Trois ans en Canada/14

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CHAPITRE XIV
entre jeunes gens

Lecteurs, pénétrez de nouveau avec moi dans cette maison de la rue Buade, où pour la première fois je vous ai présenté le général Montcalm et Robert.

Nous nous retrouvons encore dans la chambre d’entrée ; comme la première fois le général est assis auprès d’une table toute chargée de papiers, que M. de Bourlamaque parcourt avec attention.

Le plus grand silence règne dans l’appartement. Mais soudain le général se lève avec impatience et regarde son lieutenant.

— Ainsi, dit-il, tous ces comptes ont été payés ?

— Oui, général, ordre de l’intendant Bigot.

— Cependant, un grand nombre étaient faux et demandés pour des articles qui n’ont jamais été fournis à l’armée. C’est ainsi que tandis que des milliers de braves guerriers s’efforcent de rehausser dans ce pays la gloire militaire, des administrateurs infidèles prennent à tâche de dilapider ses finances. Ne sommes-nous pas dans un temps assez critique ? faudra-t-il encore être contraint de réduire la ration de pain et de viande des troupes pour enrichir d’indignes fonctionnaires ?[1]

Et Montcalm se mit à parcourir la chambre à grands pas.

— La corruption, disait-il comme se parlant à lui-même, elle a commencé à marcher le front haut sous l’administration de M. de la Jonquière, maintenant, elle ne peut s’arrêter.

Puis, après un moment de silence, il reprit.

— Au moyen d’un sacrifice d’argent de la part du Gouvernement français, pour l’envoi de nouvelles troupes en nombre suffisant, nous pourrions avoir de véritables avantages sur l’armée anglaise, Webb n’ose sortir du fort Édouard. M. Dubois de Lamothe tient bloqués dans Chibouctou Milord Lawdon et l’escadre anglaise avec douze vaisseaux de ligne et cinq frégates, encore malgré l’abandon du Gouvernement français, peut-être parviendrons-nous à faire quelque chose, si les administrateurs veillaient avec plus d’intelligence aux intérêts de la colonie ; que peuvent des soldats mourant de faim. Si nous n’avons de secours, il est probable que la famine exercera de terribles ravages cet hiver.

Avec une âme désintéressée comme en possédait Montcalm, on conçoit combien la cupidité lui paraît hideuse ; lui qui se sacrifiait tout entier, s’oubliant lui-même, n’était-il pas pardonnable d’exprimer ses regrets sur la conduite de plusieurs de ceux qui l’entouraient.

En ce moment, on frappa à la porte et M. de Marville entra.

Robert n’était plus le même. Sa démarche était vive et alerte, sur tous ses traits se lisait la joie.

— Comme vous voilà joyeux, lui dit Montcalm, sans doute, vous avez une bonne nouvelle à m’apprendre.

Robert serra fortement la main que le général lui tendait.

— Oui, répondit-il, votre bonté me commande de vous confier ce que je vous ai caché jusqu’ici.

— Alors ce ne sera qu’en chemin, car j’ai promis de me rendre à la réunion que les amis de M. d’Estimauville lui donnent ce soir pour fêter sa vie de garçon, c’est demain qu’il dit adieu à la vie de bachelier, il choisit une charmante personne ; il a mis entièrement les intérêts de côté.

Mlle Simard ne lui apporte aucune dot ! fit M. de Bourlamaque.

— Il n’en sera pas moins heureux pour cela, pour moi, je ne l’en estime que davantage, un tel désintéressement se rencontre rarement de nos jours.

En parlant ainsi, le général avait pris son chapeau et mis son pardessus.

— Allez-vous demeurer ici, Bourlamaque, fit-il.

— Oui, général, jusqu’à votre retour.

Durant le trajet, Robert raconta à Montcalm ce que nous savons.

— Comment, s’écria le général, lorsque Robert eut terminé, ai-je été assez imbécile pour ne pas deviner qu’avec un cœur comme le vôtre, vous ne pourriez demeurer trois mois sous le même toit que Mlle Auricourt sans l’aimer, et moi qui me creusais la tête pour vous trouver une personne qui put dissiper vos chagrins, tandis que c’était précisément cette personne qui en était cause.

Tout en parlant ainsi, ils étaient arrivés à la rue St. Louis, qui était le but de leur marche. Ils frappèrent à la porte de la première maison. On vint ouvrir, un rayon de lumière filtra au dehors, tandis que de bruyants éclats de rires partaient du dedans. Montcalm et son compagnon entrèrent.

C’est là que nous allons retrouver réunis les jeunes critiques du bal du gouverneur ; qui en ce moment sont tous absorbés dans une discussion sur le mérite des femmes auteurs.

— Moi, disait M. de Beaumont, je déteste les femmes qui écrivent, en affichant ainsi les talents qu’elles peuvent avoir, il me semble qu’elles sortent complètement de leur rôle, mon opinion est que la femme doit demeurer dans l’ombre : je suis tout-à fait anglais à ce sujet.

— Et tout-à-fait entier dans vos idées, reprit M. d’Estimauville, selon vous les talents intellectuels ne peuvent être qu’un défaut apporté aux qualités de celle que vous choisissez pour être la mère de vos enfants.

— Je ne choisirai jamais une femme auteur, dont le seul but est de briller, pour elle, son intérieur est complètement oublié.

Parbleu, en cela je ne pourrais vous blâmer, si la femme qui écrit ne peut être autrement, mais n’admettez-vous pas qu’il y ait des exceptions ?

Ah ! les exceptions, fit Louis en riant, voilà ce qui m’a toujours fait détester la grammaire, je ne puis les souffrir.

Il y eut un moment d’hilarité ; mais M. d’Estimauville ne se déconcerta pas ; il voulait gagner la cause qu’il avait commencé à plaider.

— Blâmeriez-vous, dit-il, la femme qui n’écrit que dans ses moments de loisir, non pour acquérir la renommée, mais uniquement parce que c’est pour elle un délassement de l’esprit ?

— Dans ce cas, reprit Louis, la femme d’un esprit supérieur ne se pliera jamais.

— Vous vous trompez, mon cher, la femme véritablement intelligente, sera celle qui comprendra le mieux que le premier et le seul but de sa vie, doit être de faire le bonheur de son mari et de ses enfants, ne croyez pas que pour laisser son nom à la postérité, elle négligerait ceux qui lui sont si chers, et comment pourrait-on expliquer cela autrement si les facultés morales les plus élevées, que Dieu nous a données, et qui nous le font connaître, ne nous faisaient acquérir la sagesse ; à quoi donc serviraient-elles ? Croyez-vous que celle qui rêve et décrit le bonheur, ici-bas, sera celle qui par sa propre faute s’en éloignera le plus. Ceci serait tout à fait hors de logique. Que trouvez-vous donc à blâmer dans une imagination vive. Pourquoi celle qui a des idées générales et qui vous montre ce que vous avez vous-même éprouvé, mais que vous n’auriez pu définir, serait moins capable d’acquiescer à nos désirs, que la femme timide et cachée qui garde en elle-même toutes ses impressions. Certainement la principale qualité que je chercherais chez une femme ne serait pas les talents ; mais s’ils se trouvaient joints aux autres, je ne pourrais que m’en féliciter et je m’estimerais heureux de les rencontrer chez celle que j’aurais choisie.

— Bon avec ton imagination romanesque qui fleurit tout, tu vas finir par nous faire adopter tes idées.

— Et c’est le bon moment de les prendre M. Duval, ajouta le général en s’avançant. M. d’Estimauville ne se contente pas de dire, je choisirai, il a choisi et vous donne le bon exemple, il ne veut pas qu’on le décore du vilain nom de vieux garçon.

Chacun s’était levé pour saluer le marquis.

— Mais vous ne calculez pas, général, reprit Louis, que s’il n’y en avait pas quelques-uns de mon espèce, les hommes de mérites comme M. d’Estimauville ne pourraient être appréciés à leur juste valeur.

— C’est vrai, mais j’aimerais mieux que vous ne fussiez pas un de ceux qui sont destinés à faire briller leur voisin, car enfin celui qui se bat, comme vous l’avez fait à William Henry, doit avoir à cœur de laisser, après lui à sa patrie, des enfants, pour perpétuer sa mémoire et servir comme leur père, leur roi et la France.

Après cet éloge, Louis ne put faire autrement que de s’avouer vaincu et de reconnaître qu’il avait tort.

Une magnifique table était servie, l’on avait attendu le général ; alors chacun y prit place. Cependant, un siège demeurait vacant. Louis en fit la remarque à M. d’Estimauville.

— C’est de Blois qui manque, répondit ce dernier, vous savez que depuis le bal du gouverneur, il est très assidu auprès de Mademoiselle de Montfort, je suppose que c’est chez elle qu’il est retenu ce soir.

— Quel drôle de garçon, reprit Louis, il poursuit son but avec une persévérance digne d’un meilleur sort. Mlle de Montfort est d’une excentricité tout à fait crâne, figurez-vous qu’elle ne veut épouser qu’un héros, et ce pauvre de Blois qui est d’un caractère bien placide, court une grande chance d’être longtemps avant d’en être un, mais il est juste qu’il se tracasse un peu l’esprit pour gagner une fortune.

En ce moment, ils furent interrompus, le général s’était levé et proposa la santé des futurs mariés : il parla longtemps et fut bien goûté de toute l’assemblée. M. d’Estimauville répondit, remerciant avec émotion son général des vœux qu’il venait de faire pour son bonheur.

Ensuite Montcalm se retira pour aller retrouver son aide de camp.

La Fiancée de M. d’Estimauville

Le marquis était un homme d’une activité extraordinaire ; il ne pouvait demeurer longtemps inoccupé, infatigable au travail, son esprit était toujours occupé à de nouveaux projets. Ce fut heureux pour lui de posséder un tel caractère, car en arrivant de France, toutes ses espérances et son courage se seraient évanouis en constatant le peu de forces que possédait la colonie. Avec les renforts qu’il amenait, les troupes ne s’élevaient qu’à trois mille sept cent cinquante deux hommes de milice canadienne et quelques centaines de sauvages.

C’était avec cette poignée de gens qu’il devait se défendre contre les Anglais, supérieurs en si grand nombre.

Il ne se découragea pas et, malgré les trahisons des peuplades indigènes, malgré l’insuffisance des secours venant d’Europe, il sut conserver pendant trois ans ce vaste territoire à la France, et quelle reconnaissance lui fut témoignée par la mère-patrie ? Tandis que l’Angleterre ramenait triomphalement le corps de Wolfe, les restes de Montcalm demeuraient oubliés sur une terre étrangère. Il ne devait même pas dormir avec ses pères sous le ciel de sa patrie. Il demeurait enseveli dans la chapelle des Ursulines à Québec, sans qu’aucune inscription ne vint indiquer là sa présence.

Ce ne fut qu’en 1831 qu’un gouverneur anglais, Lord Aylmer, fit placer dans cette chapelle une plaque en marbre blanc, où on lisait :

« Honneur à Montcalm, le destin, en le privant de la victoire, l’a récompensé par une mort glorieuse. »

C’est ainsi que l’Angleterre, seule, rendit justice à sa valeur…


Le lendemain, la Cathédrale était remplie de la société de Québec, qui venait assister au mariage de Mlle Simard et M. d’Estimauville.

La mariée entra pâle et émue ; cependant son regard était rempli de joie, car le oui sacramentel qu’elle allait prononcer était pour elle le présage du bonheur : ce oui qui par beaucoup, hélas, est proféré aux pieds des autels, le désespoir dans l’âme. Pour Mlle Simard, elle aimait, elle était aimée, aucun nuage ne pouvait attrister son front pur ; confiante en l’avenir, la jeune fille s’agenouilla aux pieds du prêtre, heureuse de remettre sa destinée à celui que son cœur avait choisi.

Hortense cachée derrière un pilier priait et pleurait. Madame de Staël dit que nous avons toujours un pressentiment de ce qui doit nous arriver dans la vie. Je crois qu’elle a raison.

Pour Mlle de Roberval, elle était dans un de ces moments où l’avenir passe devant les yeux ; la jeune fille pensait à M. de Raincourt à tout ce qui la séparait de lui, et quelque chose lui disait « Non, non, jamais vous ne serez unis ».

Abimée dans ses réflexions, elle ne s’était pas aperçue que la noce avait défilé et que l’Église s’était entièrement vidée. Aux sons harmonieux de l’orgue avait succédé le silence le plus complet.

Combien dura cet oubli de tout ce qui l’entourait, on n’en sait rien ; lorsque Mlle de Roberval releva la tête, elle aperçut le capitaine, debout près d’elle, qui la regardait prier. Un cri fut près de s’échapper de ses lèvres.

Relevez-vous Hortense, murmura-t-il, il y a assez longtemps que vous priez, venez au dehors.

La jeune fille obéit machinalement et suivit M. de Raincourt.

Lorsqu’ils eurent quitté l’église, Félix lui offrit son bras, Hortense était si pâle, qu’il craignait qu’elle ne s’évanouit. Il la conduisit à un banc qui se trouvait appuyé sur un grand chêne, et tous deux y prirent place. À leur approche, un oiseau qui chantait dans l’arbre s’envola, Hortense le regarda disparaître, avec tristesse, et quand elle abaissa ses regards sur son fiancé, une larme perlait au bord de sa paupière.

— Pourquoi vous chagriner ainsi Hortense ?

— Je sais que vous partez pour Carillon.

— C’est vrai, il m’en coûte beaucoup ; mais du moins je pars un peu rassuré sur votre sort ; puisque votre tuteur est revenu à de meilleurs sentiments et que vous êtes maîtresse de vos actions maintenant.

— Ce changement m’effraie ; vous ne connaissez pas mon tuteur, Félix, il n’abandonne jamais ses projets ; s’il me laisse libre, c’est qu’il a trouvé un autre moyen de parvenir à son but ; je crains qu’il ne s’attaque à vous.

— Chère Hortense, votre sensibilité vous effraye à tort ; M. de Carre n’osera rien contre moi. Si maintenant il agit en gentilhomme avec vous, c’est qu’il a compris que sa conduite passée aurait pu lui faire tort. J’aurais employé tous les moyens pour vous faire mettre en liberté et pour lui enlever les droits qu’il a sur vous. Vous voyez qu’il a profité de mon absence pour user du pouvoir que la loi lui donne.

— C’est vrai, Félix, lorsque je suis avec vous, toutes mes craintes s’évanouissent, je me sens forte de votre protection, il me semble qu’aucun malheur ne peut nous atteindre, lorsque je vous vois ; mais en votre absence, mon esprit est assailli de mille craintes, je vous vois exposé à maints dangers, tendus par mon tuteur et je vis dans une anxiété continuelle.

— Pauvre enfant, au nom de mon amour, je vous supplie de ne pas vous laisser impressionner de semblables idées, qui ne sont que chimériques. Je vois que votre captivité vous a enlevé votre courage d’autrefois, mais il ne faut pas vous attrister pour cela ; promettez qu’à l’avenir vous ne vous rendrez plus malheureuse à cause de moi, si vous voulez que je parte tranquille. Songez que malgré les ennuis, les déceptions, le temps s’écoule, dans dix-huit mois vous serez libre, alors personne ne pourra nous séparer ; vous avez assez souffert pour pouvoir espérer d’être heureuse.

La jeune fille leva ses yeux bleus sur le capitaine, dans ce regard, M. de Raincourt comprit qu’on lui accordait la promesse demandée, et que déjà les sombres pensées qui oppressaient sa fiancée se dissipaient, pour faire place à l’espérance.

En effet, quel est celui qui peut mieux consoler l’âme souffrante, si ce n’est l’être aimé ; quelle voix peut avoir ses accents !

— Oui, ma petite Hortense, nous serons heureux, continua-t-il, en l’entourant d’un regard d’amour, je bâtirai un joli castel ; sur les bords de la rivière Ste. Croix, là, nous passerons les premières années de notre union, puis plus tard, lorsque le pays sera en paix, nous retournerons en France, pour habiter le château de votre père. Vous serez entourée de nouveau, de tous les objets que vous aimez, et que vous n’avez revus depuis la mort de vos parents. Nous reprendrons vos anciens et fidèles serviteurs, qui voua aiment tant ; nous nous promènerons ensemble, dans les allées touffues du grand parterre, où souvent, dans votre enfance, j’ai joué avec vous à cache-cache. Vous rappelez-vous de l’étang où, un jour, vous tombâtes ; j’eus le bonheur de me trouver tout près, et j’arrivai à temps pour vous retirer de l’eau, où vous alliez disparaître. Qui m’eut dit alors lorsque je vous remis aux bras de votre mère, qui était accourue, toute en larmes, que l’affection que j’avais pour vous, devait se changer un jour en l’amour le plus tendre ; que vous deviendriez pour moi plus que tout au monde ? Combien d’événements imprévus se passent dans la vie, que de changements s’opèrent dans quelques années. Qui m’eut dit Hortense que nous devions tous deux traverser l’Océan, pour venir habiter ce pays lointain ? Vous voyez que la Providence nous protège, puisqu’elle a permis que nous nous retrouvions ici.

Ce fut en lui parlant ainsi longtemps de ses rêves d’avenir et de riants projets, que le capitaine parvint à chasser entièrement les nuages qui attristaient quelques instants auparavant le front de sa fiancée. Ce fut donc avec moins de regrets qu’il put lui faire ses adieux, à la porte de la demeure de M. de Carre, car il partait le lendemain pour Carillon et lorsqu’il porta à ses lèvres, la petite main de Mlle de Roberval, il eut la satisfaction de lui entendre dire.

— Maintenant, je crois qu’il sera moins difficile pour moi de tenir ma promesse ; mais revenez au plus tôt, les jours sont si longs durant votre absence et j’ai besoin que vous veniez soutenir mon courage.

Ils se séparèrent ainsi, plus heureux tous deux que lorsqu’ils s’étaient rencontrés : car un moment de bonheur fait oublier bien des peines et chasse les soucis de l’avenir.


  1. La disette se faisait sentir depuis 1755, où il y avait eu à Québec une espèce d’émeute, à cause de la rareté du pain et des viandes de boucherie. Historique.