Tristan et Iseut (F. Brunetière)

La bibliothèque libre.
Tristan et Iseut (F. Brunetière)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 87-114).
TRISTAN ET ISEUT


I. Société des Anciens Textes français : le Roman de Tristan, par Thomas, publié par M. Joseph Bédier, t. I et II, 2 vol. in-8o, Paris, 1905, Firmin-Didot. — II. Travaux et mémoires de l’Université de Lille : l’Originalité de Gottfried de Strasbourg, dans son poème de Tristan et Isolde, par M. F. Piquet, 1 vol. in-8o, Lille, 1905, au siège de l’Université. — III. Société des Anciens Textes français : Le Roman de Tristan, par Béroul, publié par M. Ernest Muret, 1 vol. in-8o, Paris, 1905, Firmin-Didot. — IV. La Légende chevaleresque de Tristan et Iseult, essai de littérature comparée, par M. A. Bossert, 1 vol. in-18, Paris, 1902. Hachette. — V. Le Roman de Tristan et Iseut, traduit et restauré par M. Joseph Bédier. — VI. Cf. Maurice Kufferath, Tristan et Yseult, Paris et Bruxelles, 3e édition, 1894, Fischbacher, et Schott frères.


Dans la collection de la Société des Anciens Textes français, où d’ailleurs il y a bien du fatras, — quand ce ne serait que les huit volumes des Miracles Notre-Dame et les onze volumes des Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, — M. Joseph Bédier vient de publier le second volume de son édition du Roman de Tristan, de Thomas : un premier volume contenait le texte critique du poème ; celui-ci en forme l’Introduction. L’Académie française, dans sa séance de rentrée, couronnera prochainement le livre d’un professeur de l’Université de Lille, M. F. Piquet, sur l’Originalité de Gottfried de Strasbourg dans son poème de Tristan et Isolde. Dans la même collection de la Société des Anciens Textes, M. Ernest Muret, il y a trois ans, avait donné le texte du Tristan de Béroul. Enfin l’année précédente, 1902, M. A. Bossert, reprenant, remaniant et développant une ancienne thèse de Sorbonne, avait publié, sous ce titre : La légende chevaleresque de Tristan et Iseut, une très intéressante « Etude de littérature comparée. » Qu’est-ce que tous ces ouvrages, auxquels je ne doute pas que les spécialistes du moyen âge en puissent joindre beaucoup d’autres, et encore plus d’articles et de dissertations, nous ont apporté de nouveau ? Si l’humanité, selon toute apparence, ne connaîtra plus dans l’avenir qu’un seul Tristan, qui sera celui de Wagner, et dont tous les autres ne seront regardés que comme de pâles ou incertaines ébauches, quel est l’intérêt des travaux que nous venons d’énumérer ? A quelle curiosité répondent-ils ? de quelle nature ? et justifiée par quelle nature de considérations ? C’est ce que je voudrais examiner dans les pages qui suivent.

Je profiterai, tout naturellement, pour cela, des renseignemens précieux, — et non moins précis, — que ces travaux contiennent, mais je ne poserai pourtant pas les questions tout à fait de la même manière, et pour cause. En premier lieu, parce que la discussion de quelques-unes de ces questions exige une compétence qui n’appartient qu’aux « professionnels » de l’érudition ; [je me récuse, par exemple, en matière d’onomastique et de toponomastique] ; et puis, parce que ces questions, intéressantes en elles-mêmes, ou du moins quelques-unes d’entre elles, n’ont pas littérairement toute l’importance que leur attribuent ceux-là mêmes qui les ont inventées. On est quelquefois effrayé de voir l’appareil dont l’érudition se hérisse, comme pour interdire aux profanes l’accès d’un domaine qu’elle se réserverait ; « il y a des pièges ; » et on s’étonne des résultats un peu minces où aboutissent finalement tant de temps employé, tant de travail, et tant d’ingéniosité. Car en somme, il ne s’agit toujours que de trois ou quatre points, toujours les mêmes ; et, en ce qui regarde particulièrement Tristan, ce qui nous intéresse, c’est de savoir l’origine de la légende, les circonstances de son développement, la signification qu’elle enveloppe, et, — de l’instinct populaire et universel de l’humanité, ou des aptitudes caractéristiques d’une race, ou peut-être du génie d’un seul homme, — à qui revient l’honneur de l’avoir inventée. On remarquera que ce ne sont pas d’autres questions qui se posent à l’occasion de l’Iliade ou du Ramayana, et c’est ce que nous voulons dire en les distinguant des problèmes de pure érudition. Quels que soient ces derniers, et de quelque façon que l’on s’y prenne pour les discuter, quelque « méthode » que l’on y applique, l’intérêt n’en est jamais principal, mais toujours secondaire, puisqu’ils n’ont pour objet que de répondre finalement aux questions essentielles : « D’où vient le roman de Tristan ? Quelle est la conception qui en fait le fond ? et quelque nom d’homme en doit-il demeurer pour toujours inséparable, comme le nom de Virgile l’est de l’Enéide, — et même celui d’Homère, de l’Iliade et de l’Odyssée. »

Mais voici tout d’abord qu’une difficulté se présente, laquelle n’est pas moins que de savoir où nous prendrons Tristan. « Une destinée singulière a voulu, dit quelque part Gaston Paris, que la légende de Tristan ne nous parvînt que dans des fragmens épars… Les romans de Tristan dont nous connaissons l’existence, et qui tous devaient être de grande étendue, ceux de Chrétien de Troyes et de La Chèvre, ont péri tout entiers ; de celui de Béroul il nous reste environ trois mille vers, autant de celui de Thomas ; d’un autre, anonyme, quinze cents vers. Puis ce sont des traductions étrangères ;… des allusions parfois très précieuses ; de petits poèmes épisodiques ; et enfin l’indigeste roman en prose, où se sont conservés, au milieu d’un fatras sans cesse grossi par les rédacteurs successifs, quelques débris de vieux poèmes perdus. » Il y a là quelque légère exagération, et, quand après avoir lu la belle Introduction de M. J. Bédier, on lit l’analyse que M. F. Piquet nous a donnée tout récemment du Tristan et Isolde de Gottfried de Strasbourg, qui ne compte pas moins de vingt mille vers, le dénouement de la romanesque aventure y manque, à la vérité, mais nous n’en pouvons pas moins nous faire de l’essentiel de la légende une idée très voisine de la réalité. Il y a aussi des chances, quand un même épisode se retrouve dans la plupart des traductions étrangères ou des versions françaises, pour qu’il ait fait de tout temps partie de la légende. Et, au contraire, il y a d’autres épisodes, empruntés à d’autres légendes, que l’on connaît, et dont on peut faire voir qu’ils ne sont que des « ornemens » ajoutés au fond primitif par la fantaisie d’un trouvère. La forme ou le style mis à part, nous pouvons donc être assurés que nous avons bien « tout Tristan, » ou même plus que Tristan, si je puis ainsi dire. Mais la difficulté n’en demeure pas moins inquiétante, et, par exemple, quand il s’agit de préciser l’origine d’un détail de mœurs ou le caractère d’un épisode. Nous venons de rappeler le Tristan de Gottfricd de Strasbourg. Qu’y a-t-il de personnel, d’exclusivement personnel à Gotlfried dans sa conception même de l’amour ? et qu’y a-t-il, dans la couleur de son poème, que l’on puisse appeler proprement et spécifiquement « allemand ? » C’est ce qu’on est fort embarrassé de dire. Dans le fragment de Béroul, on croit avoir observé je ne sais quelle tendance à l’ironie, moins franche, mais analogue à celle de l’Arioste en son Roland furieux : Béroul s’amuse de ce que l’aventure d’un mari trompé a toujours eu pour un couleur gaulois d’extrêmement divertissant. Que signifie cette tendance ? Et, par hasard, quelque ironie légère se serait-elle mêlée de tout temps à la légende ? ou, au contraire, est-ce Béroul que nous rendrons responsable ici de ce que quelques fanatiques de Tristan appelleraient volontiers une espèce de sacrilège ? Il est clair que ces questions n’auraient pas de raison d’être si nous avions de Tristan un texte complet, tel que nous en avons un de La Chanson de Roland ou de Raoul de Cambrai. C’est donc aussi pourquoi, avant d’étudier le roman de Tristan, il a fallu le « reconstituer, » et sans doute on se rappellera qu’heureusement pour nous, c’est ce que M. Bédier avait fait, avec infiniment de goût, il y a quelques années, d’abord dans un beau volume admirablement illustré, puis dans un petit volume d’apparence et de format plus modestes. Je crois que le petit volume a été traduit dans toutes les langues de l’Europe.

Nous n’avons point à examiner « comment » M. Bédier s’y est pris, et, précisément, la question est une de celles qui n’appartiennent qu’aux seuls érudits. Lui-même il nous dit qu’en s’efforçant d’avoir constamment sous les yeux ou présente à l’esprit la légende entière, il s’est particulièrement inspiré, dans le choix des épisodes, de Béroul, de Thomas, — dont je crois qu’il s’était déjà chargé d’éditer le texte, — et d’un trouvère allemand, du nom d’Eilhart d’Oberg. Eût-il pu, ou dû, mieux faire ou autrement ? Les spécialistes répondront. C’est à eux qu’il appartient, — labeur long et pénible ! — de classer ces vieux textes, chronologiquement et géographiquement ; de déterminer les rapports qu’ils soutiennent les uns avec les autres ; d’examiner s’il en est que nous devions préférer, et pourquoi ? Il nous suffit, pour nous, que M. Bédier, d’une part, ne se soit pas beaucoup aidé du Tristan en prose, où la légende, enchevêtrée dans d’autres légendes, n’est plus qu’un « conte bleu » de la pire espèce ; et, d’autre part, que son Roman de Tristan et Iseut donne au lecteur la sensation d’une œuvre parfaitement originale, mais surtout organique, dont toutes les parties se rattachent naturellement les unes aux autres, sans excès de raideur ni de logique, et dont on pourrait dire enfin qu’il n’y a pas un épisode qui ne serve à mettre en lumière l’idée maîtresse du poème. On ne saurait, en vérité, reprocher à cette reconstitution du Roman de Tristan que d’être, en ce sens, trop moderne, trop contemporaine de nous, trop conforme à de certaines exigences d’art qui peut-être n’étaient point celles du XIIe siècle. Mais M. Bédier a une réplique ici toute prête, et, comme nous la lui emprunterons, nous nous contenterons de dire qu’en parlant de Tristan, c’est constamment et uniquement à ce Tristan reconstitué que nous nous référerons.


I

On ne sait pas encore, et, sans doute, on ne saura jamais si Tristan de Léonois a réellement existé, dans l’histoire, comme Roland, « préfet des marches de Bretagne. » On sait seulement, nous dit-on, par les Annales de l’Ulster, que, de 780 à 785, chez les Celtes du Nord, ou Pictes, qui occupaient les frontières de l’Ecosse et du Northumberland actuel, un roi a régné, qui portait le nom de Drest, filius Talorgen, ce qui veut dire Drostan, fils de Tallorch. On sait, ou du moins on croit savoir, on nous assure que Drest, Drostan, et Tristan c’est la même chose, « avec une légère altération, » — qu’expliquent les lois de la « phonétique syntactique du gallois ; » — et on sait que, vers le même temps, un roi, du nom de Marc ou de Quonomorius, — regis Marci, dit le vieux texte, quem alio nomine Quonomorium vocant, — vivait réellement en Cornouailles. Enfin, dans le Livre Rouge des triades galloises, il est parlé, sous le numéro 81, de « Trystan, fils de Tallwsch, amant d’Essylt, femme de March ; » et si nos érudits ne s’accordent pas sur l’origine de ce nom d’Essylt, qu’ils considèrent, les uns comme gallois, et les autres comme saxon, ils y reconnaissent tous du moins le nom d’Iseut. Du rapprochement de ces faits, de ces dates et de ces textes on tire pour conclusions que Tristan est un « héros picte, » et non gallois ou armoricain ; dont la légende n’a pu prendre naissance que sur son sol natal, aux confins de la terre d’Ecosse ; que sa légende, — on ignore au surplus comment, dans quelles circonstances, pourquoi ni par qui, — s’est trouvée transplantée au pays de Galles ; et que c’est là qu’elle a commencé de prendre forme, en rapprochant pour la première fois l’un de l’autre March, roi de Cornouailles, Essylt, et Tristan, « amant d’Essylt. » M. Bédier ne se dissimule pas d’ailleurs que pour savoir ces choses… nous n’en sommes guère plus avancés : il entend et nous entendons comme lui par rapport à la question vraiment intéressante, qui est de savoir ce qu’il y a de vraiment « celtique » dans la légende de Tristan. Pictes ou Gallois, Celtes du Nord ou Celtes du Sud, Armoricains encore du continent, si l’on le veut, ce sont toujours des Celtes, ou du moins on nous l’enseigne, et ils peuvent sans doute être séparés les uns des autres par des nuances assez profondes, — aussi profondes que les divisions et les haines qui ont fini par les détruire ; — mais ce qui nous importe, ce qui importe à la critique et à l’histoire, c’est de ressaisir, dans une légende comme celle de Tristan, les qualités d’esprit ou d’âme par lesquelles, tous ensemble, et comme « groupement » ou comme « race, » ils s’opposent aux groupemens germanique et latin.

La réponse n’est pas facile, et d’abord parce que, depuis soixante ou quatre-vingts ans, un préjugé s’est enraciné. D’une manière générale, on admet que « la matière de Bretagne » est d’inspiration celtique, et, moi-même, sur la foi des maîtres, je dois avouer que je l’ai cru longtemps. Qu’est-ce que n’ont pas enseigné les maîtres ? et qu’est-ce que les disciples n’ont pas cru ! L’inspiration celtique des Romans de la Table Ronde était, au temps de ma jeunesse, comme un dogme du « médiévisme. » Là vivait toujours, dans ces Contes merveilleux et, grâce à eux, vivrait éternellement l’âme d’une race à qui la fortune avait refusé dans l’histoire la gloire éclatante des armes et les triomphes de la politique. Elle s’y révélait supérieure à ceux qui l’avaient éclipsée sur la scène du monde, vaincue et refoulée dans les étroites frontières de sa Cornouailles et de son Armorique. Et depuis qu’un grand écrivain, Ernest Renan, dans un Essai demeuré célèbre, sur la Poésie des races celtiques, avait illustré, pour ainsi dire, ces idées du prestige de son style, ou plutôt les avait consacrées, nous les avions tous adoptées. Il ne semble pas aujourd’hui qu’elles soient conformes à la vérité, ni surtout, qu’elles se dégagent des Romans de la Table Ronde. Matériellement, géographiquement, la légende de Tristan est d’origine indubitablement celtique. Elle est née en pays celtique, et elle s’y est « organisée. » Mais, de cette origine, il ne semble pas que, dans les versions que nous en avons ou dans les reconstitutions que nous en pouvons faire, les traces soient nombreuses, ni surtout bien visibles ; et précisément, c’est ce que M. Bédier s’est efforcé de montrer.

On aurait d’ailleurs mieux aimé qu’à la discussion des « élémens celtiques » de Tristan, M. Bédier ne mêlât point celle des « sources antiques » dont la légende a pu également s’inspirer. Tristan, vainqueur du Morhoult d’Irlande, est-il une « réplique » de Thésée, vainqueur du Minotaure ? Et, tandis que nous en sommes à Thésée, « l’histoire de la voile noire et de la voile blanche » est-elle un emprunt à la fable grecque ? La réponse « ne saurait faire de doute, » nous dit ici M. Bédier ; et, sur ce point, nous nous permettrons de ne pas être de son opinion. Il n’est pas nécessaire, mais surtout il n’est pas historiquement prouvé qu’une légende, grecque ou celtique, aztèque ou cinghalaise, n’ait jamais été inventée qu’en un seul lieu du monde ; et les mêmes expériences ont pu conduire des hommes différens, en des temps différens, à s’exprimer par les mêmes symboles, les mêmes fables, les mêmes contes. M. Bédier lui-même, jadis, n’a-t-il pas montré ce qu’il y avait d’arbitraire, et d’ « anti-scientifique, » dans la théorie qui voulait que la plupart de nos Fabliaux nous fussent venus de l’Inde, et plus particulièrement de la prédication populaire du bouddhisme ?

Mais je pense qu’ici, tout en admettant que Tristan ne soit qu’une « réplique » de Thésée, M. Bédier aura voulu saisir l’occasion de protester contre l’habitude qu’on avait eue longtemps, et qui n’est pas entièrement perdue, de faire de Tristan, comme de Thésée, des « mythes solaires ; » et c’était précisément ce que Gaston Paris voulait encore dire en 1804, quand il écrivait : « Il y a dans nos poèmes un élément mythique que ne comprennent plus du tout ceux à qui nous les devons. » Grâces donc en soient rendues aux Béroul et aux Thomas ; et quel bonheur qu’ils n’aient pas compris ! Car de quel personnage de la légende ou de l’histoire même, n’a-t-on pas fait un « mythe solaire, » depuis les sympathiques géans de Babelais, Pantagruel et Gargantua, jusqu’au Bouddha Çakya Mouni. Il semble que l’on ne conçût la poésie, en ce temps-là, vers 1850, qu’en fonction du jour ou de la nuit, de la pluie ou du beau temps, du printemps fécond ou de l’automne mélancolique, et je ne sais si, de nos jours, toutes ces choses, quelques wagnériens, très savans, ne les retrouvent pas dans le drame de Wagner. « Après la pluie fécondante du printemps, correspondant un breuvage d’amour, nous voyons le symbole de l’été dans la passion débordante des deux amans ; l’automne, où la terre reçoit les derniers rayons du soleil, et semble un moment se ranimer, sans arriver à une floraison nouvelle, correspond à l’épisode du mariage platonique de Tristan avec la seconde Iseult. Et la mort des deux amans est enfin une interprétation poétique de l’hiver, amené par l’automne, comme la mort de Tristan et d’Iseut la blonde est provoquée par la jalousie d’Yseut aux blanches mains, l’Iseut automnale. » Ainsi du moins s’exprime, ou à peu près, — car je le cite ici d’après la traduction de M. Maurice Kufferath, — un wagnérien de marque, M. Hans de Wolzogen, et en vérité, je me ferais fort, en usant de cette « méthode, » de découvrir un « mythe solaire, » je ne dis pas dans n’importe quelle légende, mais dans n’importe quel événement de l’histoire. Si M. Bédier n’a eu d’objet, en nous reparlant de Thésée et du Minotaure, que d’en finir avec le paradoxe du « mythe solaire, » — sur lequel au surplus se seront édifiées naguère tant de fortunes d’érudits, — nous ne pouvons donc que l’en féliciter, et notre critique se borne alors à dire que, là où il Ta fait, ce n’en était peut-être pas la vraie place.

Quels sont donc les traits du Roman de Tristan auxquels on croit pouvoir assigner une origine celtique, et d’abord les plus apparens ou les plus extérieurs de tous ? Il y a, premièrement, la présence de la mer, nous dit-on, la mer tumultueuse, la mer profonde, la mer infinie ; et il est bien certain qu’en effet la mer, dans Tristan, joue un rôle ou occupe une place qu’elle ne tient point dans la Chanson de Roland. Elle l’occupe aussi dans l’Odyssée ; et il en résulte donc que Tristan et l’Odyssée n’ont pas été trouvés « dans les bois. » Mais faut-il aller plus loin ? Faut-il faire de la mer « un acteur, » dans le drame de Tristan, et quand on en aurait fait un, qu’aurait-on prouvé ? « Que les tableaux que le roman nous offre sont nés dans l’âme d’un peuple maritime ? » Assurément ! Mais les populations celtiques sont-elles les seules populations maritimes, et la mer, qui n’est à personne, serait-elle peut-être leur propriété littéraire ? On le croirait, à entendre quelques-uns de nos celtisans. M. Bédier, cite à ce propos une assez belle page de G. Paris, et il ajoute : « Cette page sur la mer est vraiment admirable, mais G. Paris s’y montre plus poète que tous les anciens poètes de Tristan réunis. Chez eux la mer ne joue nullement le rôle d’un acteur passionné, mais rend plus modestement les services d’un chemin nécessaire ou commode pour se transporter d’une région à une autre. » M. Bédier a horreur de la déclamation ; et ces quelques lignes sont un modèle de ce genre de critique incisive et réaliste qu’on l’a vu jadis appliquer au Voyage en Amérique de Chateaubriand[1].

D’autres détails ne résistent pas davantage, je ne dis pas à l’examen systématique, mais à la lecture attentive du texte. « Les héros de Tristan, nous dit-on, combattent à pied. Le cheval, ce personnage indispensable de tout roman, ne figure ici que comme monture de chanteurs errans et de dames. Tristan n’a pas de cheval aimé, comme Roland, Renaud de Montauban, ou Guillaume d’Orange. » Et, en effet, la remarque est juste, Tristan n’a pas de « cheval aimé. » C’est qu’il n’en saurait que faire, ne nous apparaissant « occupé qu’accidentellement, comme nous le dit M. Bédier, à des offices guerriers. » Il n’a point de cheval aimé, parce qu’il est le héros d’un « roman d’aventures » et non pas d’une « chanson de geste. » Et, cependant : « A réunir toutes les formes connues de sa légende, écrit M. Bédier, on rencontre une dizaine de combats, » et on peut dire que c’est à peine s’il s’en trouve un ou deux où Tristan « ne soit pas à cheval. » De telle sorte que c’est précisément le contraire de l’assertion de G. Paris qui est vrai, et il faut dire ici : « Dans la légende de Tristan, — car lui et nous, pour le moment, nous ne parlons toujours que d’elle, — les héros combattent à cheval. » Ils combattent aussi avec la lance, quoique le même Paris ait écrit : « Ni Tristan, ni ses rivaux ne connaissent la lance, l’arme chevaleresque entre toutes. » Je voudrais, pour voir, qu’un « littérateur » qui ne serait pas un érudit, eût commis les mêmes inadvertances, et je voudrais savoir comment la Revue critique, en son temps, l’eût traité.

Ce n’est pas au surplus qu’on doive attacher une grande importance à ces détails de mœurs, j’entends au point de vue que nous considérons, celui de l’origine celtique de Tristan. L’usage de la lance pourrait être inconnu de Tristan, ou la mer jouer dans le poème le rôle d’un « acteur passionné, » que cela ne prouverait pas grand’chose, et même ne prouverait rien du tout. -Oserai-je en dire autant de quelques autres traits que M. Bédier a cru devoir pourtant retenir comme celtiques, et par exemple celui-ci, que « Tristan possède, comme Sigfrid, le don d’imiter, à s’y méprendre, le chant de tous les oiseaux ? » À moins que Sigfrid ne soit un Picte ou un Gallois ! Chassés de la Cour du roi Marc, Tristan et Iseut vont chercher un asile dans la forêt du Morois, et ils y vivent des mois, des années peut-être, — laissons ici flotter le temps ! — sous le feuillage, dans une solitude qui n’est remplie que de leur amour. Je ne vois rien là de très particulièrement « celtique ! » Faut-il être Celte pour aimer la campagne ? Et je ne suis pas non plus très sensible à cet argument qu’il y a dans le roman deux ou trois épisodes qu’on ne « saurait se représenter dans une habitation féodale, du XIe ou du XIIe siècle, » d’où l’on conclut qu’étant du VIIIe, ils doivent donc être bretons. Car, si nos trouvères ont assurément le goût de l’exactitude et se piquent, ou du moins je veux le croire, d’une entière fidélité dans leurs descriptions, ils ne conçoivent pourtant pas encore une idée très précise de ce que nous avons appelé depuis eux la « couleur locale, » et ils ne se font aucun scrupule de « situer » par exemple, dans un décor du VIIIe siècle, des scènes dont le détail appartient au XIIe ou au XIIIe siècle. Ils copient ce qu’ils voient, ou ce qu’ils croient voir, et ils y encadrent ce qu’ils empruntent, sans faire toujours les raccords, qui nous sembleraient aujourd’hui nécessaires. C’est même de là que résulte ordinairement pour nous la facilité que nous trouvons à distinguer des « époques » dans leur texte, et des « âges » dans le développement des sujets qu’ils ont traités. Mais, en ce qui regarde Tristan, c’est ici aussi que la question se pose de savoir ce que décidément on est convenu d’y nommer « celtique ; » et, par hasard, si ce serait, assez grossièrement, tout ce qu’on y croit trouver d’antérieur à l’époque du plein épanouissement de l’épopée chevaleresque et courtoise.

Et il le semble bien ! « Si nous considérons, dit à ce propos G. Paris, non plus le cadre extérieur des récits, mais le milieu humain où ils se meuvent, nous sommes entraînés bien plus loin encore de la civilisation romane, chrétienne et chevaleresque du XIIe siècle. A travers les altérations et les atténuations de tout genre des poètes français, nous découvrons un monde d’une étrange barbarie. Les hommes qui ont conçu cette étrange histoire d’amour menaient une vie sauvage, au sein de forêts à peine éclaircies çà et là. Les palais mêmes des rois étaient des espèces de huttes… » Sommes-nous vraiment « au fond de forêts profondes, à peine éclaircies çà et là ? » Non, dit M. Bédier, « nous sommes dans un château féodal, enclos d’un verger de plaisance, et qui domine un port fréquenté, une cité populeuse[2]… » Mais ce n’est plus présentement le point, et, de cette citation, tout ce que nous voulons retenir, c’est que, ce qu’il y a de plus « celtique » dans Tristan étant ce qu’on y croit retrouver de plus « archaïque, » c’est donc ce qu’on y trouve aussi de plus « barbare. » M. Bédier, sur ce sujet, dit avec raison : « La trinité du mari, de la femme et de l’amant, les tours qu’ils se jouent au péril de leur vie, l’amant possédant la femme par le seul ascendant de la beauté physique, de la force et de la ruse, — voilà ce que nous montrent les seules scènes de Tristan qui paraissent authentiquement celtiques. »

Cette conclusion, si c’en était une, serait à la fois intéressante, et troublante : intéressante, parce qu’elle est neuve, mais troublante, parce qu’elle irait directement à l’encontre de l’idée que l’on se fait de Tristan, qu’on s’en fera toujours après Wagner, et à l’encontre surtout de l’idée générale que l’on se fait en histoire littéraire du « génie celtique. » Ni la chronologie, ni l’ethnographie ne pourront rien ici. S’il n’y a de « celtique » dans Tristan que des épisodes comme la « scène des faulx, » ou la « rencontre des porchers, » il nous importe peu quelles nous reportent au XIIe ou au VIIIe siècle, et nullement qu’elles soient celtiques. Bretons de la grande ou de la petite Bretagne, Pictes ou Cornouaillais, nous dirons qu’ils étaient plus « barbares » au VIIIe qu’un Français de l’Ile-de-France ne l’était au XIIe siècle, — et ce sera tout ! Mais nous prenons la « matière de Bretagne » au moment qu’elle sort de ses frontières natales, et ce que nous appelons « le génie celtique, » ce sont si peu des caractères d’archaïsme, qu’au contraire c’est ce que nous croyons y voir de plus moderne. Nous sommes tellement éloignés de voir l’inspiration celtique dans ce que le poème de Tristan contient de plus féroce qu’au contraire nous prétendons la reconnaître dans ce qu’il contient de plus délicat, en même temps que de plus doux et de plus mélancolique. Et d’une manière générale, avec des nuances, nous partageons l’opinion que j’emprunte, non plus ici à un érudit, mais à un commentateur de Wagner. « Le thème très simple du désespoir amoureux qui tue… est revêtu, dans la légende bretonne, d’un caractère nouveau, il est développé avec un charme triste et doux qui n’appartient à aucune autre adaptation. L’amour y apparaît sous une forme qui lui prête quelque chose d’irréel ou d’idéal. La fatalité du sentiment n’y est pas du tout extérieure et mythologique, comme dans l’antiquité hellénique. Ce n’est pas la passion plus sensuelle que morale, chantée par l’épicurisme méridional. Ce n’est pas davantage la passion raffinée et tout intellectuelle de la poésie provençale, où l’amour est le prix d’une vertu, d’un exploit, ou d’une victoire. Dans la poésie des Bretons, ou dérivée des Bretons, l’amour est d’essence plutôt contemplative et sentimentale. C’est une sympathie véhémente de deux âmes créées pour s’aimer : à laquelle s’ajoute cette croyance toute moderne : la croyance à la toute-puissance de l’amour, à son don naturel de triompher des obstacles les plus insurmontables. » [Maurice Kufferath, Tristan et Iseult.]

Oui, telle est bien l’idée que l’on se fait de l’inspiration celtique, et telle est celle aussi que l’on se fait communément de l’originalité de Tristan. Ce qui est en question dans le « celticisme » de Tristan, c’est la conception de l’amour qui s’y trouve développée ; et si, en effet, les passions de l’amour n’ont pas en tout temps, ni surtout chez toutes les races, revêtu la même expression, c’est ce que nous cherchons quand nous nous demandons ce que Tristan contient de proprement « celtique ? » Car, encore une fois, il n’a pas été fait jusqu’ici de réponse à la question, puisqu’on ne nous a donné comme preuve du caractère celtique de la conception de l’amour que la couleur même du poème de Tristan, et que, comme on vient de le voir, cette couleur précisément n’a rien de plus celtique en son archaïsme que de français, et si l’on le veut, de roman ou de germain. Un critique allemand pouvait même dire, il n’y a pas longtemps, après avoir écarté l’hypothèse de l’origine celtique, que : « tandis que les conteurs français restaient emprisonnés dans les données brutes de leurs récits, sans parvenir à en extraire le grand sens poétique, c’est l’empreinte germanique qui a conféré à la légende de Tristan sa valeur sérieuse et tragique. »


II

Il est certain que, depuis Eilhart d’Oberg, qui vivait au XIIe siècle, et Gottfried de Strasbourg, jusqu’à Richard Wagner, dont il importe ici de ne pas oublier que le drame est de 1859, le sujet de Tristan est un de ceux que l’Allemagne a toujours traités avec une prédilection singulière : M. Bossert nous donne, à cet égard, dans le dernier chapitre de son livre, d’intéressans détails. Il y a plus : Wagner n’a pas découragé les imitateurs, et on compte, au nombre de ceux qui n’ont pas craint de remettre après lui le sujet de Tristan sur la scène, le philosophe Edouard de Hartmann. Son audace ne paraît pas avoir été récompensée. Et, en effet, Tristan, c’est désormais dans l’histoire de la littérature universelle, et ce sera toujours le Tristan de Wagner, de même que Roméo sera toujours le Roméo de Shakspeare, et encore que Bandello et Luigi da Porta aient conté supérieurement l’histoire des amans de Vérone. Il nous faut même aujourd’hui, quand nous voulons parler de Tristan, commencer par écarter de nous le souvenir du Tristan de Wagner, et, par-dessus tout, prendre garde à ne pas le laisser nous dicter nos impressions sur le Tristan de la légende. « L’empreinte germanique » dont on nous parlait tout à l’heure, n’est peut-être qu’une « empreinte wagnérienne ; » et, de fait, en un certain sens, on ne saurait rien imaginer de plus différent du drame de Wagner que le poème de Gottfried de Strasbourg, lequel pourtant semble avoir été sa principale source d’inspiration et d’information. Prestige du style ! Autorité du génie ! « La poésie des races celtiques, » c’est ce qu’en a dit Ernest Renan ; et la légende de Tristan, c’est la « matière de Bretagne, » telle que Richard Wagner l’a fixée !

La popularité du roman de Tristan a été grande au moyen âge, plus grande ou aussi grande que celle de pas un autre des Romans de la Table Ronde. Si nous n’avons plus le poème de Chrétien de Troyes, nous avons celui de Gottfried de Strasbourg, qui passe pour un des « monumens » de la littérature allemande du moyen âge. Dans la littérature du moyen âge, les allusions à Tristan sont perpétuelles. Le poème a été traduit, adapté, paraphrasé, travesti, gâté, déshonoré, en allemand, en anglais, en norvégien, en italien, en espagnol, en tchèque, je crois, et qui sait en combien d’autres langues ? Les romantiques, on nous le rappelait à l’instant même, — Wieland, qui aurait voulu l’aire de Tristan le pendant de cet Oberon qu’il avait tiré d’Huon de Bordeaux, Schlegel [Auguste-Guillaume], Rückert, Immermann, Hermann Kürtz, Simrock, Platen, — ont tourné, pour ainsi dire, autour de ce sujet de Tristan, l’ont abordé, l’ont abandonné, l’ont continué, en ont écrit des « chants » entiers. Et cependant, il faut le constater, ce n’est bien que depuis Wagner, et grâce à lui, que la légende a pris la place dont on ne la dépossédera plus dans l’histoire de la littérature universelle et de l’art. On avait, jusqu’à lui, pressenti peut-être, et on n’avait donc pas méconnu, mais on n’avait connu non plus toute la richesse du sujet ; Tristan n’a été jusqu’en 1859, — voilà une date comme on n’en peut beaucoup donner d’aussi précises en semblable matière, — qu’une légende « comme une autre ; » il n’est devenu que depuis lors l’aventure d’amour incomparable et unique. Et ce serait donc bien un « Germain » en ce cas, sinon le « génie germanique, » qui aurait conféré au sujet de Tristan « sa valeur sérieuse et tragique. »

Mais, cette « valeur sérieuse et tragique, » si elle n’est pas aujourd’hui douteuse, est-elle bien ce que l’on dit depuis une trentaine d’années, ou un peu davantage ? et l’amour, dans le Roman de Tristan, nous apparaît-il sous les traits que l’on est convenu de lui assigner ? Est-il vraiment le droit souverain, naturel et à la fois divin, que deux êtres auraient de s’appartenir l’un à l’autre ? cette passion supérieure à tous les obstacles ? cette impulsion à laquelle notre faiblesse humaine essaierait aussi vainement de résister que de se mettre en travers des cataclysmes de la nature ? cette « force majeure » à laquelle la société même et ses lois, se sentiraient embarrassées, gênées, vaguement coupables de s’opposer ? C’est l’opinion que je vois partout répandue. Le fond du Roman de Tristan et Iseut, sa nouveauté ; pour sa date, son originalité, — sa portée, s’il commande, pour ainsi dire, toute cette littérature d’amour où tant de nos semblables ont vu et voient toute la littérature, — c’est précisément, ou plutôt c’est uniquement cette conception de l’amour. On a pu dire avec vérité qu’il y avait un lointain souvenir et comme une réminiscence involontaire de l’Astrée, de notre Honoré d’Urfe, jusque dans les romans de George Sand. Il faut remonter plus haut ! L’Astrée se souvient elle-même des Amadis, qui descendent eux-mêmes des Romans de la Table Ronde ; et c’est Tristan qui serait l’origine. Cette conception de l’amour, si différente de tout ce qui l’avait elle-même précédée, mais non moins différente de la conception de l’« amour courtois, » qui va cependant ta suivre, et avec laquelle on la confondra longtemps, elle est celtique. Elle exprime « l’idéal de la race poétique et rêveuse par excellence. » Elle est l’une des « créations » qui ont enrichi et compliqué l’âme moderne de sentimens qu’ignorait l’âme antique. Elle est enfin, non seulement dans l’histoire, mais dans la formation de l’atmosphère où l’humanité a vécu depuis lors, l’ineffaçable témoignage qu’une race trahie par la fortune a laissé d’elle-même et la preuve impérissable de sa noblesse et de sa grandeur.

C’est malheureusement cette interprétation de l’amour qui ne nous parait pas conforme à la réalité du poème de Tristan, et, d’une manière générale, tout en s’en défendant, on introduit ici, avec « le droit divin de la passion, » des sentimens et des idées plus jeunes que Tristan d’une dizaine de siècles. M. Bossert a résumé, dans un chapitre de son livre, les deux cent cinquante à trois cents vers où Gottfried de Strasbourg exprime lui-même l’idée qu’il se fait de l’amour. « Le sentiment, nous dit-il, est considéré dans le Tristan comme une chose unique et absolue, ne dépendant de rien, ne reconnaissant aucune limite, ne tenant à aucune condition extérieure ; ce qui lui est contraire est regardé comme non avenu ; ce qu’il, ne transforme pas, il le supprime. C’est une sorte de religion, fanatique et exclusive, ne souffrant aucun partage, demandant toute l’âme et toute la vie, et dégageant ses initiés de tout engagement et de tout lien antérieurs. » M. Bossert n’a-t-il pas lu Goltfried avec les yeux d’un homme de notre temps ? et pareillement M. Kufferath ? ou encore Gaston Paris ? auxquels je renvoie le lecteur. Car enfin, il y a au moins dans Tristan quelque chose dont, ou d’où dépend l’amour de Tristan et d’Iseut, et c’est d’abord le philtre[3], ou le « boire amoureux, » le breuvage d’amour et de mort qu’ils épuisent sans le savoir !

Je ne voudrais pas ici m’égarer dans les subtilités de la casuistique amoureuse. Mais il me semble que la première condition de l’amour, tel que l’on essayait de nous le représenter tout à l’heure, c’est d’être « libre » dans son origine, de ne « tenir à aucune circonstance extérieure » et de ne naître, comme dans Roméo, que de la rencontre des deux amans. Paolo et sa Francesca n’ont pas non plus bu de philtre, ni eux, ni aucun des couples amoureux consacrés par la légende et par la poésie. Le philtre ici nous gâte tout. Ou, du moins, il ne « gâte » rien, et je tâcherai de dire pourquoi tout à l’heure, mais il s’oppose à l’interprétation que l’on donne de l’amour dans Tristan. Si la fatalité de cet amour est « extérieure, » elle n’est plus « passionnelle ; » et n’étant plus passionnelle, que deviennent les choses qu’on nous disait de la « force majeure, » de l’ « impulsion irrésistible, » et du « droit de la passion ? » Ce ne sont plus qu’autant de noms de la nécessité physique ! Et apparemment c’est pourquoi, sans parler de l’embarras où le philtre a mis plus d’un commentateur, nous voyons que, parmi les conteurs eux-mêmes de Tristan, il y en a quelques-uns, Béroul, je crois, et Eilhart d’Oberg, qui ont essayé de limiter, l’un à trois, et l’autre à quatre ans, la durée des effets du philtre. Ils auront senti que, pour nous intéresser jusqu’au bout, il fallait absolument qu’Iseut et Tristan fussent libérés de toute obligation ou contrainte extérieure d’aimer. Et ne disons pas, qu’en ce cas ils n’avaient donc qu’à supprimer le philtre ! Ils ne l’ont pas supprimé, et ils ont bien fait, d’abord parce que, sans le philtre, on pourrait dire qu’il n’y a plus de légende. La légende de Tristan, c’est le breuvage d’amour et de mort, sans lequel, n’ayant pas de contact avec le merveilleux, Tristan serait encore une chronique ou un roman, mais non pas une légende. Et puis, ils ont bien fait, parce que, si l’intervention du philtre s’oppose à l’interprétation reçue de la légende, ou du moins à la manière dont on croit que l’amour y est représenté, il se peut qu’elle s’accorde avec d’autres interprétations ; — et, pour notre part, c’est ce que nous croyons.

Quelle que soit en effet la violence de leur passion, il ne faut pas oublier, non seulement que, dans la mesure où Tristan et Iseut le peuvent, ils y résistent, mais ils se sentent à la fois coupables et innocens à l’égard du roi Marc. Ils se savent « coupables, » tous les deux, mais Tristan surtout, de le tromper, parce que l’adultère est un crime, et puis, parce qu’il est, lui, Tristan, si je puis ainsi dire, le « presque fils » de Marc, son neveu aimé, l’homme de sa confiance, l’espérance de sa race. Mais ils se sentent « innocens, » — et c’est ici l’une des raisons du philtre, — parce que leur passion ne dépend pas d’eux, du libre choix de leur cœur, et du consentement de leur humaine volonté. Je ne vois du moins nulle part qu’ils nient leur crime : mais ils disent que leur crime, qu’ils reconnaissent comme crime, n’est pas d’eux, et qu’autant que les « coupables » ils en sont les victimes. Que signifieraient sans cela les appels réitérés de Tristan à la justice du roi et au jugement de Dieu ? Les faits ne sont pas douteux et la trahison est certaine. Pourquoi donc un jugement ? Pareillement, dans la forêt du Morois, quand Marc, qui s’est mis en expédition tout exprès, surprend les deux amans endormis sur leur lit de feuillages, avec l’épée nue de Tristan entre eux deux, pourquoi ne les frappe-t-il pas, si ce n’est pas parce qu’il se rend compte qu’ils sont, comme lui, les misérables jouets d’une fatalité contre laquelle ni eux ni lui ne peuvent rien ? « Ah ! je t’ai reconnu, père, s’écrie Tristan à son réveil ? tu n’as point pardonné, mais, tu as compris !… la noblesse de ton cœur t’a incliné à comprendre les choses qu’autour de toi tes hommes ne comprennent pas. » Pareillement encore, comment, — et quoique d’ailleurs elle s’en tire par une ruse plus digne du fabliau que du roman d’amour, — comment Iseut brave-t-elle, avec tant d’audace et de tranquillité, la redoutable « épreuve du feu ? » Si l’on rapproche tous ces faits, ne doit-on pas convenir qu’il y a dans l’amour de Tristan et d’Iseut, autant de passion que l’on voudra, mais autre chose aussi que de la passion ? que, si l’impulsion de l’amour est irrésistible en eux, ils ont essayé, ils essaient pourtant d’y résister ? qu’en y succombant ils se jugent ? que d’ailleurs ce n’est pas eux qui proclament ni qui revendiquent nulle part « les droits de la passion » ou rien qui ressemble à ce que nous appelons de ce nom ? « Leur amour, dit M. Bédier, n’est pas une luxure inquiète qui cherche à se justifier par la thèse romantique des droits de la passion. Tristan n’est pas un révolté, il ne renie pas l’institution sociale, il la respecte, au contraire, il en souffre, et seule cette souffrance confère à ses actes la beauté. » Et on voit que, s’il serait exagéré de dire qu’une telle interprétation de la légende amoureuse de Tristan n’a « rien de commun » avec la précédente, elle en diffère profondément, et peut-être convient-il d’insister sur cette différence.

M. Bédier, qui ne perd pas de vue sa thèse, profite, et je serais tenté de dire abuse de l’occasion, pour contester une fois de plus l’origine « celtique » de Tristan. Il fait observer qu’une telle conception de l’amour implique un respect absolu du lien conjugal, et il prouve d’autre part que, si jamais une race de l’antiquité a au contraire traité le mariage négligemment, ce sont les Celtes. « Le trait le plus singulier de la vie celtique au VIIe et au VIIIe siècle, nous dit-il, c’est la fragilité du lien conjugal ; » et ainsi, ce qu’il y aurait dans Iseut et dans Tristan de plus « celtique, » ce serait donc ce que, dans leur manière de sentir et de penser, il y a de moins conforme à celle de leurs compatriotes ? Mais nous, ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est cette conception de l’amour, telle qu’elle s’oppose à celle que l’on a cru jusqu’ici que l’on admirait dans Tristan, et qui n’était donc, en réalité, qu’une conception romantique. Si le vrai drame de Tristan était, et n’était que ce que l’on croit, il n’y aurait même pas de drame, puisqu’il n’y aurait pas de conflit ni de lutte, si ce n’est la lutte banale du roi de Cornouailles défendant contre Tristan son honneur outragé. C’est alors que leurs aventures à tous trois, Tristan, Marc et Iseut, ne seraient que des aventures, dont le nombre et la nature ne dépendraient, selon les versions, que du caprice ou de la fantaisie du trouvère, et nullement de la « constitution » ou des nécessités intérieures du sujet. C’est alors aussi que l’on chercherait inutilement la raison du « philtre. » A moins peut-être qu’il ne servît au poète comme d’une excuse pour se justifier d’avoir osé cette peinture passionnée de l’adultère triomphant ! et ceci, qui viendrait à l’appui de la thèse de M. Bédier, ne serait pas une présomption moindre en faveur de la nôtre.

Mais, au contraire, le philtre rentre, pour ainsi parler, dans les données accoutumées de l’invention légendaire, si nous n’y voyons, au lieu de je ne sais quel « symbole, » — qu’on ne sait comment interpréter, — je serais tenté de dire « qu’un fait, » et en tout cas que le souvenir d’une antique aventure. « Il y avait une fois deux amans qu’un étrange accident déposséda d’eux-mêmes,… » et c’est leur histoire, nous dit le poète, que je vais vous conter. Le génie est, sans le formuler, d’avoir dégagé le « cas de conscience » qui pouvait s’engendrer de cette aventure, d’avoir su choisir quelques-uns des épisodes les plus propres à en montrer l’intérêt humain, la grandeur tragique, pourquoi pas la portée sociale ? c’est d’avoir introduit une signification morale et universelle dans un sujet qui n’était qu’un sujet comme un autre ; — et voilà tout le Roman de Tristan. Ce ne sont pas les victoires amoureuses de Tristan qui font la beauté du poème, et ce n’est même pas, en un certain sens, l’intensité de sa passion. D’autres que lui n’ont pas aimé moins passionnément que lui. Mais la source de ses voluptés est la source aussi de ses pires souffrances ! Il est presque aussi malheureux, — et honteux, — d’aimer, qu’un autre en serait joyeux et heureux. Il fait ce qu’il peut pour échapper à la tyrannie de son amour, et même plus qu’il ne peut, comme quand par exemple, pour anéantir en lui le souvenir de la première Iseut, il le profane, en épousant la seconde, Iseut aux blanches mains, la fille du duc de Bretagne. Et comment se fait-il qu’il n’y puisse pas échapper ? Comment et pourquoi sa pensée, toute sa personne, à lui, Tristan, le vainqueur du Morhoult et de tant d’autres monstres, sont-elles obstinément, constamment ramenées vers la première Iseut ? C’est qu’il y a le philtre ! Il y a la fatalité première, sur laquelle la légende ne s’est point expliquée, mais qui continue de peser sur lui de tout son poids, et dont il ne réussit finalement à se débarrasser qu’en mourant. Pas de légende sans le philtre, disions-nous tout à l’heure ; et maintenant nous pouvons dire : pas de poème, non plus, sans le philtre ! Tout le charme de Tristan est en quelque manière sorti du flacon magique où la mère d’Iseut avait enfermé le breuvage qu’elle ne destinait point au héros.

On ne s’étonnera pas que nous insistions sur ce point. Il s’agit de Tristan. Et puis, comme nous l’avons dit, il ne nous est parvenu de Tristan que des fragmens incomplets. C’est à peu près comme si nous disions que la réputation du poème ne s’explique par aucune qualité d’exécution ou de facture. Ce n’est point par la supériorité de la forme que Tristan s’impose à notre admiration, puisqu’on pourrait dire que, comme forme, il n’existe point. Ce qui en fait la beauté lui est donc tout intérieur, et consiste essentiellement dans la nature des sentimens ou des idées qui l’animent. Quelles sont donc ces idées ? et quels sont ces sentimens ? C’est ce qu’il fallait considérer de près. Le lecteur a sous les yeux les résultats de cette recherche et nous pouvons dire :

Il est vrai que, si l’on fait de nos jours une place à part, et unique, parmi les Romans de la Table Ronde, au roman de Tristan, ce n’est que depuis qu’il a plu à Richard Wagner de s’en inspirer, et d’en tirer son chef-d’œuvre. Il est vrai également que ce chef-d’œuvre a fixé, pour ainsi dire, et peut-être, dans l’opinion publique, « immobilisé » pour longtemps le sens de la légende. Mais il n’est pas vrai que la seule beauté de la légende soit où Richard Wagner l’a vue, et il n’est pas vrai que l’on ne puisse interpréter le sujet que comme lui. Wagner ne se souciait pas d’histoire littéraire en écrivant Tristan, et rien ne lui était plus indifférent que de savoir lequel était le plus voisin de la « leçon » primitive, le fragment de Béroul ou celui de Thomas. Et il n’est pas vrai surtout que la conception de l’amour et de la vie dans le Tristan de la légende soit celle que l’on continue d’y voir depuis Wagner. « Fort comme la mort, » la tristesse tragique du dénouement le prouve, puisque Iseut et Tristan ne meurent que de s’être trop aimés, et qu’ainsi nous voyons qu’il leur est « physiquement » plus facile de mourir, je ne dis pas que de « renoncer » à leur amour, mais d’en écarter d’eux la poignante obsession ; cet amour, s’il n’est pas « l’amour courtois » de nos poèmes français, n’est pas non plus « l’amour romantique » des contemporains de George Sand et d’Alfred de Musset. Ce n’est point un amour d’« outlaw », ni d’« anarchiste, » et, comme le disait M. Bédier, Tristan n’est pas un révolté. S’il est sans doute, comme Iseut elle-même, sans pitié pour ceux qui contrarient son amour, par la bonne raison qu’il y joue sa vie, et si tous les moyens, même les pires, lui paraissent assez bons contre « ces traîtres et ces félons, » du moins son respect ne se dément jamais pour le roi Marc, son oncle, et j’ajoute pour tout ce que représente le roi Marc : la sainteté du mariage, l’autorité de « l’institution sociale, » les liens de la vassalité, les droits de la famille et de l’affection.

L’intérêt humain du drame, son sens universel est là, dans le conflit qui résulte de cette contrariété de sentimens, et là aussi, par conséquent, la réelle beauté du poème. Dans un cadre bien différent, c’est un peu déjà le sujet de Phèdre, — j’entends celle de Racine, — l’analyse et la peinture de tout ce que le remords développe, pour ainsi dire, de « richesse psychologique » dans une âme un peu noble. Je dis « dans une âme un peu noble, » et, en effet, remarquez à cet égard combien le caractère d’Iseut est moins haut que celui de Tristan. Oui, celle-ci, la blonde Iseut, la belle aux cheveux d’or, ne serait pas très éloignée de revendiquer « le droit divin de la passion. » Mais Tristan, lui, son amour, toujours inquiet et toujours en lutte avec sa loyauté, lui vend chèrement les joies qu’il lui procure, et c’est encore ce qui fait une des rares beautés du poème, je veux dire la manière dont la souffrance et la volupté s’y mêlent pour s’y exaspérer l’une l’autre. Croirai-je d’ailleurs, en m’exprimant ainsi, « rabaisser » ou diminuer la valeur de Tristan ? Ce qu’à Dieu ne plaise, en vérité, et je souscris à tout ce que le vieux poème inspire ou a inspiré d’admirations passionnées ! Mais je ne l’admire pas pour les mêmes raisons, et ces autres raisons valaient peut-être la peine d’être mises en lumière, s’il s’agit de l’un des monumens les plus mutilés, mais, dans sa mutilation même, l’un des plus significatifs que nous ait légués, je ne dis pas la littérature française, mais la littérature européenne du moyen âge.

Et ce sont aussi ces raisons, qui nous empêcheront, comme elles en empêchent M. Bédier, d’y rien voir de particulièrement « celtique. » Une conception très générale et très vague de l’amour, qui se retrouverait dans vingt autres poèmes, comme la conception de l’« amour courtois, » ou comme celle de l’« amour platonique, » pourrait être la création d’une époque ou d’une race, mais non pas une conception aussi particulière et individuelle que celle que nous offre le roman de Tristan. Il y a dans Tristan quelque chose d’« unique » en son genre, et qui, pour être « unique, » n’en est pas moins « universel, » ce qui précisément est le cas de tous les chefs-d’œuvre, de Phèdre, par exemple, ou de Roméo, comme de Tristan ; il n’y a rien d’ethnique » ni de « local, » qui soit le privilège ou en quelque sorte l’invention d’une race d’hommes. Prétendra-t-on que tous les Celtes, et les Celtes seuls, aient aimé comme Iseut et comme Tristan ? C’est alors que Tristan ne serait plus Tristan. S’il est Tristan, c’est qu’il est le seul à qui soit arrivée son aventure, ou mieux encore, il est le seul pour qui son aventure, ou toute aventure analogue, ait eu les suites qu’elle a pour lui, et qui font tout justement le poème. Il est Picte d’origine, et sa légende semble s’être d’abord développée dans le pays de Galles, pour ne devenir européenne et universelle qu’après avoir passé par les conteurs français ; mais on n’en saurait dire davantage ; ou du moins, c’est autre chose qu’il en faut dire, et, pour conclure, laissant là ces questions de vanité ethnique, dont nous n’éclaircirons jamais l’obscurité, ce que l’on impute encore à des qualités de race, il faut le rapporter désormais à sa véritable origine, qui est ici, comme aussi bien celle de toutes les grandes œuvres, le génie d’un seul homme.


III

« Qu’il a existé à la base de toute la tradition poétique de Tristan, un Poème unique, archétype commun de tous les romans connus, » — c’est textuellement le titre de l’un des chapitres de l’Introduction de M. Bédier ; et on le trouvera, je pense, assez clair. La démonstration de la thèse que M. Bédier y avance n’est pas moins claire, ni moins péremptoire.

Nous avons dit que nous avions des fragmens de Tristan, presque dans toutes les langues de l’Europe du moyen âge, et il semble au premier abord que cette abondance de textes implique une richesse infinie de la légende. Sans doute, sur le thème général du poème, — comme par exemple on le voit dans le roman en prose du XIIIe siècle, — se sont greffés des épisodes, empruntés eux-mêmes à d’autres légendes, comme celle de Lancelot, ou aux souvenirs de l’antiquité, à moins qu’ils ne soient de l’invention personnelle du trouvère ; et, ainsi, d’âge en âge, de poète en poète, la légende s’est agrandie jusqu’aux proportions d’un « cycle » romanesque ou épique ! Ce serait une erreur de le croire. Au total, M. Bédier nous dit, et il nous prouve, que « toute la tradition poétique relative à Tristan tient en quatre romans, celui d’Eilhart d’Oberg, celui de Béroul, celui de Thomas, et le roman en prose. » En d’autres termes, dans aucun des autres fragmens de Tristan qui nous sont parvenus, — et je pense que le poème de Gottfried de Strasbourg lui-même est compris dans le nombre, — il ne se rencontre un épisode qui déjà ne se trouve dans un de ces quatre romans, et quant aux plus significatifs de ces mêmes épisodes, ils figurent dans deux, ou dans trois de ces romans, ou dans tous les quatre. Ou, en d’autres termes encore, quelque hésitation que l’on puisse avoir sur tel ou tel détail, les contours de Tristan sont aussi nets, et aussi nettement définis, ils sont aussi arrêtés, que sont au contraire flottans ceux de la plupart de nos Romans d’aventures. Ce Tristan, dont nous n’avons pas de texte authentique et complet, n’est pas du tout ce qu’on appelle « un roman à tiroirs ; » il ne ressemble pas à ce que seront les Amadis, ou le Grand Cyrus, On y discerne de l’ordre, des intentions, un plan, du calcul, une composition savante, et, si j’osais encore aujourd’hui me servir de cette expression démodée, ce Tristan est un organisme. « Il y a progression logique de l’action d’une péripétie à l’autre, et ces péripéties sont subordonnées au développement des caractères une fois posés des personnages. »

C’est à la condition, il est vrai, que l’on y voie ce que nous y croyons voir nous-même, avec et après M. Bédier. Ces qualités se retireraient, pour ainsi parler, et nous échapperaient, si nous ne voulions voir dans Tristan que le déchaînement superbe et inconscient de la passion souveraine. Quelques épisodes, en ce cas, deviendraient même presque inintelligibles, et, notamment, pour n’en citer qu’un seul, celui du jugement ou de l’épreuve du feu ? Pour sentir les « intentions » du poète, et pour admirer en sécurité l’aisance, l’ingéniosité, la souplesse avec laquelle elles se plient, se subordonnent et s’unissent à l’intention générale, à l’idée mère et maîtresse du poème, il faut avoir bien vu ce que le remords de son crime, ou du moins ce que l’impuissance de se libérer de son amour, mêle de souffrance et de misère aux voluptés de Tristan. Il faut l’avoir entendu s’écrier : « Au Seigneur Dieu, roi du monde je crie merci, et le supplie qu’il me donne la force de rendre Iseut au roi Marc. N’est-elle pas sa femme, épousée selon la loi de Rome, devant tous les riches hommes de sa terre ! » En revanche, la clarté qui résulte de la supposition est si vive qu’entre les cinquante ou soixante épisodes qui sont itou le la « matière poétique » de Tristan, elle peut servir à reconnaître et à distinguer ceux qui devaient ou non faire partie du poème primitif. M. Bédier, si je ne me trompe, n’a pas dû lui-même recourir à un autre moyen pour procéder à sa « restitution » ou « reconstitution » de Tristan, dont on pourra sans doute, après cela, discuter quelques points, mais non pas la vraisemblance et le charme persuasif. Mais, justement, qu’est-ce que cela prouve, sinon que son interprétation de Tristan est la bonne ? Pour que Tristan soit Tristan, oui, c’est bien ainsi qu’il faut l’interpréter, puisque cette interprétation nous le rend à la fois plus clair, plus tragique, et plus original. Et ces observations nous ramènent à la thèse de M. Bédier. « quelqu’un, un jour, a nécessairement combiné ce plan, superbe de force et d’ingéniosité : » quelqu’un, c’est-à-dire un vrai poète, un grand poète, qui peut-être était un Celte, puisqu’on a bien prétendu que Shakspeare en serait un, mais qui, comme Shakspeare également, quelle que soit son origine, avant d’être Celte, ou Français de France ou de Normandie, était lui-même, et l’est encore.

Cette supposition, si vraisemblable en général, c’est-à-dire dans tous les cas analogues et, dans le cas particulier de Tristan, si conforme aux données du problème d’histoire littéraire, a deux autres suppositions contre elle, et deux suppositions dont on aura sans doute quelque peine à triompher. Ce qui du moins ne paraît pas douteux, c’est que, tout accréditées qu’elles soient, la supposition de M. Bédier leur porte un coup sensible et que nous voudrions pour nous qui devînt décisif.

On nous enseigne, en effet, — depuis que la critique allemande au XVIIIe siècle, a mis l’Iliade en chansons, et Homère en morceaux, — que nos Romans de la Table Ronde, comme nos Chansons de Geste, et comme toutes les antiques épopées, Volks-Epen, les épopées de primitive formation, ne seraient que des « agrégats, » ou, comme ils disent, des « conglomérats » de cantilènes ou de lais, rassemblés et soudés ensemble par une succession de trouvères qui les auraient ainsi d’âge en âge conduits de leur forme première, brève, rude et encore haletante, jusqu’aux interminables développemens de la Bibliothèque Bleue. — La différence de la cantilène et du lai, rappelons-le pour mémoire, en passant, c’est que la cantilène est un chant lyrique, une ode, et le lai, généralement plus ample, ou plus long, est un court poème narratif. — Il nous est parvenu, je crois, peu de « cantilènes, » et au contraire, nous avons un certain nombre de « lais, » dont plusieurs se rapportent à Tristan. Le poème de Tristan ne serait que la fusion ensemble de ces « lais. » « Chez Eilhart d’Oberg, nous dit l’un, la légende apparaît encore comme un conglomérat de scènes et d’épisodes détachés, qui sont très artificiellement enchaînés. » Et un autre : « Le poème de Béroul, bien qu’on puisse le dire construit assez solidement, laisse pourtant à tout moment voir les soudures des pièces qui l’ont formé. Il fait comprendre comment des chants épisodiques est sorti un poème biographique, comment de la réunion des Lais est sortie l’Estoire. » Voilà des affirmations bien tranchantes ; et nos érudits semblent ici bien sûrs de leur fait. Les soudures sont-elles si visibles ? La maladresse ou la gaucherie des transitions prouvent-elles ce qu’on leur fait dire ? Je connais peu de transitions plus embarrassées que celles de Boileau, dont on n’a jamais dit cependant que les Épîtres ou les Satires fussent des conglomérats de lieux communs de morale. Et puis, on aimerait que nos érudits se fussent expliqués plus nettement.

Car que veulent-ils dire ? Que le Roman de Tristan, non plus qu’aucune Chanson de Geste, n’est sorti tout armé du cerveau de son auteur, quel qu’il soit ? C’est le cas, répondrons-nous, de toutes les choses humaines, et, en particulier, de toutes les œuvres littéraires, de l’Enéide, comme de l’Iliade, et du Roland furieux comme du Ramayana : — Nihil est simul inventum ac perfectum. Une étude, même superficielle, des sources de l’Énéide les révèle d’abord infinies. Et combien y trouvera-t-on d’épisodes que quelque poète grec ou latin, quelque rhéteur ou quelque conteur, n’ait traité avant Virgile ? On ne s’est pourtant jamais avisé de dire que l’Enéide fut un agrégat de cantilènes ou de lais. On ne le dira même pas de la Légende des siècles, et encore que les divisions y soient, pour ainsi parler, toutes faites. On se contentera de dire que Victor Hugo qui, dans le sens matériel du mot, a « inventé » la Rose de l’Infante, n’a pas « inventé » le Lion d’Androclès. Pareillement, Chansons de Geste et Romans de la Table Ronde. Il est vraisemblable, il est probable, il est certain que plusieurs des épisodes dont l’ensemble et l’enchaînement forment la légende de Tristan, ont existé et vécu de leur vie propre et indépendante avant Tristan, et en dehors de tout rapport avec la légende. Le conte du cheveu d’or, par exemple, ou celui du chien Petit Cru, — qui portait au cou un grelot magique dont le tintement faisait oublier à ceux qui l’entendaient toutes leurs misères et tous leurs chagrins, — n’appartiennent pas nécessairement à la légende de Tristan. Ce grelot pourrait tinter dans toutes les histoires où l’on souffre. Il est probable et même certain que l’auteur de Tristan, de quelque nom qu’on le nomme, et à quelque race d’hommes qu’il appartienne, n’a pas trouvé, « le premier, » des aventures tellement singulières et neuves, que personne au monde, avant lui, n’en eût eu même une vague idée. Mais il est certain aussi que, si c’est cela qu’on veut dire, on ne dit rien que de parfaitement banal, et j’ose ajouter, de parfaitement vain, si de plus on ne nous dit quand et comment, sous quelle influence et pourquoi, en vertu de quelles affinités secrètes, ces lais épars se sont rejoints, ont concouru à la formation d’une légende unique, et finalement ont constitué le poème que nous possédons. Nos cathédrales gothiques, Amiens ou Notre-Dame de Paris, ne sont aussi que des « conglomérats » de moellons.

Mais c’est qu’on veut dire autre chose, et la théorie va plus loin. On veut dire que le Roman de Tristan ou la Chanson de Roland sont des « créations spontanées du génie populaire ; » et peut-être même la théorie, qui est en somme une théorie romantique, n’a-t-elle été inventée que pour cela. « Il y a quelqu’un, dit-on couramment, qui a plus d’esprit que Voltaire, et c’est tout le monde ; » et je n’en sais rien, mais je ne le crois pas. Pareillement, c’est du « peuple, » c’est de la foule anonyme et obscure, que sortiraient les grandes inspirations, celles qui tantôt soulèvent les peuples, comme dans nos Océans une vague de fond, et celles qui, comme ici, ravissent l’humanité dans l’infini du rêve. Ce n’est point le génie d’un homme qui parle dans Tristan, mais l’âme d’une race qui se révèle. Cette profondeur d’accent, cette flamme de passion, cette générosité d’inspiration, tout cela passe, en quelque sorte, la mesure d’un homme. Il en est, à cet égard, de la poésie, comme des langues elles-mêmes qui lui servent à s’exprimer, dont les grammairiens essaient vainement de « fixer » le cours, et dont les écrivains, si on les laissait faire, dénatureraient le génie. Mais le peuple est là, qui veille, sans en avoir l’air, d’ailleurs, et dont le rude bon sens fait justice de toutes ces entreprises. De même donc que c’est lui qui ramène la langue à ses véritables sources, ainsi c’est lui qui ramène l’art à la nature, en le ramenant au désintéressement et à la naïveté de l’observation. C’est lui aussi dont le grand cœur, ouvert de toutes parts aux inspirations larges et généreuses, comprend et excuse ce qu’il peut y avoir de noble, et, en tout cas, de profondément humain, dans le déchaînement de la passion la plus coupable, lui qui pardonne à Iseut comme il pardonne à Francesca, lui encore qui, mettant la sincérité au-dessus de tout, voit large, et môle au jugement des actions des hommes cette compassion sourde sans laquelle la justice même, ne serait qu’un autre nom de l’implacabilité. C’est lui… mais je n’en veux dire pas davantage aujourd’hui sur ce thème, et je nie borne à noter que, si les opinions de M. Bédier sur Tristan, auxquelles on a vu que nous nous associions, rencontrent quelque part un obstacle, ce sera là, dans cette croyance que tout favorise autour de nous, et dont je ne sais ce qu’il pense pour sa part, mais que, pour la mienne, je considère comme absolument fausse. En littérature comme en art, une grande œuvre est toujours l’œuvre de quelqu’un.

Concluons donc que le Roman de Tristan est l’œuvre d’un grand poète inconnu, et que tous les fragmens qui nous sont parvenus de la légende n’étaient, quand ils existaient encore chacun dans son intégrité, que des imitations ou des remaniemens de ce poème primitif. Ce poêle était-il Picte ou Gallois, Armoricain ou Anglo-Normand, Allemand ou Français ? nous l’ignorons, mais nous disons qu’il n’importe guère, ou du moins pas plus qu’il ne nous importe, quand nous voyons jouer Hamlet ou Othello, que Shakspeare soit Anglais ou d’une autre race. Pour composer son poème, ce poète a d’ailleurs, comme tous les poètes, « pris son bien où il le trouvait, » et, avant de faire entrer dans son œuvre les élémens qui la constituent, il ne s’est point demandé si les uns étaient « celtiques, » et les autres grecs ou latins, mais il les a ployés à son usage, et la valeur en est ainsi devenue très supérieure à leur valeur d’origine, quelle qu’elle fût. C’est en lui, dans son génie, et non pas dans le « folklore » qu’il a trouvé l’idée qui vivifie tous ces élémens d’une vie nouvelle, qui les subordonne les uns aux autres, et qui, d’une compilation qu’ils risquaient d’être en des mains plus vulgaires, en a fait l’une des « combinaisons » les plus harmonieuses qu’il y ait dans l’histoire de la poésie. et son malheur, ou plutôt le nôtre, a voulu qu’au cours des temps la « combinaison » se perdît, mais on en retrouve la force et le charme presque dans toutes les imitations qui nous en sont parvenues ; et l’idée était si belle, elle était si féconde, elle touchait si profondément quelques-unes des fibres les plus délicates et les plus secrètes de l’humaine sensibilité, que, même s’il ne survivait de Tristan et Iseut qu’un titre, et cette idée, c’en serait encore assez pour faire du poème une des grandes œuvres de l’humanité.


Que les érudits louent maintenant, et remercient M. Bédier de la manière savante et critique dont il a « réédité, » pour leur usage, le texte de Thomas, nous l’en remercierons et nous l’en louerons nous aussi. Ils s’y connaissent mieux que nous, et nous ne pouvons donc en ceci que les suivre. Mais nous le remercierons surtout d’avoir écrit cette Introduction. Ce sont des Introductions de ce genre, de ce caractère littéraire, de cette ampleur et de cet intérêt, qui font défaut dans la plupart des publications de la Société des Anciens Textes français. Et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que la plupart du temps les auteurs de ces publications, si leurs Introductions n’égalaient pas toujours en intérêt celle de M. Bédier, pourraient du moins en écrire de fort intéressantes. Mais ils affectent de le dédaigner. On dirait qu’ils sont jaloux de l’objet de leurs études, et que la littérature française du moyen âge n’aurait plus le moindre attrait pour eux, s’ils n’en hérissaient les approches de leurs fortifications grammaticales, philologiques et pédantesques. C’est assurément pourquoi, d’une manière générale, dans le grand public, la littérature du moyen âge est encore si mal connue. Oserai-je même dire que si nos médiévistes, ou du moins quelques-uns d’entre eux la connaissent admirablement, c’est en elle-même et non pas, comme nous le voudrions pour notre instruction, dans ses rapports avec la littérature générale ? Là, pourtant, comme l’a fait observer depuis longtemps. Gaston Paris, là est le grand intérêt qu’elle présente, dans la perpétuelle comparaison qu’elle exige avec les littératures étrangères, si, manquant encore d’art dans la forme, c’est, donc le fond surtout qui en importe. M. Bédier est de l’école de Gaston Paris. Et persuadé, que nous ne saurions lui être plus agréable qu’en terminant ainsi cet article, nous dirons que Gaston Paris eût certes discuté, mais il eût approuvé hautement cette Introduction.


F. BRUNETIÈRE.

  1. Je ne vois guère que ce passage des Enfances Tristan qui autorise le langage de G. Paris : « Tandis que les Norvégiens cinglaient vers des terres inconnues, Tristan se déballait, ainsi qu’un jeune loup pris au piège. Mais c’est vérité prouvée, et tous les mariniers le savent : la mer porte à regret les nefs félonnes, et n’aide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se souleva furieuse, enveloppa la nef de ténèbres, et la chassa huit jours et huit nuits à l’aventure. » La traduction est celle de M. Bédier, dans son Roman de Tristan et Iseut, p. 25.
  2. Voici, d’après le Roman de Tristan, la description de Tintagel : « Des prairies l’environnaient, des vergers, des eaux vives, des pêcheries et des terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le château se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et engins de guerre, etc. »
  3. On nie quelquefois que les mots aient une figure ou une physionomie : je demande aux partisans de la réforme de l’orthographe, s’ils oseraient écrire ici « le filtre : » et soutenir qu’ils ne l’ont pas dévisagé !