Tu seras journaliste/06

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Paysana (p. 29-39).

CHAPITRE VI


Pourquoi le cœur de l’homme est-il dur au misérable qui lutte, sans ressources et la tête haute, pour tenir un semblant de rang parmi ses semblables tandis qu’il est pitoyable au mendiant qui quémande adroitement ? Et pourtant le consentement du mendiant à la mendicité, son abdication de toute fierté en font un être moins digne de pitié que celui qui élève, entre sa misère et l’univers, une muraille infrangible.

Le riche donne-t-il au pauvre moins par esprit de charité et parce qu’ils sont frères que par égoïsme pour que le souvenir de l’indigence ne trouble pas son bien-être et que le spectacle de tristes habits n’afflige pas sa vue ?

Autant de problèmes qui assaillaient Caroline, en attendant l’arrivée de Monsieur Dulac.

Certes, elle n’ambitionnait pas de les résoudre. Des jours pénibles qui l’avaient crucifiée au désespoir, du temps où elle cherchait en vain du travail, elle voulait bannir tout souvenir ; si elle pouvait s’en défaire aussi facilement que d’un vêtement qui sied mal et qu’on ne veut plus remettre. Mais ils avaient déposé en elle un limon d’amertume qui s’élèverait à la moindre agitation mauvaise. Elle repenserait malgré elle à toutes ces choses qui avaient appliqué à son cerveau leur marque indélébile : la parade, d’office en office ; la moiteur de la main qui refusait de tourner le bouton de la porte, tant le cœur travaillé par l’inquiétude martelait la poitrine à grands coups ; la savante mise-en-scène des bureaux destinée à décourager les confidences de solliciteurs et à écourter les visites : le déballage de ses qualités qui dans ces lieux prenaient figure d’une marchandise de pacotille, pareille à celle qu’offrent à bas prix des colporteurs toujours prêts à un rabais. Et les réponses obséquieuses des fonctionnaires. Et refus sur refus. Toute cette humiliation quand elle avait conscience de sa valeur ! Tant d’humilité au lieu du cri qui sourdait de son cœur !

Seigneur !

À plusieurs reprises, elle pressa son front des deux mains comme pour en desserrer l’étau qui retenait de si noires pensées. Monsieur Dulac ne tarderait pas à paraître. Elle l’entendait qui s’agitait dans la pièce voisine. Était-il au courant de son acte tragique ? À tout hasard, elle avait à cœur de se présenter à lui, non pas amère et taciturne, comme l’image de l’affliction, mais souriante et brave.

Personne n’aurait songé à donner le nom de « vivoir » au salon où une petite bonne avait introduit Caroline : tout y respirait trop le passé depuis le mobilier ancien, à dessin de roses, rembourré de crin noir, les bibelots mignards et les fleurs de velours ensevelies sous un globe jusqu’au tapis fleuri, à courte laine, couvrant entièrement le parquet. Des doubles rideaux surmontés de draperie en velours masquaient les fenêtres et semblaient y interdire l’entrée à quelque rafale de modernisme. C’était pur miracle que des plantes puissent survivre dans cette pièce où seule une lumière chenue faisait son chemin comme à regret. Caroline avec sa jeunesse arbitraire, aurait volontiers créé du désordre dans cette chapelle ardente, inspirée par le même mauvais instinct qui pousse certains enfants à parler haut dans une église. Déjà un programme de changement s’élaborait dans son idée : ouvrir les fenêtres, faire de la clarté, déranger l’ordonnance monotone des meubles et surtout fleurir partout, jeter à pleines brassées l’or des campanules, chasser le passé des murs. Les murs ? À seconde vue. Caroline se rendit compte qu’un miroir encadré d’une large dorure, au-dessus d’une cheminée de marbre noir, en occupait le plus grand pan. De chaque côté, un portrait au fusain. Le premier représentait une jeune femme ; à sa coiffure, à son corsage étriqué, il était visible que ce portrait datait de loin, mais le temps en adoucissant les contours lui avait apporté un air éthéré, de sorte qu’il était fort agréable à regarder. L’autre, par contraste, accusait un homme énergique. Soit qu’il ait usé de moins de parcimonie à manier le fusain ou qu’il ait apporté à son œuvre une plus grande énergie, l’artiste avait donné à son sujet des traits si décidés, il lui avait si consciencieusement noirci la chevelure, la moustache et la toge, que l’œil des moins avertis en demeurait saisi. Seule, la main appliquée sur un code y faisait une tache de pâleur, sorte de havre où le regard se serait reposé avec complaisance, si cette main replète, ridicule dans sa forme, n’eut consommé le comique du chromo.

Une autre main. Une main décharnée. Une main de travailleur où les veines font saillie et qui révèle une vie sur le déclin… Une main s’était posée sur l’épaule de Caroline qui sursauta. Monsieur Dulac, à l’insu de la jeune fille, était entré dans le salon.

— Ah !

— Bonjour, mademoiselle.

— Bonjour, monsieur.

Ils se mesuraient du regard, avec un sourire, sans savoir au juste quoi se dire. Caroline était prête à répondre toute la vérité aux questions que lui poserait le journaliste. Mais voici qu’il l’accueillait simplement comme une vieille connaissance, sans exiger de reddition de comptes.

Caroline avait devant elle un être rare : quelqu’un qui écoute. Au cours d’une conversation ordinaire, la plupart des humains badinent, questionnent, ergotent et ne retiennent, des mots prononcés, que le nécessaire pour poursuivre leurs échanges verbaux. Tout le temps, chacun est préoccupé mentalement par ses problèmes, ses rêves et ses desseins. Ils suivent deux lignes parallèles, c’est tout.

Noé Dulac était d’une autre race.

— Nous ferons plus ample connaissance avec le temps, dit-il. Pour le moment, allons rejoindre mon fils qui est à l’atelier, à deux pas d’ici. Il est en train de préparer son éditorial pour le numéro de demain.

Je garde la direction du journal, mais de fait, il est le patron. Peut-être vous paraîtra-t-il, à l’occasion, un peu brusque et autoritaire — la tante qui l’a élevé l’a bien gâté — mais c’est un cœur d’or et j’espère que vous vous entendrez bien tous les deux.

Ce jour-là, Caroline ne vit pas grand’chose de l’Anse-à-Pécot. L’atelier était à peine à une rue de la demeure des Dulac. La fanfare de la ville donnait un concert dans le parc ; aux notes violentes d’un trombone qui étouffait les autres instruments répondait le cri strident d’une sirène de bateau. Durant le bref trajet, elle n’eut donc pas à dominer sa gêne et à faire des frais de conversation.

Contrairement à ce qu’avait annoncé Monsieur Dulac, son fils n’était pas à l’atelier. Dès le seuil de la porte, il eut beau le héler à la force de sa vieille voix, on n’entendait pour toute réponse que le bruit des presses. Il fit passer Caroline dans une pièce attenante à la salle d’attente. Un écriteau sur la porte en réservait l’accès uniquement à la direction.

Caroline attendait depuis une dizaine de minutes, en feuilletant des revues, quand soudain la porte s’ouvrit en trombe. Un jeune homme approchant la trentaine s’y jeta plutôt qu’il y entra et avant même que son père lui eut fait le moindre geste pour signifier la présence de la nouvelle venue, le fils Dulac s’exclama :

— Il paraît que la maîtresse d’école est arrivée !

Caroline ne se souciait pas de démêler quel sens Philippe Dulac avait attaché à son exclamation ; elle ne s’interrogeait pas pour savoir si l’Anse-à-Pécot lui plairait ; elle ne s’inquiétait pas de découvrir ce qui en faisait une ville noiraude et basse, ni ce qui ternissait la verdure des arbres, pas plus que ce qui éteignait la joie sur les visages, une chose lui suffisait : elle était journaliste. Elle possédait déjà la fierté de son métier.

Mince, de haute taille, Philippe Dulac avait le front légèrement bombé, un nez aux arêtes bien dessinées et un menton net qui lui faisaient un profil de médaille. Il donnait en tout l’impression d’être satisfait de sa personne. De ses mains surtout, fines et fortes. Le moindre geste démasquait l’intention de les mettre en valeur. Un grand seigneur des romans de Maryan, en exil à l’Anse-à-Pécot, par la faute de quelque ancêtre déchu, et qui regrette ses immenses domaines perdus à jamais !

Auprès de l’homme simple et tout ainsi qu’était Noé Dulac, son fils se révélait, aux yeux de Caroline, un esprit porté à la complication. Et suffisant. Combien suffisant et saturé de sa formation classique.

Toujours tiré à quatre épingles, il n’aurait jamais osé s’accorder un répit. Même poussé à l’extrémité par les plus grandes chaleurs, il n’usait pas du privilège d’endosser un léger gilet d’alpaga.

Sa phrase pleine d’apprêt lui ressemblait. Là où deux points auraient suffi, elle s’écartait dans les sentiers touffus d’explications inutiles et ne retrouvait jamais la route large de la simplicité. Il avait une forte prédilection pour les phrases-clichés coulées dans le moule du conformisme.

Caroline qui était naturelle en ressentait un vague malaise, mais elle était tellement convaincue de la supériorité de son patron qu’elle s’excusait de son ignorance à elle, en disant :

— Un balai neuf ne balaie jamais bien, vous savez !

Philippe s’avérait un compagnon ordinaire, poli et pas désagréable.

Il tirait une grande vanité de sa bibliothèque. Pas un livre porté à sa connaissance par la rubrique « Ouvrages recommandés » qui n’y prît place. Un jour qu’il ajustait son nœud de cravate devant la vitre, Caroline crut qu’il cherchait un volume et elle s’approcha de lui. Avec condescendance, il sortit un Martin du Gard, un Sweig, un Green et d’un index élégant, il lui en signala deux ou trois autres.

Il en parlait d’abondance. Quand il lui offrit d’en apporter quelques-uns, Caroline fondit de joie à l’idée de frayer avec ces dieux. Cependant elle fut au comble de l’étonnement en constatant que les pages de la plupart de ces livres n’étaient même pas découpées.

De prime abord, elle avait jugé son patron : un homme méthodique. Elle en vint vite à la conclusion qu’il était plutôt un systémier. Un feu de cheminée arrivait-il ? On courait au classeur, à la lettre F. Une formule toute prête y attendait son tour de servir. Il en était ainsi de tous les événements ordinaires de la semaine. De sorte que si le journal était facile à rédiger, par contre, la lecture en était fort monotone.

Quelque part, il devait y avoir des gazettes mieux préparées que « La Voix des Érables ». Caroline s’attachait à lire et relire les faits-divers des journaux français à sa portée ; ils disaient plus en deux lignes que leur journal, dans une colonne et ils lui paraissaient savoureux à côté des nouvelles rendues incolores par une rédaction morte. À son insu, une révolution se levait en elle. Pour le moment, elle se contentait de sourire et de mettre des fleurs sur les pupitres, de ces boutons d’or lumineux comme le soleil. Mais plus tard ?