Trois ans en Canada/20

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CHAPITRE XX
désespoir.

Le lendemain, lorsque Géraldine vit les heures s’écouler sans revoir Robert, une cruelle anxiété s’empara d’elle. Elle envoya François s’informer de M. de Marville.

On lui fit répondre que, depuis la veille, il n’était pas rentré chez lui.

— Il lui est arrivé malheur, s’écria-t-elle, j’en suis certaine, et la pauvre enfant fondit en larmes.

Tandis que notre héroïne se désespérait ainsi, Robert était retenu prisonnier dans une affreuse caverne, plongé dans les ténèbres.

Combien il souffrait en pensant à sa fiancée, qu’allait-elle devenir sans lui, seule au monde, sans protection.

Qui le retenait loin de Géraldine ? S’il se trouvait face à face avec son ennemi ! mais il ne pouvait rien, ses membres étaient enchaînés et depuis la veille, il n’avait vu personne ; ceux qui le retenaient lui avaient mis un pain et une cruche d’eau près de lui et ne s’étaient pas remontrés depuis. Pourquoi le gardait-on ? que voulait-on faire de lui ? combien durerait sa captivité ?

Voilà, toutes les questions que le jeune homme s’adressait et qu’il ne devait pouvoir répondre, hélas, que plusieurs mois plus tard.

Pour Mlle Auricourt, après avoir passé tout le jour dans des transes mortelles, elle eut un moment de consolation. Madeleine vint la prévenir que le domestique de M. de Marville demandait à la voir.

La jeune fille se hâta de descendre.

— Mon maître est parti ce matin pour Montréal, dit le serviteur, en s’avançant vers elle, il n’est pas rentré chez lui depuis hier ; mais il m’a chargé de vous remettre cette lettre en personne.

Géraldine la saisit, le remercia et courut s’enfermer dans sa chambre pour en prendre connaissance.

M. de Marville lui disait en effet qu’il était parti le matin même pour Montréal ; qu’il y serait peut-être longtemps ; mais de ne pas s’inquiéter, qu’il lui écrirait bientôt et expliquerait la raison de son départ subit. Puis le jeune homme terminait en l’assurant de son affection.

Cette lettre rassura un peu Géraldine ; mais elle n’était pas satisfaite et se sentait inquiète, il lui semblait qu’il y avait un air de froideur inaccoutumée dans cette lettre.

La jeune fille néanmoins se résigna à attendre patiemment une seconde missive de son fiancé.

Deux autres lettres lui parvinrent dans l’espace d’un mois, puis une dernière qui vint briser tous ses rêves d’avenir. Elle était conçue en ces termes.

Mademoiselle

Après avoir bien songé à l’acte important que j’allais bientôt accomplir, j’ai cru plus sage de rompre un engagement qui nous mettrait tous deux dans la misère. Avec la minime pension que vous a laissée votre père, vous êtes à l’abri des privations que nous aurions à supporter en nous mariant ; et je vous aime assez pour préférer m’éloigner et m’efforcer de vous oublier, que de vous voir pleurer sur le sort de vos enfants.

Adieu, je vous souhaite de rencontrer quelqu’un plus digne que moi de vous rendre heureuse.

Robert de Marville.

En prenant connaissance de cette lettre, Géraldine s’évanouit.

Le bruit qu’elle fit en tombant sur le sol, attira Madeleine ; en apercevant sa jeune maîtresse privée de sentiments, elle la saisit dans ses bras et la porta sur le lit, appela François et l’envoya en toute hâte quérir un médecin, tandis qu’elle baignait les tempes de la jeune fille avec de l’eau froide et lui faisait respirer des sels.

Ce ne fut qu’au bout de plusieurs heures, que Géraldine recouvrit connaissance.

Elle ne se rappelait de rien ; mais bientôt ses yeux tombèrent sur la fatale lettre demeurée ouverte sur la table ; alors les sanglots soulevèrent sa poitrine.

— Robert, Robert, murmura-t-elle à travers ses larmes, est-ce là la foi que tu m’avais jurée ? Quoi n’y a-t-il donc aucune loyauté en ce monde ? pourquoi vivre pour apprendre jusqu’à quel point est grande sa perversité. Ah ! je veux mourir, je veux mourir, répétait-elle en se tordant les bras de désespoir et parcourant sa chambre à grands pas, mon père, pourquoi m’avez-vous laissée seule ici-bas ?

De la demeure où vous êtes, venez chercher votre fille infortunée ; elle ne peut plus supporter la vie.

Disant, Géraldine se laissa tomber à genoux, devant un grand cadre, représentant le Christ pleurant au jardin des Oliviers, elle leva les yeux sur ce tableau et là, mêla l’amertume de ses larmes à celles que le fils de l’homme avait versées en cet endroit sur l’humanité que ses souffrances ne pourraient racheter tout entière et comme lui, la jeune fille répétait, de temps en temps.

— Mon père, mon père, éloignez de moi ce calice d’amertume.

Pauvre enfant, désormais, elle était seule au monde. Ce monde, que dis-je ! ce n’était plus un monde, c’était un aride désert, où sa voix ne trouverait plus d’écho.

La fiancée de Robert demeura là, longtemps, le regard fixé sur l’image du Dieu sauveur.

Pour quelques instants, elle oublia la terre ; sa pensée s’envola vers cette patrie inconnue, mais promise, et elle entendit ces paroles.

« Venez à moi, vous qui pleurez, car vous serez consolés. »

— Oui, murmura la jeune fille, j’irai frapper à la maison de Dieu et pour toujours ma vie sera consacrée au Seigneur ; la religion fait oublier, Robert, je te pardonne, je t’aimais trop. Un bonheur comme aurait été le mien n’est pas fait pour un mortel ; tu as pris mon existence, désormais rien ne peut me rattacher au monde, tout est mort pour moi, puisque son amour a cessé.

Robert, Robert.

Sa tête se pencha, ses larmes recommencèrent à couler et vinrent tomber brûlantes sur son sein.

Madeleine entra en ce moment.

— Ma chère maîtresse, s’écria-t-elle, vous vous rendez malade, que deviendrait votre pauvre servante si vous la quittiez ?

Et relevant la jeune fille, elle s’efforça de la consoler.

Géraldine se sentit émue de l’affection que lui témoignait sa nourrice ; mais elle ne put, néanmoins, lui cacher son chagrin, en songeant à toute la tendresse que M. de Marville avait eue, lorsque lui aussi s’efforçait de la consoler. Hélas, était-il vrai qu’après tant de preuves de son amour, il l’abandonnait ? Non, elle ne pouvait le croire, il était incapable d’une telle action, et pour quelques instants, Géraldine se rattachait à cet espoir, oubliant son malheur.

Mais cette lettre qu’elle froissait entre ses mains crispées ; c’était bien son écriture.

Il n’y avait plus de doute, c’était bien lui, lui qu’elle avait aimé à cause des nobles sentiments qu’elle avait cru deviner chez cet homme, qui aujourd’hui accomplissait l’action la plus basse.

La pensée la plus cruelle qui torturait tout son être était d’être obligée de s’avouer qu’il n’était pas digne de son amour.

C’était ainsi que son idéal qu’elle avait trouvé chez Robert, devait être brisé. Le piédestal sur lequel elle l’avait élevé, s’écroulait pour ne laisser dans son esprit que ces mots :

Perfide et lâche,