Trente ans de Paris/Mon Tambourinaire

La bibliothèque libre.
Marpon et Flammarion (p. 113-138).

MON TAMBOURINAIRE

J’étais chez moi, un matin, encore couché, on frappe.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un homme avec une grande caisse !

Je crois à quelque colis arrivé du chemin de fer ; mais, au lieu du facteur attendu, m’apparaît, dans le jour jaune de novembre, un petit homme avec le chapeau rond et la veste courte des bergers provençaux. Des yeux très noirs, inquiets et doux, la tête à la fois naїve et obstinée, et, perdu à moitié sous d’épaisses moustaches, un accent parfumé d’ail, invraisemblablement méridional. L’homme me dit : « Ze suis Buisson ! » et me tend une lettre sur l’enveloppe de laquelle je reconnais tout de suite la belle petite écriture régulière et calme du poète Frédéric Mistral. Sa lettre était courte.

« Je t’envoie l’ami Buisson, il est tambourinaire et vient se montrer à Paris, pilote-le. »

Piloter un tambourinaire ! Ces méridionaux ne doutent de rien. La lettre lue, je me retournai vers Buisson.

— Ainsi, vous êtes tambourinaire ?

— Oui, monsieur Daudet, le plus fort de tous, vous allez voir !

Et il alla chercher ses instruments que, par discrétion, il avait laissés avant d’entrer, sur le palier, derrière la porte ; une petite boîte carrée et plate, avec un grand cylindre voilé de serge verte, en tout pareil pour les dimensions et la forme aux monumentaux tourniquets que les marchands de plaisir trimbalent à travers les rues. La petite boite plate contenait le galoubet, la flûte rustique qui fait tu… tu… tandis que le tambourin fait pan… pan ! Le cylindre voilé était le tambourin lui-même. Quel tambourin, mes amis ! les larmes m’en vinrent aux yeux lorsque je le vis déballé : un authentique tambourin du siècle de Louis XIV, attendrissant et comique à la fois dans son énormité, grondant comme un vieillard pour peu qu’un bout de doigt l’effleure, en fin noyer agrémenté de légères sculptures, poli, aminci, léger, sonore, et comme assoupli sous la patine du temps. Sérieux comme un pape, Buisson accroche son tambourin au bras gauche, prend le galoubet entre trois doigts de sa main gauche (vous avez vu la pose et l’instrument dessinés dans quelque gravure du dix-huitième siècle ou sur un fond d’assiette de Vieux-Moustier), et, maniant de la main droite la petite baguette à bout d’ivoire, il agace le gros tambour qui de son timbre frissonnant, de son bourdonnement continu de cigale, marque le rythme et fait la basse sous le gazouillement aigu et vif du galoubet. Tu… tu ! pan… pan ! Paris était loin, l’hiver aussi. Tu… tu ! pan… pan ! Tu… tu !… Un clair soleil, de chauds parfums remplissaient ma chambre. Je me sentais transporté en Provence, là-bas, au bord de la mer bleue, à l’ombre des peupliers du Rhône ; des aubades, des sérénades retentissaient sous les


fenêtres, on chantait Noël, on dansait les Olivettes, et je voyais la farandole se dérouler sous les platanes feuillus des places villageoises, dans la poudre blanche des grandes routes, sur la lavande des collines brûlées, disparaissant pour reparaître, de plus en plus emportée et folle, tandis que le tambourinaire suit lentement, d’un pas égal, bien sûr que la danse ne laissera pas la musique en route, solennel et grave, et boitant un peu avec un mouvement du genou qui repousse à chaque pas l’instrument devant lui.

Tant de choses dans un air de tambourin ! Oui, et bien d’autres encore que vous n’auriez peut-être pas vues, mais que moi, certes, je voyais. L’imagination provençale est ainsi faite ; elle est d’amadou, s’enflamme vite, même à sept heures du matin, et Mistral avait eu raison de compter sur mon enthousiasme. Buisson, lui aussi, s’exaltait. Il me racontait ses luttes, ses efforts, et comme quoi il avait arrêté à moitié pente galoubet et tambourin roulant vers l’abîme.

Des barbares, parait-il, voulaient perfectionner le galoubet, lui ajouter deux trous… un galoubet à cinq trous, quel sacrilège ! Lui s’en tenait religieusement au galoubet à trois trous, au galoubet des ancêtres, sans craindre personne néanmoins pour l’onctueux des liés, la vivacité des variations et des trilles. « Ce m’est vénu, disait-il d’un air modeste et vaguement inspiré, avec cet accent particulier qui rendrait comique la plus touchante des oraisons funèbres, ce m’est vénu de nuit, une fois que z’étais assis sous un olivier en écoutant çanter un rossignou… et ze me pensais : Comment, Buisson, l’oiseau du bon Dieu çante comme ça, et ce qu’il fait avec un seul trou, toi, avec trois trous, tu ne le saurais faire ? » Un petit peu bête, la phrase ! Mais, ce jour-là, elle me parut charmante.

Un bon méridional ne jouit pleinement de son émotion que s’il la fait partager à d’autres. J’admirais Buisson : il fallait qu’on l’admirât. Me voilà donc lancé à travers Paris, promenant mon tambourinaire, le présentant comme un phénomène, recrutant des amis, organisant une soirée chez moi. Buisson joua, raconta ses luttes, dit encore : « Ce m’est vénu… » Décidément il affectionnait cette phrase, et mes amis firent semblant de s’en retourner émerveillés.

Ceci n’était que le premier pas. J’avais une pièce en répétition au théâtre de l’Ambigu, une pièce provençale ! Je parlai de Buisson, de son tambourin, de son galoubet, à Hostein, alors directeur, vous devinez avec quelle éloquence ! Huit jours durant je le chauffai. À la fin il me dit :

— Si nous mettions votre tambourinaire dans la pièce ? Il manque un clou, ça pourrait peut-être servir à accrocher le succès.

Je suis sûr que le Provençal n’en dormit point. Le lendemain, nous montions tous trois en fiacre, lui, le tambourin et moi ; et à midi pour le quart, comme s’expriment les bulletins de répétitions, nous débarquions, au milieu d’un groupe de flâneurs, ameutés par l’étrangeté de l’engin, devant la petite porte honteuse et basse qui, dans les théâtres les plus luxueux, sert d’entrée peu triomphale aux auteurs, aux artistes et aux employés de la maison.

« Bon Dieu, qu’il fait noir ! » soupirait le Provençal, tandis que nous suivions le long couloir humide et venteux comme le sont tous les couloirs de théâtres, « Bon Dieu, qu’il fait froid et qu’il fait noir ! » Le tambourin semblait du même avis et se cognait à tous les coudes du couloir, à toutes les marches de l’escalier en tire-bouchon, avec des vibrations, des grondements formidables. Enfin, clopin-clopant, nous arrivons sur la scène. On était en répétition. Horrible à voir, le théâtre ainsi, dans le secret de sa basse toilette, sans l’agitation, sans la vie, sans le fard et l’illumination du soir : des gens affairés, marchant d’un bruit mou et parlant bas, ombres tristes au bord du Styx, ou mineurs au fond d’une mine. Une odeur de moisi et de gaz en fuite.


Hommes et choses, gens qui vont et viennent, et décors fantastiquement mêlés, tout couleur de cendre à la lumière avare et rare de lampions et de becs de gaz voilés comme des lampes Davy ; et pour rendre l’ombre plus lourde, l’impression de souterrain plus exacte, de temps en temps, là-haut, au deuxième, troisième étage, dans la salle noire, une porte de loge qui s’ouvre et, comme l’orifice éloigné d’un puits, laisse tomber un peu de jour extérieur. Ce spectacle, nouveau pour lui, démonta un peu mon compatriote. Mais le gaillard se remit vite, et se laissa placer courageusement, tout seul dans l’ombre, au fin fond de la scène, sur un tonneau qu’on lui avait préparé. Avec son tambourin, cela faisait deux tonneaux l’un sur l’autre. Vainement je protestai, vainement je dis : « En Provence, les tambourinaires jouent en marchant, et votre tonneau n’est pas possible »; Hostein m’assura que mon tambourinaire était un ménétrier, et que le ménétrier ne se concevait pas autrement que sur un tonneau au théâtre. Va pour le tonneau ! Buisson, d’ailleurs, toujours plein de confiance, grimpé déjà et se piétant pour trouver le bon équilibre, me disait : « ça fait rien ! » Nous le laissons donc la flûte au bec, la baguette en main, derrière une forêt vierge de décors, de portants, de poulies et de cordages, et nous nous installons, directeur, auteurs et acteurs, sur le devant de la scène, le plus loin possible, pour juger de l’effet.

— Ce m’est vénu, soupirait Buisson dans l’ombre, ce m’est vénu de nuit, sous un olivier, une fois que z’écoutais çanter le rossignou…

— C’est bon ! c’est bon ! joue-nous quelque chose, m’écriai-je, agacé déjà par sa phrase.

— Tu… tu… Pan… pan…

— Chut ! il commence.

— Nous allons juger de l’effet !

Quel effet, grand Dieu, produisit sur le sceptique auditoire cette rustique musiquette, chevrotante et grêle comme un bruit d’insecte, qui bourdonnait là-bas dans un coin ! je voyais les acteurs narquois, toujours réjouis par état de l’insuccès d’un camarade, plisser ironiquement leurs lèvres glabres ; le pompier, sous son bec de gaz, se tordait de rire ; le souffleur lui-même, tiré de son ordinaire somnolence par l’étrangeté de l’événement, se soulevait sur les deux mains, passait la tête hors de sa boîte, et avait l’air ainsi d’une tortue gigantesque. Cependant Buisson, ayant fini de jouer, reprenait sa phrase, qu’apparemment il trouvait jolie :

— … Comment, l’oiseau du bon Dieu çante comme ça, et ce qu’il fait avec un seul trou, toi, avec trois trous, tu ne le saurais faire !

— Qu’est-ce qu’il nous chante, votre homme, avec son histoire de trous disait Hostein.

Alors j’essayai d’expliquer le fin de la chose, l’importance des trois trous au lieu de cinq, l’originalité qu’il y avait à jouer tout seul des deux instruments. « Le fait est qu’à deux, observa Marie Laurent, ce serait plus commode. »

J’essayai, pour appuyer mon raisonnement, d’esquisser un pas de farandole sur les planches. Rien n’y fit, et je commençai à me rendre compte vaguement de la vérité cruelle, que pour faire partager aux autres ce que le tambourin et ses vieux airs naїfs évoquaient en moi d’impressions, de souvenirs poétiques, il aurait fallu que le musicien apportât en même temps dans Paris un haut de colline, un pan de ciel bleu, un peu de l’atmosphère provençale. « Allons, les enfants, enchaînons, enchaînons ! » Et, sans plus s’occuper du tambourinaire, la répétition continua. Buisson ne bougeait point et demeurait à son poste, certain de son succès, croyant de bonne foi faire déjà partie de la pièce. Après le premier acte, un remords me prit de le laisser là-bas sur ce tonneau, où sa silhouette se détachait vaguement.

— Allons, Buisson, descends, vite !

— Est-ce qu’on va signer ?

Le malheureux croyait à un effet formidable, et me montrait un papier timbré, un traité préparé d’avance avec une prudence toute paysanne.

— Non, pas aujourd’hui… on t’écrira… mais prends garde, sapristi ! ton tambourin se heurte partout et fait un vacarme !…

J’avais honte du tambourin maintenant, je craignais que quelqu’un ne l’entendît, et quelle joie, quel soulagement, quand je l’eus remis en fiacre ! je n’osai pas revenir au théâtre de huit jours.

Quelque temps après, Buisson revint me voir.

— Eh bè, ce traité ?…

— Ce traité ?… Ah oui !… ce traité… Eh bien, Hostein hésite, il ne comprend pas…

— C’est un imbécile !

Au ton amer et dur dont le doux musicien prononça ces mots, je me rendis compte de toute l’étendue de mon crime. Grisé par mon enthousiasme, mes éloges, envolé, détraqué, perdu, le tambourinaire provençal se prenait sérieusement pour un grand homme, et comptait — ne le lui avais-je pas dit, hélas ! — que Paris lui réservait des triomphes ? Allez donc arrêter un tambourin roulant ainsi à grand fracas, à travers les rochers et les fourrés d’épines, sur la pente de l’illusion ! Je n’essayai point, c’eût été folie et peine perdue.

Buisson, d’ailleurs, avait maintenant d’autres admirateurs, et des plus illustres : Félicien David, et Théophile Gautier, à qui Mistral avait écrit en même temps qu’à moi. Âmes de poète et de rêveur facilement séduites, promptes à s’abstraire, l’auteur du voyage en Orient et le musicien du pays des roses n’avaient pas eu de peine à faire, par l’imagination, un paysage autour des mélodies rustiques du tambourin.

L’un, tandis que rossignolait le galoubet, croyait revoir les grèves de sa Durance natale et les terrasses croulantes de ses coteaux de Cadenet ; l’autre laissait son rêve aller plus loin, et trouvait dans le battement monotone et sourd du tambourin je ne sais quel ressouvenir plein de saveur des nuits à la Corne-d’Or et des derboukas arabes.

Tous deux s’étaient pris d’un vif et subit caprice pour le talent réel, quoique dépaysé, de Buisson. Ce furent, pendant quinze jours, des réclames insensées ; tous les journaux parlaient du tambourin, les illustrés publiaient son image, fièrement campé, l’œil vainqueur, le fifre léger entre les doigts, le tambourin en bandoulière. Buisson, ivre de gloire, achetait les journaux par douzaines, et les envoyait dans son pays.

De temps en temps, il venait me voir et me racontait ses triomphes : un punch dans un atelier d’artistes, des soirées dans le monde, au faubourg Saint-Germain (il en avait plein la bouche, de son faubourg de Séїnt-Germéin !) où le gaillard rendait rêveuses des douairières coiffées à l’oiseau, en répétant effrontément sa fameuse phrase : « Ce m’est vénu de nuit, sous un olivier, en écoutant çanter le rossignou… »

En attendant, comme il s’agissait de ne pas se rouiller, et de conserver, malgré les mille distractions de la vie d’artiste, le moelleux du doigté et la pureté de l’embouchure, notre Provençal ingénu imagina de répéter ses aubades et ses farandoles, le soir, en plein Paris, au cinquième de l’hôtel garni qu’il occupait au quartier Bréda. — Tu… tu ! — Pan… pan ! — Tout le quartier s’émeut de ces grondements insolites. On s’ameute, on porte plainte, Buisson n’en continue que de plus belle, répandant à tour de bras et l’harmonie et l’insomnie, et la concierge, de guerre lasse, lui refuse un soir sa clef.

Buisson, se drapant dans sa dignité d’artiste, plaida en justice de paix et gagna. La loi française, dure aux musiciens, et qui exile tout le long de l’an les cors de chasse dans les caves, ne leur permettant qu’au mardi-gras — un jour sur trois cent soixante-cinq — de faire résonner leurs fanfares de cuivre à l’air libre, la loi française, paraît-il, n’avait pas prévu le tambourin.

À partir de cette victoire, Buisson ne douta plus de rien. Un dimanche matin, je reçois une carte : il devait, l’après-midi, se faire entendre à la salle du Châtelet, dans un grand concert. Le devoir, l’amitié commandaient : j’allai donc l’entendre, non sans me sentir comme attristé par quelques secrets pressentiments.

Salle superbe, comble du parterre aux cintres ; décidément nos réclames avaient porté. Tout à coup la toile se lève, émotion générale, grand silence. Moi, je pousse un cri de stupeur. Au milieu de l’immense scène, faite pour que six cents figurants puissent y manœuvrer à l’aise, Buisson, avec son tambourin, un habit étriqué et des gants qui le faisaient ressembler à ces insectes à pattes jaunes que Granville, dans ses fantaisies, dessine s’acharnant sur de fantastiques instruments. Buisson tout seul se présentait. Je le voyais, à la lorgnette, agiter ses longs bras, faire voltiger ses élytres ; il jouait, évidemment, le malheureux, tapait à tour de bras, soufflait de toutes ses forces ; mais, dans la salle, aucun bruit perceptible n’arrivait. C’était trop loin, tout était mangé par la scène. Tel un grillon de boulanger chanterait sa sérénade au beau milieu du Champ de Mars ! Et pas moyen de faire compter les trous à cette distance, pas moyen de dire : « Ce m’est vénu… » ni de parler de l’oiseau du bon Dieu !

J’étais rouge de honte ; je voyais autour de moi des gens ahuris, j’entendais murmurer : « Qu’est-ce que c’est que cette mauvaise plaisanterie ? » Les portes des loges claquaient, la salle se vidait peu à peu ; cependant, comme c’était un public poli, on ne siffla point, et on laissa le tambourinaire achever son air dans la solitude.

Je l’attendais à la sortie pour le consoler. Ah bien ouiche ! Il croyait avoir obtenu un succès énorme, il était plus radieux que jamais. « Z’attends Colonne pour signer », fit-il en me montrant un gros papier maculé de timbres. Cette fois, par exemple, je n’y pus tenir ; je pris à deux mains mon courage, et dis brutalement, tout d’une haleine, ce que je pensais :

— Buisson, nous nous sommes tous trompés en voulant faire comprendre à Paris la grâce de ton gros tambour et la mélodie de ton fifre. Je me suis trompé ; Gautier, David se sont trompés, et, par ricochet, tu te trompes. Non, tu n’es pas un rossignol…

— Ce m’est vénu… interrompit Buisson.

— Oui ! ça t’est venu, je le sais, mais tu n’es pas un rossignol. Le rossignol, lui, chante partout, ses chansons sont de tous les pays, et dans tous les pays ses chansons se font comprendre. Toi, tu n’es qu’une pauvre cigale, — dont le refrain monotone et sec va bien aux pâles oliviers, aux pins pleurant la résine en larmes d’or, au vif azur, au grand soleil, aux coteaux pierreux de Provence, — mais une cigale ridicule, lamentable, sous ce ciel gris, dans le vent et la pluie, avec ses longues ailes mouillées. Retourne donc là-bas, rapporte là-bas ton tambourin, joue des aubades, des sérénades, fais danser les belles filles en farandoles, conduis en marche triomphale les vainqueurs aux jeux de taureaux : là-bas, tu es un poète, un artiste ; ici, tu serais un saltimbanque incompris.

Il ne répondit rien ; mais, dans son regard visionnaire, dans son œil de doux têtu, je pus lire : « Toi, tu es un jaloux ! »

À quelques jours de là, mon homme, fier comme Artaban, vint m’annoncer que Colonne — encore un imbécile, comme Hostein ! — n’avait pas voulu signer ; mais qu’il se présentait une autre affaire, merveilleuse, celle-là : un engagement dans un café-concert, à 120 francs par soirée, signé d’avance. En effet, il avait le papier. Ah ! le bon papier !… J’ai appris la vérité depuis.

Je ne sais quel directeur en déroute, entraîné, aveuglé, dans le courant bourbeux de la faillite, avait imaginé de s’accrocher à cette cassante branche de saule qui s’appelait la musiquette de Buisson. Sûr de ne pas payer, il signa tout ce qu’on voulut. Mais le Provençal ne prévoyait pas de si loin : il avait un papier timbré, et ce papier timbré suffisait à sa joie. De plus, comme c’était un café-concert, il avait fallu un costume. « Ils m’ont mis en troubadour de l’ancien temps, » me disait-il avec un gracieux sourire, « mais, comme je suis très bien fait, ça ne me va pas mal, vous verrez ! » Je vis en effet.

Dans un de ces cafés chantants des alentours de la porte Saint–Denis, si fort en vogue aux dernières années de l’Empire, — avec le clinquant de son ornementation baroque moitié chinoise, moitié persane, dont les peinturlures et les ors étaient rendus plus cruels à l’œil par l’exagération des becs de gaz et des girandoles, ses loges d’avant-scène grillées et fermées où venaient se cacher certains soirs, pour applaudir les tours de reins et les coups de gueule de quelque excentrique diva, des duchesses et des ambassadrices, sa mer de têtes et de bocks nivelée, comme les flots en temps de brouillard, par la fumée des pipes et la vapeur des haleines, ses garçons qui courent, ses consommateurs qui crient, son chef d’orchestre, cravaté de blanc, impassible et digne, soulevant ou calmant d’un geste à la Neptune la tempête de cinquante cuivres ; — entre une romance d’un sentimentalisme bête, bêlée par une assez jolie fille aux yeux de mouton, et une églogue au poivre de Cayenne, cyniquement hurlée par une sorte de Thérésa aux bras rouges, sur la scène où bâillaient, assises en rond, attendant leur tour de chanter, une demi-douzaine de dames en blanc, décolletées et minaudières, apparut soudain un personnage que de ma vie je n’oublierai. C’était Buisson, le galoubet aux doigts, le tambourin sur le genou gauche, en costume de troubadour, ainsi qu’il me l’avait promis. Mais quel troubadour ! un justaucorps (figurez-vous ça !) mi-partie vert-pomme et bleu, une cuisse rouge, l’autre jaune, le tout collant à faire frémir ; toque à créneaux ; souliers relevés à la poulaine ; et avec cela des moustaches, ces belles moustaches trop longues et trop noires, auxquelles il n’avait pu se décider à renoncer, retombant sur le menton comme une cascade de cirage !

Séduit vraisemblablement par le goût exquis de ce costume, le public accueillit le musicien d’un long murmure approbateur, et mon troubadour souriait d’aise, était heureux, voyant devant lui cet auditoire sympathique et sentant dans son dos le regard de flamme des belles dames assises en rond qui l’admiraient. Par exemple, ce fut autre chose quand la musique commença. Les tutu, les panpan ne pouvaient séduire ces oreilles blasées, comme un gosier l’est par l’alcool, et brûlées au vitriol du répertoire de l’endroit. Et puis on n’était pas, comme au Châtelet, en compagnie distinguée et discrète. « Assez !… Assez !… Qu’on l’enlève !… — As-tu fini, lapin savant ?… » Vainement Buisson essaya d’ouvrir la bouche et de dire : « Ce m’est vénu… » les banquettes se soulevèrent, il fallut baisser le rideau, et le troubadour vert, bleu, rouge et jaune, disparut dans la tempête des sifflets, comme un pauvre ara déplumé et tourbillonnant, qu’emporte un coup de vent sous les tropiques.

Buisson, le croiriez-vous, s’entêta. Une illusion pousse vite et est longue à déraciner dans une cervelle provençale. Quinze soirs de suite il revint, toujours sifflé, jamais payé, jusqu’au moment où, sur les portes travaillées à jour du concert, un clerc d’huissier vint afficher la déclaration de faillite.

Alors commença la dégringolade. De boui-boui en boui-boui, de beuglant en beuglant, toujours croyant à des triomphes, toujours poursuivant sa chimère d’engagement sur papier timbré, le tambourinaire roula jusqu’aux guinguettes de banlieue, où l’on joue au cachet, accompagné d’un piano édenté pour tout orchestre, à la plus grande joie d’un public de canotiers éreintés et gris et de calicots en villégiature du dimanche.

Un soir — l’hiver finissait à peine et le printemps n’était pas venu — je traversais les Champs-Élysées. Un concert en plein vent, plus pressé que les autres, avait suspendu ses lanternes dans les arbres encore sans feuilles. Il bruinait un peu, c’était triste. J’entendis un Tu… Tu !… Pan… pan !… Encore lui ! Je l’aperçus à travers la claire-voie, tambourinant un air de Provence devant une demi-douzaine d’auditeurs venus sans doute avec des billets de faveur et s’abritant sous des parapluies. Je n’osai pas entrer ; c’était ma faute, après tout, cela ! C’était la faute de mon imprudent enthousiasme. Pauvre Buisson ! Pauvre cigale mouillée !!!