Un Chapitre de l’histoire des sciences - Transmission des industries chimiques de l’antiquité au moyen âge

La bibliothèque libre.
Un Chapitre de l’histoire des sciences - Transmission des industries chimiques de l’antiquité au moyen âge
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 39-55).
UN CHAPITRE
DE
L’HISTOIRE DES SCIENCES

TRANSMISSION DES INDUSTRIES CHIMIQUES DE L’ANTIQUITE AU MOYEN AGE.


I.

La chimie est une science moderne, constituée depuis un siècle à peine ; mais ses problèmes théoriques ont été agités et ses pratiques mises en œuvre pendant tout le moyen âge. Les nations de l’antiquité les avaient déjà connus : l’origine s’en perd dans la nuit des religions primitives et des civilisations préhistoriques. J’ai retracé ailleurs les premières tentatives rationnelles pour expliquer les transformations chimiques de la matière, tentatives exposées dans le Timée de Platon et dans les Météorologiques d’Aristote, puis, développées par les savans gréco-égyptiens et associées par eux à une philosophie symbolique mêlée de chimères ; je dirai quelque jour comment cette philosophie a été continuée par les Arabes et par les peuples occidentaux. Mais je me propose aujourd’hui de traiter un sujet plus positif et moins subtil : je veux parler des industries chimiques du monde antique et de leur transmission aux Latins du moyen âge. Ce récit n’est peut-être pas sans intérêt pour montrer comment la culture des sciences a été perpétuée dans l’ordre matériel, par les nécessités de leurs applications, à travers les catastrophes des invasions et la ruine de la civilisation. L’extermination totale des populations, telle qu’elle a été pratiquée parfois par les Mongols et par les Tartares, serait seule capable d’anéantir complètement cette culture. Certes, lorsque Tamerlan érigeait sur les ruines d’Ispahan une pyramide formée avec les 70,000 têtes de ses habitans, la tradition des artisans a dû périr en même temps que la culture des philosophes ; mais un massacre aussi radical s’est rarement vu dans l’histoire de la race humaine.

Peut-être quelque lecteur sera-t-il surpris d’entendre parler des industries chimiques des Grecs et des Romains : accoutumé à entendre par là la préparation de l’acide sulfurique et de la soude artificielle, la fabrication du gaz de l’éclairage et celle des brillantes couleurs du goudron de houille, il ne voit rien d’analogue dans l’antiquité. C’est que le domaine de la chimie est plus vaste et comprend tout l’ensemble des métamorphoses des corps, opérées par d’autres voies que par l’action des forces mécaniques et physiques.

Dès les temps les plus reculés, l’homme a appliqué les pratiques chimiques à ses besoins, en mettant en œuvre ces pratiques pour la métallurgie, la céramique, la teinture et la peinture, la confection des alimens, la médecine et jusqu’à l’art de la guerre. Si l’or, et parfois l’argent et le cuivre existent à l’état natif et n’exigent alors qu’une préparation mécanique, le plomb, d’autre part, l’étain, le fer, et, disons plus, le cuivre et l’argent, ne sauraient être extraits de leurs minerais ordinaires que par des artifices fort compliqués. La production des alliages, si nécessaires pour la fabrication des armes et pour celle des monnaies et des bijoux, est aussi un art essentiellement chimique. C’est même l’étude des alliages usités en orfèvrerie qui a donné naissance aux préjugés et aux fraudes de l’alchimie, ainsi qu’en témoigne l’étude d’un papyrus égyptien conservé dans le musée de Leyde et celle des écrits des alchimistes grecs.

L’art de préparer les cimens, les poteries, le verre surtout, repose également sur des opérations chimiques. L’ouvrier qui teignait les étoffes, les vêtemens et les tentures en pourpre, ou en d’autres couleurs, industrie usitée d’abord en Égypte, en Syrie, puis dans tout le monde grec, romain et persan, — pour ne pas parler de l’extrême Orient, — se livrait à des manipulations chimiques très développées : les tissus retrouvés dans les momies et dans les sarcophages en attestent la perfection. Pline et Vitruve décrivent en détail la production des couleurs, telles que cinabre ou vermillon, minium, rubriques, indigo, couleurs noires, vertes et bleues, tant végétales que minérales, mises en œuvre par les peintres. La chimie de l’alimentation, féconde en ressources et en fraudes, était dès lors mise en œuvre. On savait accomplir à volonté ces fermentations délicates qui produisent le pain, le vin, la bière et qui modifient un grand nombre d’alimens ; on savait aussi, comme de nos jours, falsifier le vin par l’addition du plâtre et d’autres ingrédiens. L’art de guérir, cherchant partout des ressources contre les maladies, avait appris à transformer et à fabriquer un grand nombre de produits minéraux et végétaux, tels que le suc du pavot, les extraits des solanées, l’oxyde de cuivre, le verdet, la litharge, la céruse, les sulfures d’arsenic et l’acide arsénieux : remèdes et poisons étaient composés à la fois, dans des desseins divers, par les médecins et par les magiciens.

Enfin, la fabrication des armes et celle des substances incendiaires : pétrole, soufre, résines et bitumes, avaient déjà, autrefois comme de notre temps, sollicité l’esprit des inventeurs et donné lieu à des applications redoutables, dans l’art des sièges spécialement et dans celui des combats marins ; précédant l’invention du feu grégeois, précurseur lui-même de la poudre à canon et de nos terribles matières explosives.

On voit par ce tableau rapide combien le monde romain était déjà avancé dans la connaissance des industries chimiques, au moment où il s’écroula sous les coups des Barbares. Mais la ruine de l’organisation antique eut lieu par degrés ; si la haute culture scientifique, peu accessible à des esprits grossiers, cessa d’être encouragée et fut à peu près abandonnée ; si les philosophes grecs, ballottés entre la persécution religieuse des empereurs byzantins et le dédain indifférent des souverains persans, ne formèrent plus d’élèves ; si les grands noms de la physique, de la mathématique, de l’alchimie grecque ne passent guère le temps de Justinien ; cependant, il est certain que la nécessité des professions indispensables à la vie humaine, ou recherchées par le luxe des souverains et des prêtres, a dû maintenir et a maintenu effectivement la plupart des industries chimiques.

À l’appui de ces raisonnemens, on peut apporter des preuves de divers ordres. Les unes sont tirées de l’examen des monumens, armes, poteries et verreries, étoffes, gemmes et bijoux, objets d’art de toute nature, qui sont parvenus jusqu’à nous. Cet examen fournit, en effet, des résultats incontestables, pourvu que la date des objets soit certaine et qu’ils n’aient subi aucune restauration. Sous ce dernier rapport, on ne saurait montrer trop de prudence et même de défiance, quand on examine soit les édifices, soit les objets conservés dans les musées. Non-seulement ces objets ont été sujets à bien des falsifications ; mais les plus authentiques ont été très souvent restaurés, sans aucune mauvaise intention, d’ailleurs. Celui qui fonderait ses inductions sur l’examen des sculptures et des vitraux de certaines églises gothiques, refaites au XIXe siècle, serait exposé à bien des erreurs. Parmi les objets transmis par les trésors des églises et les collections des musées depuis l’époque carlovingienne, il en est peu qui n’aient été complétés et restaurés à diverses reprises, par les conservateurs des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Il suffit d’avoir manié ces objets et d’être entré dans le détail de leur conservation pour s’assurer que leurs ornemens, leurs appendices, les perles et verres colorés qui les ornent, ont été de tout temps et sont encore de nos jours l’objet d’une réfection incessante.

Cependant et sous ces réserves, de tels objets demeurent les témoignages les plus authentiques de l’état des industries d’autrefois. Ils en témoignent surtout au moment où on les découvre au sein des tombeaux et dans des lieux qui n’ont pas été touchés ou violés par l’homme pendant le cours des siècles.

Les récits et les descriptions des historiens contemporains fournissent d’autres renseignemens, moins précis d’ailleurs ; car il vaut mieux avoir en main l’objet que sa description. Ils ont pourtant cet avantage de nous donner des indications indépendantes des progrès ultérieurs de l’industrie. Nous possédons un ordre de données plus sûres et plus exactes encore que les chroniques, dans les traités techniques et ouvrages relatifs aux arts et métiers, qui sont parvenus jusqu’à nous, toutes les fois que ces traités ont une date certaine, ne fût-ce que celle de leurs copies. Cette source de renseignemens est connue déjà pour l’antiquité. Elle ne fait pas défaut au moyen âge, bien qu’elle paraisse avoir échappé presque complètement jusqu’ici aux érudits qui ont écrit l’histoire de la science ; et elle permet de reconstituer celle-ci sous une forme et avec une précision nouvelles. Or c’est à l’aide de ces documens que je vais essayer de montrer, en m’attachant surtout aux industries chimiques, quelles connaissances soit pratiques, soit théoriques, ont subsisté après la chute de la civilisation antique, et comment les traditions d’atelier ont maintenu ces industries, presque sans inventions nouvelles d’ailleurs, mais, du moins, à un certain niveau de perfection.


II.

L’histoire des sciences physiques dans l’antiquité ne nous est connue que très imparfaitement ; il n’existait pas alors de traités méthodiques, destinés à l’enseignement, tels que ceux qui paraissent chaque jour en France, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis et dans les principaux États civilisés. Aussi, à l’exception des sciences médicales, étudiées de tout temps avec empressement, ne possédons-nous que des notions insuffisantes sur les procédés usités dans les arts et métiers des anciens.

La méthode expérimentale des modernes a relié ces pratiques en corps de doctrines et elle en a montré les relations étroites avec les théories auxquelles elles servent de base et de confirmation. Mais cette méthode était à peu près ignorée des anciens, sinon en fait, du moins comme principe général de connaissances scientifiques. Leurs industries n’étaient guère rattachées à des théories, si ce n’est pour les mesures de longueur, de surface ou de volume, qui se déduisent immédiatement de la géométrie, et pour les recettes de l’orfèvrerie, origine des théories, en partie réelles, en partie imaginaires, de l’alchimie. On s’est demandé même si les formules industrielles n’étaient pas conservées autrefois par voie de tradition purement orale et soigneusement réservée aux initiés. Quelques bribes de cette tradition auraient été transcrites dans les notes qui ont servi à composer l’histoire naturelle de Pline et les ouvrages de Vitruve et d’Isidore de Séville, non sans un mélange considérable de fables et d’erreurs ; mais la masse principale de ces connaissances aurait été perdue. Cependant, un examen plus approfondi des ouvrages qui nous sont venus de l’antiquité, une étude plus attentive de manuscrits,» d’abord négligés, parce qu’ils ne se rapportent ni aux études littéraires ou théologiques, ni aux questions historiques ordinaires, permet d’affirmer qu’il n’en a pas été ainsi : chaque jour nous découvrons des documens nouveaux et considérables, propres à établir que les procédés des anciens industriels étaient alors, comme aujourd’hui, inscrits dans des cahiers ou manuels d’ateliers, destinés à l’usage des gens du métier et que ceux-ci se sont transmis de main en main, depuis les temps reculés de la vieille Égypte et de l’Égypte alexandrine, jusqu’à ceux de l’empire romain et du moyen âge.

La découverte de ces cahiers offre d’autant plus d’intérêt que l’emploi des métaux précieux chez les peuples civilisés remonte à la plus haute antiquité ; or la technique des orfèvres et des joailliers anciens ne nous est révélée tout d’abord que par l’examen même des objets parvenus jusqu’à nous. Les premiers textes précis et détaillés qui décrivent leurs procédés sont contenus dans un papyrus égyptien, trouvé à Thèbes et qui est actuellement au musée de Leyde.

Ce papyrus date du IIIe siècle de notre ère ; il est écrit en langue grecque. Je l’ai traduit il y a quelques années (Introduction à la Chimie des anciens et du moyen âge, p. 3 à 73), et je l’ai rapproché, d’une part, de quelques phrases contenues dans Vitruve, dans Pline et autres auteurs sur les mêmes sujets ; et, d’autre part, des ouvrages alchimiques grecs, datant du IVe et du Ve siècle ; j’ai fait également la publication de ces derniers, en en montrant à la fois la signification matérielle et positive et les prétentions théoriques et philosophiques. Par ces études j’ai reconstitué toute une science, l’alchimie antique, jusque-là méconnue et incomprise, parce qu’elle était fondée sur un mélange de faits réels, de vues profondes sur l’unité de la matière, et d’imaginations religieuses chimériques.

Ces pratiques et ces théories avaient une portée plus grande encore que le travail des métaux. En effet, les industries des métaux précieux étaient liées à cette époque avec celles de la teinture des étoffes, de la coloration des verres et de l’imitation des pierres précieuses, toutes guidées par les mêmes idées tinctoriales et mises en œuvre par les mêmes opérateurs.

Ainsi, l’alchimie et l’espérance chimérique de faire de l’or sont nées des artifices des orfèvres pour colorer les métaux ; les prétendus procédés de transmutation, qui ont eu cours pendant tout le moyen âge, n’étaient, à l’origine, que des tours de main pour préparer des alliages à bas titre, c’est-à-dire pour imiter et falsifier les métaux précieux. Mais, par une attraction presque invincible, les opérateurs livrés à ces pratiques ne tardèrent pas à s’imaginer que l’on pouvait passer de l’imitation de l’or à sa formation effective, surtout avec le concours des puissances surnaturelles, évoquées par des formules magiques.

Quoi qu’il en soit, on n’a pas bien su jusqu’ici comment ces pratiques et ces théories ont passé de l’Egypte, où elles florissaient vers la fin de l’empire romain, jusqu’à notre Occident, où nous les retrouvons en plein développement, à partir des XIIIe et XIVe siècles, dans les écrits des alchimistes latins et dans les laboratoires des orfèvres, des teinturiers et des fabricans de vitraux colorés. En général, on a attribué leur renaissance aux traductions d’ouvrages arabes, faites à cette époque. Mais, sans prétendre nier le rôle exercé par les livres arabes sur la renaissance des arts et des sciences en Occident, à l’époque des croisades, il n’en est pas moins certain qu’une tradition continue a subsisté dans les souvenirs professionnels des arts et métiers depuis l’empire romain jusqu’à la période carlovingienne, et au-delà : tradition de manipulations chimiques et d’idées scientifiques et mystiques. En effet, en poursuivant mes études sur l’histoire de la science, j’ai rencontré, dans l’examen des ouvrages latins du moyen âge, certains manuels techniques qui se rattachent de la façon la plus directe aux traités métallurgiques des alchimistes et orfèvres gréco-égyptiens. Je me propose d’établir ici cette corrélation, que personne n’avait signalée jusqu’à présent.

On sait que les règles et les recettes de thérapeutique et de matière médicale ont été conservées pareillement par la pratique, qui n’a jamais cessé, dans des Réceptaires et autres traités latins : ces traités, traduits du grec, dès l’époque de l’empire romain, et compilés du ier au VIIe siècle de notre ère, ont passé de main en main et ont été recopiés fréquemment pendant les débuts du moyen âge. La transmission des arts militaires et celle des formules incendiaires, en particulier, ont été poursuivies également, depuis les Grecs et les Romains, à travers les âges barbares. Bref, la nécessité des applications a partout fait subsister une certaine tradition expérimentale des arts de la civilisation antique.


III.

Au moyen âge, les plus vieux traités techniques latins, relatifs à la chimie, que nous connaissions, sont les « Formules de teinture » (Compositiones ad tingenda), — nous en possédons un manuscrit écrit vers la fin du VIIIe siècle, — et la « Clé de la teinture » (Mappœ clavicula), dont le plus vieux manuscrit remonte au Xe siècle. Ces deux ouvrages nous ont transmis des procédés et des textes contemporains de la dernière période de l’empire romain. Cependant ils n’ont été jusqu’ici l’objet d’aucun commentaire. Leur connaissance a dû être fort répandue autrefois ; car nous en possédons plusieurs copies, et certaines de leurs recettes sont reproduites textuellement dans les manuscrits alchimiques latins de la Bibliothèque nationale de Paris. Ces collections de recettes forment donc une série ininterrompue, depuis les articles du papyrus grec de Leyde, écrit au IIIe siècle de notre ère et découvert dans les tombeaux de Thèbes au commencement du XIXe, jusqu’à ceux des traités latins, écrits au moyen âge, tels que les précédons, ceux du moine Éraclius « sur les arts et les couleurs des Romains, » et du moine Théophile, auteur du « Tableau de divers arts, » ainsi que les opuscules publiés par Mrs Merrifield : Ancient practice of painting, La suite de ces traités et opuscules se continue aux XVIe et XVIIe siècles, par les ouvrages de Secrets d’Alessio, de Mizaldi, de Porta et de Wecker, jusqu’aux traités de teinture, de verrerie et d’orfèvrerie du XVIIe siècle, et même jusqu’aux manuels Roret de notre temps.

Le plus ancien de ces traités, les Formules de teinture, a été rencontré dans un manuscrit de la bibliothèque du chapitre des chanoines de Lucques, écrit au temps de Charlemagne et renfermant divers autres ouvrages. Il a été publié au siècle dernier par Muratori, dans ses Antiquitates italicœ (t. II, p. 364-387, dissertatio XXIV), sous le titre : « Recettes pour teindre les mosaïques, les peaux et autres objets, pour dorer le fer, pour l’emploi des matières minérales, pour l’écriture en lettres d’or, pour les soudures et collages, et autres documens techniques. » M. Giry, de l’École des chartes, a collationné ce manuscrit sur place, et il a eu l’extrême obligeance de me communiquer sa collation, qui est fort importante.

Les Formules de teinture ne constituent pas un livre méthodique, tels que nos ouvrages modernes sur l’orfèvrerie, ou sur la céramique, coordonnés d’après la nature des matières. C’est un cahier de recettes et de documens, récoltés par un praticien en vue de l’exercice de son art et destinés à lui fournir à la fois des procédés pour l’exécution de ses fabrications et des renseignemens sur l’origine de ses matières premières. Les sujets qui y sont exposés sont les suivans : coloration ou teinture des pierres artificielles, destinées à la fabrication des mosaïques ; leur dorure et argenture, leur polissage ; fabrication des verres colorés en vert, en blanc laiteux, en rouge de diverses nuances, en pourpre, en jaune ; colorations tantôt profondes, tantôt superficielles, parfois même réalisées à l’aide de simples vernis. La fabrication du verre est accompagnée par une description sommaire du fourneau des verriers, laquelle se retrouve avec des développemens de plus en plus grands chez les auteurs postérieurs, tels que Théophile, et plus tard les écrivains techniques et alchimiques de la fin du moyen âge : la filiation historique de ces procédés et appareils est par là rendue manifeste.

La teinture des peaux en pourpre, en vert, en jaune, en rouges multiples, sujet où les Égyptiens étaient fort avancés, et qui s’est perpétué chez les Byzantins, puis la teinture des bois, des os et de la corne, sont aussi signalées. On trouve encore dans cet ouvrage la mention des minerais, des métaux, des terres usités en orfèvrerie et en peinture. On y voit apparaître des idées singulières sur le rôle du soleil et de la chaleur, propre à certaines terres chaudes, pour la production des minerais, doués de vertus correspondantes ; tandis qu’une terre froide produirait des minerais de faible qualité. Ceci rappelle les théories d’Aristote sur l’exhalaison sèche, opposée à l’exhalaison humide dans la génération des minéraux, théories qui ont joué un grand rôle au moyen âge.

L’auteur distingue un minerai de plomb féminin et léger, opposé à un minerai masculin et lourd : distinction pareille à celle des minerais d’antimoine mâle et femelle, dont parle Pline ; aux bleus mâle et femelle de Théophraste et à diverses indications du même genre : l’assimilation des minéraux aux êtres vivans est continuelle dans la chimie du moyen âge.

On lit également dans cet ouvrage des articles développés sur certaines opérations, telles que l’extraction du mercure, du plomb, la cuisson du soufre, les préparations de la céruse avec le plomb et le vinaigre, du vert-de-gris avec le vinaigre et le cuivre, déjà décrites dans Théophraste et Dioscoride, celle des cadmies, oxydes de plomb et de zinc impurs, celle du cuivre brûlé (aes ustum), de la litharge, de l’orpiment, celle du cinabre artificiel, inconnue à l’époque de Pline, etc.

L’écrivain indique certains alliages, peu nombreux à la vérité, tels que le bronze, le cuivre blanc et le cuivre couleur d’or, sujet souvent traité par les alchimistes grecs, qui ont passé de là à l’idée de transmutation. Le nom du bronze (brundisium) apparaît pour la première fois ; ce nom a été souvent controversé parmi les philologues : son existence, sa forme, et les détails qui l’accompagnent dans les textes actuels montrent que c’était à l’origine un alliage fabriqué à Brindes pour l’industrie des miroirs et dont Pline a parlé. La préparation du parchemin et celle du vernis font l’objet d’articles séparés, ainsi que la fabrication des couleurs végétales, à l’usage des peintres et enlumineurs, et leur emploi sur murs, bois, linge, etc., à l’encaustique, ou au moyen de la colle de poisson.

La confection des feuilles d’or, exposée par l’auteur, jouait un grand rôle dans la pratique des orfèvres et ornemanistes byzantins et latins, pour la décoration, par dorure, des églises et des palais. Aussi ce point est-il traité dans tous les ouvrages techniques du temps, et il se retrouve chez les alchimistes grecs. Suit un groupe de formules consacrées à la dorure : dorure du verre, du bois, de la peau, des vêtemens, du plomb, de l’étain, du fer ; préparation des fils d’or, procédés pour écrire en lettres d’or (chrysographie) sur parchemin, papier, verre ou marbre : sujet souvent traité au moyen âge, en raison des pratiques des copistes et ornemanistes ; il figure déjà dans le papyrus de Leyde, et l’une des recettes présentes existe même littéralement dans le papyrus de Leyde.

Puis viennent la feuille d’argent, la feuille d’étain, et des procédés pour réduire l’or et l’argent en poudre, procédés fondés sur divers tours de main, où figurent l’emploi du mercure et du vert-de-gris. Cette poudre, d’or ou d’argent, obtenue par amalgamation, était employée ensuite dans des procédés de dorure et d’argenture. Elle a joué un rôle important en économie politique ; car on s’en servait pour faire passer l’or et l’argent d’un pays dans un autre, malgré l’interdiction de l’exportation des métaux précieux ; interdiction qui a régné pendant si longtemps au moyen âge dans les états modernes.

L’auteur continue en disant : « Nous avons désigné toutes les choses relatives aux teintures et décoctions ; nous avons parlé des matières qui y sont employées : pierres, minéraux, salaisons, herbes ; nous avons dit où elles se trouvent, quel parti on tire des résines, oléo-résines, terres ; ce que sont le soufre, l’eau noire, les eaux salées, la glu et tous les produits des plantes sauvages et venues par semences, domestiques et marines ; la cire des abeilles, l’axonge, toutes les eaux douces et acides ; parmi les bois, le pin, le sapin, le genièvre, le cyprès,.. les glands et les figues. On fait des extraits de toutes ces choses avec une eau formée d’urine fermentée et de vinaigre, mêlés d’eau pluviale. »

Ces énumérations et descriptions caractérisent la nature des connaissances recherchées par l’écrivain et conservent la trace de traités antiques de drogues et minéraux, analogues à ceux de Dioscoride, mais plus spécialement destinés à l’industrie. Par malheur, nous n’en avons plus guère ici que des titres et des indications sommaires, pareilles à celles qui figureraient au calepin d’un ouvrier teinturier, mettant bout à bout des indications puisées dans des auteurs différens, ou dans des cahiers d’atelier. Plusieurs des mots spécifiques qui y sont contenus manquent dans les dictionnaires les plus complets, tels que ceux de Forcellini et de Du Gange ; mais il ne m’appartient pas d’insister sur cet ordre de considérations, non plus que sur la grammaire étrange de ces textes incorrects, où les accords de genres, de cas, de verbes, n’ont plus lieu suivant les règles de la grammaire classique. Nous avons affaire à un latin barbare, écrit à une époque de décadence, avec des diversités très apparentes d’orthographe et de dialectes, ou plutôt de patois et de jargon. Certains ont été écrits primitivement en grec, puis transcrits en lettres latines, probablement sous la dictée, par un copiste qui n’entendait rien à ce qu’il écrivait. Ce dernier trait accuse l’origine byzantine des recettes. Constantinople, en effet, était restée le grand centre des arts et des traditions scientifiques. C’est de là que les orfèvres italiens, qui utilisaient les procédés ici décrits, tiraient leurs pratiques ; mais elles remontent, en général, presque toutes à l’antiquité.

Notons particulièrement les mots ; eaux salées, eaux douces et acides, eau formée d’urine fermentée et de vinaigre, parce que ces mots désignent les commencemens de la chimie par voie humide. Ils figurent déjà dans Pline et dans les auteurs anciens, avec les mêmes destinations. Ce sont toujours des liquides naturels, ou bien les résultats de leur mélange, avant ou après décomposition spontanée. Mais il n’y est pas fait mention des liquides actifs obtenus par distillation, et qui portent le nom d’eaux divines ou sulfureuses (c’est le même nom en grec), liquides qui jouent un si grand rôle chez les chimistes gréco-égyptiens, et qui sont devenus l’origine de nos acides, alcalis et autres agens ; ils n’étaient pas encore entrés dans les usages industriels, et on ne les y rencontre guère avant le XIVe siècle.

Telle est la collection de formules, recettes et descriptions pratiques, intitulée « Formules pour la peinture. » Le manuscrit qui les contient remonte, je le répète, au VIIIe siècle ; il fournit les renseignemens les plus curieux sur la pratique des arts au commencement du moyen âge et dans l’antiquité.


III.

Le groupe de recettes transmis par les « Formules de peinture » a passé entièrement, ou à peu près, dans une collection plus étendue, intitulée « la Clé de la peinture » (Mappœ clavicula), et dont il existe un manuscrit du Xe siècle, étudié par M. Giry, dans la bibliothèque de Schlestadt. Le même ouvrage a été publié, en 1847, par M. Way, d’après un autre manuscrit du XIIe siècle, dans le Recueil de la Société des antiquaires de Londres.

Le premier manuscrit est exempt de toute influence arabe, tandis que celle-ci est signalée seulement par cinq articles interpolés dans le second.

L’ouvrage se compose de deux parties principales, savoir :

Un traité sur les métaux précieux, comprenant aujourd’hui cent articles, traité qui comportait en réalité une étendue à peu près double, d’après une vieille table conservée dans le manuscrit de Schlestadt ; mais la moitié environ de l’ouvrage proprement dit est perdue.

Un autre traité est relatif à des recettes de teinture. Ce dernier reproduit presque entièrement les Formules de teinture, quoique dans un ordre parfois un peu différent ; puis on lit seize articles de balistique militaire et spécialement incendiaire, formant un groupe particulier ; d’autres, relatifs à la balance hydrostatique, aux densités des métaux ; enfin, des recettes industrielles et magiques, ajoutées à la fin du cahier.

Le traité relatif aux métaux précieux offre un grand intérêt, parce qu’il présente de frappantes analogies avec le papyrus égyptien de Leyde, trouvé à Thèbes, ainsi qu’avec divers opuscules antiques, tels que la Chimie, dite de Moïse, renfermés dans la Collection des alchimistes grecs. Plusieurs des recettes de la « Clé de la peinture » sont non-seulement imitées, mais traduites littéralement de celles du papyrus et de celles de la collection des alchimistes grecs : identité qui prouve sans réplique la conservation continue des pratiques alchimiques, y compris celle de la transmutation, depuis l’Egypte jusque chez les artisans de l’Occident latin. Les théories proprement dites, au contraire, n’ont reparu en Occident que vers la fin du XIIe siècle, après avoir passé par les Syriens et par les Arabes. Mais la connaissance des procédés eux-mêmes n’avait jamais été perdue. Ce fait capital résulte surtout de l’étude des alliages destinés à imiter et à falsifier l’or, recettes d’ordre alchimique, je le répète, car on y trouve aussi la prétention de le fabriquer. Les titres sont à cet égard caractéristiques : « pour augmenter l’or ; pour faire de l’or ; pour fabriquer l’or ; pour colorer (le cuivre) en or ; faire de l’or à l’épreuve ; rendre l’or plus pesant ; doublement de l’or. » Ces recettes sont remplies de mots grecs qui en trahissent l’origine.

Dans la plupart, il s’agit simplement de fabriquer de l’or à bas titre, par exemple, en préparant un alliage d’or et d’argent, teinté au moyen du cuivre. Mais l’orfèvre cherchait à le faire passer pour de l’or pur. Cette fraude est d’ailleurs fréquente, même de notre temps, dans les pays où la surveillance est imparfaite. Notre or dit au 4e titre prête surtout à des fraudes dangereuses, non-seulement à cause de la dose considérable de cuivre qu’il renferme, mais parce que chaque gramme de ce cuivre occupe un volume plus que double de celui de l’or qu’il remplace. Les bijoux d’or à ce titre fournissent donc double profit au fraudeur, parce que l’objet est plus pauvre en or et parce que pour un même poids il occupe un volume bien plus considérable : ce sont là les profits de l’orfèvre, en Orient et même dans le midi de l’Europe, sinon ailleurs.

Ces fabrications d’alliages compliqués, qu’on faisait passer pour de l’or pur, étaient rendues plus faciles par l’intermédiaire du mercure et des sulfures d’arsenic, lesquels se trouvent continuellement indiqués dans les recettes des alchimistes grecs, aussi bien que dans la « Clé de la peinture. » Leur emploi remonte même aux premiers temps de l’empire romain. En effet Pline rapporte en quelques lignes un essai exécuté par l’ordre de Caligula, en vue de fabriquer l’or avec le sulfure d’arsenic (orpiment).

Il a existé ainsi toute une chimie spéciale, abandonnée aujourd’hui, mais qui jouait un grand rôle dans les pratiques et dans les prétentions des alchimistes. De notre temps même, un inventeur a pris un brevet pour un alliage de cuivre et d’antimoine, renfermant six centièmes du dernier métal, et qui offre la plupart des propriétés apparentes de l’or et se travaille à peu près de la même manière. L’or alchimique appartenait à une famille d’alliages analogues. Ceux qui le fabriquaient s’imaginaient d’ailleurs que certains agens jouaient le rôle de fermons, pour multiplier l’or et l’argent. Avant de tromper les autres, ils se faisaient illusion à eux-mêmes. Or, ces idées, cette illusion, se rencontrent également chez les Grecs et dans la « Clé de la peinture. »

Parfois l’artisan se bornait à l’emploi d’une cémentation, ou action superficielle, qui teignait en or la surface de l’argent, ou en argent la surface du cuivre, sans modifier ces métaux dans leur épaisseur. C’est ce que les orfèvres appellent encore de notre temps « donner la couleur. » Ils se bornaient même à appliquer à la surface du métal un vernis couleur d’or, préparé avec la bile des animaux, ou bien avec certaines résines ; comme on le fait aussi de nos jours. Un procès récent, relatif aux médailles commémoratives de la tour Eiffel, faisait mention de cet artifice.

De ces colorations, le praticien, guidé par une analogie mystique, a passé à l’idée de la transmutation ; chez le pseudo-Démocrite, aussi bien que dans la « Clé de la peinture. » L’auteur de cette dernière conclut, par exemple, par ces mots : « Vous obtiendrez ainsi de l’or excellent et à l’épreuve. » C’était une formule destinée à rassurer le client, sinon l’opérateur. L’auteur ajoute encore : « Cachez ce secret sacré, qui ne doit être livré à personne, ni donné à aucun prophète. » Le mot prophète trahit l’origine égyptienne de la recette : il s’agit des scribes sacerdotaux et prêtres égyptiens, qui portaient en effet le nom de prophètes, comme on peut le voir dans un passage de Clément d’Alexandrie sur les livres hermétiques, portés en grande pompe dans les processions.

La preuve de ces origines gréco-égyptiennes des recettes d’orfèvres consignées dans la « Clé de la peinture » peut être poussée plus loin. En effet, il existe dans le Recueil latin une dizaine de recettes, parfois développées, qui sont données exactement dans les mêmes termes par le papyrus grec de Leyde ; de telle sorte que le premier texte est traduit du second jusque dans le détail de certaines expressions techniques, lesquelles se sont perpétuées même encore aujourd’hui dans les manuels Roret d’orfèvrerie.

Évidemment ceci ne veut pas dire que le texte transcrit dans la « Clé de la peinture » ait été traduit originairement sur le papyrus même que nous possédons, attendu que ce papyrus a été trouvé seulement au XIXe siècle, à Thèbes, en Égypte. Mais la coïncidence des textes prouve qu’il existait des cahiers de recettes secrètes d’orfèvrerie, transmis de main en main par les gens du métier, depuis l’Égypte jusqu’à l’Occident latin, lesquels ont subsisté pendant le moyen âge, et dont la « Clé de la peinture » nous a transmis un exemplaire.

Notons spécialement les procédés de diplosis, c’est-à-dire destinés à doubler le poids de l’or, par voie d’alliage, procédés relatés déjà dans un vers de Manilius, poète latin contemporain de Tibère :


Materiamque manu certa duplicarier arte,


vers que les critiques du XVIe siècle avaient supposé à tort interpolé, parce qu’ils ignoraient l’existence des textes grecs découverts depuis en Égypte et qu’ils n’avaient pas compris le sens alchimique de l’essai de Caligula.

C’était une opinion fort accréditée au temps de Dioclétien que les Égyptiens possédaient des secrets pour s’enrichir en fabriquant l’or et l’argent ; à tel point qu’à la suite d’une révolte, l’empereur romain fit brûler leurs livres. — On voit que, malgré cette précaution, les formules n’ont pas disparu, puisque nous les retrouvons, à la fois, dans le papyrus de Leyde, dans les vieux traités grecs du pseudo-Démocrite, du pseudo-Moïse, d’Olympiodore et de Zozime, et dans les textes latins de la « Clé de la peinture. »

Citons encore le titre de l’une des recettes de la vieille table : Fabriquer du verre incassable. Ce titre mérite de nous arrêter, à cause des légendes et traditions qui s’y rattachent et qui se sont perpétuées pendant tout le moyen âge et jusqu’à notre époque. Le verre incassable (fialam vitream quæ non frangebatur, Pétrone) parait avoir réellement été découvert sous Tibère, et il a donné lieu à une légende, qui en amplifiait les propriétés et en faisait du verre malléable : légende rapportée par Pétrone, Pline, Dion Cassius, Isidore de Séville, et transmise aux auteurs du moyen âge. Suivant le dire de Pline, Tibère fit détruire la fabrique, de peur que cette invention ne diminuât la valeur de l’or et de l’argent. « Si elle était connue, l’or deviendrait aussi vil que de la boue, » écrit Pétrone. D’après Dion Cassius, Tibère fit tuer l’auteur. Pétrone, reproduit par Isidore de Séville, par Jean de Salisbury, par Éraclius, prétend aussi qu’il le fit décapiter, et il ajoute cette phrase caractéristique, qui s’applique également au verre incassable : « Si les vases de verre n’étaient pas fragiles, ils seraient préférables aux vases d’or et d’argent. »

Ces récits se rapportent évidemment à un même fait historique, rapporté par les contemporains, mais plus ou moins défiguré par la légende : l’invention aurait été supprimée par la crainte de ses conséquences économiques. Il n’est que plus curieux de la retrouver signalée dans les recettes d’orfèvres du moyen âge, comme si la tradition secrète s’en fût conservée dans les ateliers. Il existe dans la « Clé de la peinture, » au n° 69, une formule obscure, ou plutôt chimérique, où entre le sang-dragon, et qui paraît se rapporter au même sujet : « Sache que le verre fragile, après avoir subi cette préparation, acquiert la nature d’un métal plus résistant. » J’ai rencontré quelques indices des mêmes souvenirs dans des auteurs plus modernes, tels que le faux Raymond Lulle, et d’autres alchimistes du moyen âge, qui s’en sont fort préoccupés. « Par ce procédé, dit l’un d’eux, le verre peut être rendu malléable, ductile et changé en métal. » On sait que le procédé du verre incassable a été découvert de nouveau de notre temps, et cette fois sous une forme positive, sans équivoque et d’une façon définitive.

À la vérité, il ne s’agit pas du verre malléable ; mais celui-ci même n’est pas une chimère. En effet, on a décrit, dans ces dernières années, certains procédés industriels de laminage et de moulage du verre, fondés sur l’état plastique et la malléabilité qu’il possède à une température voisine de sa fusion. Or un article de la « Clé de la peinture » semble indiquer la connaissance de quelque procédé analogue. Ce sont ces propriétés réelles, aperçues sans doute dès l’antiquité et conservées à l’état de secrets de fabrication, qui auront donné lieu à la légende.

Quelques mots en terminant sur les écrits techniques qui portent les noms d’Éraclius et de Théophile. Ces écrits sont plus connus que les « Formules pour peindre » et la « Clé de la peinture ; » ils ont été l’objet d’un certain nombre de publications, mais ils sont plus modernes. Ils se distinguent parce que les auteurs en sont dénommés, tandis que les a Formules » et la « Clé » sont anonymes. Toutefois on sait peu de choses sur ces deux auteurs.

Éraclius ou Héraclius se rattache à la tradition byzantine de l’Italie méridionale ; il a vu les ruines des édifices antiques à Rome, il est hanté par le souvenir de la gloire et de la puissance romaines ; mais il exprime son admiration avec la naïveté et les connaissances confuses d’une époque redevenue barbare. La collection de recettes qui porte son nom se compose de deux parties, de composition et de date différente. La première est formée par deux livres en vers, qui offrent le caractère des écrits de la fin de l’époque carlovingienne (IXe et Xe siècles).

Elle traite des couleurs végétales, de la feuille d’or, de l’écriture en lettres d’or, de la dorure, de la peinture sur verre, de la préparation des pierres précieuses artificielles : leur taille y est décrite par l’emploi d’un tour de main chimérique, accompli avec le concours du sang de bouc : c’est une vieille formule qui a traversé tout le moyen âge. Toutes ces recettes sont d’origine antique, un peu vagues d’ailleurs et sans invention nouvelle.

Le livre en prose est rédigé d’une façon plus solide et plus précise : il a dû être ajouté plus tard par un continuateur, vers le XIIe siècle, car il y est question de la teinture du cuir de Cordoue, et le cinabre (couleur rouge) y est désigné sous le nom d’azur, traduction d’un mot arabe, fréquente au XIIe siècle et qui a donné lieu à toutes sortes de contresens et de confusion avec notre azur bleu moderne. L’auteur rapporte également les vieux contes de Pline et d’Isidore de Séville sur l’origine du verre et sur l’invention du verre malléable : ces contes couraient le monde au XIIe siècle et ils figurent aussi dans Jean de Salisbury. En tout cas, les sujets principaux, traités dans l’ouvrage d’Éraclius, existent déjà dans la « Clé de la peinture. »

Le Tableau des divers arts, du moine Théophile, paraît dû à un moine bénédictin pseudonyme, nommé, en réalité Roger, qui vivait à la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe. Cet ouvrage est plus exact et plus détaillé que celui d’Éraclius. Il se compose de deux livres, le premier consacré à la peinture ; c’est toujours le même programme, commun à tous les manuels destinés aux peintres, mais avec plus de détails. Le second livre concerne la confection des objets nécessaires au culte et à la construction des édifices qui lui sont consacrés. Il décrit en détail le fourneau pour fondre le verre et la fabrication de ce dernier, celle des verres peints et des vases de terre colorés, le travail du fer, la fusion de l’or et de l’argent et leur travail, celui de l’émail, qu’il appelle electrum, nom donné autrefois à un alliage d’or et d’argent ; la fabrication des vases destinés au culte, calice, ostensoir, etc. ; les orgues, les cloches, les cymbales, etc. Ces renseignemens sont curieux ; car ils montrent que l’industrie du verre et des métaux avait fini par se concentrer autour des édifices religieux. Mais la technique chimique de Théophile est la même que celle des traités précédens, quoique se rattachant à une période plus moderne : elle nous amène directement aux XIIIe et XIVe siècles, époque à partir de laquelle les monumens et les écrits se multiplient de plus en plus jusqu’aux temps modernes. La filiation des traditions techniques depuis l’antiquité devient de moins en moins manifeste, à mesure que les intermédiaires se multiplient et que les arts tendent à reprendre un caractère original.

L’ensemble des faits que je viens d’exposer mérite d’attirer notre attention, au point de vue de la suite et de la renaissance des traditions scientifiques. En effet, c’est par la pratique que les sciences débutent ; il s’agit d’abord de satisfaire aux nécessités de la vie et aux besoins artistiques, qui s’éveillent de si bonne heure dans les races civilisables. Mais cette pratique même suscite aussitôt des idées plus générales, lesquelles ont apparu d’abord dans l’humanité sous la forme mystique. Chez les Égyptiens et les Babyloniens, les mêmes personnages étaient à la fois prêtres et savans. Aussi les premières industries chimiques ont-elles été exercées d’abord autour des temples ; le Livre du Sanctuaire le Livre d’Hermès, le Livre de Chymès, toutes dénominations synonymes, chez les alchimistes gréco-égyptiens, représentent les premiers manuels de ces industries. Ce sont les Grecs, comme dans toutes les autres branches scientifiques, qui ont donné à ces traités une rédaction dégagée des vieilles formes hiératiques, et qui ont essayé d’en tirer une théorie rationnelle, capable à son tour, par une action réciproque, de devancer la pratique et de lui servir de guide. Le nom de Démocrite, à tort ou à raison, est resté attaché à ces premiers essais ; ceux de Platon et d’Aristote ont aussi présidé aux tentatives de conceptions rationnelles. Mais la science chimique des Gréco-Égyptiens ne s’est jamais débarrassée, ni des erreurs relatives à la transmutation, — erreurs entretenues par la théorie de la matière première, — ni des formules religieuses et magiques, liées autrefois en Orient à toute opération industrielle.

Cependant, la culture scientifique proprement dite ayant péri en Occident avec la civilisation romaine, les besoins de la vie ont maintenu la pratique impérissable (des ateliers avec les progrès acquis au temps des Grecs, et les arts chimiques ont subsisté ; tandis que les théories, trop subtiles ou trop fortes pour les esprits d’alors, tendaient à disparaître, ou plutôt à faire retour aux anciennes superstitions. Dans la a Clé de la peinture, » comme dans les papyrus égyptiens et dans les textes de Zozime, il est fait mention des prières que l’on doit réciter au moment des opérations, et c’est par là que l’alchimie est restée intimement liée avec la magie, au moyen âge, aussi bien que dans l’antiquité.

Mais quand la civilisation a commencé à reparaître pendant le moyen âge latin, vers le XIIIe siècle, au sein d’une organisation nouvelle, nos races se sont reprises de nouveau au goût des idées générales, et celles-ci, dans l’ordre de la chimie, ont été ramenées par les pratiques, ou plutôt elles ont trouvé leur appui dans les problèmes permanens soulevés par celles-ci. C’est ainsi que les théories alchimiques se sont réveillées soudain, avec une vigueur et un développement nouveaux, et leur évolution progressive, en même temps qu’elle perfectionnait sans cesse l’industrie, a éliminé peu à peu les chimères et les superstitions d’autrefois. Voilà comment a été constituée en dernier lieu notre chimie moderne, science rationnelle établie sur des fondemens purement expérimentaux. Ainsi, la science est née à ses débuts des pratiques industrielles ; elle a concouru à leur développement pendant le règne de la civilisation antique : quand la science a sombré avec la civilisation, la pratique a subsisté et elle fournit à la science un terrain solide, sur lequel celle-ci a pu se développer de nouveau, quand les temps et les esprits sont redevenus favorables. La connexion historique de la science et de la pratique, dans l’histoire des civilisations, est ainsi manifeste : il y a là une loi générale du développement de l’esprit humain.


M. Berthelot.