Trois mois de voyage dans le pays basque/04

La bibliothèque libre.
TROIS MOIS DE VOYAGE
DANS
LE PAYS BASQUE

IV.[1]
LE GUIPUZCOA.


I.

La fête de saint Ignace de Loyola se célèbre chaque année à Azpeitia, petite ville du Guipuzcoa et lieu de naissance du fondateur de l’ordre des jésuites. Il n’en est pas de plus courue ni de plus considérable dans tout le pays. Dès la veille, les diligences et le train déversent dans Zumarraga une foule de pèlerins et de curieux ; d’autres voitures les attendent, réquisitionnées pour la.circonstance, et se chargent de leur faire parcourir en moins de deux heures les 15 kilomètres qui les séparent encore d’Azpeitia. Cette vallée de l'Urola est célèbre à juste titre pour sa fraîcheur et sa fertilité. La chaussée, longeant le cours d’eau qu’elle accompagne en tous ses caprices, s’engage d’abord dans une gorge étroite et longue entre deux rangées de montagnes bien cultivées qui toujours semblent près de se réunir. Les noyers, les châtaigniers, poussés au bas des pentes, confondent leurs branches par-dessus la tête du voyageur et lui fouettent les yeux au passage. Enfin la plaine se découvre, toute couverte de blés mûrs, jaunes comme l’or, et de maïs aux tiges énormes, aux grands panaches verts. Une chaîne à pic, grise et dénudée, dont l’aridité contraste avec la fraîcheur du paysage, barre l’horizon. La route y court en droite ligne, traverse la gentille petite ville d’Azcoitia, frémissante elle aussi des apprêts de la fête, et tout à coup, évitant l’obstacle, oblique brusquement à droite avec le fleuve et la vallée. « Loyola ! Loyola ! » dit le conducteur, et en effet voici le sanctuaire, ses hautes murailles, sa coupole audacieuse et sa masse imposante. La voiture passe rapidement, et quelques minutes après on entre dans Azpeitia.

À peine descendu, je m’empressai de rebrousser chemin vers Loyola, mais je n’eus pas le temps d’y arriver. Le clergé d’Azpeitia revenait en procession du sanctuaire où il était allé faire des prières préparatoires. En avant marchait la fanfare d’un régiment de ligne, arrivé le matin même de Tolosa ; puis venaient les musiciens de la ville, jouant de la flûte et du tambourin ; par derrière, sur deux rangs, suivait le clergé. Le cortège avait pris le petit chemin à travers champs qui reliait autrefois la ville à Loyola, avant la création du chemin royal. Entraînés par l’habitude, comme s’ils étaient encore à la tête de leur régiment, les soldats accéléraient le pas et pressaient la mesure, les notes de la fanfare sonnaient claires et brèves, les pieds rapides frappaient la terre en cadence ; on ne marchait plus, on courait. À dire vrai, les bons prêtres ne s’en inquiétaient guère. Presque tous grands et forts, encore jeunes, d’une main retenant leur soutane, leur bréviaire fermé dans l’autre, ils enjambaient bravement les pierres et les guérets et semblaient monter à l’assaut. Et de fait, qui sait si, en cherchant bien, on n’en eût pas trouvé plus d’un parmi eux qui récemment encore combattait en soldat pour le triomphe de la bonne cause et faisait le coup de feu contre les troupes du gouvernement ?

L’orchestre des Basques comprend deux seuls instrumens, la flûte et le tambourin, toujours les mêmes depuis l’origine. La faite, tibia vasca, disaient déjà les Romains, est simplement percée de trois trous à l’extrémité et se rapproche beaucoup pour la forme du fifre dont on se servait autrefois dans nos régimens : à la vérité, le son en est moins fort, bien qu’aussi perçant ; le tambourin est petit, haut à peu près comme nos tambours d’enfant, et ne rend lui-même qu’un son assez plat. C’est le même artiste qui joue à la fois des deux instrumens ; de la main gauche, il porte la flûte à ses lèvres, et ses doigts alternativement ferment les trous ou les découvrent ; de la droite, avec une petite baguette, il tape sans interruption et d’un mouvement régulier le tambourin suspendu à son cou. Cela fait une harmonie singulière, un peu sauvage, qui surprend les oreilles au premier abord, mais que son étrangeté même finit par rendre agréable. Pour ce qui les touche, les Basques ne voient rien au-dessus de leur musique nationale et la préfèrent de beaucoup aux accords les plus mélodieux de nos cornets et de nos violons. Chaque village possède un tamborilero attitré, payé par la municipalité; cette charge se transmet de père en fils, et si le titulaire n’a pas d’enfant, il est tenu d’apprendre son art et les airs de tradition à quelque jeune garçon du pays qui doit lui succéder un jour; en cas subit de déshérence, la place est mise au concours. A Azpeitia, à l’occasion de la fête, ils étaient deux jouant de concert: un troisième, muni seulement d’un tambourin un peu plus gros et de deux baguettes, les accompagnait d’un roulement continu pour donner plus de corps à leur musique. Le talent du tamborilero consiste bien moins à imaginer des mélodies nouvelles qu’à connaître à fond le répertoire des temps passés ; ainsi sont parvenus jusqu’à nous un grand nombre de vieux airs, destinés, soit à célébrer quelque événement glorieux, soit à rehausser l’éclat d’une cérémonie; tels sont, pour ne citer que les plus connus, la Marche cantabrique, d’une antiquité fabuleuse, l’Espata-dantza ou danse des épées, composée en l’honneur de l’empereur Charles-Quint, celle dont les habitans de Fontarabie fêtent encore leur valeureuse défense de 1638 contre le prince de Condé, la Sonate des Alcades et la Marche de Loyola.

Le 31 juillet, au matin, je fus réveillé par les accords du fifre et du tambourin passant sous mes fenêtres. C’étaient les tamborileros qui, selon l’usage, venaient nous régaler d’une aubade, et annoncer à la population et aux visiteurs la grande solennité qui se préparait. Je m’habillai promptement et descendis pour visiter la ville; elle n’est pas grande, et n’a rien que je n’eusse déjà vu cent fois : vastes maisons de pierre aux toits immenses, aux écussons gigantesques, longues rues parallèles et petit pavé, mais il y régnait alors un air de fête qui la faisait paraître et plus riche et plus belle; des deux côtés de la chaussée, les uns à terre, les autres sur de petits tréteaux, les marchands forains étalaient leur pacotille ; au milieu se poussait la foule, houleuse comme la mer, avec un grand bruit de voix, de rires, d’appels en langue basque; les jeunes gens coiffés de bérets rouges qui éclataient sur le fond sombre des vêtemens comme les coquelicots dans un pré, les jeunes filles en jupon court et les cheveux tressés. La beauté des femmes de cette vallée est passée en proverbe dans toute l’Espagne, et il en est peu en effet qui, pour la régularité des traits, la perfection des formes, la grâce de la démarche et du maintien, ne pussent servir de modèle. Tout à coup un mouvement se fait dans la foule : c’est la municipalité qui sort de la maison de ville et se rend en corps à l’église paroissiale de San-Sébastian pour y entendre la grand’messe ; les rangs vivement s’écartent et livrent passage au cortège. Là encore la musique militaire conduit la marche, et par derrière, comme s’ils voulaient étouffer la voix des cuivres, les tamborileros soufflent désespérément dans leur petite flûte et tapent à tour de bras sur leur tambourin. Au fond, je les suppose un peu jaloux de ces étrangers qui font tant de bruit et qui sont venus leur ravir dans le cérémonial de la fête une part de leur importance.

Le jeu de paume d’Azpeitia se trouve aux environs de l’église. On sait que la paume ou pelota fait avec la danse le divertissement préféré des Basques. Aussi n’est-il guère de hameau, si pauvre qu’il soit, qui n’ait son juego de pelota, véritable monument public, où les dimanches et jours de fête, sous la haute surveillance des anciens qui jugent les coups, les jeunes gens viennent exercer leur force et leur adresse. Il se compose d’un mur droit en pierres de taille, très élevé et parfaitement uni; la terre est tout autour soigneusement battue. La balle se lance avec la main nue, d’autres fois avec un gant de cuir ou une palette de bois. Les femmes elles-mêmes sont d’une habileté prodigieuse dans ce genre d’exercice. Souvent dans les romerias une lutte en règle, stimulée par des paris, s’engage entre les jeunes gens de deux communes voisines, les camps se forment, et c’est à qui saura le plus longtemps maintenir la balle dans les airs sans lui permettre de toucher terre. Chaque passe dure ainsi plusieurs minutes. A Azpeitia, où la fête se prolonge pendant trois jours, le troisième jour est spécialement consacré à de grandes parties de paume auxquelles prennent part les indigènes et les étrangers; mais cette année, à cause des événemens récens dont le souvenir attristait encore les esprits, la fête a été écourtée d’un jour, et la dernière partie du programme entièrement supprimée. Néanmoins, aussitôt après la grand’messe, toute la jeunesse s’empressait d’accourir au jeu de paume, et là, quittant la veste brodée des dimanches, se livrait de tout cœur à son exercice favori. Pendant ce temps, autour de la grande place, on finissait d’installer les estrades de bois où la foule devait s’asseoir dans l’après-midi pour contempler le zortzico officiel et la course des novillos.

Les airs basques peuvent indifféremment être chantés ou dansés, et de toutes ces danses la principale est l’aurescu, appelée aussi zortzico : c’est celle que l’on exécute presque exclusivement dans les romerias ; elle est du reste assez compliquée. A l’un des bouts de la place est établi un banc de bois destiné à l’alcade et aux principales personnes du village. Tout d’abord les danseurs, se tenant par la main, viennent se ranger en rond devant le banc de l’alcade, puis le premier de la bande, l’aurescu, se détache de ses compagnons, jette son béret à terre et salue les autorités par une série d’entrechats. L’alcade lui rend son salut, chapeau à la main, tandis que l’assistance éclate en applaudissemens, et le jeune homme de nouveau va prendre la tête de la chaîne. Alors commence une longue promenade à travers la place : là encore il n’y a que le coryphée qui danse, s’interrompant parfois pour se reposer; quand il rencontre dans le cercle des assistans une personne qu’il veut honorer, il s’arrête et esquisse un pas à son intention; le tamborilero, qui marche à l’autre extrémité, l’accompagne de la flûte et du tambourin sur un air aigu, composé d’un petit nombre de mesures et qui revient indéfiniment. Tout à coup, à un roulement du tambourin, deux des jeunes gens, le second et l’avant-dernier, sortent du rang et vont chercher dans l’assistance la jeune fille qui leur a été désignée par leur chef. Toute femme qui se trouve sur la place pendant la danse semble accepter d’avance le choix qu’on peut faire d’elle, et d’après l’usage inviolé du pays elle est tenue de suivre les deux envoyés. Ceux-ci font avec elle, béret à la main, deux fois le tour de la place, comme pour la mieux montrer à l’admiration de la foule, pendant que le coryphée continue ses ébats; après quoi seulement on la lui présente. L’aurescu derechef se sépare de ses compagnons, jette son béret aux pieds de la jeune fille comme il l’a fait pour l’alcade, et danse devant elle un cavalier-seul, sans qu’elle change d’attitude ou se permette de sourire. Lui-même reste grave; il s’interdit tout geste avec les bras et tient le haut du corps immobile; les pieds seuls s’agitent, bondissent et se croisent avec une rapidité sans pareille; par cet endroit, le zortzico tiendrait de la gigue anglaise, mais par le sérieux des figures, la simplicité de la mesure, l’espèce de solennité qui règle la démarche et le maintien, il rappelle bien plutôt l’ancien menuet français.

Le pas achevé, la jeune fille vient prendre place dans la chaîne à la gauche de son danseur. Chacun alors fait volte-face, et c’est le tour du dernier ou atzescu de tenir la tête; on va lui chercher une jeune fille qu’il accueille de son mieux et qui ensuite se place à son côté. Aux deux chefs de file, comme on voit, l’aurescu et l’atzescu, la première et la dernière main, revient la conduite de la danse; quand ils sont eux-mêmes pourvus de leurs danseuses, ils doivent alternativement accueillir les jeunes filles destinées à leurs compagnons. Enfin tous les couples sont formés, l’aurescu et l’atzescu, vont saluer leurs dames respectives, le tamborilero attaque un air plus vif, et aussitôt le milieu de la place, qui jusqu’alors était réservé aux membres du zortzico, est envahi par les assistans. Les enfans eux-mêmes sont admis à cette nouvelle figure, qui n’est autre que la jota aragonaise. Les danseurs, deux par deux, se placent vis-à-vis l’un de l’autre, et, les bras étendus, faisant claquer les doigts en guise de castagnettes, se livrent à une sorte de balancement cadencé. Entre parenthèses, les castagnettes, que nous regardons en France comme l’accessoire obligé de toute danse espagnole, sont beaucoup plus rares qu’on ne l’a dit, et pour ma part je ne les ai guère vu employer qu’en Andalousie par des gitanas, danseuses de profession. Peu à peu les notes se pressent, les mouvemens se précipitent, le danseur, de plus en plus ardent, se rapproche de sa danseuse dans un élan passionné, les corps se joignent, les lèvres presque se touchent, quand soudain, par une adroite pirouette, la femme se dégage et la poursuite reprend de plus belle. La dernière figure est l’arin, arin, plus vite, plus vite ! dont la mesure rapide entraîne tous les couples confondus dans un immense galop.

Le zortzico doit durer en moyenne vingt minutes, et il ne s’en danse guère que quatorze ou quinze dans toute une romeria. Les gars de chaque pueblo, accourus à la fête, ont droit successivement à un tour de danse, et sont inscrits sur une liste que tient l’alcade pour éviter toute contestation. Du reste aucun trouble, aucun cri; un homme du village, exerçant pour la circonstance les fonctions d’alguazil, fait la police avec une petite houssine dont il assène quelques coups sur le dos des chiens errans ou sur les jambes des gamins trop curieux. Devant le banc des autorités est fichée en terre une lance ou bâton ferré; parfois la lance consiste tout simplement en une canne à pomme de vermeil que porte l’alcade; mais alors même que le banc est vide, il suffit que la lance soit là pour que l’ordre ne soit point troublé. Cela tient au respect de l’autorité commun à tous les Basques et sévèrement exigé par l’ancienne loi. « El que levanta la mano delante de la vara, la pierde; celui qui lève la main devant la verge de justice, la perd, » disait le fuero de Guipuzcoa. Aujourd’hui l’habitude est si bien entrée dans les mœurs que tout le monde s’y soumet, bien plus par un sentiment d’obéissance instinctive que par crainte de la sanction des lois. Pendant la fête, des rafraîchissemens sont vendus sur de petites tables de bois à l’ombre des grands arbres; ils ne se composent en général que de gâteaux secs, de chacoli, de cidre, de sangria, breuvage inoffensif fait avec du vin rouge de la Rioja, du sucre et de l’eau. Quand une personne se présente à qui l’on veut faire honneur, une place lui est offerte sur le banc des autorités, et c’est ainsi que j’ai assisté moi-même à la romeria de San-Cristobal, dans la commune de Forua, aux environs de Guernica. Au premier coup de la cloche, sonnant l’Angelus du soir, quelle que soit l’animation générale, la danse s’arrête, les magistrats se découvrent, et toute la foule avec eux : on récite la prière, puis le tamborilero précède les magistrats, qui font le tour de la place au son de la marche des infanzones, et pendant ce temps les jeunes gens se retirent en jetant dans l’air des cris aigus et prolongés que répète l’écho des montagnes et qui leur servent à marquer leur joie. Ce n’est que dans les fêtes les plus importantes que la danse reprend le soir après le dîner.

L’origine du zortzico remonte évidemment à une époque fort reculée, quoiqu’il ait beaucoup perdu de son caractère par suite de modifications et d’altérations successives; ainsi la jota aragonaise, introduite à la fin pour animer la danse, n’est pas du tout dans le ton général de l’air primitif, un peu lent, grave et doux ; de même aussi ces pas fantaisistes, quelques-uns empruntés aux danses modernes ou étrangères et qui voudraient tenir lieu de l’antique jeté-battu, si solennel, si correct. Néanmoins l’honnêteté est si grande dans le peuple basque, telle est la décence et la réserve qui président à ces réunions, que les prêtres eux-mêmes ne se privent pas d’y assister, non plus qu’au jeu de paume, et l’on cite certain curé de Bilbao qui obligeait tous ses jeunes paroissiens et paroissiennes à prendre part à la danse, disant qu’en public on ne pèche pas.

Or, chaque année, à Azpeitia, et le premier jour de la fête, un zortzico est dansé sur la place publique; mais pour cette fois les garçons, en manière d’amusement, cèdent leur tour aux jeunes filles. Vers trois heures, au sortir de vêpres, les danseuses se présentent coiffées du béret rouge et se tenant par la main. La place, entourée de gradins, est bornée au sud par l’Urola, au nord par la maison de ville; la municipalité n’a pas d’estrade réservée, mais préside du haut du balcon. Du reste tout se passe comme dans le zortzico ordinaire : le salut aux autorités, la promenade accompagnée d’entrechats et de jetés-battus; quatre jeunes filles sortent alors de la place, précédées de l’alguazil, puis triomphalement, béret à la main, ramènent le premier élu qui de bonne grâce se laisse conduire et saluer d’un pas de danse par la coryphée : c’est d’ordinaire un jeune homme connu de la ville; chaque danseur est reçu ensuite avec le même apparat, au milieu des cris de joie et des applaudissemens de la foule qui s’amuse de l’embarras et de la confusion des acteurs. Quoi qu’il en soit, je goûte bien mieux le zortzico dans sa pureté, dansé, comme il doit l’être, par des hommes, et même je dirai que ces exercices chorégraphiques exécutés par une femme, dont la robe bat les chevilles et gêne les mouvemens, n’ont rien en somme que d’assez disgracieux. Après la jota et le galop final auxquels se mêlent tous les spectateurs, les danseuses, avec leurs danseurs, sont reçues par la municipalité dans le grand salon de l’hôtel de ville et assistent alors du haut du balcon à la course de novillos qui suit immédiatement le zortzico.

On appelle course de novillos celle où ne sont engagés que de jeunes taureaux et où les bêtes doivent être banderillées, capées, pendant un temps plus ou moins long, mais point frappées à mort. La fête de saint Ignace reste donc pure de tout sang versé. A la vérité, je ne saurais dire si c’est le sentiment religieux qui seul empêche nos Guipuzcoans de s’offrir un vrai combat de taureaux avec l’accompagnement obligé de chevaux éventrés et le coup de grâce que la espada porte à la bête entre les deux épaules; en effet les Basques, — et je m’en étonne un peu, — sont peut-être aussi curieux que les autres Espagnols de ce cruel amusement; mais un taureau coûte cher, et sa mort est un luxe de capitale. Force est donc aux petites villes de se contenter de plaisirs plus simples et plus économiques. Le premier novillo est lâché sur la place que l’alguazil a fait évacuer par avance; la troupe ou cuadrilla des toreros l’y attend ; elle se compose modestement de cinq hommes à pied: deux chulos, deux banderillos, plus le chef qui est chargé de diriger leurs mouvemens et qui tient à la main une grande étoffe rouge comme un véritable matador, mais sans épée. Certes les combattans sont bien peu adroits, leurs costumes andalous bien fanés, et quand on a pu assister à quelque grande course de Séville ou de Madrid, le spectacle paraît mesquin. La foule ne marque pas moins l’intérêt qu’elle y prend par des exclamations, des encouragemens, des injures, lancés, soit aux hommes, soit au taureau, comme s’il s’agissait d’une partie beaucoup plus sérieuse. Quand celui-ci a été suffisamment capé et son cou lardé du nombre voulu de banderillas, sur un signe de l’alcade qui préside à la fête, il est entraîné bien vite hors de la place par l’entrepreneur de la course, toujours inquiet que ses bêtes ne lui soient rendues en trop mauvais état. Un autre alors le remplace, et ainsi de suite avec cette monotonie, ce retour prévu de péripéties invariables qui serait peut-être pour moi l’argument le plus valable contre les courses de taureaux. La fête se termine par l’entrée d’une vache, les cornes garnies de boules pour rendre ses coups inoffensifs ; tout le monde a le droit de descendre dans l’arène et de lui courir sus; plus d’un imprudent, pour avoir voulu l’approcher de trop près, est rudement bousculé, renversé à terre et foulé aux pieds ; mais ces petits accidens ne comptent pas. L’apprenti torero en est quitte pour se relever et se frotter les côtes, poursuivi par les éclats de rire de ses compagnons, et, quand un dernier signal de l’alcade vient mettre fin à la course, il n’est personne qui ne trouve le divertissement trop tôt terminé et qui à grand renfort de poings et de bâtons ne reconduise jusqu’au toril la malheureuse vache éperdue.

Dans la soirée, les danses populaires reprennent sur la grande place, où la jota aragonaise alterne avec le fandango. Pendant ce temps, un bal est offert par la municipalité dans la maison de ville à toute la haute société, et les danseuses de l’après-midi y sont invitées de droit; c’est la musique militaire qui tient l’orchestre, et joue d’instant en instant des valses et des quadrilles sur nos motifs les plus en vogue; par les fenêtres grandes ouvertes, le bruit des cuivres se répand au dehors, mais la foule ne semble pas même l’entendre, et se presse plus que jamais autour des musiciens indigènes. Un grand feu est allumé au centre de la place : il tient lieu des réverbères absens et éclaire les pas des danseurs, dont les ombres confuses s’allongent à l’infini sur le sol et les murs des maisons; quand il menace de s’éteindre, l’alguazil y jette pour le ranimer une brassée de bois mort. Non moins infatigables que les danseurs, les tamborileros font rage de leurs petits instrumens, et à peine les dernières notes d’un air sont-elles évanouies qu’un autre déjà recommence. Enfin vers onze heures, on cesse d’entretenir le foyer, l’éclat de la flamme s’abaisse et se resserre peu à peu, la nuit se fait, les couples se séparent avec un adieu et lentement s’écoulent par les rues voisines qui gardent quelque temps encore un bruit assourdi de pas et le murmure des voix chuchotantes.

Le lendemain 1er août, une messe solennelle devait être célébrée dans le sanctuaire même de Saint-Ignace-de-Loyola en présence de tout le clergé et des autorités de la ville. Je me hâtai de prendre les devans. Depuis le matin, la foule des fidèles encombrait les abords de l’édifice et remplissait la campagne d’une animation inaccoutumée; toutes les provinces du nord et du centre de l’Espagne étaient là représentées avec leurs costumes variés et pittoresques. Bientôt une salve de coups de fusil, tirés à poudre par un peloton de soldats, annonçait l’arrivée du cortège; en même temps les cloches carillonnaient à grande volée. Ce sanctuaire, surnommé « la merveille du Guipuzcoa, » fut élevé en 1683 par ordre de la reine Marie-Anne d’Autriche, veuve de Philippe IV, sur le domaine de la famille de Loyola et autour du manoir où naquit le saint; le fameux architecte Fontana, appelé de Rome, en fournit les plans. Il consiste en un parallélogramme rectangulaire auquel, — par une de ces bizarreries où se complaît le goût espagnol et dont le monastère de l’Escurial est l’exemple le plus connu, — deux appendices latéraux donnent la figure d’un aigle prêt à prendre son vol. C’est une allusion délicate au titre d’impérial qu’il avait reçu de sa fondatrice. Le corps est dessiné par l’église, la tête par le portail, les ailes par la sainte maison et par le collège, la queue par divers bâtimens secondaires. Au surplus, comme il arrive toujours en pareil cas, l’allusion n’est transparente que sur le papier, et le visiteur, même prévenu, a grand’peine à s’y reconnaître. Les frais, très considérables, furent couverts en grande partie par la générosité des fidèles; à eux seuls, les Basques résidant au Pérou envoyèrent pour le commencement de l’œuvre plus de 60,000 piastres. En 1767, lors de l’expulsion générale des jésuites sous Charles III, l’aile gauche restait à finir; les pierres même étaient toutes taillées et prêtes à être mises en place; on les employa plus tard à bâtir le portail de l’église d’Azpeitia, et l’édifice est demeuré inachevé. Un moment, sous Ferdinand VII, les jésuites s’y réinstallèrent, ils y tenaient un collège de jeunes gens, mais la guerre civile les en chassa de nouveau : aujourd’hui il appartient à la province du Guipuzcoa, qui s’était proposé d’y établir un musée et des archives; nulle décision n’a été prise jusqu’ici, et en attendant, pour prévenir les désastreux effets d’un trop long abandon, une certaine somme chaque année est inscrite au budget provincial qui sert aux réparations les plus indispensables.

Il est bien vrai qu’en dépit du surnom pompeux dont l’a gratifié l’admiration des Guipuzcoans, en dépit du temps, de la peine et de l’argent qu’il a coûté, malgré sa situation magnifique au centre d’une des vallées les plus belles du monde, le monument ne répond point à ce qu’on pourrait en attendre. L’aspect en est imposant, mais froid : fronton, colonnes et coupole, tout cela manque d’originalité; c’est un échantillon après tant d’autres, un des mieux réussis, si l’on veut, de ce lourd style gréco-romain qui caractérise la fin du XVIIe siècle et qui certes ne brille pas par l’inspiration. La partie la plus curieuse à tous égards est encore l’ancien manoir où naquit saint Ignace : selon la volonté de la famille, il est demeuré intact, bien qu’enclavé dans le corps de bâtisse; peut-être valait-il mieux qu’il fût complètement dégagé et qu’on évitât d’y appuyer, comme on l’a fait, les constructions nouvelles. Démantelé sous le règne de Henri IV en punition de la part que ses maîtres avaient prise aux guerres des bandos, il a été reconstruit plus tard, à partir du premier étage, en briques rouges dont la disposition figure des losanges réguliers et dénote par son élégance une époque déjà plus tranquille. La partie basse est en pierres brutes : pour unique ornement, on y voit sculptées au-dessus de la porte les armes de la famille de Loyola : deux lions affrontés et entre les deux un vase en forme de chaudière, suspendu au bout d’une chaîne tombant du bord de l’écu; le tout du reste d’un travail fort grossier. La tour actuelle, haute de deux étages, est entièrement réservée au culte. C’est au second que se trouve la chambre du saint, convertie en chapelle, comme aussi celle de sa mère, située au-dessous; cette chambre est assez vaste, mais si basse de plafond qu’une personne de taille moyenne peut sans peine en atteindre les poutres avec la main; une grille dorée la divise en deux parties : d’un côté l’autel, surmonté de la statue et des reliques d’Ignace; de l’autre l’espace réservé aux fidèles. Le saint est représenté vêtu de la dalmatique brodée des diacres, la tête légèrement inclinée et les yeux perdus dans l’extase. Ce jour-là, il était fort difficile de franchir le seuil, tant était grande la foule des femmes et des hommes agenouillés sur les dalles nues; les pieuses gens étaient venus apporter à leur saint patron leurs offrandes avec leurs prières; les pièces de monnaie, réaux d’argent, cuartos de cuivre, lancés à travers la grille, — car les prêtres ne font point la quête en Espagne, — et tombant en grêle au pied de l’autel, mêlaient un cliquetis métallique et continu au bourdonnement des oraisons récitées à voix basse. Évidemment, s’il suffisait, pour captiver l’attention, d’un luxe mondain et criard, la chapelle de Loyola ne laisserait rien à reprendre; les murs et le plafond disparaissent littéralement sous les dorures, les peintures, les glaces et les émaux; colonnes torses, nuages moutonnans, chérubins joufflus, draperies de stuc retombant en plis lourds, chicorées et palmes, flammes et volutes, urnes et cassolettes, tout le bagage connu de l’ornementation rococo s’étale et s’épanouit là sans partage ; mais tant de richesse étonne plus qu’elle ne plaît, et je ne comprends pas pour ma part ce que le sentiment religieux peut gagner à ces extravagances décoratives.

L’église elle-même m’a causé une impression analogue. Elle forme une rotonde de 36 mètres de circonférence au centre de laquelle s’élèvent huit grandes colonnes qui supportent la coupole; cette coupole, toute en pierres, est éclairée par huit fenêtres, et la lanterne n’atteint pas moins de 56 mètres de hauteur. Quand j’y entrai, la grand’messe venait de commencer; nul moment ne pouvait être mieux choisi : l’autel resplendissait de lumières, et la voix grave de l’orgue, unie aux accords du plain-chant, montait et roulait sous la voûte avec des flots d’encens. D’où vient que l’édifice me parut en somme dépourvu de caractère et de vraie grandeur? Ce n’est point que la dépense y ait été ménagée : là aussi les marbres précieux, l’or, les cristaux, les mosaïques abondent; mais partout le résultat est demeuré visiblement au-dessous de l’effort, et sous la profusion des ornemens on sent trop la stérilité de l’idée créatrice. Il y aurait bien des choses à dire à propos de l’influence qu’ont exercée les jésuites depuis trois siècles, influence très réelle, sinon très heureuse, sur toutes les branches et toutes les productions de l’esprit humain. De la littérature, je ne veux rien dire; mais dans les arts, en sculpture, en architecture, ils ont apporté le goût le plus faux et le plus déplorable; en Espagne surtout, où le génie national penchait d’instinct vers l’enflure et l’exagération, ils ont encore aggravé la tendance. Qui donc plus qu’eux a contribué à répandre ce style bâtard, imité pour l’ensemble de l’antique et pour le détail du gothique flamboyant, tout fait de mièvrerie, de fausse élégance et de prétention, et qui a mérité d’être appelé de leur nom, le style jésuite? Encore s’ils s’étaient bornés à élever dans ce goût des monumens nouveaux, mais ils ont porté la main sur les chefs-d’œuvre du passé ! Que de nobles basiliques ainsi profanées! Que de portiques néo-grecs et de clochers carrés pesant sur des murs du XIIIe siècle! Que de retables, odieusement dorés, masquant les vieilles verrières ogivales! Et tel est le vide de cet art, telle est l’incurable impuissance dont il est frappé qu’ici même, dans ce sanctuaire qu’ils voulaient faire et si vaste et si beau en l’honneur de leur illustre chef et fondateur, ils n’ont su qu’entasser le marbre sur la pierre et frapper les yeux sans parler au cœur.

Aussi bien n’est-ce pas de l’importance d’un monument ni d’autres choses de ce genre que dépend la véritable gloire de Loyola ou la grandeur de l’ordre qu’il a fondé. Plus que le gigantesque portail de l’église et les décors de la chapelle, ce qu’on admire en ces lieux, ce qu’on y vient chercher, c’est cette grande figure du saint dont l’ombre plane encore sur tout le monde chrétien. Il naquit en 1491 de parens nobles dont il était le huitième enfant. On connaît son histoire, sa jeunesse à la cour des rois catholiques, sa vie aventureuse, jusqu’au jour où, enfermé dans Pampelune et devenu le chef de la résistance contre les Français, il tomba la jambe droite brisée par un boulet. On le transporta au château de sa famille, dans la chambre même où est aujourd’hui la chapelle. Il commençait à guérir, quand, s’apercevant que sa jambe risquait de rester tordue, il donna l’ordre de la briser de nouveau ; il n’en boita pas moins toute sa vie, à son grand déplaisir. Sa première éducation avait été fort négligée : à Loyola, pour se distraire, il demanda des livres; dans ce pays perdu, on ne put lui procurer que des ouvrages de piété, la Vie de Jésus-Christ, la Fleur des Saints. L’effet sur lui fut soudain. Avec la même ardeur orageuse dont il s’était livré aux passions mondaines, il se donna aux choses de la religion et de la foi ; il résolut de renoncer au métier des armes et de se consacrer tout entier à Dieu. Nous ne le suivrons pas dans ses pérégrinations en Italie, en Palestine, à Paris, où, vieil écolier de trente-cinq ans, il venait sur les bancs du collège Montaigu et plus tard, au collège Sainte-Barbe, continuer ses tardives études, et où il devait rencontrer ses premiers auxiliaires dans l’œuvre hardie qu’il méditait. «Il avait pour jamais déposé son épée; mais il était resté soldat, comme on l’a dit, soldat de l’église, soldat de Rome contre l’hérésie, non plus avec les armes des Simon de Montfort et des Dominique, mais avec celles des temps nouveaux : la propagande active, incessante, fiévreuse des livres, de la chaire, du confessionnal et de l’enseignement. Cet esprit inculte, opiniâtre et visionnaire, nourrissait une idée qui, par sa fixité, lui tenait lieu de génie : mettre au service du saint-père une armée qui lui permît de reconquérir sur le monde moderne la domination qu’il exerçait sur l’Europe du moyen âge. » Si les conséquences n’ont pas été toutes celles qu’il espérait, du moins a-t-il jeté les bases d’un des plus grands gouvernemens qui se soient établis parmi les hommes. Après lui, ses compagnons, systématiquement, reprirent et continuèrent son œuvre, et « ce que l’enthousiasme avait commencé, l’habileté l’acheva. » On peut en effet différer d’opinion sur la Société de Jésus, on peut juger diversement l’utilité et la grandeur de son rôle ; mais ce qu’on ne saurait nier, c’est la patience, l’énergie, la force d’âme, l’habileté surtout, qu’elle a mises depuis trois siècles au service d’une cause compromise et qui ont fait d’elle, dès les premiers jours, une puissance redoutée et redoutable. Il est un petit conte, fort répandu par-delà les monts et qui, avec une certaine pointe de malice, prouve l’idée que le peuple lui-même se fait là-bas des jésuites et de leur politique : Un homme cheminait; passant près d’un cours d’eau, il entend des cris de détresse et accourt. Il voit un bon père qui se débattait. « Un jésuite qui se noie! s’écria-t-il, tout beau! ne nous en mêlons pas; il doit savoir ce qu’il fait. » Et il continue tranquillement son chemin, tant il avait foi dans la prévoyance et la sagesse des membres de la compagnie.


II.

Laissant à l’est la vallée de l’Urola, un embranchement de la route monte pendant plus d’une heure avant d’atteindre le sommet d’Azcarate, d’où l’on domine une autre vallée presque aussi belle et aussi fertile, celle de la Deva. Ceinte de trois côtés d’un rempart de hautes montagnes, elle forme à cet endroit un amphithéâtre gigantesque au fond duquel les ramifications secondaires sont comme les grands flots d’une mer pétrifiée ; toutes les pentes sont couvertes d’une épaisse verdure que tache çà et là le jaune d’or des moissons. La première ville à la descente est Elgoibar; par son aspect antique un peu sombre, par l’espèce d’engourdissement où semblent dormir ses habitans, elle m’a rappelé les bourgades moyen âge de la Vizcaye. Combien je préfère sa voisine, Eibar, non moins ancienne, mais plus vivante 1 Eibar, en effet, occupe un rang des plus honorables parmi les rares cités industrielles de l’Espagne; elle fabrique des armes auxquelles les eaux d’une petite rivière, affluent de la Deva, donnent, dit-on, une trempe excellente. Pour moi, déshabitué d’un tel spectacle, je n’osais pas en croire mes yeux. Les vieilles maisons, dont quelques-unes conservent encore leurs fenêtres moresques, sont disposées en ateliers où s’entassent les travailleurs aussi actifs, aussi nombreux que dans les cités ouvrières de Londres ou de Mulhouse; afin d’obtenir plus d’espace, on les surcharge d’appentis jusqu’à former au-dessus des balcons et des toits mille superfétations bizarres ; toutes se penchent et se pressent jalousement des deux côtés de la rivière comme pour revendiquer leur part de cette eau précieuse. Du matin au soir sort du cœur de la ville un bruit confus de ruche mêlé au tapotement continuel des petits marteaux contre l’enclume et au grincement des limes sur l’acier, et, passant par les rues, à travers les portes entr’ouvertes, on voit contre les murs étinceler en faisceau les canons de fusils et les baïonnettes.

En dehors des armes, Eibar fabrique des bijoux qui, pour la délicatesse et le fini du travail, peuvent soutenir la comparaison avec les meilleurs articles de Paris. Ces bijoux, tout particuliers, sont en acier incrusté d’or, et déjà le débit en est grand tant à l’étranger qu’en Espagne. On exécute aussi dans le même genre des tables d’autel, des lampadaires, des coffres et des vases de toute dimension, et jusqu’à des statues. C’est de la maison Zuloaga, la plus considérable d’Eibar, qu’est sorti ce magnifique tombeau du maréchal Prim qu’on admire aujourd’hui à Madrid dans la basilique d’Atocha, Située en plein désert, bien qu’aux portes de la ville, et composée d’une seule nef, cette église sert de sépulture aux généraux espagnols les plus illustres de notre siècle. Là dorment leur dernier sommeil, à l’ombre des plis glorieux de cent étendards conquis sur l’ennemi, Castaños, qui vainquit à Baylen, Palafox, qui défendit Saragosse, Concha, qui périt à Abarzuza. On a souvent reproché aux Espagnols leur amour de la phrase et du pathos; ce n’est pas le cas ici. De simples plaques de marbre, à peine ornées, rappellent seulement les noms avec les titres des héros : rien de plus modeste, mais rien non plus d’aussi saisissant ; les murs, complètement nus, sont blanchis au lait de chaux. Concha, il est vrai, aura bientôt à l’entrée de l’église sa statue équestre dont une souscription publique vient d’assurer l’exécution. En attendant, le tombeau du maréchal Prim est le seul qui témoigne d’une préoccupation esthétique. Il est placé dans une petite chapelle à droite, près de la porte. L’heureux soldat, porté de guerres en pronunciamentos jusqu’aux marches du trône de saint Ferdinand, est représenté étendu en grand uniforme au-dessus du sépulcre où ses restes reposent; les mains sont croisées sur la poitrine, la tête est nue, et ce visage tourmenté, si bien saisi par notre Henri Regnault, garde encore jusque dans la mort une énergie singulière. Une sorte de baldaquin fort élégant le recouvre, portant ces mots à l’intérieur : Crimée, Maroc, Mexico, Cadix, et au dehors, en médaillons, les têtes des Gracques, de Régulus et de Marius. Des deux côtés du tombeau, de splendides bas-reliefs reproduisent les événemens les plus importans de la vie du défunt : le combat de les Castillejos et la proclamation de la république. Représenter ainsi couché tout du long, sans pose indiquée, sans un geste, un général de nos jours avec son frac étriqué, ses bottes d’ordonnance et son pantalon de cheval, obtenir, en dépit de ces conditions inusitées, un effet vraiment imposant, c’était Là une entreprise audacieuse et dont le succès fait grand honneur à l’artiste qui a tracé le plan du monument. La statue, comme le baldaquin et le corps même du sépulcre, est formée de deux seuls métaux : l’or et l’acier, et l’éclat de l’un s’alliant aux reflets bleuâtres de l’autre, remplacent assez bien la couleur chaude du bronze et le poli des marbres les plus précieux.

Pendant la guerre, le chef de la maison avait transporté ses ateliers sur la frontière de France, à Saint-Jean-de-Luz ; il est maintenant revenu à Eibar et occupe relativement un nombre d’ouvriers considérable. Je les trouvai assis chacun à un établi garni d’un petit étau, un paquet de fils d’or, presque imperceptibles, et quelques menus outils à portée de la main. La plaque d’acier que l’on veut orner est d’abord entamée avec le poinçon; un dessin, plus ou moins grossi, sert de modèle à l’ouvrier et lui indique les figures souvent fort délicates qu’il doit reproduire; après quoi, prenant un des fils d’or avec une pince, d’un coup sec de maillet il l’assure dans les rainures laissées par le poinçon ; quoique cette opération se fasse à froid, l’or est si solidement appliqué qu’il s’usera avec l’acier lui-même avant de s’en détacher. Les fonds s’obtiennent au moyen de hachures, et il faut voir avec quelle prestesse, quelle précision, la main exercée trace ces lignes entre-croisées distantes à peine d’un quart de millimètre. L’atelier occupe aussi plusieurs apprentis, jeunes garçons d’une douzaine d’années, tous choisis parmi les enfans du pays; on leur apprend à dessiner, à manier le poinçon et le maillet, et en moins de quatre ou cinq ans ils font de parfaits ouvriers. Cela tendrait à prouver que, du jour où l’industrie espagnole voudra se relever, ni les bras ni les intelligences ne lui manqueront.

Au-delà d’Eibar, on atteint bientôt Placencia, autre petite ville industrielle, connue surtout pour sa grande manufacture où plusieurs centaines d’ouvriers montent et complètent au compte du gouvernement les armes travaillées dans les environs. Le sol, fort accidenté, partant assez peu fertile, est riant et vert, grâce à la culture; mais un de nos paysans s’étonnerait bien de ce qu’on appelle ici une terre à blé. Imaginez au flanc de la roche abrupte un carré irrégulier pas plus grand que la main, jalousement entouré d’un mur de pierres sèches ; des assises de même sorte le sillonnent de long en large et préviennent l’éboulement du terrain ; pour y arriver, il faut s’aider vaillamment des genoux et des mains, et au moment de la récolte le cultivateur, à chaque coup de faucille, est obligé de chercher un point d’appui, sous peine de rouler dans le torrent voisin. Au besoin, le Guipuzcoan saura se créer un champ sur la roche nue ; de jeunes enfans s’occupent pendant la journée à ramasser dans des corbeilles de jonc la poussière des grandes routes ou l’humus entraîné au fond des ravins ; cette terre est portée précieusement dans les moindres anfractuosités de la montagne ; on l’arrose, on la tasse, on construit pour la maintenir un petit rempart d’éclats de roc, et cela fait aux deux côtés du chemin comme autant de jardinets suspendus où les grains de maïs sont semés un par un. Tel est l’aspect du paysage jusqu’à Vergara, dont le nom rappelle le convenio qui termina la guerre civile de sept ans. Dans l’angle formé par le cours de la Deva et la route en se séparant, au centre d’une petite plaine semée de blé et de fèves, se voit un espace rond inculte où croissent en liberté les herbes et les broussailles ; c’est là que le 31 août 1839, au matin, Espartero et Maroto, les deux commandans en chef des armées ennemies, se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassèrent aux acclamations répétées de leurs soldats. Ce souvenir fait aujourd’hui l’unique intérêt de la ville.

Pendant le cours de mon voyage à travers les provinces, je n’avais garde de négliger tout ce qui pouvait me donner de l’état religieux des populations l’idée la plus complète et la plus exacte. On a tant parlé du fanatisme des Basques, ils se sont eux-mêmes déclarés si haut les défenseurs de la foi, l’influence du clergé a été si visible et si permanente dans tous les événemens accomplis là-bas depuis cinquante ans, qu’on ne saurait trop éclaircir la question. Jaloux de rattacher les origines de la race euskarienne à la naissance même de l’humanité et aux traditions de la Bible, les anciens auteurs indigènes ont prétendu que le nord de la Péninsule fut primitivement peuplé par le patriarche Tubal, petit-fils de Noé ; c’est de lui que ses descendans auraient reçu, avec leur langue, la même que parlaient Adam et Eve au paradis terrestre, la connaissance du vrai Dieu et le culte de la croix, dont ils se servaient comme emblème dans les combats bien avant la venue du Christ. Il n’y a pas à discuter de pareilles naïvetés. Quelle que soit du reste l’origine des Basques et bien que le fondement de leur ancienne religion paraisse avoir été le culte d’un Être tout-puissant qu’ils appelaient le Jaun-Goicoa ou « maître des hauteurs, » il faut croire que bien des superstitions polythéistes y étaient mêlées. C’est au Xe siècle seulement que saint Léon fondait chez les Basques français encore païens le diocèse de Bayonne, et son zèle apostolique ne tardait pas à lui coûter la vie; or le nouveau diocèse s’étendait par-delà les monts, jusque dans les vallées du Baztan et du Guipuzcoa, d’où l’on peut conclure qu’à cette époque l’état religieux des Basques espagnols ne différait guère de celui des habitans de l’autre versant. Bien loin d’avoir les premiers connu ou même pressenti le christianisme, sauf dans la plaine de Vitoria, où l’invasion des Mores avait refoulé les familles chrétiennes de la rive droite de l’Èbre, les Basques au contraire repoussèrent partout la religion nouvelle et défendirent leurs anciennes croyances avec cette ténacité et cette énergie qui fait le caractère distinctif de leur race.

En revanche, aussitôt qu’ils l’eurent embrassé, le christianisme n’eut pas de sectateurs plus convaincus et plus fervens. Rien en effet n’égale l’ardeur de leur foi, une foi naïve, sincère, inébranlable, n’admettant ni discussion, ni tempérament. Il semble que sur ces hauteurs l’homme se sente plus près de Dieu et soit invinciblement porté à élever vers lui sa pensée. N’est-ce pas un chant basque qui dit : « Celui qui ne connaît pas la prière, qu’il aille par nos montagnes, et il verra qu’il apprendra promptement à prier sans que personne le lui enseigne? » De là l’influence considérable dont jouit le prêtre en Navarre et dans les trois provinces ; d’ailleurs la configuration du pays, la dispersion des caserios, exigent la présence d’un clergé quatre fois plus nombreux qu’en aucune contrée de l’Espagne; mais cet état de choses n’est point sans danger, et les anciens législateurs semblent l’avoir bien compris : il était interdit aux prêtres de se mêler de politique; même le fuero de Tolosa porte expressément que quiconque venant voter aura été vu avec un ecclésiastique sera pour cela seul exclu du vote. Que de malheurs eussent pu être évités, si l’on s’en était rigoureusement tenu à l’esprit de sagesse et de prévoyance qui avait dicté cette loi ! Je ne voudrais me faire l’écho d’aucune accusation portée à la légère; j’ai rencontré moi-même dans le pays basque des prêtres éclairés, tolérans, dignes de tous les respects; mais ce besoin qu’on a d’un grand nombre de curés et de vicaires parlant la langue euskarienne ne permet pas de les choisir tous avec soin. Beaucoup, comme instruction, comme caractère, n’offrent pas de garanties suffisantes; grossiers et sensuels, aimant l’oisiveté et la bonne chère, leurs mœurs privées elles-mêmes ne sont pas toujours sans reproche, et je sais plus d’un village où le curé serait le seul qui tienne une conduite peu régulière et donne le mauvais exemple. Oublieux de leur dignité, ils se montrent partout, dans tous les endroits publics et même à l’auberge au sortir de la messe : c’est là qu’ils prêchent et pérorent, là qu’ils proclament hautement leurs opinions politiques, là qu’on les entendait naguère maudire la révolution et lancer leurs souhaits de mort contre les soldats du gouvernement, heureux encore quand ils n’allaient pas, jaloux du rôle de cabecilla et troquant le bréviaire contre le fusil, porter dans la lutte, avec leur cruauté froide, toute l’amertume de leurs rancunes, toute l’aigreur de leurs passions cléricales! Certains, à l’église même, récitent les offices avec une volubilité et un sans-façon scandaleux que rend plus sensible encore l’attitude recueillie des assistans. Le Basque en effet est si sincèrement croyant que ce qui ruinerait la foi d’un autre lui est une nouvelle occasion d’affirmer la sienne; faisant la part de la faiblesse humaine afin de pouvoir conserver plus pure en lui-même l’idée de la grandeur divine, jamais il ne s’en prend à la religion des fautes ou des erreurs de ses ministres, et, par une suprême marque de respect envers l’habit sacré dont ils sont revêtus, plutôt que de les accuser ou de les railler, il préfère détourner les yeux.

Le dimanche, dès le matin, chaque caserio prend un air de fête : la jeunesse, toujours impatiente, se rend à la première messe avec l’aurore, les parens et les vieillards attendent la grand’messe, celle de dix heures. Cependant sous l’effort des petits garçons du village hardiment grimpés en haut de la tour, les cloches tout à coup s’ébranlent et jettent leur appel sonore aux quatre coins de l’horizon; et déjà par tous les chemins, par tous les sentiers, le long des coteaux tapissés de fougères et d’ajoncs, au travers des bois de hêtres et de châtaigniers, les bonnes gens, à trois ou quatre, descendent vers l’église ; le chef de famille avec le béret neuf, les sandales en cuir jaune, la veste bleue où courent sur le devant et les épaules de fines broderies, la mère, invariablement vêtue de couleur sombre, la tête enveloppée d’une mante noire qui lui cache presque le front. A L’intérieur de l’église, les deux sexes sont séparés : les hommes occupent, soit en face du chœur, soit dans le chœur même, des bancs de bois dont le premier, plus commode et plus orné, est réservé à l’alcade et aux autorités; les femmes prennent place dans le bas de la nef sur les dalles de pierre ou les larges madriers de bois qui recouvrent le sol. Chaque famille à sa dalle assignée, portant un numéro distinct et qui naguère encore marquait le lieu de sa sépulture : ainsi s’explique l’habitude des femmes basques d’assister à la messe en vêtemens de deuil; en venant à l’église, on rendait visite à ses morts. Point de chaises; les paroissiennes s’agenouillent à terre, selon l’usage espagnol, et quand la fatigue arrive, elles s’accroupissent sur les talons; devant chacune d’elles, même la plus pauvre, est posé un cierge, ou tout au moins un long bout de cire enroulé, qu’elle laisse brûler pendant le temps de l’office; à côté une petite corbeille de jonc où sur une serviette blanche se trouvent, avec un pain d’une demi-livre, des légumes, des œufs frais, du chanvre, du vin, des fruits, plus souvent encore quelques cuartos, modeste offrande destinée au pasteur. La messe terminée, le curé, suivi de sa servante ou du sacristain, recueille ces provisions dans un grand panier, prononce pour le repos des morts de chaque famille un certain nombre de prières, puis rentre au presbytère avec le produit de sa tournée. Quand une famille vient de perdre un de ses membres, il est d’usage que la mère ou la veuve du défunt fasse une neuvaine, en assistant régulièrement à la messe du matin, et chaque fois l’offrande se renouvelle, comme aussi les prières du curé.

Une chose m’avait toujours péniblement étonné en parcourant le pays basque espagnol, c’est que chez des populations aussi pieuses, aussi croyantes, les cimetières demeurassent dans un tel état de négligence et d’abandon. Sans doute on en trouverait quelques-uns, à Ayeguy, à Abadiano, soigneusement entretenus, plantés d’arbustes et de fleurs; mais c’est encore là l’exception. La plupart sont odieux à voir : aucune allée tracée, aucune tombe indiquée; ni tertres, ni gazon, pas même une pauvre croix de bois. Tel est le cimetière de Puente-la-Reyna, ville de plus de 3,000 âmes: à part deux ou trois pierres funéraires gisant çà et là, et qui portent le nom de quelque noble famille, on dirait un coin de champ abandonné. Celui de Tiebas, sur la route de Tafalla, occupe l’emplacement d’une maison déserte, dépourvue de toit, et dont les quatre murs lui servent de clôture ; les morts sont enfouis au fur et à mesure dans ce qui faisait autrefois le sol de la cuisine et de l’écurie. A Peña-Cerrada enfin, des crânes, des tibias, tous les ossemens trouvés quand on ouvre des fosses nouvelles sont jetés pêle-mêle auprès de la porte, et le prêtre lui-même les chasse du pied en passant. Comme un jour, devant un campo-santo de village où s’ébattaient les pourceaux, je m’échappais en critiques un peu vives, un médecin du pays, homme fort sensé, me prenant par le bras : « Entendons-nous bien, me dit-il, parce que nos paysans négligent leurs cimetières, ce n’est pas à dire qu’ils manquent de respect pour leurs morts, c’est plutôt que l’endroit attribué aux sépultures ne leur semble pas assez auguste, assez sacré. Vous connaissez l’ancienne coutume, venue des premiers temps du christianisme et conservée religieusement chez nous, d’enterrer les morts sous les dalles de l’église. En 1825, je crois, pour des raisons d’hygiène faciles à comprendre, la population s’accroissant chaque jour, une loi spéciale défendit, par toute l’Espagne, de déposer les corps autre part que dans un cimetière particulier établi à une certaine distance des habitations. Peu de mesures révolutionnaires devaient être aussi mal accueillies dans notre pays ; celle-ci froissait un sentiment autant qu’un usage, et le sentiment, vous le savez, ne raisonne pas; plusieurs fois depuis, il a fallu rappeler sévèrement les autorités locales à l’exécution de la loi. Néanmoins, et bien que la terre du campo-santo ait été bénie par le prêtre, le peuple refuse de s’y agenouiller; l’église est toujours restée pour lui le véritable lieu des sépultures : c’est là qu’il vient implorer Dieu pour ses morts, là que les femmes allument un bout de cierge en leur mémoire, là qu’elles apportent l’offrande qui doit assurer à ces pauvres âmes quelques prières de plus. D’ailleurs, je vous le dis tout bas, il n’est pas prouvé qu’aujourd’hui même en plus d’un village et en dépit de la loi, les morts ne soient pas encore enterrés à l’église. Cela se pratique d’autant plus aisément que, dans les petites localités où il n’y a pas de fossoyeurs en titre, ce sont les parens et les amis du mort qui se chargent de l’inhumation ; de jour, après l’office, on le dépose ostensiblement dans le cimetière officiel; la nuit venue, on le transporte dans la nef. Vous me direz qu’au point de vue administratif il y a là un abus, et qu’il vaudrait mieux pour nos paysans s’en tenir tout simplement à la loi, qui est sage et prévoyante. Aussi n’ai-je l’intention de rien excuser; seulement, je vous ferai observer qu’en somme, si dans les grands centres où la mortalité est considérable ces inhumations intérieures risqueraient d’avoir les plus funestes conséquences, dans des villages de quelques centaines d’âmes, où quatre ou cinq corps à peine descendent au tombeau chaque année, elles sont complètement inoffensives. La vraie morale à tirer de tout ceci, c’est qu’il ne suffit pas, pour y réussir, de décréter ce qui est bon, et qu’on ne change pas d’un trait de plume les vieilles mœurs d’un pays. »

Au sud de Vergara se trouvent les eaux sulfureuses de Santa-Agueda et d’Arechavaleta, les plus renommées peut-être parmi celles de la province, qui en compte beaucoup d’excellentes. La ville de Mondragon, propre, blanche, bien bâtie, se ressent du voisinage et du passage des baigneurs. Un peu plus à l’est est Oñate, siège d’une antique université. Fondée en 1542 par don Rodrigo Sanchez de Mercado, évêque d’Avila, celle-ci n’était plus qu’une simple école d’agriculture quand tout récemment don Carlos imagina de la rétablir sur l’ancien pied et de lui rendre ses chaires de théologie, de jurisprudence, de droit canon et de philosophie. L’ouverture des cours eut lieu le 16 décembre 1874, sous la présidence de don Carlos; lui-même prenait plaisir à interroger les élèves, — je n’ai pu savoir sur quelle matière, — et l’université fonctionna dès lors régulièrement jusqu’à la fin de la guerre. Le bâtiment qu’elle occupait, quoique petit, est des plus harmonieux et des mieux compris que je connaisse, et plus d’une ville de premier ordre s’enorgueillirait à bon droit de ce joyau perdu au fond des vallées du Guipuzcoa. On y suit dans tous ses caprices ce singulier mélange de l’art païen et de l’art chrétien, propre aux débuts de la renaissance. Deux corps principaux le composent, ornés d’élégantes colonnes cannelées et formant pavillon de chaque côté de la façade. Des chimères et des centaures, sculptés en bas-reliefs, décorent la base des piliers ; plus haut dans des niches s’alignent des statues de saints, et sous un large cintre, au-dessus de l’entrée, l’image du fondateur prie agenouillée. On monte aux galeries intérieures du premier étage par un escalier dont la voûte, curieusement ciselée dans le bois de châtaignier, est admirable de délicatesse et de conservation. Pourtant ni ces magnificences ni le tombeau lui-même du généreux prélat, tout entier en marbre de Paros et situé dans l’église d’Oñate, ne valent, selon moi, le simple cloître, vaste à peine de quelques mètres carrés, qui accompagne l’église et qui date de la même époque. Bâti au-dessus d’un petit affluent de la Deva, qui arrose la ville, il est suspendu entre ciel et terre, et cette position singulière, la vue des eaux que l’on domine comme d’une terrasse, leur léger murmure en fuyant le long des piliers, l’humidité qui s’en dégage et retombe en pleurs sur les dalles, donnent au lieu tranquille et solitaire je ne sais quel charme, quelle poésie pénétrante.

Les environs d’Oñate sont couverts d’admirables forêts de hêtres et de chênes, s’étendant sur un vaste espace, à travers un fouillis inextricable de petites vallées toutes plus sauvages les unes que les autres, et, malgré mes cartes ayant perdu mon chemin, je me rappelle y avoir erré plus de dix heures à l’aventure. Enfin j’arrivai à Ormaiztegui ; vu à quelque distance, du haut des versans boisés dont il est entouré, au-dessus de lui le gigantesque viaduc qui en dix enjambées franchit la vallée de l’Areria, le village présente un aspect charmant ; mais la réalité ne vaut pas l’apparence : ce n’est rien qu’un hameau sale, triste, pouilleux, et les habitans par malheur sont tels que le hameau. Ormaiztegui pourtant est la patrie de don Thomas Zumalacarregui, le héros de la première guerre civile ; on montre encore l’endroit où il est né, près de l’église, dans une humble chaumière précédée d’un petit jardin et occupée par de pauvres cultivateurs, comme l’étaient ses parens ; la chambre principale, écrasée par le toit et percée d’une étroite fenêtre qu’envahissent les plantes grimpantes, contient pour tous meubles, outre le lit, deux de ces larges coffres au dos arrondi qui servent aux montagnards à serrer leur linge. Frappé d’une balle à la cuisse devant Bilbao, le général revint mourir non loin de là, à Cegama, où ses restes maintenant reposent. Quelques jours après, don Carlos le nommait capitaine-général des armées royales, comte de Zumalacarregui, duc de la Victoire, grand d’Espagne de première classe ; ses titres et pensions étaient, aux termes du décret, réversibles sur la tête de sa veuve et de ses trois fils : vains honneurs que devait rendre plus vains encore l’insuccès final des armes du prétendant. Un de ses frères, âgé de quatre-vingt-cinq ans, vit encore, m’a-t-on dit, pauvre prêtre desservant d’une bourgade des environs,

La station de Zumarraga n’est pas loin ; j’y vais prendre le train qui me conduit à Tolosa. Cette ville fut jadis le siège d’assemblées célèbres et le témoin de grandes batailles, et il semble qu’elle n’ait pu prendre son parti de sa déchéance ; elle a je ne sais quel air maussade et renfrogné qui fait avec l’éclat et la fraîcheur de la campagne voisine le contraste le plus frappant ; ses rues sont droites et bien empierrées, mais sans animation, sans commerce ; il y a pourtant quelques belles fabriques de draps et de papiers peints aux environs ; les maisons, largement écussonnées, ont ce cachet de solidité massive et de sombre tristesse qui marque les vieilles constructions espagnoles ; dans la basilique de Santa-Maria, à peine entré, le froid de la pierre vous étreint aux épaules et vous force à trembler Charles VII, comme autrefois son aïeul, avait fait choix de Tolosa pour une de ses capitales ; il y avait installé une école de cadets d’infanterie, et le Cuartel real, journal officiel de la monarchie, s’y publiait ; c’est assez dire quels sont en politique les sentimens de la population tolosane. Par contre, à cinq lieues plus loin, la poétique et vaillante petite ville d’Hernani, sentinelle avancée de Saint-Sébastien, se laissait mitrailler pendant des mois entiers plutôt que d’ouvrir ses portes aux carlistes ; on l’aperçoit au passage du train, fièrement campée sur son coteau, avec son clocher crénelé comme un château-fort, son hôtel de ville éventré, ses maisons étoilées de balles, et tant de blessures encore béantes attestent éloquemment l’énergie de ses défenseurs et leur libéralisme invaincu.


III.

Comme la Vizcaye, le Guipuzcoa possède une ligne de côtes fort découpées et un certain nombre de ports qui acquirent autrefois par la pêche et le commerce une importance considérable ; ils exportaient en quantité le fer, le cuivre, l’étain, les cuirs, les tissus de laine et de lin ; on y salait aussi beaucoup de poissons ; mais la chasse de la baleine faisait encore leur meilleur revenu, chasse si fructueuse alors et si facile que le seul produit des langues, réservé de droit pour les fabriques des églises et les confréries des marins, leur fournissait chaque année des ressources suffisantes. Des charpentiers de Gênes et de Pise, les plus habiles constructeurs de l’époque, amenés à grands frais en Espagne, avaient appris aux habitans de ce littoral à faire des navires excellens ; Zarauz, Orio, Pasages, eurent des chantiers de premier ordre, et la réputation s’en est perpétuée jusqu’à nos jours. Quant à la part que prirent les Guipuzcoans dans toutes les luttes, dans tous les voyages d’explorations et de conquêtes où s’illustra pendant trois siècles la marine espagnole, que de noms glorieux à citer : Juan de Echaide, qui découvrit Terre-Neuve, Sébastien del Cano, qui le premier fit le tour du monde, Miguel Lopez de Legazpi, qui soumit les Philippines et y fonda la première ville espagnole dans l’île de Zebu, Diego de Harra, qui fit la conquête de la Nouvelle-Vizcaye, Antonio Oquendo, le héros cantabre, et, plus près de nous, Blas de Lezo, le défenseur de Carthagène des Indes contre les Anglais! En 1728, les négocians de la province avaient constitué, sous le nom de Compagnie de Caracas, une association commerciale ayant son siège principal à Saint-Sébastien et qui donna longtemps de l’ombrage aux Anglais. Cette compagnie, en retour des avantages qu’on lui avait faits, rendit au gouvernement d’immenses services ; elle fut assez puissante pour protéger les colonies espagnoles en Amérique et contribua largement de ses deniers aux fortifications de la Havane. Mais la gloire la plus récente, l’une des plus pures aussi qu’ait eues le pays, est celle de Churruca, natif de Motrico, officier aussi instruit que vaillant. A Trafalgar, il commandait, comme brigadier de la marine royale, le San Juan Nepomucen, vaisseau de 74 canons. Entouré par cinq bâtimens anglais, après quatre heures d’une admirable résistance, il eut la cuisse droite emportée par un boulet. En tombant il donna ordre de clouer son pavillon, soutint pendant trois heures encore le courage de ses hommes et mourut sans avoir vu la reddition de son vaisseau. Les cortès de Cadix décrétèrent qu’il y aurait toujours à l’avenir un navire portant son nom dans la flotte espagnole.

Je m’étais peu à peu rapproché de la côte ; quittant la route d’Hernani et de Saint-Sébastien, je descendis par la gauche le cours de l’Oria jusqu’à la mer. A l’embouchure de la rivière est l’ancien bourg du même nom, Orio, dont la vie se retire graduellement, et un peu plus loin Zarauz. Avant la construction d’un petit môle, ce dernier n’avait d’autre port que sa plage, longue de plus d’un mille, mais soumise à l’inconvénient du flux et du reflux, et les pêcheurs chaque jour étaient forcés de tirer leurs chaloupes à sec sur le rivage. Aujourd’hui Zarauz est surtout connu comme station de bains; la reine Isabelle en avait fait un de ses séjours préférés, et au mois de septembre 1868 elle s’y trouvait avec ses enfans quand éclata à Cadix la révolution qui devait lui coûter le trône. Dans la grande rue, entre autres vieilles maisons il en est une, de dimensions inusitées, moitié forteresse, moitié palais, dont les fenêtres ornées de trèfles et barrées de listeaux, les portes étroites, l’escalier couvert, le double chemin de ronde extérieur facilement reconnaissable, réalisent le modèle le plus parfait de force polie et de fière élégance. A proximité de l’église, une autre tour féodale a été ingénieusement transformée en clocher.

Naguère encore une jolie route toute neuve menait de Zarauz à Guetaria. Étroite et sinueuse, elle suivait à mi-côte la ligne des âpres falaises qui en cet endroit domine l’Océan, tantôt mordant sur le roc pour s’ouvrir un libre passage, tantôt pesant sur des remblais et comme suspendue au-dessus des flots. Trois ans de guerre, le manque d’entretien, le courroux réuni des élémens, l’ont eu bientôt ruinée; à chaque pluie d’orage, les eaux torrentielles tombant de la montagne affouillent la chaussée; de son côté, la vague mine les murs de soutènement, descelle les pierres et les réduit en galets. Quoi qu’il en soit, par curiosité, confiant aussi dans l’habitude que j’avais acquise des expéditions de ce genre, je continuai à longer la côte au lieu de prendre par l’intérieur des terres. A certains endroits, toute trace de la route avait disparu; la roche seule restait avec ses parois à pic, rendues plus glissantes par l’humidité ; à peine rencontrais-je de loin en loin une touffe d’herbe où m’accrocher de la main, un petit renfoncement, une saillie du mur vertical où poser le pied avec précaution, et dans le bas, prêt à me recevoir au moindre faux pas, un lit de blocs écroulés hérissait ses vives arêtes au-dessus de la vague. Vint un moment où je ne pus plus ni avancer ni reculer; je pris le parti de m’asseoir; alors seulement j’aperçus le merveilleux spectacle que j’étais venu chercher et sur lequel, dans ma préoccupation, je n’avais pas encore pris la peine de jeter les yeux. La mer était calme, l’air un peu lourd ; le soleil ne s’était pas montré de toute l’après-midi, mais il faisait encore plein jour; les longues houles, se chassant l’une l’autre par un mouvement continu, venaient se heurter contre la première assise de la falaise; elles s’indignaient d’abord de cet obstacle inattendu, se haussaient au flanc des rochers, s’allongeaient en sifflant comme les langues multiples d’un monstre de la fable; puis, vaincues, retombaient en impalpable poussière d’écume. Au-delà l’horizon s’étendait à perte de vue ; il fallait y regarder avec attention pour comprendre où se terminait la mer, où le ciel commençait, tant la limite était douteuse, tant l’un et l’autre avaient la même teinte incertaine, la même palpitation orageuse et le même infini. Dans le lointain passait un paquebot, mais si peu distinct, que sa longue coque peinte et le panache de fumée qu’il traînait après lui faisaient à peine un point noir dans la brume. Combien de temps je demeurai ainsi abîmé dans une contemplation muette, je ne sais ; une vague plus forte que les autres, et qui me couvrit d’embrun, me rappela au sentiment de la réalité : la marée montait ; à tout prix il me fallait arriver à Guetaria avant la nuit ; je me levai donc précipitamment et me disposai à renouveler les miracles d’équilibre qui m’avaient conduit sain et sauf jusque-là.

Par bonheur, toute cette dernière partie de la route était à peu près intacte, et je ne tardai pas à distinguer en face de moi la masse sombre des murs de la ville. Guetaria occupe le milieu même d’une petite langue de terre que termine un pic aigu couronné d’une forteresse. En vertu de sa position exceptionnelle, pendant la dernière guerre elle était restée au pouvoir des libéraux, mais les carlistes tenaient les alentours ; aussi a-t-elle été cruellement éprouvée. Au surplus, toute son histoire n’est qu’une longue succession de calamités. Déjà en 1597 un incendie la détruisit presque entièrement ; quarante ans plus tard, une escadre espagnole brûlait dans son port ; en 1836 enfin, comme elle se relevait à peine des suites de la guerre de l’indépendance, assiégée et prise par les carlistes, elle eut tellement à souffrir du feu de leur artillerie que sur cent dix-neuf maisons qu’elle enfermait dans ses murs seize seulement demeurèrent debout. Tant de malheurs n’ont pas été sans laisser de traces ; les ruines nouvelles s’ajoutant aux décombres du passé obstruent le sol d’énormes monceaux de pierres et de plâtras ; les hautes maisons sans toitures, avec leurs portes défoncées et leurs fenêtres veuves de volets, ouvrent lugubrement sur le vide et semblent ricaner comme des têtes de morts ; non loin du port, l’unique église de San-Salvador menace de s’effondrer au premier souffle du vent. De peur d’accident, il a fallu boucher les fenêtres et les rosaces ; les pierres se délitent, rongées par la flamme des incendies, et de longues lézardes sillonnent les piliers. Pourtant, à défaut d’un goût bien pur, cette église autrefois fut remarquable d’élégance et de légèreté ; à la hardiesse incomparable des ogives, à la disposition des tribunes intérieures faisant courir autour de l’édifice une fine balustrade découpée à jour et surmontée de sveltes colonnettes, à la forme irrégulière du chœur, on reconnaît un des échantillons les plus curieux du genre gothique flamboyant. En sortant, près de la porte, une pierre tombale, portant quelques caractères et des figures à demi effacées, attire l’attention ; je me penche et j’y lis ces mots : Esta es la sepultura del insigne capitan Juan Sebastian de El Cano...

El Cano ! À ce nom, l’esprit évoque mille récits d’expéditions lointaines et de courses aventureuses. né à Guetaria vers la fin du XVe siècle, comme à peu près tous ses concitoyens il s’était de bonne heure consacré à la marine, Malgré quelques difficultés au début. sa réputation n’avait pas tardé à s’établir, puisqu’on 1519, se trouvant à Séville, il fut nommé maestre ou second de la Concepcion, un des cinq navires qui faisaient partie de l’expédition de Magellan. Il s’agissait cette fois de meure à exécution le plan primitif de Christophe Colomb, d’arriver aux Indes par la route de l’occident et de disputer aux Portugais, maîtres de la route de l’est, le commerce des épices, le plus riche qu’on connût alors. On sait comment en effet Magellan trouva à l’extrémité sud de l’Amérique le détroit auquel la postérité a donné son nom; mais descendu dans l’île de Zebu, il périt misérablement à la suite d’un combat livré contre un des petits rois voisins. Cette mort, celle des personnages les plus considérables de l’expédition massacrés traîtreusement par le roi de Zebu dans un festin, la perte de trois des navires qui composaient la flottille, avaient porté Sébastien del Cano au commandement d’un des deux navires restans, la Victoria, de 102 tonneaux. Ils arrivèrent enfin aux Moluques, nouèrent des relations avec les chefs indigènes et firent leur chargement d’épices ; mais, quand on voulut mettre à la voile, la Trinidad faisait eau de toutes parts : elle dut rester au port pour être radoubée, et la Victoria seule entreprit le retour en Europe. La traversée fut longue et périlleuse; outre que le navire était vieux et terriblement fatigué par vingt-huit mois de navigation, il lui était interdit d’aborder aux côtes, alors occupées par les Portugais. Neuf semaines on louvoya avant de pouvoir doubler le cap de Bonne-Espérance, et le 6 juillet 1522 la Victoria entrait entin dans le port de San-Lucar-de-Barrameda, trois ans moins quatorze jours après en être sortie. Sur soixante hommes partis des Moluques, il ne restait plus que dix-huit Européens et quelques Indiens, tous à demi morts, exténués de fatigues et de privations. A peine arrivé, El Cano partit pour Valladolid, où se trouvait alors la cour; Charles-Quint le reçut à merveille, écouta avec beaucoup d’intérêt le récit de son voyage, et, pour lui témoigner sa satisfaction, lui octroya l’usage d’un blason en deux parties ainsi composé : château d’or en haut sur champ de gueules, en bas champ d’or semé d’épices dont deux bâtons de cannelle, trois noix muscades en sautoir et deux clous de girofle; au-dessus de l’écu un heaume fermé et pour cimier le globe terrestre avec cette légende : Primus circumdedisti me ; en même temps il lui accordait une pension viagère de 500 ducats d’or par an à percevoir sur la chambre du commerce des épices établie à la Corogne.

Bientôt après partait la nouvelle flotte qui, aux ordres de Frey Garcia de Loaïsa, commandeur de l’ordre de San-Juan, devait assurer le résultat des premières découvertes; mais cette expédition échoua lamentablement : le capitaine-général mourut pendant la traversée de l’Océan-Pacifique ; El Cano lui-même, à qui revenait après Loaïsa le commandement en chef, ne lui survécut que de quelques jours. Le gouvernement de Charles-Quint, toujours obéré, se montra peu reconnaissant envers la famille du vaillant marin ; sept ans après la mort d’El Cano, sa vieille mère réclamait encore l’arriéré de sa solde et de sa pension, et cette somme ne fut jamais payée. Cependant une pierre funéraire avait été placée dans l’église de Guetaria à sa mémoire ; en 1800, on lui éleva une statue de marbre près de l’endroit qu’occupait jadis la maison où il était né. Cette statue fut brisée par les boulets carlistes lors de la première guerre civile ; une autre en bronze l’a remplacée, elle se voit sur le port. Le grand navigateur porte l’élégant costume du XVIe siècle : culottes bouffantes, justaucorps à crevés et toque à plumes ; un bras tendu vers la haute mer, il semble indiquer à ses compagnons la route où les guidera son génie ; à sa gauche est une ancre, et de l’autre côté, sur un socle auquel il s’appuie, son écusson et sa noble devise ; mais, hélas! le port lui-même, d’où sortaient autrefois pour la grande pêche des flottilles entières, le port languit dans le plus lugubre abandon, quelques débris d’embarcations pourrissent près du môle à demi écroulé, et la citadelle qu’on aperçoit au-delà ne veille plus que sur un désert.

Pendant que je m’abandonnais à cette tristesse des choses, le crépuscule était descendu peu à peu ; c’était l’heure ou jamais de s’inquiéter d’un gîte et d’un souper. Je frappai d’abord à une grande maison qu’on m’avait désignée comme la posada, puis à une seconde et à une autre encore ; partout la même réponse : « Nada, nous n’avons rien, adressez-vous ailleurs. » J’eus beau déclarer que je me contenterais de peu, ces malheureux, comme hébétés, semblaient ne pas m’entendre. En dernier lieu, j’entrai au hasard dans une salle basse ; une vieille femme, vêtue de noir, était accroupie sur sa chaise, seule et sans lumière ; elle releva brusquement la tête, et quand j’eus fait ma demande : « Pourquoi venir ici? me dit-elle d’un ton farouche et trouvant avec peine les mots espagnols ; il n’y a rien à manger ici ; la guerre, les contributions, les soldats à loger, on nous a tout pris, nous sommes ruinés… — Mais où voulez-vous donc que j’aille, ma bonne femme ? m’écriai-je; j’ai faim et je suis fatigué. — Où ? je ne sais pas… à Zumaya. C’est cela, à Zumaya… il y va des étrangers… La distance ?.. Trois quarts d’heure au plus par la montagne. Vous verrez… Allez, allez. » Cela dit, elle reprit son attitude méditative et s’enferma dans un silence absolu. Que faire en cette occurrence ? Quoique l’heure fût déjà avancée, peut-être le conseil avait-il du bon et trouverais-je à Zumaya un accueil plus hospitalier. La route, si l’on peut donner ce nom à l’affreux sentier hérissé de quartiers de rocs et coupé de crevasses qui rampe sur les rugosités de la crête, m’était totalement inconnue; la lune manquait au ciel, et le scintillement des étoiles très nombreuses ne suffisait pas à dissiper l’obscurité. Malgré tout, j’avançais rapidement grâce à la perspicacité instinctive que donne l’habitude des montagnes; déjà les trois quarts d’heure fixés par la vieille étaient depuis longtemps écoulés, et je n’apercevais aucune trace d’habitation; la mer, que je sentais voisine, mais que je ne pouvais voir, battait la grève avec un bruit sourd et cadencé, qui montait comme la respiration lente de la nuit. Enfin un groupe de lumières m’apparut au loin; c’était Zumaya : bientôt après le sentier finissait avec la montagne, et je me trouvai sur une vaste plage sablonneuse : je m’y engageais sans défiance dans la direction des lumières, quand je m’entendis héler, et deux hommes s’approchèrent de moi. « Hombre, où diable allez-vous donc par là? me dit l’un d’eux que je n’eus pas de peine à reconnaître pour un carabinero ainsi que celui qui l’accompagnait. Avez-vous donc envie de vous jeter à l’eau? » Je lui racontai mon histoire, comment j’avais été reçu à Guetaria et le conseil que m’avait donné la vieille. « Carlistona ! enragée carliste! reprit le brave homme, elle a failli vous jouer un vilain tour. Comment ne pas vous dire qu’avant la ville vous rencontreriez l’embouchure fort large de l’Urola, qu’il n’y a pas de pont ni de gué à plus de trois lieues de distance et qu’à cette heure le passeur est couché et ne fait plus le service? Enfin, ils ont tant souffert là-bas, vous savez... il ne faut pas trop leur en vouloir ; mais vous avez faim sans doute, nous n’avons pas de vivres ici, et je ne connais dans les environs qu’une pauvre cabane de paysans où vous risquez fort de ne rien trouver non plus. Essayons pourtant; le moment n’est pas encore venu où les contrebandiers peuvent tenter un coup, nous allons vous conduire. » Au bout de vingt minutes d’une marche assez difficile qui de plus en plus nous éloignait de la côte, nous frappâmes à une porte. Une grande et belle fille de dix-huit ans vint ouvrir. L’habitation se composait d’une immense salle carrée; adroite et à demi-distance du toit surplombait un vaste appentis de bois, noir et enfumé, où l’on grimpait par une échelle à barreaux plats; c’est là évidemment que couchait la famille ; des fourrages et des instrumens d’agriculture gisaient en dessous. A gauche, séparés à peine par une barrière à hauteur d’homme, étaient parquées toutes les bêtes de la ferme, les vaches, les mules, les moutons qu’on entendait s’agiter derrière la cloison, et ce voisinage, l’haleine chaude de tant d’animaux entassés, rendait l’atmosphère de la pièce presque insupportable. L’intervalle entre l’appentis et l’écurie servait tout à la fois de cuisine et de lieu de réunion. À cette heure, la famille était assise autour de la table, le père, la mère et les sept enfans, depuis la fille aînée qui s’était levée pour nous ouvrir, jusqu’au dernier venu, petit garçon joufflu de près de trois ans. Leur repas consistait en une soupe au lait où le pain de maïs nageait par larges tranches. Tous du reste paraissaient jouir d’une excellente santé et d’un meilleur appétit. On m’offrait l’hospitalité; je bus seulement un verre d’eau et pris un morceau de pain ; puis de retour au rivage, étendu sur le sable et soigneusement enroulé dans le grand manteau d’ordonnance dont malgré mes protestations l’un des douaniers s’était défait en ma faveur, tandis que les deux braves gardons se promenaient de long en large, s’arrêtant parfois pour scruter l’horizon, je m’endormis à la douce clarté des étoiles, au milieu du grand murmure de la mer dont les flots mourans arrivaient presque à mes pieds.

Le lendemain, dès cinq heures, le passeur venait me prendre dans son bac et me déposait sur le quai de Zumaya, à l’autre rive du fleuve. La ville, assez proprette, ne manque pas d’une certaine animation en été, grâce à la proximité de l’établissement thermal de Cestona et aux visites des baigneurs qui, pendant la cure, s’y rendent en partie de plaisir. Là encore les vieilles maisons seigneuriales sont en majorité. On ne comprendrait guère aujourd’hui des gens, avec l’aisance et la position que cela suppose, se faisant construire un palais dans de pareils trous; mais à l’époque la séparation existait beaucoup plus tranchée entre les habitans de deux provinces ou de deux cités; les familles, même les plus riches, n’émigraient pas facilement, et chacune d’elles se perpétuait aux lieux mêmes de son origine. Au-delà de Zumaya, toujours suivant la côte, on trouve Deva, un peu plus considérable ; mais le port, formé par l’embouchure de la rivière, s’ensable chaque jour davantage, au désespoir des habitans, qui vivaient surtout de la pêche. Sur ce littoral, tout homme est marin en naissant, l’enfant nage presque avant de savoir marcher, et, plus que la terre elle-même, l’eau parait être son véritable élément. J’ai encore présente à mes yeux une petite scène maritime dont le hasard me fit témoin à Deva. Les garçons sortaient de l’école; ils avaient déposé à l’écart leurs livres et leurs vêtemens, et tous, debout sur la jetée, nus comme Dieu les fit, la peau bronzée par le soleil, dont les derniers rayons venaient mordre leurs reins et leurs cuisses, ils criaient, s’interpellaient tour à tour, comme les héros d’Homère avant le combat ; un peintre grec eût trouvé là le plus gracieux sujet de peinture décorative. Au signal convenu, ils plongeaient tous ensemble et disparaissaient sous les flots; celui qui ressortait le plus loin était proclamé vainqueur. A gauche de l’estuaire s’avance une roche dont la masse énorme, s’effeuillant par larges plaques, présente à l’œil une surface nue comme une table de marbre : c’est elle qui, si malheureusement, arrête le sable à l’entrée du port; en 1857, les ingénieurs du gouvernement essayèrent de la faire sauter, mais sans grand succès. Quant à Motrico, qui déjà confine à la province de Vizcaye, quoiqu’il n’ait pas à craindre la même cause de ruine, son port aussi a beaucoup souffert de la guerre ; les jetées surtout sont dans un état pitoyable. D’ailleurs la ville est fort curieusement groupée sur le penchant d’une colline qui regarde la mer, et la beauté de ses promenades, l’étendue de son enceinte, le nombre et la magnificence de ses maisons neuves, l’originalité de ses vieilles tours, éclairées d’ouvertures géminées où se retrouve l’influence arabe, attestent un passé qui ne fut pas sans gloire et une prospérité qui n’a point encore disparu.

Par hasard un petit caboteur, de passage à Motrico, repartait au point du jour pour Saint-Sébastien; j’allai trouver le patron, qui très volontiers me prit à son bord. De la sorte, au désagrément du retour par la même route je substituais l’imprévu d’une délicieuse promenade en mer. La barque, toutes voiles au vent, filait avec rapidité, coupant droit le flot qu’agitait à peine un balancement régulier; çà et là quelque vague, plus impatiente que les autres, élevait sa crête écumeuse, miroitait un moment au soleil avec des reflets changeans, mêlés d’argent, d’azur et d’or, et soudain s’affaissait. Nous restions toujours en vue de la côte, et dans ce demi-brouillard, produit à la fois par l’éloignement et par l’évaporation de la mer, je prenais plaisir à reconnaître les lieux que j’avais traversés naguère : Zumaya l’inhospitalière, comme une chauve-souris cramponnée au rocher; Zarauz, la protégée des rois, mollement couchée sur sa plage. Au soir nous jetions l’ancre dans le port de Saint-Sébastien, situé tout au pied du mont Orgullo, où s’élève la citadelle. On n’a plus à décrire Saint-Sébastien. Autant et plus qu’une ville espagnole, c’est une ville française ou, pour mieux dire, cosmopolite. Ses rues dallées, larges et droites, ses hautes maisons de pierre, la plupart occupées par des hôtels ou des cafés, ses magasins éclatans, ses enseignes en langues multiples, ses promenades, qui tiennent la place des anciens remparts, récemment démolis, sa plage, une des plus vastes du monde, couverte de cabines qui sont comme une cité nouvelle, sa régularité, sa blancheur, lui donnent l’air coquet, élégant et mondain, mais un peu banal et déjà vu de toutes les grandes stations balnéaires. Aussi bien la frontière est proche, et le chemin de fer de Bayonne à Madrid la met en relations constantes avec nos départemens du midi, et par eux avec le reste de l’Europe? les noms mêmes, à partir d’ici, n’ont pas besoin pour être entendus de conserver la forme nationale, et l’on prononce indifféremment Saint-Sébastien ou San-Sebastian, Fontarabie ou Fuenterrabia. Quand j’y arrivai, toute la ville était en émoi à l’occasion des fêtes de l’Assomption, et les étrangers. Français ou autres, venus en grand nombre pour assister aux courses de taureaux, remplissaient les rues et les places d’une foule aussi bruyante que bigarrée.

La concha de Saint-Sébastien, quoique couverte à l’entrée par l’île de Santa-Clara, offre par elle-même un mouillage assez peu sûr, et le port proprement dit n’en occupe, avec ses jetées, qu’une très minime partie; par contre, à cinq quarts de lieue à l’est et à l’embouchure de l’Oyarzun, s’ouvre la baie de Pasages, la plus vaste et la plus sûre de tout le littoral cantabrique. L’entrée, resserrée entre deux rochers énormes, forme un étroit goulet qui l’isole de l’Océan non moins qu’il l’en rapproche, et la fait semblable à un lac. Napoléon, frappé de cette situation providentielle, avait résolu d’y créer un port militaire de premier ordre, où les flottes de tous ses états eussent pu trouver un abri. L’importance de Pasages était grande au dernier siècle, et plus encore au temps de la maison d’Autriche; de ses chantiers de construction sortaient alors des navires de 800 tonneaux. Malheureusement les atterrissemens considérables produits, soit par l’Oyarzun, soit par l’action des pluies, qui ravinent et lavent jusqu’au roc les montagnes voisines, lui ont fait perdre la meilleure partie de ses avantages. A plusieurs reprises, la ville et la province ont essayé de remédier au mal, mais toujours le manque d’argent ou les événemens politiques ont prévalu sur ces bonnes intentions. Il n’est pas jusqu’à une société fondée récemment et se proposant d’obtenir, en une demi-douzaine d’années, l’entier nettoyage du port, qui n’ait été fort mal à propos arrêtée par la guerre. Aux deux côtés du chenal se trouvent les villes jumelles de Pasages, San-Pedro à gauche et San-Juan à droite. L’une et l’autre se composent, dans leur plus grande étendue, d’une rangée de maisons uniques, dont le derrière donne sur le port et la façade sur une rue intérieure taillée à pic dans le roc; en plus d’un endroit, les maisons, enjambant la voie, s’accrochent à la montagne et ne laissent au-dessous d’elles qu’une allée couverte; beaucoup d’emplacemens aussi sont abandonnés. On passe de la rive gauche à San-Juan sur de petites barques manœuvrées par des femmes. La réputation des batelières de Pasages date déjà de loin. Philippe IV avait admiré leur adresse en 1660 lorsqu’il amena l’infante Marie-Thérèse à Irun pour épouser Louis XIV, et, de retour à Madrid, il en fit venir un certain nombre qu’on vit pro- mener les nacelles royales sur la pièce d’eau du Buen-Retiro.

Une dernière étape m’amène à Irun. Singulière histoire que celle de cette petite ville dont les débuts furent si pénibles ! Elle dépendait de la juridiction de Fontarabie, et comme on craignait qu’en s’étendant davantage elle n’attirât à elle la population de la place, on s’ingénia par tous les moyens à entraver son développement. En 1499, un arrêt du conseil royal défendit qu’on élevât à Irun plus de maisons que celles qui existaient pour le moment; les marchandises et provisions dont les habitans avaient besoin ne pouvaient être achetées ailleurs qu’à Fontarabie. Maintenant les rôles sont intervertis. Grâce au surcroît de vie et de commerce que les chemins de fer suscitent sur tout leur parcours, et bien que la station soit établie à quelque distance de la ville, Irun ne peut manquer de grandir et de prospérer. Déjà ses rues s’élargissent, ses maisons s’éclairent; hommes et choses, tout s’anime, et l’ordre, la propreté, le travail, lui seront une ample compensation à l’originalité et à la couleur locale qui s’en va. Fontarabie au contraire, gardant son caractère, voit chaque jour précipiter sa décadence. Isolée sur une pointe de terre à l’extrémité de la Péninsule, ne menant nulle part, ne servant plus à rien, sombre, triste, oubliée, avec ses remparts croulant dans leurs douves, ses palais éventrés, son vieux château noir de poudre, elle autrefois le boulevard de l’Espagne, qui souffrit tant de sièges, qui résista à tant d’assauts, elle assiste de loin, farouche, au spectacle de la civilisation moderne et aux progrès de son ancienne rivale. A la vérité, si elle se peut vanter d’avoir détrôné Fontarabie, Irun n’est pas sans connaître déjà les inconvéniens de la grandeur; c’est elle désormais qu’on attaque et qu’on assiège. Pendant six jours, du 4 au 10 novembre 1874, les carlistes, qui occupaient les hauteurs voisines, entretinrent contre elle un feu terrible d’artillerie, et il fallut toute la promptitude et toute la décision du brave général Loma, arrivant à la hâte avec un corps expéditionnaire, pour la préserver d’une destruction complète. Néanmoins les faubourgs de la ville n’existaient plus, des pâtés entiers de maisons s’étaient écroulés sous les bombes ; dans la campagne, les fermes et les villas étaient devenues la proie des flammes allumées dans l’attaque ou la défense par l’un ou l’autre des deux partis. Combien de temps ces ruines attendront-elles pour être relevées? Je ne saurais dire; mais quand, prenant le train qui devait m’emmener vers Hendaye et la France, je voulus par la portière jeter un dernier adieu à la terre d’Espagne, mes yeux reconnurent, hélas! ces vestiges de la guerre civile que j’y avais trouvés un peu partout et qui avaient si fort attristé mon voyage.


L. LOUIS-LANDE.

  1. Voyez la Revue da 15 février, du 15 mars et du 15 juillet.