Tu seras journaliste/09

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Paysana (p. 50-55).

CHAPITRE IX


En se mettant à table, Lauréat se carra dans sa chaise avant d’annoncer ;

— Avez-vous su la nouvelle ?

Mariange savait que plus on montrait d’empressement à questionner Lauréat, plus il mettrait de temps à répondre. Aussi feignant d’être toute au plaisir de savourer le potage, elle pria Caroline de lui passer le sel « par un effet de sa bonté ».

Caroline qui croyait tenir une proie pour le journal manifestait un intérêt intense et tout en passant distraitement le sucre, elle s’informa vivement :

— Quelle nouvelle ?

Le typographe prit le temps de replacer son couvert, il lissa la nappe, se versa un verre d’eau, en but une grande gorgée, soupira d’aise et jeta enfin, comme s’il apportait au monde recueilli la déclaration de la guerre :

— L’abondance des fraises est arrivée !

Caroline dégonfla sa poitrine d’un soupir de désappointement. Mais Mariange se prit à réfléchir tout haut :

— Aujourd’hui lundi. J’aurai fini mon lavage vers les deux heures. C’est bien de la fatigue mais il faut que ça se fasse.

Et elle se décida à dire :

— C’est bon !

Ces mots scellaient un pacte tacite entre les époux.

Lauréat excellait comme pas un à acheter, aux halles. Ce n’était pas à lui qu’un commerçant aurait osé passer onze œufs à la douzaine, tout en engageant la conversation, encore moins le jouer sur la pesanteur : il avait l’œil ouvert. On le savait à l’Anse-à-Pécot et dans les environs.

Aussi choisit-il des belles fraises fermes, à la queue d’un vert éclatant, dans des coffres reposant sur la fraîcheur de l’herbe-à-liens.

Justement cette année-là, les fraises étaient non seulement abondantes mais d’une délicatesse de goût sans pareille. Il aurait fallu retourner loin en arrière pour en retracer de semblables. Même des voyageurs racontaient qu’en passant à l’Île d’Orléans, ils avaient vu des champs de fraises entiers dont les sillons étaient transformés en ruisseaux de sang, les fermiers ne suffisant pas à cueillir les fruits qui mûrissaient en une nuit.

À la veillée Mariange entreprit donc de faire des confitures, chacun ayant auparavant donné un coup de main à équeuter les fraises. Rien ne l’embarrassait moins. Elle sortit la grande bassine de cuivre qui lui venait de sa mère, pesa livre de sucre pour livre de fruit et mit le tout à feu doux. Dès que le sirop ferait la goutte, les confitures seraient prêtes à l’empotement. Si seulement la chaleur n’eut été à son comble. On aurait dit que le temps avait posé un vêtement de plomb sur tout. Pas une feuille ne remuait. La pluie promise par l’écho n’était pas venue et les insectes soudés aux herbages étaient comme morts. Même les fleurs repliées sur elles-mêmes semblaient dormir ; elles n’embaumaient pas et elles avaient perdu leurs couleurs vives.

Darcinette et Caroline s’occupaient à enlever mollement le plantain dans les allées du jardin potager tandis que Lauréat chaulait le bas des arbres. Il prétendait qu’au travail, on souffre moins de la chaleur qu’à l’oisiveté.

De temps en temps, Mariange s’appuyait contre le chambranle de la porte du dehors pour y chercher un peu d’air. Elle s’abattait l’eau dans la figure, à grands coups de mouchoir, puis elle s’éventait à la course avec un morceau de journal plié en accordéon et disparaissait aussi vite.

Ils l’entendirent qui exhortait le poêle à chauffer. C’était mystère pour personne de la maisonnée que lorsqu’elle avait troqué son ancien poêle de fonte contre un poêle moderne tout nickelé, elle n’avait pas fait un bon échange.

Aussi soupirait-elle après son « Happy Thought » défunt, chaque fois que l’occasion s’en présentait. Elle croyait se venger en assénant de vigoureux coups de tisonnier contre les flancs du nouveau, dès qu’il languissait. Le pauvre innocent geignait de cette injustice mais il n’en tirait pas mieux.

Soudain, ils la virent, toute d’une venue dans son tablier à manches, qui traversait la cour d’un pas décidé. Elle pénétra dans la remise à bois et en sortit peu après en transportant dans son tablier un voyage d’éclats.

— Il va chauffer, maugréa-t-elle, en rentrant dans la maison, ou bien il va me dire pourquoi.

À ce moment un oiseau vola si bas qu’il rasa les cheveux de Caroline. D’autres oiseaux frôlaient le sol. Dans l’air épaissi les choses changeaient d’aspect.

— C’est signe que l’orage approche, remarqua Lauréat. Le temps s’engraisse joliment vers le nord.

Mariange attirée à la porte vint s’asseoir sur le seuil. Elle regardait nuages sur nuages se bousculant dans le ciel, en pensant à rien. Elle se laissait aller à la douceur d’être là, inactive, contente de son sort, lasse d’une saine lassitude, heureuse de savoir la lessive accomplie et ne craignant pas le lendemain.

En sentant une odeur âcre lui chatouiller l’odorat, elle se dit : Tiens, il y a quelqu’un qui va perdre une chaudronnée de confitures. Mais elle continua à rêvasser.

La pluie finit par s’abattre. Le vent couchait les plantes et charriait l’eau par paquets. Chacun se précipita vers les fenêtres pour les fermer solidement. Mais en entrant dans la cuisine, l’air était suffocant ; les confitures avaient non seulement pris au fond, elles étaient inserviables.

Lauréat était loin d’être fier, lui qui s’était donné tant de peine pour choisir un fruit à point. Mariange eut beau s’en prendre au poêle traître qui lui faisait tous les affronts, elle n’en restait pas moins la seule responsable. Caroline cherchait à la remonter mais le mal était irréparable, il faudrait tout recommencer.

Dès que la pluie se calma, une voisine accourut s’offrir pour aider à mettre les confitures en pots.

Mariange soupçonna qu’elle voulait se moquer d’elle, ayant flairé une senteur de brûlé. Elle la remercia sèchement.

— C’est ça, dit-elle indignée, faites des confitures parfaites pendant cent ans, personne en parlera. Mais ayez le malheur de les manquer une fois dans votre vie, une seule fois, et tout le monde le saura.

Et elle lui ferma la porte au nez.