

Le XVIIIe siècle ! Tant d’évènemens complexes se pressent dans le livre du docteur, que le génie ordonnateur d’Aristote, la hauteur et la compréhension de Schlegel, la vive et lumineuse exposition de M. Villemain, devenaient indispensables. Suivre de l’œil tous les courans nationaux, apprécier les littératures les plus variées, les personnages les plus complexes, les rapprocher sans les confondre, démêler les nuances, saisir les analogies, remonter aux sources, ne jamais se tromper sur les causes, analyser les effets et les influences, non-seulement dans la vie d’un peuple, mais de peuple à peuple et de région à région ; enfin, planer sur le tout et bien voir le double mouvement des idées et des faits, qui, se modifiant par une action réciproque, s’avancent, bondissent, s’arrêtent, luttent contre les obstacles, et reprennent leur cours pour aboutir enfin au gouffre de la révolution française et à la préparation de nos nouvelles destinées : c’était la tâche imposée au docteur Schlosser. Il ne croit pas sans doute avoir touché le but et définitivement fermé la carrière ; mais il a essayé de grouper scientifiquement ces masses confuses : son travail contient des parties excellentes, qui éclairent, si elles ne compensent l’insuffisance de certaines autres.

L’œuvre du savant patriarche de Heidelberg, œuvre recommandable à plusieurs égards, et sur laquelle on regrette de porter un scalpel sévère, offrait mille difficultés même aux plus grands esprits. Et d’abord quelle classification fallait-il établir parmi tant de peuples, de livres et de mœurs ?

M. Schlosser a choisi la plus rigoureuse ; isolant les nations et procédant par périodes décennales, introduisant dans son livre un ordre administratif et régulier qui en détruit l’unité intellectuelle, il a consacré un chapitre séparé à l’Allemagne pendant une décade, à l’Angleterre pendant une autre, à la France pendant une troisième. Le monde ne marche pas ainsi ; ce cadastre systématique, mensonge de la régularité, au lieu d’introduire l’ordre, consacre scientifiquement le désordre. Avec ces divisions de chapitres morcelés, on ne suit pas les influences, on ne reconnaît pas la génération éternelle des esprits et des idées ; le drame secret de la pensée humaine perd ses catastrophes, ses péripéties et son intérêt. On ne reconnaît plus comment les génies éclosent, et comment ils propagent leur magnétisme éternel. Vous vous promenez gravement de case en case, et de division en division, par un procédé machinal qui semble régulier et qui est mécanique. On a des transitions comme celle-ci : « Maintenant nous allons passer à Wieland ; » liaison trop commode pour être adoptée par une intelligence telle que celle du docteur. « Ici, dit-il ailleurs, nous revenons aux services que Lessing a rendus entre 1771 et 1781. » Les services que Lessing a rendus appartiennent au cours de sa vie, et forment un tout dont l’influence et l’origine ne peuvent être scindés. Trois fois Lessing se montre à de grandes distances ; tour à tour apparaissent et s’éclipsent Voltaire, Hume, Rousseau. On ne peut rien imaginer de plus fatigant que cette découpure, née d’un fanatisme d’impossible régularité. Quoi ! la vie de chaque homme n’est-elle pas son œuvre ? ne forme-t-elle pas un tout ? n’a-t-elle pas sa source morale et son énergie propre ? Pour s’astreindre à un ordre servile, faudra-t-il anéantir cette unité si importante du but et de l’ensemble ? Le mode de M. Villemain et celui de Schlegel valaient bien mieux. Sur les points qu’ils traitaient dans la suite de leur œuvre, ils concentraient les clartés de leur synthèse et les forces de leur analyse.

Cet ordre désiré par le professeur, on ne devait pas le chercher à la surface. Il fallait voir comment Diderot se rattachait à Toland et à Richardson, Voltaire à Locke, par de certains courans d’influences qu’il importait de signaler et de suivre. Pour accomplir cette peinture, on ne devait rien laisser de côté, ni l’Italie avec Alfieri, Gozzi, Goldoni, ni l’Espagne avec ses Campomanès et ses Feyjoo. Ces groupes, qu’il était difficile, mais nécessaire de fixer d’une manière rigoureuse, pouvaient seuls éclairer le mouvement du siècle ; une fois établis, on voyait se former les divisions réelles. Dans le groupe des imitateurs des anciens, Alfieri se dessinait à côté de l’abbé Barthélemy, du Léonidas de Glover, et des essais dramatiques de Gottsched. Un autre bataillon appelait à lui le fantasque Gozzi, qui se rapportait naturellement à la comédie populaire dell’arte, aux Arlequins et aux Brighella, et à ce goût, renaissant alors, pour les légendes anciennes. Goldoni, le reproducteur sans verve, mais non sans vérité, des mœurs bourgeoises, s’installait entre Iffland et Diderot, entre Cumberland et Lessing, tous caressant la même tendance populaire ; — chaque nom retrouvait sa signification, chaque œuvre sa place lumineuse.

Par ses subdivisions chronologiques, le docteur a détruit tout cela. L’Italie et l’Espagne ont été effacées de la carte. On n’a plus aperçu les rapports et les influences ; on a perdu de vue ce brillant éveil de l’Allemagne intellectuelle et poétique, stimulée par l’étude anglaise d’Addison et de Milton, en 1750, et l’action réciproque exercée en 1789 sur les Anglais par l’apparition subite de Goethe, de Schiller et de Burger, qui produisirent à leur tour Lewis, Walter Scott et Byron. Ce sont là les grandes crises de la vie littéraire des peuples et comme les mariages intellectuels des races. En outre, certains faits, les mieux connus du docteur et les mieux étudiés par lui, ont débordé de leur cadre, pendant que d’autres parties se trouvaient amoindries ou annulées ; la juste proportion a disparu, la valeur relative des œuvres s’est présentée sous un faux jour. A côté de l’histoire intellectuelle de l’Allemagne, portion excellemment traitée, voici la France incomplète et l’Angleterre mutilée : c’est que les matériaux germaniques encombraient le cabinet du professeur, moins riche en élémens français, et privé de renseignemens vrais sur la Grande-Bretagne.

Où a-t-il pu voir, par exemple, que les frères Walpole ont « tenu en main (comme il le dit) les affaires de ce pays, entre 1750 et 1760 ?[1] » Et de quel droit le savant professeur les nomme-t-il « des écrivains moisis et affectés, faux et présomptueux ? » Les erreurs sont ici aussi nombreuses que les mots. Robert Walpole avait un frère ambassadeur à Madrid, qui ne dirigeait rien, vivait somptueusement et méprisait fort les lettres, comme faisait son frère[2]. Horace Walpole, fils de Robert, seul de la famille, a fait de la littérature en amateur. Il n’est pas exact de dire que les mœurs de l’aristocratie anglaise soient depuis un siècle celles des marquis débraillés de notre régence : c’est exactement le contraire qu’il faudrait dire, et la pruderie calviniste, qui s’est assise sur le trône avec Guillaume III, a totalement métamorphosé, quant aux formes et aux apparences du moins, le dévergondage brillant des cavaliers de Charles II. M. Schlosser, homme d’étude et d’érudition, n’a point pénétré dans la vie politique et active de l’Angleterre, cette vie puissante ou plutôt cette lutte qui a dominé toutes les productions intellectuelles du pays. Son point de vue, celui du métaphysicien et du savant, le trompe sans cesse ; il dit que la sentimentalité des romans de Richardson et de quelques autres éveilla dans les masses la compassion pour les classes pauvres, et contribua à faire naître la science de l’économie politique. Quoi ! Addison en 1720 réclamait des asiles de travail pour les indigens ; De Foë, en 1700, traçait le plan d’une caisse d’épargne ; Boisguilbert et Vauban osaient, sous Louis XIV, dresser le tableau statistique des misères de la France ; Howard, un peu plus tard, visitait les prisons du monde entier, et c’est à l’auteur de la triste Paméla que vous faites remonter les origines de la philanthropie moderne ! L’esprit systématique entraîne dans de tels malheurs ; on veut ranger des faits mal compris dans des subdivisions tracées à priori, on se trouve à la tête d’un bel ensemble qui est une armée d’erreurs.

Ainsi, pour prouver l’immoralité du temps, « Fabre d’Églantine, Sillery et Laclose » sont donnés comme auteurs de romans immoraux. Mlle de Genlis, cette prude moraliste, est transformée en Sillery, et devient homme ; Choderlos de Laclos est Laclose, et Fabre, l’auteur du Philinte de Molière, se change en romancier. Goldsmith est jugé en deux mots : c’est un écrivain par métier ; Price et Payne occupent chacun une page. Ces derniers ne méritent pas plus de mention littéraire que Lavicomterie ou Cubières-Palmézeaux. Quant à Goldsmith, homme singulier et besogneux, il essayait de tuer son talent comme ses qualités, brochait ses ouvrages, dépensait mal sa vie et restait honnête malgré ses travers, comme il restait homme de génie en dépit de sa nonchalance ; excellent prosateur et excellent poète, qu’il faut traiter avec plus de respect ; écrivain original et inspiré, naïvement élégant, et qui mérite cet éloge : Nihil tetigit quod non ornavit.

L’histoire des idées et des influences se trouve ainsi perpétuellement faussée par l’érudite théorie de l’écrivain. Marmontel, qui n’a jamais eu d’action sur son temps, mais qui a suivi et exploité avec une pesante habileté les idées contemporaines, est représenté comme un guide puissant. Toute son impulsion lui venait de Voltaire ; il était de ces hommes qui subissent la loi, sans jamais la donner. Sterne, représenté par M. Schlosser comme un écrivain « de progrès, » constitue au contraire un temps d’arrêt capricieux dans la civilisation littéraire de son pays ; il a fondu dans son métal de Corinthe toutes les tendances contradictoires des vieux partis et des sectes anciennes, sentimentalisme, indécence, pruderie, archaïsme, anglicanisme, catholicisme. Horace Walpole et Perey, qui réveillèrent le souvenir de l’antiquité féodale et frayèrent la route à Walter Scott, ne sont pas seulement cités, et l’auteur affirme que lord Byron a été le premier qui apportât quelque génie dans la « littérature du monde » (Welt-Literatur) : assertion, en vérité, incroyable, quand on pense au Moine de Lewis, homme du monde ; aux écrits de Walpole, la perle des salons ; aux ironies de Swift, qui vivait avec les chefs de l’état ; aux leçons morales d’Addison, qui fut ministre lui-même. Fielding n’est pas mieux apprécié. Lorsque le Tom Jones de Fielding et le Grandisson de Richardson commencèrent leur rivalité, le public « ne se retourna pas, comme le prétend M. Schlosser, du côté des peintures sentimentales de l’auteur de Paméla, parce que la vérité des tableaux de Fielding le fatiguait et qu’il aimait mieux rêver. » Cette hypothèse est ingénieuse, mais démentie par les dates et les faits. Richardson a triomphé surtout dans une coterie puritaine, Fielding dans le grand monde. La vogue religieuse de l’hypocrite Paméla suscita le mécontentement du joyeux cavalier Fielding ; on vit ce justice-of-peace, homme de race et bon compagnon, prendre la plume pour attaquer l’imprimeur puritain ; le duel s’engageant sur ce terrain presque politique, les deux champions se harcelèrent jusqu’à la mort, eurent tous deux leur public et leurs lecteurs, et les conservèrent long-temps ; le champ de bataille est resté à Fielding. Ces divers filons de la société anglaise n’ayant été analysés par aucun écrivain du pays, il ne faut pas s’étonner que le professeur de Heidelberg, entouré de ses livres,a sans expérience de la vie anglaise, et qui, pour compléter son œuvre, comptait sur les ressources d’une logique ferme sans doute, mais faillible, se soit parfaitement trompé sur l’Angleterre.

Les courans contraires qui luttaient dans cette société étrange lui ont offert un phénomène inexplicable ; ainsi, il se demande comment la morale de lord Chesterfield, « cette moralité d’escroc très poli, a pu marcher d’accord et d’ensemble avec les caprices de Sterne et la magniloquence de Burke. » C’est que Chesterfield représentait une caste, Burke et Sterne deux autres. La vitalité hostile et durable des partis en Angleterre échappe à l’écrivain allemand ; s’il avait compris cette variété, il n’aurait pas dit que le goût encyclopédique français « a dominé l’Angleterre entre 1780 et 1795. » Jamais cela n’a pu être. Il a fallu au contraire un demi-siècle pour que le plus ouvert et le plus accessible des esprits, lord Brougham, triomphât de ses anciennes traditions de whig de 1812 et osât se montrer impartial envers Voltaire et Rousseau. L’Angleterre, au XVIIIe siècle, ne s’est point rapprochée de la France, comme le prétend M. Schlosser ; c’est la France qui s’est rapprochée avec violence de cette portion de la Grande-Bretagne, sceptique, rationaliste ou incrédule, qui reconnaissait Toland, Locke, Cudworth, Bolingbroke et Shaftsbury pour ses maîtres. À ce titre, et comme représentans des libres penseurs anglais, Gibbon et Hume sont venus trôner parmi nous ; ils n’étaient point, comme le dit M. Schlosser, « en proie à la contagion française. » Ils tenaient leur contagion de plus haut et de plus loin. Bolingbroke et Locke avaient depuis long-temps opéré sur Voltaire cette même inoculation dont Gibbon et Hume subissaient les conséquences ; ils écrivaient et pensaient comme libres agens, non comme imitateurs.

Gibbon a été spécialement maltraité par M. Schlosser, qui le nomme « un corps d’hippopotame avec une face de plum-pudding[3], » expressions trop humoristiques dans un sujet grave et sous la plume d’un écrivain qui condamne vivement les facéties symboliques de Hamann et de Hippel. Gibbon avait de la vanité et des ridicules ; le point de départ de son grand ouvrage est faux ; mais le mouvement auquel il se rattache est bien plus important que M. Schlosser ne le suppose. Ce personnage, qui, après avoir deux fois changé de religion et ne croyant à aucune, tout imbibé de l’esprit qui régnait chez Helvétius et d’Holbach, tout frais émoulu des salons de Voltaire et de Mme Geoffrin, alla le 15 octobre 1764 s’asseoir parmi les ruines du Capitole, et là, pendant que les moines chantaient vêpres dans le temple de Jupiter et que le soleil se couchait sur la campagne romaine, conçut la première pensée de l’œuvre où il voulut réhabiliter le polythéisme en racontant les dernières lueurs de la gloire païenne, — Gibbon ne doit pas être confondu avec les rhéteurs vulgaires. Païen d’une seconde renaissance, hostile et convaincu, il mettait au service de cette attaque définitive contre le christianisme son érudition et son talent ; pour le classer, il ne suffit pas de signaler l’ambitieuse ornementation de son style et de railler avec plus ou moins de bon goût ses disgraces extérieures.

Robertson n’est pas mieux caractérisé quand on affirme qu’il écrivait, « pour les gens du monde et les gens d’affaires, des périodes arrondies, » et que c’était un historien médiocre : modération n’est pas médiocrité. Pour l’apprécier sainement, il fallait, non comme lord Brougham, son neveu[4], lui ménager une complète apothéose, mais le rallier à ce petit groupe anglo-écossais du XVIIIe siècle, auquel Benjamin Constant, si admirablement analysé par notre ami M. Sainte-Beuve, appartenait par l’éducation, et dont Dugald Stewart a été le centre quelque temps. Ce groupe, plus lumineux qu’il n’était ardent, mais utile vers la fin du XVIIIe siècle par le contrepoids de sa raison modeste et tempérée, se rallie à Genève, calviniste et presbytérienne comme l’Écosse, et mériterait un analyste spécial, qui dirait combien de services il a rendus à l’Europe moderne pour l’élucidation et la propagation des idées. Lord Brougham lui-même n’est pas étranger à cette veine particulière. C’est ce groupe de raisonneurs et d’écrivains sobrement élégans qui, dès 1770, guidé par Reid, a battu le scepticisme en brèche et refait la conscience humaine. Aux saturnales des Lamettrie et des Naigeon, ils opposèrent une sagesse fine et douce, une morale scientifique revêtue d’un style pâle et d’une élégance un peu timide, qui ont déteint sur beaucoup de romans anglais et même français, et qui se retrouvent chez Robertson et chez Hume, avec des caractères choisis d’élévation et de bon goût. Pourquoi M. Schlosser n’a-t-il rien dit de ces détails ? Il méprise beaucoup ce qu’il nomme les « cancans anecdotiques » et le « bric-à-brac de l’histoire privée. » A la bonne heure ! mais avec ce système de vastes généralités et ce sublime dédain pour les petits faits, on court risque de procéder par grandes erreurs.

La partie vraiment excellente de l’œuvre du docteur Schlosser est celle qui concerne l’Allemagne. Nécessaire à consulter pour bien connaître le fonds littéraire de ce pays depuis Lessing jusqu’à Goethe, elle corrige les légèretés et les inexactitudes incroyables des meilleures œuvres françaises consacrées à la même matière. Ce n’est pas que le docteur ne s’étende un peu trop sur les grands hommes de son pays ; Lessing comparé à l’orateur Fox, Von Thümmel placé à côté de Burns, Miller d’Ulm et Miller d’Itzehoe analysés à la loupe, nous fatiguent un peu. Que nous importe la colère du prince de Hohenloë-Bartenstein contre le baron de Munster-Landegge, qui avait traité son altesse de Hochgeborne Reichsfürsten, et non pas de Durchlauchtig Hochgebornen[5] ? Cette tempête dans un verre d’eau ne méritait point cinq pages, quelque importance que ce grand débat entre deux petites sérénités pût avoir aux yeux du journaliste Von Goeckingk.

J’aurais mieux aimé que le docteur Schlosser nous expliquât définitivement la singularité de cette littérature allemande du XVIIIe siècle, nouée dans son germe, débutant par la critique, tout érudite et méditative, vieille avant d’être naïve, posthume avant d’être jeune, donnant Lessing avant Goethe, et la règle avant la pratique ; curieuse par cela même qu’un immense flot de doutes et d’acquisitions, de théorèmes et de théories, un autre panthéisme alexandrin circulait au fond de ses veines long-temps avant que Goethe eût créé son panthéisme poétique. J’aurais voulu que l’historien montrât le lien qui rattachait Lavater, l’illuminé protestant, à l’autre illuminé protestant Whitgift, et aux sectaires anglais de la même époque ; qu’il nous montrât quel cours identique d’idées réformatrices emportait à la fois Jean-Jacques Rousseau, Basedow et Godwin, celui-ci en Angleterre, le second en Allemagne, le premier en France, tous trois calvinistes de naissance, et prétendant ramener l’homme à la nature par la force de l’éducation. Le portrait de Basedow, Jean-Jacques grotesque qui s’obstinait à baptiser sa fille sous les trois noms d'Elementaria-Prœnumerantia-Philanthropina, relatifs aux trois parties de son système, est excellent chez le docteur Schlosser ; mais on ne sait ni d’où il vient, ni à quoi il tient.

Quelles causes sociales déterminèrent aussi la sentimentalité werthérienne, cette mode extraordinaire de pleurer sans fin, cet obermanisme désespéré qui n’eut qu’un règne passager en France avec Arnaud Baculard, en Angleterre avec le docteur Young, mais qui pénétra les dernières couches de la société et de la bourgeoisie allemandes entre 1780 et 1790, et y persista long-temps, si bien que deux ouvrières joufflues et deux bonnes bourgeoises qui se rencontraient à Leipzig ou à Goettingue ne se demandaient plus : « Comment vous trouvez-vous (Wie finden sie sich) ? » mais : « Avez-vous versé de nombreuses larmes ? » ou bien : « Comment les souffrances de votre cœur se comportent-elles[6] ? » Ce penchant lacrymal favorisa le succès du Werther de Goethe, et celui de Kabal und Liebe (Intrigue et Amour), de Schiller ; les œuvres de Kotzebue en furent le produit définitif ; mais où donc prenait-il sa source ? M. Schlosser aurait bien dû nous en instruire. Ne serait-ce point dans ce néant de la vie pratique, dans cet étouffement extraordinaire et séculaire opéré par la vieille hiérarchie allemande, dans le poids colossal de cette société écrasée à tous ses étages par les Hochgebornen, les Wohlgebornen et les Durchlauchtig-Hochgebornen, dans le profond ennui qui en résultait, et le piétisme mystique et sentimental vers lequel les Lavater et les Jung Stilling dirigeaient leur essor comme vers un asile ? La Messiade de Klopstock est détrempée de ces larmes, consolation désespérée d’un état social intolérable ; pleurer est triste, s’ennuyer est pis encore. — Néanmoins, c’est chez le docteur Schlosser qu’il faut étudier les diverses écoles allemandes du XVIIIe siècle. Le reste de l’Europe est traité dans son livre d’une façon bien incomplète et souvent erronée.

On découvre aisément ce qui manque au vieux et vénérable docteur : c’est la pratique de la vie réelle. Il sait très bien les langues, la philosophie et même les livres ; il ne sait pas toujours les causes vivantes des livres. On croit le voir, du haut de sa tourelle silencieuse de Heidelberg, compulser et épuiser la bibliothèque du XVIIIe siècle, ne rien négliger des élémens de son travail, se mettre en quête de toutes les inductions possibles, s’emparer du savoir que les volumes contiennent, et passer à côté de la science magique et subtile des hommes et des partis, science rude et douloureuse, que la lutte des pays libres peut seule donner. Cette initiation a bien ses dangers ; elle trouble par son ardeur la sérénité du raisonnement, inspire des partialités violentes, émousse la finesse, corrompt la pureté, abaisse l’élévation suprême de l’esprit. L’homme politique a peine à gravir les cimes de la pensée : il ne plane pas sur d’aussi larges espaces, son atmosphère devient moins raffinée et plus vulgaire ; mais, long-temps aux prises avec la réalité, il attache plus de prix à l’exactitude tranchée des contours et à la précision des lignes : il veut des faits, quelquefois mal appréciés, toujours des faits, jamais des nuages ; il ne se contente de rien de vague, l’à peu près métaphysique ne le satisfait pas. Si la rudesse passionnée de son observation peut déplaire, chez lui la subtilité vaporeuse du coup d’œil ne trompe jamais.

Parmi les juges et les historiens du XVIIIe siècle, le docteur Schlosser représente la spéculation érudite ; lord Brougham l’observation active. Tous deux, — le premier travaillant à loisir dans sa cellule de Heidelberg, et dominant les flots du Neckar ; le second, dans son château de Provence, l’œil et l’oreille attentifs aux rumeurs des salons de Paris et du parlement d’Angleterre ; Schlosser écrivant une grande histoire calme et détaillée ; lord Brougham lançant dans le public les fragmens capricieux de ses études, — ils ont en honneur le bien de la race humaine, leurs yeux et leur cœur ne se ferment pas aux améliorations qui se sont produites. D’ailleurs l’antithèse ne peut être plus complète ni plus piquante. Si l’on trouve chez l’érudit Allemand la trace du calme métaphysique de sa vie, l’activité pratique de lord Brougham se reflète sur son style et ses idées ; l’homme de parti et l’avocat reparaissent malgré lui dans ses fortes phrases et ses préjugés vigoureux. On aperçoit la musculature de l’athlète jusque dans le repos et dans l’âge avancé de cet homme long-temps mêlé aux luttes réelles, qui connaît le fort et le faible de la vie humaine, et ne la prend pas pour une spéculation oisive. Ce combat lui a laissé des cicatrices et des habitudes ineffaçables ; tout l’anime et l’excite. Dès les premières lignes de son essai sur Voltaire, on dirait qu’il entend la trompette, et que le coursier hennit comme dans Job. Avocat de Voltaire, il le défend contre les dévots, qui l’inculpent d’athéisme, et prétend le laver de toute hérésie ; ce qui nous semble à nous autres inutilement belliqueux et tout au moins superflu. On peut se taire sur la vie de Schlosser, qui a coulé ses jours en honnête et studieux professeur, très aimé et estimé de ses élèves et du public. La vie de lord Brougham est bien autre chose ; jetons un coup d’œil sur cette ardente carrière pour éclairer l’ouvrage nouveau qu’il vient de publier.

Lord Brougham est assurément un des hommes les plus remarquables de notre temps. Saxon d’origine, persévérant et indomptable comme sa race, il tient à l’Écosse par l’éducation et les premières tendances, se rattache à Robertson, Reid et Dugald Stewart par le fond de la philosophie et des idées, et relève du whiggisme le plus libéral par le cours de toute sa vie, fidèle d’ailleurs aux engagemens de sa jeunesse. Au service de ces opinions et de ces idées de progrès social, d’éducation populaire et d’amélioration régulière, il a mis, non pas comme Samuel Romilly et Wilberforce, une patiente intelligence et une persévérante habileté, mais une opiniâtreté, une énergie, une activité, une ardeur poussées jusqu’à l’acharnement ; ajoutons qu’il avait sa fortune à faire. On a vu, pendant une certaine époque, lord Brougham siéger au parlement, écrire dans les revues, publier des livres, soutenir des controverses, rédiger des pamphlets, plaider pour ses cliens devant trois ou quatre tribunaux, signer des mémoires d’avocat, résoudre des problèmes de géométrie, soutenir des motions qui duraient deux heures de nuit, et éditer des ouvrages d’éducation qui avaient dix volumes ; la même journée le trouvait chargé, non écrasé, d’épreuves à corriger, de consultations à donner, d’ennemis à combattre et de recherches à pousser dans le champ de l’érudition ; le malin Hazlitt le comparait à Briarée. Non seulement il entreprenait tout, mais il réussissait à tout et trouvait du temps pour tout. Les années, en s’écoulant, accroissaient, au lieu de l’éteindre, cette vigueur, dont elles augmentaient l’âpreté. Rêverie, oisiveté, fantaisie, s’exilaient d’une telle existence, dont chaque minute était un combat renouvelé ; l’utopie n’y entrait pour rien ; réalité, action, labeur, en absorbaient chaque moment. Lord Brougham ne se contentait pas de prêcher l’éducation du peuple, il présidait la société for the Diffusion of popular knowledge. — « En avant ! » le mot d’ordre des Américains modernes, était son mot d’ordre ; partout sur la brèche : ici, pour réformer et nettoyer les moisissures et les corruptions des lois ; là, pour défendre la liberté de la presse ; plus loin, pour martyriser et crucifier dans un article quelque défenseur des abus. On sait quelle part il a prise à la réforme parlementaire, à l’émancipation des catholiques, et à ce procès de Caroline de Brunswick, procès fait aux volontés despotiques de George IV. Les triomphes de lord Brougham entre 1808 et 1830, succès conquis avec une activité devenue fébrile, se comptent par centaines, et tous se rapportent an même but, à la réalisation de ces théories philanthropiques et libérales dont Franklin, Dumont de Genève, Samuel Romilly, ont été les promoteurs, et dont la vieille source se cache dans les idées de Fénelon, Vauban et Saint-Pierre, les institutions genevoises, et les écrits du calviniste Daniel de Foë, auteur de Robinson.

Aujourd’hui que l’emploi violent, peut-être l’abus de ces facultés puissantes, joint au progrès de l’âge et au travail des rivalités, ont condamné lord Brougham à l’inactivité politique, il n’est point surprenant que le XVIIIe siècle, grand réservoir lumineux des théories sociales auxquelles il s’est dévoué, lui apparaisse comme le sujet d’études le plus intéressant et le plus fécond, et qu’il l’aborde, non avec la longanimité érudite du docteur allemand, mais avec cette audace d’attaque qui ne lui a jamais fait faute.

Il a donc pris sa hache d’armes et taillé deux ou trois blocs dans cette matière. D’abord les hommes d’état l’ont attiré, ce qui était naturel, et il les a jugés d’après ses souvenirs, un peu ses partialités de whig et d’Écossais, quelquefois d’après son humeur. Ensuite il s’est occupé des gens de lettres et des hommes de science, encore un peu au hasard, mais avec plus de logique qu’on ne l’a dit ; et non content de faire comprendre aux Anglais Voltaire et Rousseau, qu’ils ne comprennent guère, il s’est mis à rédiger en bon français cette double biographie qui vient de paraître chez nous, et qui, si elle n’est pas un chef-d’œuvre, tant s’en faut, une œuvre complète encore moins, est une rare curiosité littéraire[7].

Ainsi que le docteur Schlosser, il croit au progrès des destinées humaines, et accepte le XVIIIe siècle comme un renouvellement et un berceau ; là d’ailleurs s’arrête la ressemblance. Quand les deux personnages se rencontrent, c’est pour s’administrer des coups d’épée. Le docteur allemand, pesamment armé, ne ménage pas son antagoniste, qui lui porte des atteintes plus rapides, plus impétueuses, et sait le défaut de la cuirasse. M. Schlosser appelle lord Brougham un « Anglo-Franco-Genevois ; » ce n’est pas une injure bien grave. Il l’accuse aussi d’écrire « dans l’ivresse, » ce qui nous semble une gentillesse d’érudit un peu trop forte, d’autant mieux que c’est lord Brougham qui a raison.

L’attaque principale a lieu à propos de Junius, auquel le ci-devant chancelier reproche de grandes colères contre de petits hommes, et une dépense disproportionnée d’épigrammes, d’éloquence, de beau style, de formules oratoires et d’invectives amères à propos de l’alderman Sawbridge et du grammairien Horne Tooke. Rien de plus juste. Le docteur répond qu’il s’agissait du salut de l’Angleterre, que Junius l’a sauvée, et que, s’il n’avait pas écrit, elle courait risque d’être asservie ; il nous permettra de n’en rien croire. Lord Brougham répliquerait sans doute avec nous que ces effervescences de la liberté sont inséparables des foyers politiques où elle s’élabore, mais qu’il ne faut pas les estimer plus qu’elles valent. En effet, Junius n’a rien sauvé, l’Angleterre ne lui doit rien ; elle a plus que payé par une gloire de cent années la peine qu’a prise cet inconnu de satisfaire, dans des libelles virulens, ses rancunes et ses haines personnelles. La constitution pouvait se passer de Junius et de ses querelles avec l’alderman Sawbridge sans courir le moindre risque, et les philosophes étrangers devraient concéder à chaque pays le privilège de comprendre mieux que personne ses propres affaires et son histoire. Voilà le danger des esprits spéculatifs : ils comptent pour peu l’expérience ou la comptent pour rien. Ailleurs, le professeur allemand tance vertement l’orateur écossais de sa partialité pour Burke, « ce déclamateur fleuri, » et de son « indulgence pour lord North. » Si Burke n’est pas un homme politique de premier ordre, il a beaucoup de valeur comme écrivain, et l’on n’est pas un ministre méprisable quand on sait résister, comme North, à tant d’influences vives et conjurées. Lord Brougham aurait trop beau jeu s’il voulait prendre sa revanche et quereller le docteur sur la place énorme qu’il a réservée à ses animalcules littéraires de Berlin et de Berne, aux Nicolaï, aux Jacobi, à l’ennuyeux Siegwart et à cet intolérable Agathon de Wieland.

Lord Brougham, tout en ne publiant que des fragmens, a encore un avantage sur M. Schlosser, qui traite le sujet entier. Le choix de ces fragmens biographiques indique une vue très juste de la valeur propre qui caractérise le XVIIIe siècle, valeur scientifique et se dirigeant vers l’amélioration et les découvertes matérielles. M. Schlosser s’occupe à peine de ce côté important de son sujet, qui intéresse vivement lord Brougham. Cavendish, Black, Priestley, Watt, Simson et Davy, tous physiciens ou chimistes, usurpent les trois quarts de son volume et se rangent sur un pied d’égalité près de Voltaire, Rousseau, Robertson et Hume.

Cette place donnée aux sciences physiques ne nous semble pas aussi arbitraire qu’on l’a prétendu. Le siècle commence par l’attraction et finit par le galvanisme. Newton l’inaugure ; Volta le couronne. Il débute par l’abolition des vieilles formules péripatétiques que Gassendi détruit dès 1690 en continuant la doctrine des atômes d’Épicure, et lui prêtant une réalité chimique et un sens chrétien. Viennent ensuite dans la sphère morale le doux sensualiste Shaftsbury, Wolff qui prêche en Allemagne la morale de l’utilité, Franklin qui la popularise en Amérique, et tous les disciples de Locke. Vauban, l’abbé de Saint-Pierre, Quesnay, Adam Smith, les économistes, appliquent les mêmes idées et les mêmes vues à la politique et à la théorie de la richesse. L’inoculation est apportée en Angleterre par lady Montagu ; les essais de la machine à vapeur par Watt coïncident avec les expériences sur les aérostats, l’électricité, le galvanisme, et le mull jenny d’Arkwright, la découverte de l’oxygène et des gaz, les observations microscopiques de Spallanzani, celles de Galvani et de Volta, et le commencement de celles de Gall. Enfin, pour l’utilité de l’homme, on attaque et poursuit la nature de tous les côtés. Lord Brougham a donc raison contre ceux qui l’accusent d’avoir donné aux sciences positives trop de place et de valeur ; c’est M. Schlosser qui a eu tort de ne pas leur en donner assez. Cet instinct de la réalité, si vif chez lord Brougham, lui apprend que, sans le portrait exact des hommes qui agrandirent la science physique au XVIIIe siècle, on ne peut donner de ce siècle une idée vraie ; mais il a le tort de s’enfermer dans ses partialités, et d’exiler du tableau Spallanzani et Volta, Franklin et Lavoisier, pour s’occuper seulement de Black et de Simson, qu’il place sur le piédestal.

Il y a dans le choix de ces notices jetées au hasard beaucoup de bizarrerie et de caprice ; cependant, comme lord Brougham a connu Davy, Cavendish et Simson, ses pages sont précieuses. Si l’on n’y voit pas indiqué le progrès des sciences physiques et mathématiques pendant le XVIIIe siècle et leur marche à travers le monde, on admire l’amour de l’auteur pour la science, le culte qu’il professe pour la civilisation, et la verve avec laquelle il reproduit ses souvenirs. Il ne parle qu’avec un respect qui approche de l’idolâtrie de Landsdowne-House, où le gaz hydrogène a été découvert. Il se rappelle avec émotion les belles leçons de Black, ce maître « à la parole si pure, si nette, si parfaitement lucide, aux tempes à vives arêtes et couronnées de mèches d’argent, qui tenait de la main droite un tube à l’ouverture étroite, de l’autre un vase sans bec rempli d’un liquide bouillant dont il faisait tomber de très haut, avec une délicatesse incomparable, un filet mince qui entrait dans le tube, sans qu’une goutte se perdît pendant que le chimiste, tout en procédant à l’opération, démontrait la nécessité de proportionner l’élévation du vase au diamètre du tube. » Dans ces descriptions et ces souvenirs, lord Brougham développe sans charlatanisme, sans efforts et sans vains ornemens, son intelligence sincère et véhémente. La vie de Watt, de Davy, de Cavendish, offre plusieurs morceaux de ce genre, et depuis que la machine à vapeur est devenue le lieu commun de la rhétorique moderne, on n’a rien écrit de plus puissant et de plus vif que la description de cette invention dans la vie de Watt.

Les Hommes d’état, les Hommes de science au dix-huitième siècle, quelque incoomplète qu’en soit la série, méritaient d’être traduits à cause des souvenirs personnels dont ils sont remplis, souvenirs qui jettent sur les notices de Roberston, Davy et Black, un vif intérêt. Notre Lavoisier y est lestement traité, cela est vrai, mais nous ne manquons pas non plus de controversistes, et M. Arago se serait margé de la défense. On peut trouver encore que si le docteur Schlosser exagère l’importance de ses Allemands, de Matthison et de Thomasius, lord Brougham a une prédilection excessive pour ses whigs, s es chimistes et ses Écossais. L’historien Robertson, déprécié par M. Schlosser, se relève et devient un dieu dans les pages de lord Brougham. Hume, dont le docteur fait l’un des penseurs les plus remarquables de tous les temps, est réduit par le ci-devant grand-chancelier aux proportions plus modestes d’un historien sans exactitude et d’un écrivain chimérique.

L’origine de ces dissidences tient aux généalogies intellectuelles de ces hommes célèbres et de leurs juges. Hume, jacobite sceptique, métaphysicien indolent, a dû trouver grace près du philosophe germanique, tandis que le whig Robertson, calviniste et mêlé aux affaires de son pays, provoquait l’indulgence et le panégyrique de lord Brougham. Il y a là deux injustices ; malgré ses inexactitudes de détail, Hume a conservé les grandes masses, et même les profondeurs austères de la vérité historique ; un instinct sûr et prompt, joint à l’indépendance de son esprit, lui indiquait les calomnies dont les tories vaincus avaient à se plaindre, et qu’il s’est plu à venger. Avoir osé dire ce que tous les esprits sages reconnaissent aujourd’hui, que Charles Ier n’était pas un monstre ni Strafford un instrument servile, que le catholique Jacques II avait ses vertus et la protestante Élisabeth ses défauts, c’est ce que lord Brougham le whig a peine à pardonner au tory Hume, qui, ne demandant rien aux ministres whigs de l’époque et n’attendant rien d’eux, s’est donné le malicieux plaisir de les convaincre d’erreur dans une narration admirablement tissue, et de combattre le préjugé populaire. Lord Brougham se souvient toujours de son whiggisme écossais ; le vieux rédacteur de la Revue d’Édimbourg ne cite pas Samuel Johnson sans le traiter de « grossier bigot ; » et s’il rabaisse le mérite historique de Hume, il prêté au doux et calme génie de Robertson un éclat et une vigueur qui lui ont toujours manqué. Esprit bien discipliné, servi par une investigation patiente et par un talent de style facile et abondant, Robertson ne méritait certes pas le mépris souverain du docteur Schlosser ; il s’élève au premier rang des talens modérés et des génies secondaires ; lord Brougham le compare tout simplement à Raphaël[8].

Ainsi, même de nos jours, se trouve soumise à la passion des partis la critique littéraire anglaise. Toutes les fois que lord Brougham échappe à son whiggisme invétéré, il retrouve la sûreté, la finesse du coup-d’œil et cette vigueur d’étreinte qui fut jadis la terreur de ses adversaires. On peut citer parmi ses excellens morceaux celui où il compare la chasteté de coloris et la pureté de lignes qui distinguent Robertson à cette recherche de l’effet enluminé que les modernes ont adoptée, et dont le commun des lecteurs est séduit. « Vers les deux heures du matin, dit Robertson, Colomb, debout sur la poupe, découvrit une lumière dans l’éloignement et la fit voir à don Pedro »Washington Irving a le même fait à raconter. — « Enveloppé des ombres de la nuit et caché à tous les yeux, dit-il, Colomb fit le guet avec une intense et continuelle observation, embrassant de l’œil tout l’obscur et vaste horizon. Soudain, vers deux heures du matin, il crut voir une lueur scintiller à distance. » Lord Brougham fait remarquer la triviale splendeur et le papillotage affecté de ces mots : « scintiller, — les ombres de la nuit, — le vaste horizon. » Il dénonce la dégradation subie par l’histoire, ainsi confondue avec les banalités du roman. En de pareilles observations littéraires ou philosophiques, lord Brougham est tout-à-fait supérieur, soit qu’il caractérise le style heureux et souple de Hume, ou qu’il fasse ressortir les secrètes et curieuses beautés que Robertson a voilées habilement. S’occupe-t-il des deux apôtres du XVIIIe siècle français, Jean-Jacques et Voltaire ? Il met le doigt sur le chef-d’œuvre spécial qui caractérise l’un et l’autre, et il indique, avec une certitude de coup d’œil qui appartient à peu d’esprits, Candide d’une part, de l’autre les Confessions, les deux réalisations intimes de leur génie.

Nous touchons ici au péché capital de lord Brougham. D’où lui est donc venu ce désir singulier de refaire la biographie de Voltaire et de Rousseau ? Pourquoi publier en français cette fraction isolée de sa galerie du XVIIIe siècle, et venir nous apprendre, à nous Français, assourdis depuis cent ans des noms de Rousseau et de Voltaire, ce que nous devons penser désormais de ces deux hommes, et les anecdotes secrètes de leur vie ? Hélas ! nous en savons sur eux bien plus long que lord Brougham n’en saura jamais. Nous avons les révélations de Longchamps, les confidences de Bernardin de Saint-Pierre, les méchancetés de Mme Dudeffant, les niaiseries du marquis de Villette, et que sais-je ? jusqu’aux attaques de M. de Bonald et de M. de Maistre. Nous savons fort bien ce que c’est que le pauvre Luc, sobriquet grossier dont Voltaire affublait sa majesté le roi de Prusse, et que lord Brougham, dans sa candeur excessive, « croit avoir été un grand coquin dont le nom était employé dislogistiquement. » Non, my lord, ce Luc n’était pas un grand coquin ; l’honnêteté nous défend de vous donner des indications plus précises. Nous savons exactement ce que c’étaient que Thérèse et Mme de Warens, et nous connaissons sur le bout du doigt le plan des Charmettes. La bibliothèque relative à Rousseau et à Voltaire pourrait, sans exagération, être portée à quarante mille volumes ; la merveilleuse et microscopique exactitude de M. Beuchot vous renseignera là dessus, et la plupart de ceux de nos compatriotes que le cours actuel de la civilisation intéresse ont lu ou tout au moins feuilleté ces nombreux réceptacles de mensonges et de préjugés. Lord Brougham ne pouvait être au courant, comme nous, de cette vaste controverse ; aussi son œuvre sans nouveauté nous semble-t-elle courir trop lestement à la surface des objets et des idées.

Avouons néanmoins que le docteur Schlosser, en se posant juge de nos querelles, s’est montré plus fertile mille fois que lord Brougham en outrecuidances erronées ; par exemple, il nous apprend[9] que Voltaire a écrit des hymnes dans le style de la Marseillaise ; il exagère démesurément l’importance des couplets satiriques attribués avec assez de vraisemblance, mais sans aucune certitude, à Voltaire contre le régent. Il affirme que l’auteur de Zaïre était fort célèbre avant son départ pour Londres, ce qui est absolument inexact, et il ajoute que Bolingbroke, pendant son séjour à Londres, lui donna des leçons d’impiété, ce qui ne l’est pas moins. Les erreurs de M. Schlosser sont matérielles ; ce sont des erreurs de fait. Celles de lord Brougham sont tout simplement des lacunes qui prouvent une connaissance imparfaite de nos vieilles mœurs monarchiques. Il ignore l’influence de Bolingbroke sur la société du Temple et le mélange de cette influence avec les doctrines de Gassendi. Impartial, mais insuffisant, il se croit fondé à réclamer en faveur des vertus morales du XVIIIe siècle. Les véritables relations de Voltaire avec l’Angleterre, Bolingbroke, Young, lady Montagu, ne sont pas même détaillées, encore moins approfondies. Il ne montre pas Voltaire rencontrant à Westminster les funérailles du grand Newton, ce magnifique tableau, l’un des plus significatifs que M. Villemain ait jetés dans son bel ouvrage sur le XVIIIe siècle. Lord Brougham, puisqu’il avait à cœur de parler de la versification anglaise de Voltaire et de justifier ses essais de style anglais, pouvait aller chercher dans la collection Dodsley ces mauvaises strophes qui prouvaient du moins sa thèse et dont l’héroïne était la plus jolie femme du temps, Marie Lepel :

Hervey, would you know the passion
You have kindled in my breast ?
Trifling is the inclination
That by words eau be expressed.

In my silence see the lover.
True love is by silence known.
In my eyes you’ll best discover
All the power of your own.

« Hervey, voulez-vous connaître la passion que vous avez allumée dans mon cœur ? Il n’y a que les penchans frivoles que les paroles peuvent exprimer.

« Mon silence vous dit que je vous aime. C’est le silence qui fait connaître l’amour véritable. Lisez dans mes yeux tout le pouvoir des vôtres. »


C’est un assez pauvre madrigal, mais qui vient à l’appui de l’argumentation par laquelle lord Brougham démontre que Voltaire écrivait assez purement en anglais. Quant au mot ills, employé par notre poète dans le sens de maladie, il nous semble que le grand-chancelier se montre ici d’une excessive indulgence, et que c’est plutôt une preuve d’une connaissance superficielle de l’idiome qu’une imitation archaïque. S’il n’était pas d’une insoutenable impertinence d’entamer avec lord Brougham une controverse sur le sens réel et primitif d’un mot saxon, nous serions d’avis que c’est Voltaire qui a tort ; qu’il a pris ill pour illness ou ailment ; que Shakespeare, en employant dans Hamlet those ills we have, a simplement voulu dire les maux et non « les maladies que nous avons ; » que le vrai sens du mot ill est général, celui du mot illness particulier au mal physique devenu maladie, et que le mot ailment correspond au mot français souffrance ressentie dans un moment donné. Mais tous ces pédantismes ne doivent pas occuper trois minutes les intelligences sérieuses ; il serait permis d’insister davantage sur le secours que le roi George II voulut bien accorder au jeune Voltaire, et que lord Brougham passe sous silence. C’est un fait assez grave à plusieurs égards, et le docteur Schlosser ne l’a pas oublié, bien qu’il l’ait présenté sous des couleurs mensongères et mêlé de circonstances controuvées.

Brouillé avec toutes les puissances, furieux contre le gouvernement et les dévots, Voltaire arrivait à Londres, on il retrouvait son ami Bolingbroke[10], protection de peu de valeur sous le ministère de Robert Walpole. Sa réputation de malice et d’esprit, mais non de génie, était faite il venait de passer six mois à la Bastille. On savait que le héros protestant de la Henriade y apparaissait entouré d’autres protestans, peints de nobles couleurs, et qu’un esprit général d’opposition régnait dans le poème. Robert Walpole, qui connaissait les rapports du jeune Arouet avec son vieil ennemi Bolingbroke, usa de la situation avec l’habileté rusée qui caractérise toutes les circonstances de sa vie. Le banquier sur lequel Voltaire avait des lettres de crédit vint à manquer, et la situation du voyageur fut embarrassée. Non seulement Walpole jugea qu’il était convenable de se rendre favorable le poète, mais, par le conseil de ce Talleyrand de son époque, passé maître en toutes les finesses de la ruse politique, et que nous avons essayé de peindre au vif[11], George II, qui « aurait donné pour une guinée » toutes les odes de Pindare[12], ouvrit généreusement sa bourse au voyageur, écrivit son nom royal à la tête de la liste des souscripteurs de la Henriade, et commença la fortune du jeune homme. Il était difficile de placer mieux son argent. Non seulement toutes les faiblesses et toutes les lâchetés de l’Angleterre à cette époque furent dissimulées ou passées sous silence par l’homme d’esprit, mais une partie de l’influence et de l’action si énergiques exercées pendant le XVIIIe siècle sur la France intellectuelle et sociale par les idées britanniques remonte évidemment à Voltaire, à sa prédilection, à ses souvenirs et à sa reconnaissance. Nous aurions espéré que lord Brougham aurait retrouvé ou offert sur le séjour de Voltaire en Angleterre des documens nouveaux et curieux ; malheureusement il n’en est rien. Il nous semble même que la fameuse rencontre de Voltaire et de Congrève n’est pas présentée sous son vrai jour par l’ex-grand-chancelier.

Le théâtre, sous Charles II, avait été une école de débauche. Sous Jacques II et sous Guillaume III, on se fatigua de cette mode, et le calvinisme puritain ayant repris le dessus, ce fut désormais une honte pour tout homme qui se respectait d’avoir touché de près ou de loin à ces coulisses dégradées. Le dernier soutien du théâtre immoral et brillant des Farquhar et des Vanbrugh, Congrève, ayant été attaqué avec virulence par un calviniste fanatique nommé Collyer, se vit désigné l’indignation populaire ; il soutint la lutte avec une adresse modérée, se retira le plus doucement qu’il put, se retrancha dans l’exercice de fonctions publiques assez honorables, effaça soigneusement les traces de sa jeunesse théâtrale, et se garda bien de réveiller les souvenirs d’un talent allié à toutes les idées de licence, de débauche, et aussi de haine publique. Le jeune Voltaire, en débarquant à Londres, ne savait pas un mot de ces détails, qui d’ailleurs n’ont été ni appréciés ni exposés par aucun historien littéraire, même anglais, bien qu’ils résultent de l’ensemble des faits[13]. Bientôt son admiration pétulante alla déranger le repos calculé de ce Congrève qui s’enfermait dans l’égoïsme élégant d’une retraite de bon goût, et qui, ayant eu le dessous dans sa lutte avec Collyer, se mêlait aux gentilshommes pour se faire oublier. Voltaire, croyant avoir affaire à un autre Molière, eut soin de lui parler de ses succès dans un art que l’Europe honorait ; mais il ne faisait que rouvrir les plaies et éveiller les plus tristes souvenirs et même les craintes du poète. On conçoit bien que, reculant devant sa propre gloire, devenue dangereuse et presque infame, Congrève ait répondu : « Moi ! je ne suis pas un auteur dramatique, je ne suis rien qu’un gentleman en retraite ! » Si ces conclusions semblaient exagérées au savant auteur, nous oserions l’inviter à relire, en regard de la biographie de Baxter et des nombreux pamphlets publiés entre 1688 et 1725 contre l’immoralité du théâtre anglais, les étranges scènes d’alcôve où Congrève

Puts fairly ail his actors to bed[14].

Nous ne voudrions pas jurer non plus que Mme du Châtelet fût la vertu pure et immaculée que le panégyrique veut bien mettre en scène, ni que les convenances fussent aussi sévèrement respectées de nos bons aïeux que lord Brougham l’imagine. La grace, si l’on veut ; pour les convenances, c’est autre chose. La régence n’avait point pris ce train, et si le noble lord veut bien jeter les yeux sur le Neveu de Rameau, cette admirable peinture du XVIIIe siècle en déshabillé, sur les mascarades de Collé, sur les pièces où les dames de la cour, jouaient des rôles, et même sur les Mémoires de Mme de Genlis, où se trouvent de si drôles de mots, il ne confondra pas la grace du XVIIIe siècle avec la décence. Dans un certain état de mœurs, tout se fait avec une délicatesse et un bon goût qui ravissent ; M. l’abbé de Voisenon vous dira le reste.

Rendons justice à lord Brougham ; échappant à toutes les appréciations passionnées il a su placer à son point de vue et sous sa vraie lumière l'Essai sur les Mœurs de Voltaire, « le premier ouvrage, comme le dit très bien un homme d’un rare esprit, où la philosophie de l’histoire ait été substituée au récit chronologique des faits. » Il cent de même la valeur extrême de Candide, et ne saisit pas moins bien cette déification des passions humaines que Rousseau a opérée, et qui devait émaner de ses doctrines. En faveur de ces grandes masses comprises par lord Brougham avec une vigueur qui atteste la supériorité de son esprit, on oublie de nombreuses erreurs de détail, la purification de Mme du Châtelet, par exemple, et cette assertion fausse que l’Écossaise n’a jamais été représentée. Fréron, singulier caractère, qui avait du jugement sans style, du goût sans agrément et du courage sans éclat, se trouvait au parterre avec sa femme, soutenant l’orage, comme Socrate, parfaitement tranquille, dit un contemporain, et riant aux facéties de Wasp.

Quant au style français de lord Brougham, il n’a pas la fine grace d’Hamilton, mais il ne manque ni de lucidité, ni d’énergie ; on est surpris que cette plume étrangère puisse s’assouplir à nos tournures et se rendre maîtresse de nos idiotismes. L’étranger et le Saxon apparaissent surtout dans le fond même des choses et dans l’enchaînement exotique des pensées, on dans les scrupules de l’auteur. Accoutumé à un ordre social où le respect pour le dogme s’allie à la conservation de la société, lord Brougham se préoccupe beaucoup d’hérésie. Dès le début, il avoue la peur qu’il a de voir son héros accusé de blasphemy ; depuis long temps la France a passé là-dessus. Le mot anglais spirit n’a pas pour corrélatif exact le mot esprit, comme l’écrit lord Brougham à la fin de sa notice sur Voltaire. Le spirit est la qualité même qui n’a jamais fait défaut au noble lord ; c’est cette verve de tempérament qui, se communiquant à la parole comme à la pensée, est indispensable à l’orateur populaire ; don spécial qui pourrait suppléer à la justesse et à la grace, à l’étendue et à la profondeur, mais qui ne les exclut pas.

Ces volumes de lord Brougham, surtout la partie anglaise et scientifique, ne sont après tout que de curieux mémoires pour servir à l’histoire du XVIIIe siècle. » Parlons maintenant du voyageur Swinburne dont les notes inédites offrent un genre d’intérêt analogue, mais plus ingénu et moins doctrinal.

Quelques jours avant la mort de Louis XV, arrivait à Paris un jeune Anglais de bonne race, accompagné de sa jeune femme, tous deux jouissant d’une médiocre fortune, et qui venaient de contracter un mariage d’amour. Un bon ton exquis, un goût parfait, un vif penchant pour les arts, la simplicité élégante des manières, distinguaient le jeune couple, sans le faire ressortir avec bruit aux yeux de ce beau monde parisien, fou d’originalités et de nouveautés. On donna peu d’attention à Swinburne et à sa femme ; tous les yeux étaient tournés depuis trente ans vers Wilkes, vers Atterbury, vers la duchesse de Kingston, et tous ces extravagans que l’Angleterre nous envoyait par nuées. Swinburne, cependant, trouva en France mieux que de l’admiration : des amitiés tendres et vives, dans la magistrature et la noblesse, et parmi les meilleurs. Chez les Boufflers, les Mirepoix et les Noailles, chez les Dupaty et les Trudaine, on l’accueillit avec une sympathie vive qui devint quelquefois un attachement durable. Quand la révolution eut dispersé ces familles de robe ou d’épée, Swinburne, qui avait voyagé avec sa femme à travers toutes les cours d’Europe, revint en France, chargé de négocier le cartel d’échange des prisonniers français et anglais ; on n’avait pas trouvé de conciliateur plus utile que ce charmant caractère et ce doux esprit.

Le plus aimable homme du monde, sans pouvoir jamais être homme politique, Swinburne avait le goût des arts, des voyages et de la vie élégante. Antiquaire sans pédantisme, gentilhomme sans frivolité, il visita l’Italie et l’Espagne, dont il donna la description détaillée dans un ouvrage excellent, qui fait encore autorité. Sa jeune femme, qui l’accompagnait, partageait tous ses travaux ; elle savait plusieurs langues, anciennes et modernes, écrivait d’un style aussi pur que son mari, mettait ses observations en commun avec celles de Henri Swinburne, et revoyait les notes qu’il avait écrites, si bien que l’œuvre du voyageur, est, à bien dire, l’œuvre du jeune ménage.

Ce sont les lettres particulières de Henri que l’on vient d’éditer, Dieu sait comme ! Il n’y a rien de plus ignorant que l’éditeur de cette correspondance ; il écrit la Soirée pour « la Source, » domaine de Bolingbroke, auprès d’Orléans, prend Mme de La Vallière sous Louis XVI pour la repentante maîtresse de Louis XIV ; il fait souper en 1789 Swinburne avec cette pauvre duchesse, devenue carmélite, qui était morte en 1710, consacre à cette confusion une longue note, fait valoir énormément la précision de sa science, et ne cite pas un nom français sans le mutiler. Eh bien ! cette France déguisée et en débris est encore intéressante, on y retrouve tous nos vieux noms parlementaires et toute cette cour si spirituelle et si charmante, dont les gais fantômes dansent autour de nous, évoqués par Swinburne. Honnête cœur, plume facile et bienveillante, Swinburne traverse doucement ce monde enflammé des théories et des passions du XVIIIe siècle, comme un chant idyllique, un ciel orageux. Il ne prétend ni à l’éloquence, ni à l’énergie, et n’a pas de style à proprement parler ; c’est un charme que cette absence, dans un temps où les « stylistes, » comme on dit en Allemagne, nous ont saturés de phrases, gorgés de métaphores, et inondés de beau langage. Il n’a pas de système non plus, les grands systèmes nous ont fatigués autant que les grands styles. Nous voulons maintenant posséder et accumuler beaucoup de faits pour les classer et les comparer ensuite, sauf à les transformer un jour en philosophie, et Swinburne est excellent pour cette œuvre préparatoire, tant il est franc, net et limpide. On ne peut pas toujours avoir du génie, et il est bon de se détendre un peu. Eh bien ! prenez Swinburne, c’est amusant comme un panorama mobile. Cela passe, repasse, et fuit, c’est délicieux de laisser-aller et de facilité. Y a-t-il rien de meilleur que la description de Rewbell à son grand lever, en 1796, au petit Luxembourg… « Une foule curieuse, trois pelés et six tondus (tag-rag and bobtail) ! j’entrai avec Lynch[15], qui donnait le bras à Mme d’Aremberg, et moi à Mme de Brancas. Personne ne prit garde à nous. Nous traversâmes de vastes salles remplies de militaires de toutes armes, et nous arrivâmes à l’ancien salon de Monsieur, qui était partagé en deux par une barre de bois. Deux sentinelles admettaient dans la portion où se tenait Rewbell les personnes qui avaient des pétitions, laissant en dehors de la barre les simples spectateurs comme moi. Un secrétaire déguenillé et revêtu d’une vieille redingote, sale était assis près de Rewbell, dont le costume éblouissant contrastait fort avec la tenue du subalterne. Une épée romaine se balançait à une chaîne d’or sur sa culotte de satin blanc, qui, retenue par une ceinture bleue, s’accordait avec son justaucorps blanc. Un manteau écarlate à l’espagnole doublé de satin blanc brochait sur le tout ; les cheveux étaient frisés et bouclés avec recherche, et les souliers blancs ornés de rosettes bleues. Dans cet équipage peu républicain, qui n’a ni la simplicité du paludamentum, ni la largeur et la majesté de la toge, le directeur se tenait debout entre deux soldats armés de baïonnettes, ayant derrière lui quatre crispins en manteaux courts, avec des bonnets rouges à plumes ; il recevait les pétitions, et faisait la plus étrange figure du monde. Il y avait quelques ministres assis autour du feu. Ce singulier spectacle de marionnettes est sans le plus léger rapport avec les affaires ; mais le peuple s’en amuse gratis, et il se trouve fort heureux de ce que son chef daigne recevoir en main propre ses réclamations et ses pétitions. A une heure, le grand personnage fit sa révérence et rentra. » Toute l’époque du directoire, sur laquelle nous avons tant de renseignemens exagérés et si peu de données vraies, est peinte avec la même simplicité de couleurs qui laisse apercevoir à nu cette confusion étrange de la république mourante. Un certain dîner chez le banquier Pérignon réunit Isnard, « qui buvait sec et parlait haut, » Cambacérès, « un homme noir, silencieux, grave, un vrai juge anglais, » Portalis, « jurisconsulte sans affectation, » et vingt-neuf autres personnes de tous les bords et, de tous les étages. Un peu plus tard, il rencontre chez Perregaux Beaumarchais, « vieux, tout-à-fait sourd, et toujours brillant, » Roederer, le spirituel et sévère historien, enfin Talleyrand, « qui veut absolument être placé. Il revient d’Amérique et trottine, comme un diable boiteux, remuant ciel et terre pour que le directoire veuille bien de lui[16]. » Mille petits traits de ce genre en disent plus que vingt dissertations. Chez Mme Charles de Damas, Swinburne rencontre Mme d’Houdetot, « vieille et toujours gaie et charmante. Ces personnages passent rapidement, mais si bien marqués qu’on les aime et les reconnaît, si fugitifs qu’ils soient.

Un certain jour, le directoire se rend à Notre-Dame « en grande procession pour remercier Dieu de la mort de Louis XVI ; » ce qui, par parenthèse, est une des facéties les moins logiques que l’histoire moderne ait ensevelies dans ses pages. « Il y avait, dit Swinburne, beaucoup de trompettes et de troupes, et très peu de curiosité. Le peuple regardait, sans s’émouvoir aucunement, passer les voitures fort simples qui renfermaient son gouvernement en costume espagnol. » La procession castillane et romaine une fois installée sous les arceaux de la cathédrale royale et gothique, « tout à coup Rewbell se trouva couvert de poussière et de débris, que des malintentionnés, logés dans je ne sais quels recoins des voûtes, firent tomber sur la tête du directoire exécutif. »

Si vous sortez de l’église, vous retrouvez dans les rues de Paris, en 1797, la population la plus singulière et la plus bariolée. « Les femmes ne montrent dans la rue que le bout de leur nez. Dans les bals, c’est autre chose ; là on ne cache absolument rien. Les promeneuses enfoncent leur cou, leurs épaules et la moitié de leur corps dans des fichus écarlates, avec de grandes bordures couleur orange ou couleur de rose… Quant au costume de soirée, dit-il ailleurs, c’est un peu trop fort (en français). Tous les bras sont nus jusqu’à l’épaule. Cela fait froid à voir. Mais on ne porte pas la taille courte comme en Angleterre. » La situation des deux femmes les plus célèbres du temps par la beauté et par le génie, Mme Tallien et Mme de Staël, doit inspirer quelques scrupules à ceux qui respectent encore le bruit populaire ; toutes deux étaient le but général de l’envie et de la haine. A peine mariée, en 1789, la fille de Necker vivait dans une atmosphère d’outrages et de calomnies. « On la trouvait, dit Swinburne, vaine, bavarde, dictatoriale et persuadée de ses mérites. » Quant à Mme Tallien, son apparition dans un bal en janvier 1796 est tristement piquante. « L’unique beauté qui se montra parmi tous ces piétineurs arriérés (kicking their heels) qu’une autre époque aurait condamnés à faire galerie, ce fut Mme Tallien ; elle avait la figure fatiguée ; sa vie est laborieuse, et elle a de quoi rêver. Elle portait une perruque boire, en tête de mouton, rattachée par derrière, entremêlée de diamans et de perles. Son costume était ponceau et or. Elle a un beau développement d’épaules, elle est très forte et d’une grande apparence ; elle danse bien, marche bien, ses yeux sont superbes, et son nez est singulier. Je ne puis appeler cela qu’un nez irlandais ; je ne sais si vous me comprendrez ; un nez très droit, mais relevé du bout dans le genre de Burke. Il n’y avait près d’elle qu’une dame de compagnie, ce que nous appelons l’avaleuse de couleuvres. Sa figure portait des traces d’abattement, et je ne m’étonne pas de sa tristesse ; plus d’un mot outrageant arrivait jusqu’à elle ; les femmes qui tiennent à leur réputation, celles même qui ont des maris républicains, ne veulent pas la voir. Peut-être n’a-t-elle de crimes que sa fortune et sa beauté… L’autre jour, tout un salon s’est désempli et est resté vide au moment où elle se montra. Peut-on rien imaginer de plus ridicule, quand on pense que, parmi ces femmes, pas une ne s’est abstenue ou ne s’abstiendra demain de lui demander directement ou indirectement et d’obtenir d’elle quelque grace ? » Ces détails sont plus significatifs dans leur naïveté que toutes les phrases.

J’aime aussi beaucoup l’évêque Couet, et « sa petite bonne, » vivant au quatrième « avec son bon petit magot d’écus, » et M. Cubières, « écuyer cavalcadour, » se jetant pour exister « sur les fournitures de foin de la république, » et au milieu de toutes ces bizarreries, le gros lord Malmesbury, tout gourmé, tout gonflé, se donnant une grande importance et ne faisant absolument rien. « J’allai voir, dit Swinburne, les femmes qui ont servi d’intermédiaire à lord Malmesbury et à Sidney Smith. Il les nomme ses Muses. Elles demeurent au cinquième dans une maison qui donne sur le marché Saint-Germain. Ce sont probablement des espionnes du directoire. Je trouvai deux sorcières, l’une plus jeune, l’autre plus vieille, donnant des soins à un enfant. Ce sont ces femmes qui ont remis à Sidney Smith, enfermé au Temple, des billets roulés dans des coques de noix, et de l’argent qui, j’en suis sûr, diminuait en passant par leurs mains. » Nulle part on ne trouve une plus complète et plus amusante peinture de Paris à cette époque. Swinburne, à son retour, est frappé du changement que sept terribles années ont fait subir à la France. « Je cours la ville, dit-il, avec l’étonnement d’un enfant. Que tout est changé ! Tout le mouvement, toute la vie, se concentrent sur un point unique, autour du Palais-Royal. Le reste est sombre et comme désert… Quant à la population, elle a gagné ; comme les femmes ne mettent plus de rouge, je les trouve embellies, leur peau est moins ridée et leur teint plus clair ; des mœurs, je n’ai rien à vous dire ; le costume favori est un certain pantalon couleur de chair et collant sur lequel on fait tomber une mousseline tellement fine que cela ne compte pour rien ; on divorce, quand on veut, pour épouser la femme de son voisin, ou de son oncle, ou de son neveu, et il s’opère ici un croisement de races universel. Les plus prudes et les plus dévotes donnent d’excellentes raisons de leur laisser-aller. « Ah ! maman, disait l’autre jour Mlle de T. à sa mère, peut-on songer à faire son salut maintenant ? La vraie génération révolutionnaire est usée, celle qui est née avant la révolution est profondément blasée et fatiguée ; celle qui naît maintenant constituera peut-être une société supportable. » Swinburne écrivant sans théorie, sous le coup du moment, sous l’éclair des évènemens qui passent, et ne se permettant juste de réflexions que celles qui s’imposent à lui par la force des choses, a plus d’autorité qu’un rêveur. « Les chefs du gouvernement, dit-il en 1796, sont abhorrés, et cependant tout reste en place. L’imbécillité des princes à travers l’Europe ne permet pas de croire que la monarchie puisse se relever. La république a besoin de tomber entre les mains de quelque guide (charioteer) habile (il disait cela quatre ans avant le consulat de Bonaparte). Maintenant l’argent est le dieu auquel tout le monde sacrifie, et chacun l’emploie à la satisfaction de ses passions avec une fureur si insensée, qu’il est difficile de prédire quand un homme grand et vertueux pourra sortir d’un tel chaos ; mais trente-six millions d’hommes ne restent pas volontairement dans une situation incomfortable, et le seul poids d’une telle masse arrangera les choses, pourvu que les chefs sachent assurer la tranquillité matérielle pendant quelque temps. »

À ce tableau de Paris en 1796, il faut opposer la peinture ou plutôt l’esquisse des cours d’Europe en 1780 : le même esprit délicat et naïf vous la fournira. Non, certes, la révolution française n’a pas surpris le monde d’une explosion inattendue ; Swinburne vous montrera ces matériaux entassés et putrides qui fermentaient sous ses yeux dès l’année 1750. Hélas ! comme tout était affaissé, stérile et menaçant, dans les hautes régions européennes, pendant que le flot populaire s’élevait autour des trônes ! Comme tout le monde féodal s’en allait mourant, surtout au midi ! Ces pauvres vieilles races royales, de quelles puérilités elles récréaient leur décrépitude ! A Naples, à Madrid et à Turin, quel bégaiement de passions séniles et quel vain tumulte de divertissemens enfantins ! Le sang appauvri dans les veines des familles germaines et frankes, que l’Europe avait jadis reconnues pour maîtresses, avait, de voluptés en voluptés, perdu sa vigueur première. On ne trouvait plus sous les blasons que sots amusemens, folles jalousies, dégénération profonde, galanteries vulgaires et oubli de la dignité ; les vertus même y apparaissaient énervées, et la roture s’en apercevait bien, car tous ces palais étaient de cristal ; on savait ce qui se passait à Trianon comme à Palerme, à Versailles comme dans Aranjuez, où le roi croyait aux sorciers, et craignait d’être métamorphosé avec sa voiture en oranger dans sa caisse[17]. Sur ces pauvretés et ces faiblesses dont 1789 fut le dénouement, sur ces descendans des vieilles races, dépensiers et ruinés, ennuyés et sensuels, voici un voyageur qui nous apporte mille petits contes de bonne femme, Barrit aniles ex re fabellas vicino, sans prétention à la philosophie politique, mais où respire la fraîcheur du vrai.

Suivez Swinburne à Paris, à Trianon, à Madrid et à Naples, vous y verrez Mme de Pompadour, Mme Dubarry, Acton, lady Hamilton, Galiani, Aranda, non tels que les palettes et le clinquant des romanciers nous les donnent, mais réels, dans leur déshabillé du matin, comme ils étaient à tous les yeux. — En avril 1774, il est présenté avec le duc de Dorset au roi Louis XV qui va mourir. « J’ai eu l’honneur de voir sa majesté en gilet et en manches de veste ; il n’y a que les ambassadeurs des familles alliées aux Bourbons qui la voient en gilet de flanelle. Elle a babillé opéra avec ses courtisans, marmotté une prière avec le cardinal de la Roche-Aymon, nous a regardés fixement (stared at us), puis est partie. Le dauphin (depuis Louis XVI) est gauche, marche mal, et est mal bâti (awkwardly made). Sans être laid, puisqu’il ressemble à son grand-père, il a le nez beaucoup trop proéminent et busqué, et semble un bonhomme. Il parle gaiement et beaucoup. Son teint est bis (sallow), et l’ensemble n’est pas favorable. Son frère cadet (depuis Louis XVIII) est agréable, et le troisième (depuis Charles X) aussi, bien que la bouche soit trop grande, et que l’on aperçoive les gencives et les dents d’une façon qui déplaît. Ils ne sont pas encore formés ; leurs jambes et leur buste manquent de force, et ils se dandinent d’un pied sur l’autre avec une inquiétude fatigante, comme font quelques-uns des membres de la famille royale d’Angleterre. Le temps semble leur peser, tant les questions qu’ils adressent sont puériles et frivoles ; d’ailleurs ils se montrent familiers et ennuyés : je les ai vus se mettre à la poursuite d’un valet qui emportait le linge sale du roi, et s’amuser à le chatouiller ; ce qui leur causait de grands transports et des éclats de rire sans fin. »

À la cour de Madrid, Swinburne voit le roi passer la journée à dormir, la reine à préparer un puchero, l’infant don Gabriel à fabriquer une machine, et don Antonio, l’autre infant, à remplir de sable une charrette à bras qu’il traînait ensuite. Aucune méchanceté, pas même de malice, dans ces observations de Swinburne. Et que pouvaient donc faire, qu’allaient devenir, en face du monde qui changeait, ces derniers fils des races féodales ? Sans le droit et la force de l’épée, dans quelle poussière allaient tomber leurs titres dus à l’épée et consacrés par le combat ? Cette oisiveté royale, cette habitude séculaire des plaisirs sensuels, à quels résultats allaient-elles aboutir ? A Naples, ou se passaient les plus étranges épisodes de ces saturnales de la royauté absolue qui s’en allait, Swinburne s’arrête long-temps, étonné du lazzaronisme princier de ces cours, d’ailleurs pleines de bonhomie et parfaitement exemptes de cruauté dans leurs travers. Les peuples ne sont guère opprimés entre 1775 et 1789 : c’est le mépris qui a écrit l’épitaphe de la monarchie en Europe.

De temps à autre, un ou deux Anglais des classes inférieures tombent au milieu des fêtes du Pausilippe, et servent à l’amusement du roi, de la reine, des maîtresses, des favoris et de tout ce joyeux monde. « Miss Snow, que l’on nomme à Londres Bière forte, et qui pèse cent tonneaux, s’est mise à danser de tout son pouvoir avec ce M. Spence que vous connaissez, et qui n’entame pas de contredanse sans les plus belles contorsions de polichinelle. Le roi s’amusait prodigieusement, battait des mains, criait bravo, et se tordait de rire. Le monsieur voyait bien qu’on riait de sa danseuse, et miss Snow s’apercevait que son danseur avait beaucoup trop de succès ; mais chacun, ignorant qu’il contribuait à l’amusement universel, faisait part aux assistans de ses observations sur la partenaire et le partner ; ce qui rendait la scène infiniment plaisante. » La figure la meilleure est celle du nain Galiani se moquant de Tanucci et de la marquise de San-Marco, et de la Rocca, et de tout le monde. Plus bas encore, au-dessous de la cour de Naples, se place la cour de Turin, « qui semble peuplée de gens de Lilliput. Le roi est si timide, qu’il ose à peine regarder quelqu’un en face, et qu’il s’est éclipsé quand il nous a vus. Le prince de Piémont semble parfaitement usé, pâle, mince ; un souffle l’emporterait et le détruirait. Il semble que la sève et la force aient disparu de tous ces vieux rameaux. » Mais la maison des Stuart était plus dégénérée encore et frappée d’idiotisme. « Nous trouvâmes le cardinal d’York officiant dans l’église de Frascati (Swinburne était catholique) ; nos dames portaient de grands chapeaux à la mode du temps. Le cardinal ex-prince leur envoya dire qu’elles eussent à les ôter : or, vous savez que ces chapeaux sont attachés à un coussinet par derrière, et que de très longues épingles les assujettissent. Ma femme fit répondre à son éminence qu’elle priait son altesse royale de lui envoyer son coiffeur pour l’aider à se dépêtrer, qu’autrement il lui serait impossible d’entendre la messe en cheveux. De longs messages diplomatiques s’ensuivirent, et le cardinal fut inexorable. C’est un personnage fort laid, au visage long, très semblable à son grand-père, comme lui hautain, bigot, têtu et ridicule. » - « Le comte d’Albany, le second prétendant, frère du cardinal d’York, dit ailleurs Swinburne, est toujours endormi dans sa loge, et ivre à la fin du premier acte. Il a l’œil rouge, la face rouge et l’air stupide. Sa femme, dont le nez est retroussé et très gros, a pour constant chevalier le Piémontais Alfieri. »

En courant l’Europe, de 1775 à 1789, avec Swinburne, on est saisi d’une profonde tristesse, tant les présages révolutionnaires surabondent. Les tristes bals de Marie-Antoinette, l’introduction de la simplicité des costumes à la cour, la destruction de l’étiquette, qui annonce le peu de foi aux vieilles formules, la prépondérance acquise par Cagliostro, « ce roi des faiseurs de dupes, » par Mesmer et le comte de Saint-Germain, « les deux prophètes, » l’énorme prodigalité des gentilshommes, apparaissent de toutes parts comme symptômes funèbres. On ne peut pas prétendre que ces renseignemens soient arrangés après coup ; Swinburne écrit ses notes familières entre 1775 et 1789. « L’extravagance de ce monde-ci est inimaginable. Jamais chez nous, on n’a rien vu de tel. Le trousseau de Mlle de Matignon, qui va épouser le baron de Montmorency, coûtera 25,000 livres sterling. Il y aura cent douzaines de chemises et le reste à l’avenant. Vous voyez que l’équipement d’une mariée n’est pas une petite affaire ; on regarde comme chose très ordinaire cinq mille livres sterling de dentelles, de mousselines et de soieries. » Peu d’années après, Necker venait annoncer à ces mêmes gentilshommes le déficit de l’état et essayer de le combler. Une crainte secrète, un pressentiment et comme une saveur mortuaires se répandaient partout, à la ville et à la cour. Les princes eux-mêmes comprenaient que les choses ne pouvaient aller ainsi long-temps, et Swinburne rapporte un propos bien étrange du comte d’Artois, qui fut Charles X. C’était en 1787. Loménie de Brienne, archevêque de Sens, ministre impopulaire, reçut l’ordre de donner sa démission. Le comte d’Artois avait insisté long-temps auprès de Louis XVI pour qu’on retirât au ministre son portefeuille. « Pourquoi cet acharnement ? » lui demanda le roi. — « Parce que je n’ai pas envie d’aller mendier mon pain à l’étranger ! » répondit Charles X, qui devait aller expirer à Goritz.

Aucun besoin de dénigrement ne paraît chez Swinburne ; les vertus privées de Louis XVI, la grace si délicate de la haute noblesse, la situation isolée de Marie-Antoinette, le touchent profondément. Il parle en passant du duc de Chartres, aujourd’hui le roi Louis-Philippe, comme d’un jeune homme « très bien élevé, d’excellentes manières, plus réservé et plus strict pour le ton et la tenue que le reste de la cour. » Il raconte une scène pathétique entre la reine et mistriss Swinburne en 1790. « Vous partez, lui dit la reine ; vous allez retrouver votre mari et vos enfans. Vous êtes bien heureuse ! » Et la reine pleura.

Ce qui résulte de ces deux volumes de fragmens incomplets c’est un enseignement profond qui manque et au docteur Schlosser et à lord Brougham ; c’est l’affaissement de toutes les monarchies, le délabrement du système et des individus qui le maintenaient en Espagne, en Italie, en Sardaigne, en France, l’épuisement des familles nobles et l’urgente décadence sous le poids de laquelle les trônes méridionaux allaient crouler. Ce point de vue si important, qui n’est celui ni du whig, tout préoccupé du progrès des sciences physiques, ni du professeur, trop bien au courant de la littérature germanique et de ses variations, doit désarmer la colère et la haine, et apprend l’indulgence au philosophe. Qui n’aurait pitié de ces vieilles races placées sur une pente si fatale, élevées pour le pouvoir, incapables de le garder, entourées d’ennemis, sentant le terrain qui cédait sous leurs pas, débordées de toutes parts par les classes bourgeoises et inférieures, ne faisant pas un mouvement qui ne fût une faute, pas une faute sur laquelle des torrens de clartés ne vinssent se répandre, ne pouvant ni se rattacher aux philosophes sans prêter de la force à leurs ennemis, ni résister au mouvement sans périr ?

Une exacte connaissance des littératures de l’Europe, et même celle de la marche des sciences, ne suffisaient pas à qui voulait écrire l’histoire du XVIIIe siècle. L’indispensable comparaison des idées et des choses à travers l’Europe entière avait besoin d’être éclairée par la connaissance non moins approfondie de l’état où se trouvaient les esprits et les ames ; pour cette dernière œuvre, les voyageurs tels que Swinburne sont excellens ; ce sont eux qui jettent la lumière la plus calme et la plus vraie ; avec eux, nous pouvons rectifier les jugemens, pondérer les opinions, redresser les erreurs et contrôler par l’étude des mœurs réelles l’analyse de ces produits de la pensée ou de ces conquêtes de la science, qui se dirigèrent vers un même but, renversèrent les mêmes idoles et saluèrent la même aurore.

Essayons de débrouiller ce chaos, résumons-nous. L’impulsion première de tout le siècle lui vient de la religion et de la politique soumises au raisonnement individuel. Cette impulsion part de l’Angleterre calviniste de 1688, où s’établit la tolérance et la soumission du roi à la loi ; elle enfante sur sa route la révolution américaine, elle aboutit enfin à la révolution française. Il s’agit donc, pour comprendre le XVIIIe siècle, de mesurer la pente sur laquelle, entre 1688 et 1789, l’Europe a été entraînée.

Pendant cet espace de temps, la France court à la réforme sociale, l’Angleterre à la conquête maritime et industrielle, l’Allemagne à la réalisation poétique de son génie propre ; l’Espagne s’agite dans son impuissance, l’Italie dort et fait de la musique, et l’Amérique septentrionale éclot à la vie politique.

En Angleterre, de 1688 à 1750, s’établit, avec le triomphe du puritanisme, de la maison de Nassau et de celle de Hanovre, le premier foyer des idées populaires et philanthropiques ; ces idées s’y réalisent par les banques, les hôpitaux, les institutions pour les sourds-muets, la caisse d’épargne et celle d’amortissement. La théorie de ces idées populaires, puritaines d’origine, puis sceptiques et semi-républicaines dans l’application, se répand en France avec Bolingbroke et les réfugiés anglais. Du mariage de ces théories avec la libre et voluptueuse vie de la régence naissent les étranges mœurs de notre XVIIIe siècle l’Angleterre, après son compromis de 1688, arrive à la conquête de l’Inde et des mers ; la France écoute Bolingbroke, glorifie Voltaire, et résout par sa révolution les problèmes agités par elle pendant cent ans, et empruntés à l’Angleterre. Quant à l’Allemagne, restée d’abord étrangère au mouvement, elle commence par entrer, vers 1730, dans une voie de mysticisme protestant ; elle débute par le piétisme, que le docteur Schlosser dépeint très bien, essaie de se rapprocher de la vie pratique anglaise en suivant le philosophe Thomasius, et, bientôt après, cherche la régularité française avec Gottsched. L’élément français est vaincu en Allemagne par l’importation de l’influence anglaise, que Lessing et Herder font triompher ; enfin Goethe, Kant et Schiller apparaissent éclatans au bout de la carrière.

Ainsi, comme je l’ai dit, le grand mouvement de l’Allemagne au XVIIIe siècle est tout littéraire ; celui de la France, tout philosophique ; celui de l’Angleterre, tout pratique. Dans ces trois divisions même, l’élément populaire, appuyé sur les sciences physiques, ne suspend pas un moment son progrès. Ces larges cadres ne sont pas des hypothèses, mais des faits irrécusables et d’une exactitude rigoureuse, où viennent se placer les plus petits groupes, les moindres subdivisions : ici, par exemple, Genève calviniste, républicaine et moraliste, donne la main à l’Écosse analytique et presbytérienne ; — la Hollande des Boerhaave et des vieux Mieris, des médecins observateurs et des peintres à la loupe, va se perdre et se confondre avec l’Angleterre, qui a ses Crabbe et ses miss Burney, observateurs non moins minutieux et détaillés ; — enfin l’Amérique de Franklin, calviniste d’abord, puis parvenue au scepticisme, se rattache à Genève et à l’Écosse par des points nombreux et singuliers, et devient l’expression la plus complète du progrès matériel préparé par l’Angleterre de Priestley et la France de Lavoisier.

C’est vers ce progrès matériel que la France et l’Europe et le monde sont emportés aujourd’hui. On voit combien le passé, mesuré avec soin, reconnu avec scrupule, est important pour éclairer et le moment présent et les horizons de l’avenir.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. Tome I, page 115.
  2. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1845, les deux Walpole.
  3. Tome I, page 230
  4. Petit-neveu par sa mère. Lord Brougham, du côté paternel, appartient à une très ancienne famille du Westmoreland, de race anglo-saxonne, puisque les Brougham sont mentionnés du temps d’Édouard-le-Confesseur. La terminaison ham (Hex-ham, Nottin-ham, Bucking-ham, Dur-ham, Birming-ham) est saxonne pure, et n’est autre que la racine heim, home, « habitation » (domus). Nous n’appuierions pas sur ces minces détails, si nous n’écrivions en face de je ne sais quelle petite école pédantesque et étourdie, toute prête à imputer ses ignorances à l’erreur d’autrui, et à inventer des légèretés pour se donner le plaisir d’en triompher.
  5. Noble prince, au lieu de très illustre noble.
  6. Voir Schlosser, Werther und,Siegwart, t. II.
  7. Voltaire et Rousseau, par lord Brougham ; chez Amyot, rue de la Paix.
  8. Life of Roberston, p. 15, édition Stassin, à Paris, rue du Coq.
  9. Tome I, page 110.
  10. En 1723, Bolingbroke reçut le pardon royal, que son ennemi Walpole eut la maligne générosité de lui procurer. En 1726, Voltaire alla à Londres. En 1727 (11 juin), George Ier mourut. En 1723, Walpole était de nouveau tout-puissant, et conseillait à la reine Caroline de faire protéger Voltaire par son mari. Quant à l’intimité de Bolingbroke et de Voltaire, lisez la correspondance de ce dernier.
  11. Voyez l’article déjà cité sur les deux Walpole.
  12. H. Walpole, ten years’ Reminiscences.
  13. Voyez l'Histriomastix de Collyer, Colley Cibber, dans son autobiographie, Leigh Hunt, qui, dans sa vie de Congrève, a rapporté les faits sans en déduire les conséquences.
  14. « Montre tout bonnement ses héros en chemise. » Voyez Way o f the World, et surtout le Double-dealer.
  15. Depuis maire de Bordeaux.
  16. Tome II, p. 195. — A diable boiteux, moving-heaven and carth, etc.
  17. Voyez les Mémoires du marquis de Louville, t. I.