Trilogie de la Patrie

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Trilogie de la Patrie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 185-195).
POÈSIES

TRILOGIE DE LA PATRIE


MES PATRIES[1]


Je suis déraciné… car j’ai mille patries.
J’aime d’un fol amour terres et ciels divers ;
En moi chante un essaim d’âmes endolories
Dont le désir frémit d’embrasser l’univers.

Car je t’aimais, enfant, Norvège glaciale,
Et la tristesse humaine en tes fiords m’a conduit.
Sur tes neiges j’ai vu l’aurore boréale
De sa rose céleste envelopper ta nuit.

L’Italie a mon cœur : — Florence est toujours belle
Et Venise à sa mer d’opale rit toujours ;
Au somptueux décor de la Ville Éternelle,
L’âme avec volupté roule tous ses amours.

La Grèce a mon désir. — Delphe, Eleusis, Athènes,
Par vos temples toujours mon esprit est hanté ;
Car en vous seuls, de leurs demeures surhumaines
Sont descendus les Dieux vivans et la Beauté.

L’Egypte est la science en pierres ramassée, —
Elle nous fixe encor avec ses yeux de lynx.
Lasse du temps qui change et trompe, — la pensée
Revient s’asseoir aux pieds de l’immuable Sphinx.


Mais l’Inde merveilleuse avec tous ses mystères
Est mon rêve éternel ; — mon âme y séjourna.
L’Himalaya me tente et ses gradins austères
Où le Bouddha sublime atteint le Nirvana !…

Et mon désir subtil, dévorant, intrépide,
Va jusqu’aux continens engloutis sans espoir ;
Il évoque du fond des mers, vieille Atlantide,
Ta ville aux portes d’or et tes magiciens noirs.

… O forêts, vous mes sœurs, monts chenus, vous mes frères,
Quand je sens tressaillir mon instinct migrateur,
Vous ne me dites pas, ô solitudes fières,
La rive où pour jamais s’assouvira mon cœur…

Et, comme l’albatros, chassé de zone en zones,
Qui cherche une île verte à l’horizon béant,
Je balance mon aile au souffle des cyclones
Ou je me berce avec le flot des océans !


A LA FRANCE


Si je n’étais pas né dans un pli de tes Vosges,
O terre des Gaulois, des Celtes et des Francs,
Qui va de l’Armorique aux monts des Allobroges,
Du mur pyrénéen aux plages des Normands,

Je t’aimerais quand même, ô corbeille fleurie !…
Tes fleuves, tes cités auraient fixé mes jours.
Parmi les nations, tu serais ma patrie,
O terre de la Grâce aux sinueux contours.

Comment, ô France, as-tu dompté mon cœur rebelle ?
Pourquoi t’ai-je suivie en tes désirs sans frein ?
Parmi tes sœurs, qui donc te rend fière et si belle,
Quel talisman secret, quel charme souverain ?


Sont-ce tes paladins qui, pour leur Charlemagne,
Promenaient leurs exploits de la mer au Mont-Blanc,
Ceux qui, prêts à mourir aux marches de l’Espagne,
Sur la cime ont taillé la brèche de Roland ?

Sont-ce tes troubadours, qui chantaient sur le Rhône
Pour la dame lointaine en sa tour suffoquant ?
Est-ce Arles, reine en pleurs, qui rêve sur son trône
Des vierges qui toujours dorment aux Aliscamps ?

Sont-ce tes rois, amis des Grâces, qui semèrent
Leurs amours, sur la Loire, en châteaux merveilleux,
Et, sous les bois profonds de leurs jardins, aimèrent
Le divin Léonard et l’éclair des beaux yeux ?

Sont-ce tes pionniers courant au bout du monde
Conquérir les pampas, l’Inde et le Parthénon,
Et ne laissant, après leur course vagabonde,
Aux peuples effarés qu’une tombe et qu’un nom ?

Sont-ce tes Abeilards, sont-ce tes Héloïses
Qui s’adorent encore au fond de leurs cercueils ?
Sont-ce tes panthéons, tes cloîtres, tes églises,
Tes vivans ou tes morts, tes gloires ou tes deuils ?

Non, c’est toi-même, ô France, ô pâle prophétesse,
Dont la voix a fixé mon désir frissonnant,
Un soir que je te vis assise en Druidesse
Dans ta vieille forêt, sous ton chêne sonnant.
 
L’Océan mugissait, le vent, de grève en grève,
Faisait rage, et le sol semblait trembler de peur…
Mais toi, les yeux perdus, tu poursuivais ton rêve
Dans une vision de magique splendeur…

Autour de toi, tes fils, groupés sous le feuillage,
Regardaient dans tes yeux le dieu s’épanouir,
Comme une voix d’en haut attendant ton message ;
Tu leur dis, le regard fixé sur l’avenir :


« Ce sont les opprimés et les souffrans que j’aime…
La liberté du monde enfante mes douleurs…
Je lutte pour l’humanité, non pour moi-même…
De ses purs chevaliers j’arbore les couleurs.

« Si le bonheur n’est pas le prix de la justice,
Le rêve est plus divin qu’on affirme en tombant,
Ô sœurs, ô nations, je m’offre en sacrifice,
Je monterai pour vous sur mon bûcher flambant ! »

À ces mots, tous les dieux, tous les héros solaires
Quittèrent leur séjour dans un joyeux tournoi ;
Vers ton chêne lançant leurs coursiers de lumière,
Ils s’écrièrent tous : « Nous sommes avec toi ! »

Et moi, France, à ce cri, j’ai salué ma mère,
Dans ton cœur débordant j’ai reconnu mon cœur.
Et mes mains ont placé sur ta fauve crinière
Le rameau d’or, le gui, couronne du vainqueur !


LE NAVIRE


Fluctunt nec mergitur.
Devise de Paris.

Ô vaisseau de Paris, bel esquif de la France
Par tous les vents du ciel battu,
Si tes voiles toujours se gonflent d’espérance,
Sur la mer perfide où vas-tu ?
Où sont tes dieux absens ? sais-tu bien ton symbole,
Nef ondoyante qui t’envoles
Sur le flot courroucé d’un sauvage courant ?
Tes dieux, — je m’en vais te les dire
Et ton étoile aussi. — Mais à toi, beau navire
De suivre l’astre fulgurant.

Au temps où les Gaulois chevelus, fils des druides,
Cachaient leurs glaives sous les houx,
Des prêtres blancs, venus des grandes Pyramides,
Où le Sphinx gît aux sables roux,


Apportèrent en Gaule une mince nacelle
Pas plus grande qu’une hirondelle.
Or l’amulette était en ivoire et d’or pur,
Et Dieux inconnus, frêle groupe,
Un enfant à la proue, une femme à la poupe,
Portaient un bijou, lys d’azur.

Un vieillard dit : « Voici la barque sibylline,
Qui porte la Vie et sa Fleur :
L’Ame du Monde, Isis, la Sagesse divine
Et son Fils, le Héros vainqueur.
Le Fils ne peut grandir que sous l’œil de sa mère ;
Veillez sur ce double mystère !… »
Le druide plaça l’arcane redouté
Dans un temple au bord de la Seine,
Où, plus tard, se dressa Notre-Dame, la reine
De l’immense et fière cité.

Et la barque devint le vaisseau de la France.
Avec ses croisés, à grands cris,
Le navire emporté comme d’un souffle immense
Partit pour le tombeau du Christ,
Et de Grèce en Turquie et d’Afrique en Judée
Courut trois siècles sa bordée.
Alors, pour célébrer son glorieux retour,
De ville en ville, comme cierges,
On vit jaillir les cathédrales, blanches vierges,
Lys de la foi, roses d’amour.

Où ne t’ont pas conduit tes hardis capitaines
Du pôle au brûlant équateur ?
Tu semas des lauriers et tu brisas des chaînes
En glissant sur le flot chanteur.
L’incendie à ton bord, le spectre du naufrage
Ne purent briser ton courage.
Quand des rives, où tu laissas tes légions
Tu rapportais palmes, couronnes,
Ton pavillon faisait naître tours et colonnes,
Temples des Muses, panthéons.


Mais maintenant, ô jours de honte et d’imposture,
Des manans sortis des ruisseaux
Voudraient te dépouiller de ta fière parure,
Et mettre ta coque en morceaux.
Ils brûleraient tes mâts, ils prendraient tes cordages
Pour étrangler héros et sages ;
Dans le sale fumier des haines et des peurs
Ils iraient traîner ta bannière ;
Ta carcasse en débris serait la cantinière
Des truands changés en viveurs !…

N’as-tu donc pas de fils où revit ta pensée,
D’élite où brille ton salut ?
Lorsque les courtisans de la foule insensée
T’arrachent au Dieu qui t’élut,
Lève les yeux, et vois les astres, les génies
Qui pleurent sur tes agonies.
Ton passé rayonnant te dicte encore ta foi,
Ta mission est sans rivale.
Ton Archétype, ô France, est la nef idéale
Qui dans ton ciel fuit devant toi.

Hermès arma ses flancs et le Christ la dirige…
Mais ce n’est plus le Christ romain ;
C’est celui qui de l’âme entr’ouvrit le prodige
Pour affranchir le genre humain ;
Et pour que la sagesse antique la conduise,
Isis à sa poupe est assise,
Lucifer à sa proue élève son flambeau
Et vers le firmament l’éploie,
Où le signe du Christ sur l’Océan flamboie
Ayant des roses pour halo.

Souviens-toi, fier vaisseau, de tes divins messages,
Et des héros du temps jadis ;
Ne livre pas ton gouvernail et tes cordages
A d’aveugles et vils bandits.
Regarde à l’horizon l’Acropole qui trône,
Ne cingle pas vers Babylone…


Que l’ouragan, qui fait frissonner tes agrès,
Joue avec ta quille et ta voile,
Ne va pas renier tes Dieux et ton Étoile,
O nef, sans eux tu sombrerais !


CHANT ARYEN


Au temps des Aryas, dans les plaines d’Asie,
Que borde à l’horizon la crête du Pamyr ;
Quand le prêtre invoquait l’Aurore cramoisie,
Quand au cœur des héros ruisselait l’ambroisie
Qui coule du ciel large en un puissant respir ;

Parfois un jeune chef assoiffé de conquête
Quittait le sol natal, ceint de chars et d’épieux,
Libre cité volante aux combats toujours prête,
Adorant la Lumière et bravant la Tempête,
Cité de laboureurs-guerriers et fils des Dieux.

Entouré de ses pairs, ses compagnons de marche,
Vers la montagne sainte, aux tombeaux des aïeux,
Le nouveau chef allait avec le patriarche.
L’Aurore immense devant eux ouvrait son arche
Et sur le mont fumait l’autel prestigieux.

Et le feu jaillissant, l’Esprit pur, la Parole,
Ormuz disait alors à ce héros naissant :
« — Songe au sommet natal, jeune aiglon qui t’envoles,
Sur la terre étrangère emporte l’auréole
Dont j’embrase pour toi l’autel incandescent.

« L’homme descend des Dieux, revêtus de lumière.
Il est fait pour combattre et, d’un pas fort et sûr,
Labourer et semer et rebâtir sur terre
Ce que le ciel d’Indra, dans sa splendeur première,
Contient de plus puissant, de plus beau, de plus pur.


« Va donc ! Chasse et combats les monstres des ténèbres
Mais pour ton long voyage et ton fervent travail,
Reçois ces trois amis, aux agiles vertèbres,
Plus fidèles, plus forts, plus fiers et plus célèbres
Que les coursiers divins au rayonnant poitrail.

« Ces trois chevaux sacrés contiennent la pensée
Qui se meut dans le sein des Dévas immortels,
Et quand la terre entend leur marche cadencée,
Elle tremble… et comprend que leur croupe élancée
Est faite pour franchir l’espace des grands ciels.

« Voici le cheval noir qui s’appelle : MYSTERE
Fils de la grande nuit, du limbe originel.
Le fauve a nom : DESIR, né du feu de la terre.
Le blanc vient du soleil comme un flot de lumière,
Son nom est : ESPERANCE OU SOUVENIR DU CIEL.

Dresse le cheval noir à labourer la terre,
Car il s’appelle aussi : DEUIL DES HEROS sacrés.
En remuant le sol pour la moisson altière,
Sache que la cité ne vit et ne prospère
Que par le culte saint des grands morts vénérés.

« Le fauve est ton cheval de combat. Qu’il hennisse !
Son galop portera ton courage indompté.
Il hait les tortueux, il aime la justice ;
Que derrière ses pas la rose refleurisse,
Car son nom immortel est : FLAMME DE BEAUTE.

« Mais quand tu passeras par le désert torride
Sur ton cheval de neige en un songe anxieux,
Écoute son pas doux et son souffle intrépide
Et suis son col tendu vers l’horizon splendide
Où luisent dans l’azur les sommets radieux.

« Car, flairant, dans l’air pur, les cimes du Caucase,
Ton cheval te dira, d’où tu viens… où tu vas…
Le soleil plongera dans la mer de topaze,
Et parfumé d’éther, comme un ange en extase,
Ton cœur se souviendra du monde des Dévas !… »


Ainsi parlait l’Esprit. Aux luttes fatidiques
L’Arya s’élançait pour ne plus revenir.
Mais aux matins de gloire ainsi qu’aux soirs tragiques
Ses chevaux lui parlaient de destins héroïques,
De souvenirs divins et d’éternel désir.

Quand le héros tombait sous les flèches mortelles,
On entassait un bois sur un large rocher,
On y portait le mort dans ses armes nouvelles ;
Epouse et fils pleuraient… mais les chevaux fidèles
D’eux-mêmes se couchaient sur le sombre bûcher.

Puis le soleil levant faisait briller les heaumes,
Un immense brasier flamboyait vers les cieux…
Et, dans ses tourbillons, les trois chevaux-fantômes,
Emportaient le héros, loin des changeans royaumes,
Vers la cité céleste où l’ai tendaient les Dieux.


CRI DE COMBAT


Et la Muse qui parle à mon cœur solitaire
M’a dit : « Oh ! souviens-toi, mon poète, à ton tour.
Car nous avons connu le CHEVAL DU MYSTERE,
L’ALEZAN DU DESIR, le COURSIER DE LUMIERE,
Aux jours lointains, aux vastes nuits de notre amour…

« Lorsque nous chevauchions par le monde en silence
Pour sonder le passé, l’avenir surhumain,
Notre seul guide était l’indomptable espérance,
Dans nos cœurs, — et sur nous, le flamboiement immense
Des constellations marquant notre chemin.

« Et ton fauve cheval bondissait aux aurores
Aspirant la beauté de ses naseaux fumans ;
Et toi, plein de désir, tu t’écriais : — Encore !
Par-dessus monts et vaux, avançons ! Que d’aurores
Qui n’ont pas encor lui dans le ciel des amans !


« Moi, sur mon cheval noir, sombre et grave amazone,
Je cherchais les sentiers perdus de l’au-delà.
Parfois, sur un pic nu, nous touchions à la zone
Des ombres, que dans l’air emporte un noir cyclone,
Des ombres que l’espace et son gouffre affola.

« Mais, courant devant nous dans les herbes fleuries
Le cheval blanc montrait son des rose et vermeil.
Son œil de feu parlait des sublimes patries,
Où les âmes, moissons de fleurs endolories,
S’entr’ouvrent aux Dévas qui tombent du soleil.

« Et, gagnant les sommets où l’esprit s’irradie,
Nos regards contemplaient les terres et les cieux.
Et puis, sentant en nous rouler leur mélodie,
Nous frissonnions devant l’immense tragédie
D’où sortent les vivans, les hommes et les Dieux !


«… Mais regarde !… Regarde autour de toi, poète.
Les hommes ont perdu les routes du Divin.
Ils ont conquis la terre et pesé la planète,
Ils calculent au ciel le sillon des comètes,
Mais leurs yeux aveuglés cherchent les Dieux en vain

« Ils ne connaissent plus leur céleste origine…
L’âme qui se renie a perdu la beauté.
Ils n’adorent que l’or, le fer et la machine
Et sous son grincement hideux courbent l’échine
D’un peuple de souffrans qui se lève irrité.

« L’univers radieux leur semble une fabrique,
Ils mettraient à l’encan l’Océan et les ciels.
Leur simiesque armée, au rire sardonique,
Coupe en petits morceaux ce monde magnifique,
A force d’alambics, de pinces, de scalpels.


« Ils bâtissent sans voir la divine sculpture
Qui cisèle la Terre et soulève les monts.
Comme le Créateur vit dans la créature,
Ainsi l’âme et l’esprit parlent dans la Nature,
Mais ces bourreaux affreux la peuplent de démons.

« Les Dieux sont toujours là, fontaines d’énergie,
Vibrans dans l’Invisible et cachés à vos yeux ;
C’est vous les morts, sans voix, glacés de léthargie ;
Pour évoquer les Dieux, il faudrait la magie
D’un verbe créateur, d’un cri victorieux.

« Or debout ! Au combat ! poète avec tes frères,
Chevaliers de l’Esprit, par qui seul l’homme est roi.
Rappelez les coursiers divins de la Lumière,
Qui paissent loin de vous sur la montagne altière,
Rappelez le Désir, l’Espérance et la Foi !

« À cheval ! sus enfin à ces hordes funèbres,
Chassez les destructeurs et par monts et par vaux.
Que le souffle d’en haut traverse vos vertèbres ;
Flambeaux, glaives au vent transpercez les ténèbres
Et faites-en surgir les Dieux… les Dieux nouveaux !

« Assez de fossoyeurs ont brandi des squelettes
Comme le dernier mot des astres éclatans.
Les voiles tomberont sous le poing des athlètes ;
Il nous faut des voyans, il nous faut des prophètes
Qui lisent l’Eternel dans le livre du Temps.

« Dressez, dressez un temple à la race future,
Où reluise le Verbe en l’univers caché,
Où la sainte magie éteigne la torture…
Un temple au grand Esprit, un temple à la Nature…
Un temple à l’immortelle et divine Psyché ! »


EDOUARD SCHURÉ.

  1. Ces poésies font partie d’un recueil de poèmes que M. Edouard Schuré publiera prochainement (chez Perrin) sous le titre : l’Ame des temps nouveaux. Ce volume, formant un tout achevé dans un développement continu, se divise en cinq parties : I. Cris de désir. — II. Roses d’antan. — III. A la Muse. — IV. Les Lutteurs. — V. Lucifer et Psyché.