Trois contes sauvages/Deux enfants sauvage

La bibliothèque libre.
Trois contes sauvagesImprimerie de « La vérité » (p. 32-54).

DEUX

ENFANTS SAUVAGES


Une famille sauvage quitte un jour le fort Naskapi pour aller se fixer près du lac Manawan, et y vivre de chasse et de pêche pendant quelques semaines. Nous sommes à la période des longs jours. Le crépuscule et l’aurore se rencontrent, et pendant plus de 15 Jours la nuit cherche en vain à envelopper de ses ténèbres cette partie du Canada qui, au même moment, salue à l’occident le coucher du soleil et à l’orient, le lever de l’aurore. Quatre personnes composent cette famille indienne ; le père, la mère et deux enfants dont le plus vieux a six ans. La vie se passe bien paisible à l’ombre de leur petite tente de peaux de caribou. Chaque matin, le père, à l’aide de son petit canot d’écorce, va faire une visite à ses rets de babiches de caribou, dont les mailles de cinq pouces doivent contenir quantité de gros poissons. La pêche finie, il s’en revient sous sa tente, s’étend sur ses branches de sapin, se tourne sur le côté gauche, mange un poisson, puis se tournant sur le côté droit, en mange un autre, puis il bâille, tâche de s’endormir, puis ensuite de dormir ; qu’il réussisse ou non, les mâchoires vont toujours leur petit train, et chair et arêtes de poisson disparaissent dans le gouffre de son estomac. La femme travaille, elle travaille le matin, elle travaille, elle travaille le matin, elle travaille le midi, elle travaille le soir, elle travaille presque la nuit entière. Il faut préparer les peaux de caribou pour les habits, elle doit aller au loin chercher du bois pour la cuisine, et nous ne devons pas oublier que c’est à elle seule de veiller sur les enfants.

Les petits enfants jouent dans le sable de la grève ; des petits Canadiens de leur âge feraient des fours ; eux font des chaussées, des trappes ; avancent leurs petites mains en glissant pour imiter la loutre et se font presser les doigts par la baguette disposée de manière à écraser leur loutre imaginaire qui, généralement, meurt du premier coup. Il faut être bien ferme pour ne pas aimer à réussir du premier coup !

Leur vie est donc bien tranquille. Pas de bateaux à vapeur, pas de chemin de fer du Nord ou du sud, pas de journaux qui viennent leur parler de l’huile St.-Jacob ; pas d’élections, n’attendant par conséquent aucune place du gouvernement ; pas de boisson, ne pouvant enivrer personne ni acheter les consciences, « pour le plus grand bien de notre Patrie commune, pour conserver intactes les traditions d’une saine politique ». Ces peuples évangélisés, pratiquant notre sainte religion, seraient les plus heureux mortels du dix-neuvième siècle. Un proverbe dit : le bonheur qu’on veut avoir en ce monde, gâte celui qu’on a. Ces paroles ne doivent pas être à l’adresse des sauvages qui se contentent de bien peu. Un peu de caribou, du poisson et une écorce de bouleau pour faire un canot, voilà toute l’ambition des Rothchild des bois plus heureux, jouissant d’une meilleure santé et vivant plus vieux que ceux de Londres. Mais fermons la parenthèse et revenons à notre famille.

Un matin le père va voir à ses rets. Il les soulèvent tranquillement. Elles pèsent plus que de coutume, quelques gros poissons sont capturés : il faut donc y aller prudemment, car le lac est agité sous l’effet d’un gros vent. Tout à coup une houle plus forte que les autres vint soulever le canot et le jeter contre les « flottants » du rets. L’embarcation tourna et l’homme, mêlé dans les rets, disparut. Le vent entraîna le canot, la perche qui indiquait l’endroit où se trouvaient les filets le suivit, et le poids du pêcheur noyé a probablement entraîné les rets au fond du lac.

Les deux enfants dorment dans la cabane.

La mère est dans les bois cherchant quelques branches sèches…

Le plus vieux des enfants se lève, il voit son petit frère qui joue dans les cendres du foyer, il se met à jouer avec lui. Le jour s’avance, le plus jeune des enfants pleure et demande à manger et son petit frère de répondre : « Maman s’en vient, tiens regarde là-bas sur la montagne, elle recueille de belles petites graines rouges pour bébé. » Et les enfants de recommencer à jouer. Un quart d’heure se passe. Nouveaux cris de la part du cadet, que son petit frère cherche en vain à calmer. À la porte de la cabane, se trouvaient quelques poissons de la pêche de la veille. Poussés par la faim et par l’instinct de leur conservation, les enfants mangèrent ces carpes crues. Le plus vieux, debout près de la porte de la cabane, promenait des regards inquiets autour de lui. De temps à autre il appelait sa mère, sa faible voix ne recevait pas de réponse — À son tour il se mit à pleurer et pleura amèrement, de bien cuisantes larmes inondaient ses petites joues et sa mère n’était pas là pour les essuyer. Épuisé par les cris et ses pleurs abondants, il succomba à la fatigue. Combien de temps dormit-il ? il ne le sait pas. À son réveil il trouva son petit frère couché près de lui les yeux rougis par les larmes ; il avait donc bien pleuré, lui aussi !

Il regarde autour de lui : — papa, maman ; point de réponse. Son père n’y est pas, sa mère n’est point revenue.

Il sort de la tente et s’aventure à travers un sentier qui conduisait sur une haute montagne. Il appelle sa mère, l’écho lui renvoie le mot qui se perd dans le lointain. Il retourne en toute hâte vers son petit frère : petit frère viens vite chercher maman qui est à cueillir de belles graines rouges pour nous autres. Le petit enfant, souriant, part en tenant la main de son frère. Ils suivent un sentier bien battu gravissant péniblement une montagne ; l’ainé s’arrête plusiers fois pour crier à sa maman. Le moindre bruit qui se fait entendre lui jette à l’oreille le nom de sa mère ; il regarde de tous côtés mais rien que la profonde solitude.

Le plus jeune s’arrêtait de temps à autre pour manger des graines sauvages ; l’ainé, malgré son jeune âge, commençait à réaliser sa position. D’abondantes larmes coulent de ses yeux, il n’ose plus crier, il craint de contrister son petit frère, qui, tout joyeux, s’avance certain de rencontrer sa mère dans sa promenade.

Le soleil va disparaître, un vent glacial souffle du Nord, l’atmosphère se refroidit et une brume épaisse enveloppe la terre. Maman ! Maman où es tu ? L’écho même ne répond plus.

Le frère ainé promène des yeux hagards sur son petit frère que la fatigue a jeté sur la mousse. Celui-ci lassé de pleurer et de demander à manger s’endort de lassitude. L’ainé est debout, sa tête s’agite continuellement, se tourne de côté et d’autre, ses yeux cherchent quelque chose, son petit cœur bat avec violence, son œil est humecté de larmes, mais l’enfant est silencieux, pas un bruit, si ce n’est de temps à autre, un soupir longtemps comprimé qui s’échappe de sa poitrine. Il tremble de tous ses membres, la fatigue l’accable, mais il tient son œil toujours grand ouvert : sa mère va peut-être passer ! Un bruit se fait entendre. Maman, est-ce vous ? dit-il, d’une voix tremblante et à peine intelligible. Pour réponse un cri rauque vint déchirer son oreille. Un hibou perché sur un sapin rabougri, fit entendre son chant lugubre. Il faut avoir été perdu dans la profondeur de nos forêts et avoir entendu au milieu du silence de la nuit, les notes discordantes, le cri de mort de cet oiseau nocturne, pour se faire une idée de la frayeur qu’il peut causer.

Supposez-vous étendu sous votre tente ; le silence le plus parfait règne autour de vous, le battement de votre cœur est le seul bruit qui parvienne à vos oreilles ; tout à coup, sans transition aucune, un bruit épouvantable, semblable à celui d’une voûte qui s’écroulerait déchirant l’air en tous sens, vient vous fouetter l’oreille. Malgré vous, vous bondissez de votre couche et instinctivement vous portez la main au-dessus de votre tête comme pour parer un accident.

L’enfant, quoiqu’habitué à ce son étrange, s’écrase sur son petit frère, en poussant un cri aigu. Ce dernier se réveille ; il est transi de froid, il appelle sa mère et crie : j’ai faim, j’ai faim. Son ainé essaie de lui fermer la bouche et de lui faire comprendre qu’une grosse bête va les dévorer. Le plus jeune redouble ses cris.

Un long temps s’écoule et la « grosse bête » ne crie plus. D’ailleurs le soleil levant a dissipé la brume dans les airs et le frère ainé, tenant par la main le plus jeune, le conduit cueillir et manger des graines rouges.

Quant à lui, il mange à peine, il n’en a pas le temps, il regarde et regarde toujours de tous côtés. Sa mère est donc allée bien loin, puisqu’elle met tant de jours à revenir.

Quand il peut déterminer son petit frère à marcher, il s’avance en suivant un chemin bien battu qui n’est autre qu’un sentier de cariboux si nombreux dans le nord du Labrador. De temps à autre, il porte dans ses bras son petit frère, il ne veut pas s’arrêter, il a tant hâte de voir sa mère.

Le soleil va encore disparaître et au cri de : Maman ! Maman ! viens donc vite, tes deux petits enfants se meurent… pas de réponse.

Un objet noir cependant paraît dans le sentier. Mû par le désir, disons mieux, la nécessité de trouver quelqu’un ou quelque chose, le frère ainé s’avance avec précaution. L’objet est immobile, et placé de manière à barrer le passage des piétons. Il hasarde un faible cri, pas de réponse. Il fait quelques pas, laisse le sentier, décrit en marchant une ligne courbe ; il veut voir cet objet de côté. Il avance… s’arrête… contemple un moment puis recule, il venait de reconnaître un être humain gisant sur le sol. Il entend les gémissements de son petit frère ; il est sourd à ses cris ; il est préoccupé, sa jeune intelligence lui fait entrevoir un malheur. Est-ce maman qui est étendue dans le chemin ? Est-ce que maman serait morte ? se disait l’enfant ; Ah ! non, elle dort, elle est tombée de fatigue. Il s’approche avec défiance. Maman, dormez-vous ? maman ! Il voit son petit frère qui s’avance dans le sentier, il aime mieux attendre et lui laisser le soin d’éveiller leur mère, car s’il fallait qu’elle ne s’éveillât plus.

Le plus jeune enfant, âgé d’environ deux ans par l’habitude du regard, reconnaît sa mère, il bat ses petites mains, accélère le pas, un sourire paraît sur ses lèvres, une joie indicible dans son regard, des cris entrecoupés par des soupirs de bonheur s’échappent de sa poitrine depuis si longtemps malade. Pauvre petit ! que fais-tu ? Remercie Dieu d’être si jeune ! Ton tendre âge va t’épargner de constater un bien grand malheur. Il s’approche de sa mère, il lui passe ses petites mains dans la figure, veut l’éveiller. Maman ! maman ! il la tire par son habit, par ses cheveux ; puis il regarde son petit frère comme pour lui demander du secours, et il recommence de nouveau, mais sans succès ! Sa mère est morte ! Il voit un vase d’écorce rempli de fruits sauvages que sa mère lui apportait ; il commence à manger, sa petite tête appuyée sur la poitrine de sa mère et s’endort bientôt.

Le plus grand, ou mieux, le moins petit de deux frères s’était approché et se tenait immobile à une dizaine de pas de sa mère ; il attend… elle ne peut être morte, elle va bientôt ouvrir les yeux, lui parler et l’amener à la cuisine. Le soleil est disparu sous l’horizon pour reparaître bientôt, mais de gros nuages interceptent la clarté de l’aurore, le tonnerre gronde au loin, les animaux sauvages errent dans la plaine et cherchent une crevasse de rocher ou un bouquet de sapins pour aller s’y enfuir. L’enfant regarde, il voit les nuages courir dans le ciel et déchirés en tous sens sous la violence du vent, prendre la forme de monstres menaçants qui tournent au-dessus de sa tête prêts à s’abattre sur lui.

Comme il tremble, ce cher enfant ! il n’y peut plus tenir, un cri de mourant s’échappe de ses poumons et les deux mains tendues vers sa mère, il court se jeter dans ses bras. Maman ! Maman ! c’est moi… Un coup de tonnerre est la seule voix qui réponde à l’appel, il pousse un cri, se ferme les yeux et se cache la figure sous les bras de sa mère. Il entend marcher. Il pousse brusquement son petit frère qui s’éveille. L’espérance renaît tout à coup dans son âme. Le souvenir de son père vint frapper pour la première fois son esprit. Tant qu’il crut compter sur sa mère celle-ci lui suffisait ; maintenant que sa mère ne répond plus à ses caresses, il pense à son père, son père qu’il croyait parti pour une chasse lointaine, son père absent si souvent de la cabane pour cinq ou six jours, c’est peut-être lui qui revient. Anxieux, il relève la tête, son petit frère suit son mouvement.

Il pousse un cri de terreur ; une ourse suivie de deux petits se dresse à deux pas de lui dans le sentier. Elle cherche un gîte pour ses oursons, elle voit un obstacle dans le chemin, elle entend un cri, elle croit qu’on en veut à la vie de ses petits, elle ne se contente pas de se mettre en défense, elle attaque. Elle s’avance à pas lents mais mesurés, ses griffes labourent la terre, sa gueule ouverte laisse tomber l’écume de la rage, son gosier laisse échapper des hurlements affreux, elle est à la distance voulue, appuyée sur ses pattes de derrière, elle allonge le cou, étend les griffes de ses pieds de devant et se dispose à broyer sous ses dents aiguisées le premier ennemi qui s’offrira à sa fureur.

Pauvres petits enfants ! qu’allez-vous devenir ! Lecteurs ! entendez-vous leurs cris ? « Maman ! Maman ! aie… aie… Maman !  » Tantôt leurs petites mains s’agitent machinalement devant leur figure pour repousser l’ennemi, tantôt leurs petits bras entourent le cou de leur mère, ils pressent leur poitrine contre la sienne, ils voudraient s’y cacher « Maman ! Maman : défends-nous  » crièrent-ils d’une voix déchirante.

L’ourse pose une de ses pattes sur l’épaule de l’enfant, puis recule tout-à-coup de quelques pas. L’odeur cadavérique l’a repoussée. L’on sait jusqu’à quel point les animaux sauvages ont horreur des cadavres. Elle ne s’avoue pourtant pas vaincue. Elle recommence de nouveau l’attaque, mais cette fois-ci de côté.

Les petits enfants toujours au cou de leur mère passent par dessus sa poitrine, et les yeux sur le féroce animal se pressent près d’elle. Le plus âgé, lui, lève le bras pour s’en servir comme d’une défense. L’ourse hurle et engueule ce membre qui le menace ; ses mâchoires ne se contractent pas, il semble qu’elles ont touché un poison, et l’animal épouvanté, rebondit en arrière.

L’ennemie commence alors à tourner à distance autour du cadavre, s’arrêtant de temps à autre.

Les petits enfants, rivés au cou de leur mère, deviennent immobiles. Le vent augmente, l’ourse se jette par terre, se frotte le museau contre la mousse, hume l’air, se lève en grognant et disparaît suivie de ses petits à travers les ravins.

Les deux enfants ne crient plus, ne remuent plus, leurs petits bras enlacés autour du cou de leur mère, ils l’étreignent ; tous trois sont immobiles.

Un coup de fusil se fait entendre près de l’endroit où gisent cette morte et ces mourants.

L’ourse avait été aperçue par un chasseur Naskapi en embuscade près du sentier des caribous. L’animal blessé à mort tombe dans la route, ses petits rebroussent le chemin, le chasseur les poursuit et tout-à-coup il s’arrête effrayé devant un cadavre. Il considère les traits de cette personne morte, il la reconnaît ; en examinant les enfants, il voit d’abondantes sueurs inonder leur visage et voit qu’ils respirent encore. Il les saisit dans ses bras, ce sont deux masses inertes, les chargent sur ses épaules et sans perdre une minute, il se hâte de regagner sa tente. Son épouse venait d’achever de disposer des branches de sapin sur le sol, car cette famille ne faisait que d’arriver en ce lieu, quand il se présenta devant elle chargé de son double fardeau. On ramena les deux enfants à la connaissance.

Le plus vieux ouvrit de grands yeux et regardant autour de lui, il poussa un cri perçant, puis cacha sous la couverte ses petits membres tremblants. Quand on voulait le toucher il s’écriait : maman ! maman !

Le plus jeune resta longtemps malade, mais l’effet de la peur dura moins longtemps et eut des suites moins funestes que chez son frère. Ce dernier resta presque idiot. On ne pouvait l’approcher, le moindre bruit le faisait trembler. Il fut quelques mois sans parler, puis à force d’instances, on parvint à avoir pour toute réponse, aux nombreuses questions qu’on lui adressait, les mots entrecoupés suivants ; papa parti… maman dans le bois… l’Esprit gronda en l’air… maman morte… Une grosse bête — pas dévorés… bien peur… Son regard avait quelque chose de vague, d’insaisissable. Lorsqu’il était seul près du rivage d’un lac, ses grands yeux effarés auxquels la douleur et la peur avaient enlevé toute expression de vie, se promenaient constamment de côté et d’autre ; ils cherchaient encore.

Cet enfant privé de son intelligence cherche encore sa mère. La reverra-t-il ? Elle était infidèle, lui et son petit frère furent baptisés par un missionnaire. Le plus jeune est mort et s’est envolé au ciel, l’ainé, mort à la vie de l’intelligence, laissera cette terre pour l’y suivre.

Oh ! œuvre admirable de la Propagation de la foi qui permet au missionnaire d’aller faire des saints dans les contrées les plus reculées.

Si l’on comprenait bien le prix d’une âme ! Le dieu des ivrognes demande chaque année des millions qu’on lui jette en bondissant de joie ; le Dieu des âmes se contente de bien peu. Chrétiens, une obole à la belle œuvre de la propagation de la foi.