Tribulat Bonhomet/Claire Lenoir/IX

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock, éditeur (p. 129-143).


CHAPITRE IX

BALOURDISES, INDISCRÉTIONS ET STUPIDITÉS
(INCROYABLES !…)
DE MON PAUVRE AMI


La Philosophie commande et n’obéit pas.
Aristote.


Nous allumâmes des cigares et passâmes au salon.

Pour que l’on pût mieux jouir de la vue des flots qui brillaient, au loin, par la croisée ouverte, Claire baissa l’abat-jour de la lampe.

Le ciel était un noir chaos d’horribles nuages ; un croissant de cuivre et quelques étoiles constituaient l’aspect de la nuit : mais l’odeur saine de la mer nous imprégnait les poumons.

— Nous voici au théâtre : on donne, ce soir, La Mer, grand opéra, musique de Dieu, murmura Mme Lenoir.

— Le fait est, répliquai-je en souriant, que, si j’ose m’exprimer ainsi, la houle va faire une basse « divine » à l’harmonie de nos pensées.

Je m’engouffrai dans le canapé : Mme Lenoir s’appuya contre le balcon, à demi tournée vers la vague ; le docteur s’installa dans un fauteuil, en face de moi, plongeant des yeux singulièrement clairs et brillants au plus profond des miens, avec une fixité presque gênante.

— Mon ami, lui dis-je, mon seul, mon vieux compagnon d’armes, j’ai besoin, tout d’abord, du secours de vos lumières sur un point de physiologie qui m’intrigue.

— Parlez, Bonhomet, parlez !… murmura Lenoir, évidemment flatté de ce qu’un homme comme moi lui demandait ses « lumières ».

— Voici en deux mots : les officiers de santé, qui desservent les hospices de fous, ont-ils songé à doser, dans des mesures approximatives, le degré de réalité que peuvent avoir les hallucinations de leurs clients ?

Par cette question incongrue j’espérais lui faire comprendre le ridicule et le mauvais goût de sa propre question.

— Avant de vous répondre, me dit-il sans s’émouvoir, je serais heureux de connaître ce que vous entendez par ce mot : la Réalité ?

— Ce que je vois, ce que je sens, ce que je touche, répondis-je en souriant de pitié.

— Non, — dit Lenoir ; vous savez bien que l’Homme est condamné, par la dérisoire insuffisance de ses organes, à une erreur perpétuelle. Le premier microscope venu suffit pour nous prouver que nos sens nous trompent et que nous ne pouvons pas voir les choses telles qu’elles sont. — Cette nature nous paraît grandiose et « poétique » ?… Mais, s’il nous était donné de la considérer sous son véritable aspect, où tout s’entre-dévore, il est probable que nous frémirions plutôt d’horreur que d’enthousiasme.

— Soit !… m’écriai-je : nous savons cela ! Mais le réel, pour nous, est relatif, mon ami : tenons-nous-en à ce que nous voyons.

— Alors, répliqua Lenoir, si le réel est, décidément, ce que l’on voit, je ne m’explique pas bien en quoi les hallucinations d’un fou ne méritent pas le titre de réalités.

Je me sentis acculé : mais je suis de ceux qu’on n’accule pas impunément, car la peur me fait rentrer dans le mur.

— C’est ma foi vrai, mon cher Lenoir !… dis-je après un silence.

J’ajoutai avec hypocrisie, pour briser sur toute métaphysique :

— Le mieux est de se mettre à genoux devant le Créateur, sans chercher à pénétrer l’insoluble mystère des choses.

— Cela dépend, dit Lenoir.

— Comment, cela dépend !…

— Je ne demande pas mieux que de me mettre à genoux devant mon Créateur, mais à la condition que ce soit bien devant Lui que je me mette à genoux et non devant l’idée que je m’en fais. Je ne demande précisément que d’adorer Dieu, mais je ne me soucie pas de m’adorer moi-même sous ce nom, à mon insu. Et il est difficile de m’y reconnaître.

— Mais votre conscience !… m’écriai-je.

— Si ma conscience m’a déjà trompé une fois (comme je viens de m’en apercevoir à propos de mes sens), qui m’affirme qu’elle ne me trompe pas encore ici ? Quand je pense Dieu, je projette mon esprit devant moi aussi loin que possible, en le parant de toutes les vertus de ma conscience humaine, que je tâche vainement d’infiniser ; mais ce n’est jamais que mon esprit, et non Dieu. Je ne sors pas de moi-même. C’est l’histoire de Narcisse. Je voudrais être sûr que c’est bien Dieu auquel je pense quand je prie !… Voilà tout.

— Sophismes ! susurrai-je en souriant. On appelle objectivité, je crois, en langage philosophique, ce ressassé phénomène du cerveau. Mais on ne s’est pas créé tout seul !

— Vous dites ?… fit Lenoir de son même ton de professeur qui m’agaçait.

— Enfin, vous ne nierez pas, je l’espère, qu’un Dieu nous a créés ?

— Prêtez l’oreille : Dieu ?… — Mystère ; la Création ?… Autre mystère. Dire que Dieu nous a créés, c’est donc affirmer, tout bonnement, que nous sortons du Mystère ; — point sur lequel nous sommes parfaitement d’accord, puisque c’est précisément ce mystère (ou, pour parler plus exactement, ce problème) qu’il s’agit d’éclaircir et que vous ne rendez que plus obscur en le personnifiant. Or, tout problème suppose solution. Je ne serais pas éloigné de croire qu’aujourd’hui la solution soit possible.

— Possible !!! Bonté du ciel !… m’écriai-je en joignant les mains : — avec notre pauvre esprit borné ?

— Borné à quoi ? demanda Claire d’une voix douce. Pouvez-vous penser une limite précise, quand toutes se constituent d’un au-delà ?

Une pareille question, sortant de la bouche d’une femme, était faite pour alarmer des gens plus prudes que moi. Je me sentis rougir jusqu’au blanc des yeux.

— Où voyez-vous des « bornes » dans l’Esprit ? dit Lenoir. Je suis prêt à prouver, que l’entendement de l’Homme, s’analysant lui-même, doit découvrir, en et par lui seul, la stricte nécessité de sa raison d’être, la loi qui fait apparaître les choses et le principe de toute réalité. Bien entendu, je ne parle qu’au point de vue de ce monde, sous toutes réserves, (s’il en est un autre) de ce que mes sens ne me révèlent pas.

Je l’avoue, je demeurai bouche béante devant la stupide fatuité du docteur.

— Ciel !… — pensai-je ; — rien ne peut donc ternir l’hermine de sa sottise ! C’est de l’étalage, à cause de sa femme.

— Mais, mon ami, dis-je, un simple chrétien vous demanderait pourquoi l’Humanité aurait attendu jusqu’à vous, six mille ans, avant de connaître la Vérité !… votre vérité !… en supposant que vous l’ayez.

— Je répondrais au chrétien : l’Humanité en a bien attendu quatre mille avant de connaître la vôtre ! — La Vérité ne se mesure pas à l’année. Quant à moi, ne faut-il pas que je sois, avant d’être chrétien ? Avant d’être chrétien, il faut que je sois homme. Je suis Homme, d’abord : je fais partie de la série humaine ; et quand je m’élève par la pensée jusqu’en l’Esprit humain, je suis le point par où l’idée du Polype-Humanité s’exprime à l’un de ses moments ; je cesse d’être un moi particulier ; je parle au nom de l’espèce qui se représente en moi. — Hors de l’idée générale, je ne serais qu’un fol ayant l’hallucination du ciel et de la terre, et devisant au hasard, comme les autres, en vue de quelque bas intérêt de la vie « pratique ».

Je jugeai que le moment était venu d’amener Lenoir à résipiscence et qu’il fallait l’humilier :

— Laissez-moi seulement vous citer Cabanis !… balbutiai-je.

Et je leur exposai le passage où l’illustre officier de santé relate les exemples de personnes mordues par des animaux enragés : loups, chiens, pourceaux et bœufs : — « Ces personnes, affirme-t-il, se cachaient sous les meubles, aboyaient, hurlaient, grognaient, meuglaient et imitaient, par leurs attitudes, les coutumes et les instincts de l’animal qui les avait mordues. » — Vous comprenez, ajoutai-je, que le plus parfait des génies humains ne doit jamais perdre de vue qu’un tel désastre peut lui échoir, et, devant la seule possibilité de cette humiliation, ce n’est qu’avec une réserve extrême et compassée, — et après mûr examen au point de vue général, — qu’on doit exposer ses opinions personnelles. Pour moi, Kant, Schopenhaüer, Fichte et le baron de Schelling ne sont que des personnages infectés d’une sorte de virus rabique naturel et qu’on eût dû traiter en conséquence.

Et Hegel, que vous allez me citer, puisque c’est votre maître (ajoutai-je pour humilier Lenoir), ne leur cède en rien sous ce rapport. Quand, d’après la théologie, le Diable, en réponse au : Quis ut Deus ? de Michel, poussa son cri : « Non serviam ! » (sottise qui fut châtiée par toutes les Vertus célestes, ajoutai-je avec un léger sourire), il nous instruisit à nous défier de toute précipitation enthousiaste. — Et le lycanthrope Nabuchodonosor ne renforça point peu cette leçon symbolique donnée à notre orgueil ! — Eh bien ! Hegel me fait l’effet d’être le Nabuchodonosor de la Philosophie, voilà tout !.

Et pour achever de troubler le bon docteur, je lui fis étinceler dans les yeux les facettes de mon diamant.

En entendant ce galimatias, Lenoir ouvrait des yeux démesurés, et je jouissais intérieurement de la difficulté qu’il éprouvait à lier le décousu de mes paroles.

— Vous ne prétendez pas inférer, je suppose, murmura-t-il enfin, qu’une maladie quelconque soit notre limite, puisque l’Espèce survit à l’Individu. — Si Cabanis est mordu, l’Esprit-Humain ne relève pas de sa rage : il la constate, l’étudie à titre de phénomène, découvre le remède et passe outre. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, criai-je, que si j’appuie mon pouce sur un lobe du cerveau, si je touche une partie quelconque de la pulpe cérébrale, je paralyse instantanément soit la volonté, soit le discernement, soit la mémoire, soit quelque autre faculté de ce que vous appelez l’âme. D’où je conclus que l’âme n’est qu’une sécrétion du cerveau, un peu de phosphore essentiel, et que l’idéal est une maladie de l’organisme, rien de plus.

Lenoir se mit à rire, tout doucement :

— Alors le problème se réduirait à savoir ce que c’est que le « phosphore » et de quoi se « sécrètent » le cerveau, le Soleil, le sens d’examen, la réflexion de l’Univers dans la pensée, et d’où vient la nécessité de l’être de ces « sécrétions » plutôt que de leur néant ? Je veux bien : du moment qu’il y a question, le reste m’est indifférent. Entre les physiologistes et les métaphysiciens, le dissentiment ne provient que de la diversité des expressions : la science a ses pays et ses langages, comme une Terre. — Mais que croyez-vous dire en affirmant que vous paralysez les « facultés » de l’âme en touchant les lobes d’un cerveau ?… Dites que vous paralysez les appareils, les organes par lesquels ces facultés s’exercent, se révèlent extérieurement, ne dites pas que vous les touchez, encore moins que vous les anéantissez. C’est comme si vous coupiez les jambes d’un homme, en ajoutant : « Je te défie de marcher. » Rien de plus.

— Fortement éloqué ! murmurai-je d’un air confondu comme si je n’eusse pas su par cœur, depuis le berceau, toutes ces banalités rebattues et lamentables. — Eh bien, Lenoir, vos conclusions ?

— Je conclus que l’Esprit fait le fonds et la fin de l’Univers. Dans le germe de l’arbre, dans la graine d’une plante, on ne peut dire que l’arbre et la plante sont contenus en petit : il faut donc qu’ils y soient contenus idéalement. L’arbre et la plante futurs, virtuels en leur germe, y sont obscurément pensés. Par l’idée médiatrice de l’Extériorité, qui est comme la trame sur laquelle se brode l’éternel devenir du Cosmos, l’IDÉE se nie elle-même, pour se prouver son être, sous forme de Nature, et je pourrais reconstruire le fait en employant la dialectique hégélienne. L’Idée ne croît qu’en se retrouvant en sa négation. Le mouvement contenu dans la croissance des arbres et des brins d’herbe, n’est-il pas le même que celui qui fait osciller et bondir sur eux-mêmes les soleils projetant leurs anneaux au travers des cieux et produisant, ainsi, d’autres soleils ? Comme les fruits tombés de l’arbre ou les fleurs des brins d’herbe produisent d’autres fleurs et d’autres arbres, comme le vent emporte dans les prairies et les vallées le pollen végétal, ainsi la vitesse centrifugé disperse dans les abîmes le pollen astral : c’est la germination du monde, que Hegel, — vous le savez, — regardait comme « une plante qui pousse ».