Trois mois dans les Pyrénées et dans le midi en 1858/Course de Superbagnères

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Luchon, lundi, 12 juillet.


COURSE DE SUPERBAGNÈRES.


Le soleil brille ce matin, le temps semble un peu meilleur ; mais le rideau de nuages sur les sommets ne se lève pas pour nous montrer ces belles et brillantes cimes qui doivent nager là-haut dans la sérénité infinie au-dessus des grossières vapeurs. Après déjeuner, nous nous décidons, P... et moi, à tenter Superbagnères. On aborde cette montagne par un long détour. Route du lac d’Oo et de Bigorre ; montagnes cultivées et habitées jusqu’au sommet ; on voit nu loin une foule de petits villages s’échelonner sur leurs pentes ; les flancs de Superbagnères et de Céciré sont revêtus de sapins sombres qui font un bel effet. Monté une heure dans la forêt. En haut, on plane presqu’à pic sur la vallée de Luchon ; au-dessus, la crête élevée qui borne la vallée d’Aran. La vue est complètement couverte ; pas un glacier ne parait : nous sommes réduits à soupçonner la place de ce que nous aurions vu. À un moment, un glacier se découvre : c’est Crabioules, en face de nous.

Il y a quelque chose de mystérieux et de divin dans cette obscurité des nuages qui enveloppent les hauts sommets, et semblent, pour ainsi dire, clore l’espace devant les pas et le regard de l’homme. Je ne m’étonne pas que les peuples enfants arrivant vers le Nord, à ces monts qu’une brume perpétuelle enveloppe et que sillonne la foudre, y aient vu le lieu saint et terrible où le ciel et la terre se touchent, le sanctuaire infranchissable où les immortels s’entourent de mystère et se dérobent aux yeux, et n’aient pas cherché à pénétrer au delà de cette barrière pleine d’une religieuse terreur. C’est bien sous les traits du ϰεφεληφέτα Ζεὺς qu’ils devaient concevoir la Divinité. Quand on voit les nuages ainsi amoncelés, on ne se figure pas qu’ils doivent jamais se lever et livrer passage ; on croit volontiers qu’ils scellent la terre et ferment d’une enceinte impénétrable l’étroite demeure de l’homme.

Redescendus sur la vallée du Lys. On peut faire toute cette course sans mettre pied à terre. La descente sur la vallée est très-belle à son milieu ; elle fait une courbe gracieuse, et se termine en s’élevant par une large et noble enceinte de hautes montagnes dont les sommets se cachent malheureusement. On descend longtemps en face de cette vue imposante ; on regagne la route au milieu de la vallée ; l’entrée en est ravissante, resserrée entre de magnifiques pentes boisées ; au fond, un beau gave ; la jolie cascade de Richard. Rentrés à cinq heures et demie.

À neuf heures, nous remontons dans les allées du bois derrière l’établissement ; l’obscurité est profonde, et nous avançons en tâtonnant. Les lumières de Luclion brillent. À travers les feuilles au-dessous de nous ; il ne faudrait pas beaucoup d’imagination pour croire à une scène fantastique et prendre ces lumières pour des yeux ardents. Des vers luisants dans l’herbe, jetant des lueurs de nacre et d’emeraude (la reine Mab). Ce sont les illuminations des fées. Je mets deux vers luisants de chaque côté de mon chapeau. Nous redescendons avec peine, faisant des folies, et faisant retourner les rares promeneurs.