Un Critique d’art anglais, ses préférences et ses repentirs

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Un Critique d’art anglais, ses préférences et ses repentirs
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 694-706).
UN
CRITIQUE D’ART ANGLAIS
SES PREFERENCES ET SES REPENTIRS

M. Vernon Lee réunit la plupart des qualités requises pour être un excellent critique d’art. Il a beaucoup voyagé, il a couru le monde et les musées, il connaît à fond l’Italie, et non-seulement ses églises, ses galeries, mais ses trésors cachés. Il est versé dans l’histoire de la peinture, de la musique comme de la littérature, et il est philosophe. Quelque question particulière qu’il traite, il en fait sortir des vérités générales. Qu’il étudie les deux belles fresques de Botticelli, récemment transportées de la villa Lemmi au Louvre, ou qu’il s’occupe de la Bergère fidèle, pastorale de Fletcher, il agrandit, il féconde son sujet, et ses conclusions, souvent fort justes, quelquefois contestables, sont toujours intéressantes. Il semble avoir médité Platon, s’être pénétré de sa méthode. Il n’a garde de poser des thèses et de les démontrer à grand renfort d’argumens et de textes. Il part sans dire où il va, il marche d’un pied léger, on l’accompagne, on le suit, et à travers maint détour on finit par arriver. Ajoutons qu’il a de la chaleur et du pittoresque dans le style, de l’esprit, parfois de l’éloquence, et qu’il possède l’art si difficile de décrire sans ennuyer jamais. Son dernier livre, recueil d’essais d’inégale valeur sur diverses questions d’esthétique, est agréable à lire et fait penser[1]. Ce qui est bizarre dans ce livre, c’est le titre : Juvenilia, comme qui dirait distractions, folies ou péchés de la jeunesse. Ces deux petits volumes, destinés à nous faire mieux comprendre la renaissance italienne et la renaissance anglaise, Raphaël et Shakspeare, l’auteur, quoiqu’il ne soit pas encore, il le dit lui-même, « à l’âge des feuilles jaunes, » éprouve une sorte de confusion de les avoir écrits, il craint d’y avoir compromis sa gravité. Il se souvient d’une figure allégorique qu’il a vue dans la cathédrale de Sienne, et qui représente un jeune homme tenant sur son poing un faucon ; il déclare que, chasser au faucon ou étudier les lois de l’art et du beau, sont des occupations du même ordre, qui peuvent sembler indignes d’un homme sérieux. M. Vernon Lee est un habile critique d’art, mais M. Vernon Lee est un Anglais. O mystères d’une conscience anglaise! Cet esthéticien enthousiaste, mais repentant, adore les grands maîtres et leurs chefs-d’œuvre, mais il s’en fait de publics reproches; il est passionné de la grande peinture, mais sa passion lui cause quelque honte, il sent l’indignité de sa chaîne. Il affirme qu’il n’y a de vraiment agréable dans ce monde que l’art, mais il ajoute bien vite qu’un Anglais qui se respecte doit s’occuper surtout des choses désagréables; et à la face du ciel et des hommes, il prend l’engagement solennel de préférer désormais ses devoirs à ses plaisirs.

Cicéron, ce fin connaisseur en art grec, affectait dans ses Verrines de ne s’y pas connaître ; il se prétendait incapable de distinguer un Praxitèle d’un Scopas on d’un Myron. Pour un Romain, la guerre et la politique étaient les seules études dignes d’un homme sérieux. Ce n’est pas à la politique et à la guerre que M. Vernon Lee se propose de sacrifier son dilettantisme très éclairé; ce sont les questions sociales et les questions de conscience qu’il fait passer avant tout. Il s’est trop livré à la gourmandise de ses yeux, il a trop savouré les jouissances de l’esprit. Il en fait pénitence, il a juré de se mortifier; cet épicurien, plein de componction, édifiera le monde par sa tristesse. A la vérité, il n’a pu se refuser la joie de publier, une fois de plus, deux charmans volumes, consacrés à Satan et à ses pompes; il s’est dit comme Ulysse : « Péchons une fois encore, demain nous serons d’honnêtes gens. »

Naguère, il avait remporté dans ses yeux tous les enchantemens d’un printemps florentin, cette plaine, tachetée de villages, que traversent les eaux verdâtres de l’Arno, des terrains onduleux, des tertres couronnés de villas, de couvens et d’églises, des collines plantées de vignes et d’oliviers, des bosquets de cyprès, des pins-parasols, des chemins grimpant entre deux murs et conduisant à des surprises, des violettes au pied des haies, des blancheurs de cerisiers fleuris, un ciel doux, l’Apennin gris de perle. A quelque temps de là, il voyait Newcastle et la Tyne; il respirait un air épais, nauséabond, enfumé par les hauts-fourneaux et que rougissait faiblement un soleil invisible. Il entendait des grincemens et des sifflemens de machines travaillant comme des forçats; il contemplait une eau bourbeuse, qui charriait des immondices, et dont les souillures lui semblaient moins répugnantes encore que celles des âmes qui habitent cet enfer de fumée et de bruit. Il s’est promis de ne plus être si sensible aux ivresses des printemps florentins. Peu auparavant, il avait rencontré dans une excursion un campement de prédicateurs méthodistes. Douze villageois, rangés en cercle, écoutaient bouche béante un jeune homme en redingote longue, à la large face blême, qui, gesticulant et hurlant, leur démontrait la nécessité de se rendre à l’appel de Dieu et de se transformer en enfans de lumière. — «Je sentis, nous dit-il, que, dans une certaine mesure, nous étions en sympathie, lui et moi, et que, bien qu’idées ou occupations, nous n’eussions rien de commun, il y avait entre nous un lien plus étroit qu’entre moi et plusieurs de mes amis, dont je goûte les tableaux ou les compositions musicales, et qui sont assez polis pour lire et louer mes livres. Oui, certainement, ce prédicant méthodiste, qui peut-être n’a jamais vu un antique, ni entendu un opéra, ni lu un roman, m’aurait compris si je lui avais dit qu’il y a dans la vie des occupations juvéniles, mais qu’il y a autre chose aussi. »

Les Anglais, qui sont le plus manichéen de tous les peuples, ont différens procédés pour résoudre les questions de conscience. Les uns ménagent de subtils accommodemens entre Ahriman et Ormuzd; d’autres sont des révoltés, des insurgés qui, de parti-pris, sacrifient Ormuzd à Ahriman. Une Anglaise, aussi distinguée que belle, mariée à un prince sicilien, me disait un jour : «Honneur à qui reste dans son pays pour y remplir ses devoirs! mais, puisqu’on n’a qu’une vie à passer ici-bas, il faut la commencer et la unir dans le Midi, dans le pays des belles choses et des sensations agréables. Si on m’en accorde une seconde, je l’emploierai à m’acquitter de l’arriéré de mes devoirs anglais. » Nombre de ses compatriotes comptent avec le monde et avec ses jugemens; ils cachent leurs plaisirs et n’exercent en public que leurs vertus. M. Vernon Lee, qui a peu de goût pour les hypocrites, mais qui est à la fois un enthousiaste et un timoré, pensa tout arranger en nous promettant que désormais il prendra l’art moins au sérieux et la vie plus au tragique. Ses plaisir, s lui sont trop chers pour qu’il consente à y renoncer ; il admirera Raphaël quand il n’aura rien de mieux à faire. Mais son illusion est grande s’il se flatte de se mettre ainsi en règle avec son ami le prédicant méthodiste.

Hegel, que M. Lee considère comme « le concile de Trente de l’esthétique, » a fait une admirable peinture de ce qu’il appelait la conscience malheureuse, et la seule consolation des consciences malheureuses est de communiquer aux autres leur maladie et leurs chagrins, de propager leur malheur. Les véritables églises sont des sociétés d’assurance spirituelle qui, moyennant l’acquittement d’une prime, déchargent l’individu du soin de se protéger lui-même contre tous les risques de suprême et éternel incendie. Elles le garantissent, et en le garantissant, elles le calment, et le calme, c’est la raison. Les religions individuelles, comme le méthodisme, dégagées de toute idée sacerdotale, sont toujours agitées et tragiques. Le méthodiste sincère, qui est le type le plus moderne de la conscience malheureuse, passe sa vie à se défendre contre l’ennemi. Il est peut-être assez inconséquent pour employer une partie de ses journées à gagner beaucoup d’argent, qu’il sanctifiera en versant un nombre considérable de livres sterling dans des caisses pieuse?, consacrées à la propagation de sa foi. Mais il ne sera jamais assez rassuré ni assez calme pour cultiver le calcul infinitésimal, ou pour étudier des infusoires au microscope, bien moins encore pour admirer une fresque à demi païenne du Corrège ou un paysage de Claude Lorrain, et il dira à M. Vernon Lee : « Vous vous proposez de subordonner désormais les occupations juvéniles aux études sérieuses. Il n’y a qu’une chose nécessaire, et tout ce qui aide à nous en distraire est mauvais. Ne chassez plus, mon ami, tordez le cou à votre faucon, ou reconnaissez pour votre maître le prince des ténèbres. »

Quand un homme de bien a des amitiés compromettantes et qu’il lui en coûte de les abandonner, il représente aux censeurs qui les lui reprochent que ses amis valent mieux que leur réputation, qu’on ne leur rend pas justice, M. Vernon Lee pourrait user de quelque expédient de ce genre pour s’affranchir d’une contradiction dont il est visiblement tourmenté. Il ne tiendrait qu’à lui de fermer la bouche aux prédicateurs en plein vent, à ceux qui l’accusent de nourrir dans son cœur des affections dangereuses qui sont des péchés, en leur répondant que la peinture et la musique sont des choses plus sérieuses qu’ils ne pensent, que la grande peinture est l’auxiliaire de la morale et de la religion, que la grande musique prêche. Mais il a l’esprit trop libre, il est trop artiste dans l’âme pour vouloir asservir l’art et la science du beau à une loi étrangère. Il a peu de goût pour la peinture didactique, pour la musique qui est une prédication. Il s’attache à démontrer, au contraire, que dans les âges classiques, le seul objet que se proposât l’artiste était de procurer des joies à l’imagination en rassemblant dans ses œuvres des élémens divers de plaisir, tout ce qui pouvait la charmer, l’enivrer, lui faire oublier la vie, ses misères et ses chagrins.

C’est dans une spirituelle dissertation sur l’Apollon violoniste de Raphaël qu’il a exposé et commenté cette idée si juste. Pourquoi Raphaël a-t-il mis dans les mains de son Musagète un violon, et non une lyre ou une cithare? Il savait aussi bien que nous que le fils de Latone ne joua jamais du violon à quatre cordes. Mais il voulait représenter le dieu de la musique, et pour ses contemporains, la musique par excellence était le violon, et un Apollon violoniste disait plus de choses à leur imagination qu’un Orphée d’archéologue tirant d’une lire très antique des accords inconnus et peut-être ingrats. — « Raphaël a mis un violon dans les mains de son jeune dieu, parce que cela s’accordait avec la façon de concevoir les sujets d’art que Raphaël partageait avec tous les peintres de son temps, et que les peintres de son temps partageaient avec tous les hommes et toutes les femmes de la renaissance, et que les hommes et les femmes de la renaissance partageaient avec les hommes et les femmes de l’ancienne Grèce, du moyen âge, de l’Angleterre gouvernée par la reine Elisabeth, de tout pays et de toute époque qui a possédé un art vraiment grand et vigoureux, à savoir l’habitude de considérer tous les sujets donnés à l’artiste comme la matière ou le prétexte d’une décoration, d’un spectacle à grand appareil, a pageant, comme un assemblage grandiose ou charmant de formes sculptées ou peintes, de sous heureusement groupés et enchaînés, d’images et d’émotions. »

M. Lee a raison. Qu’importaient à ces artistes les invraisemblances, les anachronismes, pourvu que le but fût atteint et que les imaginations fussent contentes? Quand il peignit ses Noces de Cana, Véronèse prit à tâche d’enrichir son tableau de tout ce qui pouvait l’orner et l’égayer, et il fit à son siècle l’agréable surprise de lui montrer dans un repas que préside le Christ un Charles-Quint décoré de la Toison d’or, la marquise de Pescaire armée d’un cure-dents, le sultan Soliman Ier accompagné d’un prince nègre, Paul Véronèse lui-même en habit blanc et jouant de la viole. Rien ne manque à la fête : une clarté enveloppante, une lumière, qui caresse et répand la joie, baigne cette vaste toile; l’air y circule partout, les poumons sont à l’aise, les couleurs chantent, et ces Noces de Cana sont un spectacle de fantaisie aussi réjouissant que l’Embarquement pour Cythère, autre merveille de composition, de coloris, de grâce et de dessin, chef-d’œuvre comparable aux jardins enchantés des comédies de Shakspeare, et auquel on a fait bien tard les honneurs du salon carré, qui le réclamait depuis longtemps.

Aux grandes époques de la peinture, la peinture était une fête, et M. Lee compare les chefs-d’œuvre de la renaissance à ces réjouissances publiques célébrées jadis en l’honneur de quelque prince, et qui encombraient les rues « de leurs processions de soldats richement harnachés et superbement montés, de leurs cavalcades de masques et de musiciens, de leurs troupes de choristes, de leurs mâts de cocagne enguirlandés de fleurs, de leurs bannières peintes, de leurs torches flamboyantes, de leurs échafauds roulans, tendus de tapis brodés et peuplés de figures étrangement accoutrées. » C’est ce genre de spectacle qu’il retrouve aussi dans les drames et dans les comédies de Shakspeare, et il en veut aux critiques pointilleux et malavisés qui prêtent à ce grand poète de subtiles intentions qu’il n’eut jamais, une logique de psychologue, une finesse et une rigueur dans le développement des caractères qu’il ne se soucia jamais d’avoir. Comme le remarque M. Lee, c’est le roman moderne, ce sont les Defoë, les Richardson et les Fielding, Mlle de Lafayette et l’abbé Prévost qui ont introduit dans la littérature l’esprit d’analyse et un besoin d’exactitude inconnu jusqu’alors.

Il soutient avec raison « que Shakspeare n’a jamais mis en scène que des caractères généraux, qu’il les concevait avec une puissance étonnante, comme le fit Webster avec moins de génie, mais qu’il s’inquiétait peu des développemens. » Macbeth est un tyran souvent déclamateur, le roi Lear est un vieil enfant gâté, Miranda est un ange, Ophélie est une fille crédule qui devient folle. — « Qu’importait à Shakspeare la réalité du détail? Rossini plaçait une roulade agréable au milieu d’une agonie ; Shakspeare, dans les momens les plus passionnés, n’hésite jamais à mettre dans la bouche de ses personnages une métaphore heureuse ou une tirade philosophique... Sa principale préoccupation, ajoute M. Lee, était de procurer à ses contemporains la plus grande somme de plaisir, en mêlant à l’exposition de quelque action intéressante et pathétique tous les assaisonnemens qui leur plaisaient, le haut lyrisme, la bouffonnerie, la fantaisie, l’obscénité, les sentences d’un philosophe et l’euphaisme fashionable... Le public de la fin du XVIe siècle et du commencement du XVIIe venait voir des meurtres et des empoisonnemens, mais il lui fallait aussi de belles tirades, des pensées baconiennes formulées dans la langue de Bacon, des plaisanteries rabelaisiennes exprimées dans le jargon de Rabelais, et avec tout cela une poésie plus exquise et plus prenante que celle de Spencer ou de Sidney. » — Ce public venait chercher une fête, on le servait à son goût, qui apparemment était celui du maître des cérémonies, de l’ordonnateur souverain du banquet.

Les plaisirs et les habitudes de l’imagination changent avec le temps. L’esprit d’analyse et de précision, que le roman moderne avait mis en honneur, a pénétré partout et s’est imposé au théâtre, comme à la peinture et aux arts plastiques. Certaines invraisemblances nous sont insupportables, et nous n’admettons plus qu’un Soliman dîne avec le Christ, qu’un Apollon joue du violon. Mais les grands artistes qui donnaient des fêtes à leurs contemporains étaient d’admirables observateurs, qui enfermaient dans leurs mensonges des vérités profondes et dont les rêves étaient des enseignemens. On n’égalera jamais les peintres italiens du XVIe siècle dans la connaissance des formes et du corps vivant, dans la science de la perspective, de la lumière ou de la cou- leur. Si Shakspeare se dispense de nous expliquer les inexplicables reviremens de quelques-uns de ses personnages, personne n’a raconté comme lui les grandes crises de l’âme humaine. Il a des paroles qui, semblables à des éclairs, illuminent tout à coup les cavernes sombres et nous découvrent leurs mystérieuses profondeurs ; c’est une révélation dans un éblouissement. Nous sommes friands de couleur locale, et les Turcs de Racine nous semblent bien peu Turcs. Ceux qui se piquent de se connaître en turbans ont-ils démêlé aussi bien que lui ce que devient la passion dans un cœur de sultane et la jalousie dans un harem ? Sont-ils capables de résumer comme lui de longues pages d’histoire en quatre vers :


Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage ;
À peine ils l’ont choisi qu’ils craignent leur ouvrage ;
Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir,
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.


L’esprit d’exactitude est un don précieux à condition de ne pas dégénérer en esprit de minutie. Les minutieux sont à leur façon des rêveurs : ils s’imaginent qu’un être vivant est un assemblage de détails juxtaposés. Nous sacrifions trop souvent les grandes vérités aux petites ; savans en vétilles, les grandes lignes nous échappent, et ce qui manque d’ordinaire à la peinture contemporaine, comme au cheval de Roland, c’est de vivre ; on y trouve toutes les qualités du monde, sauf la joie et la liberté du génie. Comme le dit M. Lee, ce qu’on exige aujourd’hui d’un peintre d’histoire, c’est qu’il soit avant tout un archéologue, et ses toiles fatiguées nous racontent tristement la patience de ses recherches et son labeur. On exige d’un compositeur qui met en musique quelque légende égyptienne qu’il ne pèche jamais contre la couleur locale, et que ses doubles croches nous fassent voir les pyramides et contempler les Pharaons ; il pourrait se faire que son opéra distillât un ennui pharaonique.

M. Vernon Lee se plaint de vivre dans un siècle de pédans, et il énumère tous les maux que l’archéologie, mal employée, nous cause. Que pense-t-il de cette autre science très admirable, mais un peu triste dans ses applications, et fort conjecturale, qu’on appelle la physiologie ? Le drame de l’avenir, nous dit-on, sera le drame physiologique. Il ne suffit pas qu’un dramaturge soit un bon observateur, il faut qu’il ait des doctrines et qu’il s’en serve pour appliquer à son art les procédés des sciences exactes. Prenez un Français né à tel degré de latitude et de longitude, dans tel milieu, doué de telle constitution, exerçant tel métier, placez-le dans telle situation donnée, et dites-nous exactement ce qu’il fera. Avant de résoudre une équation, il faut la poser, et vous ne poserez jamais la vôtre, elle est trop complexe, les termes en sont innombrables. Vous avez peut-être oublié que ce Français avait une affection de la vessie, et cette vessie malade change tout; vous avez oublié qu’à l’âge de deux ans, il est tombé des bras de sa nourrice sur le parquet, et que, sans que personne s’en doutât, cette chute a laissé dans son cerveau d’ineffaçables traces. Peut-être aussi, par un phénomène d’hérédité indirecte, tel grand-oncle lui avait transmis quelque idio-syncrasie ou par un phénomène de réversion, il tenait du caractère bizarre de tel de ses ascendans du troisième degré. Certaines règles souffrent tant d’exceptions que ce ne sont plus des règles, et que le bon sens, les impressions, les souvenirs personnels sont des guides plus sûrs. Un critique sagace et de grande autorité reprochait à un romancier d’avoir introduit dans l’un de ses romans un médecin de fous qui avait le mot pour rire ; les médecins de fous, disait-il, sont toujours graves et tristes. Le romancier alléguait pour sa défense que, son roman étant un peu sombre, il avait chargé un personnage de belle humeur d’en égayer la philosophie. Il pouvait alléguer aussi que dans sa jeunesse il avait connu deux médecins directeurs de maisons de fous, dont l’un faisait dîner avec lui les plus raisonnables de ses malades, et les charmait par les grâces de son esprit et l’aménité de son humeur; dont l’autre, galantin un peu fat, toujours pimpant et pomponné, débitait aux jolies femmes des complimens musqués et rimait des bouquets à Chloris. Plus tard, ce même romancier, dînant en ville, se trouvait assis à côté d’un joyeux causeur, abondant en histoires drôles; cet homme plaisant était un médecin de fous. Assurément le critique avait raison, mais le romancier n’avait pas tort.

Toutes les préférences de M. Lee sont acquises au grand art, à l’art qui est une fête; il a bu longtemps à cette coupe enchantée, mais il en est sorti un serpent qui l’a piqué au cœur. Il a condamné ses joies, il s’est dit que ce monde n’est pas un lieu de plaisance, qu’il n’est permis qu’aux adolescens de jouir, de contempler et de rêver, que l’homme mûr doit peiner et agir, que l’art est un narcotique aussi dangereux que divin. C’est ici que nous l’arrêtons. Est-il bien vrai que les grands artistes soient des endormeurs? Nous croyons nous souvenir qu’ils ont souvent réveillé des peuples qui faisaient de mauvais rêves. Bonaparte, général en chef de l’armée d’Egypte, écrivait à la veuve de l’amiral Brueys que les grandes douleurs nous anéantissent, que, dans les grands deuils, « l’âme ne conserve de relations avec l’univers qu’au travers d’un cauchemar qui altère tout.» Certaines superstitions lugubres, filles de l’antique épouvante, produisent le même effet que les grands deuils. Plus d’une fois, l’humanité, oppressée par un poids incommode, s’est sentie au pouvoir d’un incube qui lui défendait de se mouvoir, d’agir, de respirer. Ce sont les poètes, les artistes qui, en lui donnant des fêtes, l’ont délivrée de son cauchemar.

La Grèce avait emprunté à la Phénicie, aux vieilles sociétés orientales, leurs divinités monstrueuses, d’humeur farouche et de mœurs dévergondées, et le Zeus des noires forêts de l’Arcadie fut un Moloch, qui réclamait des sacrifices humains. Mais il s’amende par degrés; honteux de son passé, il le répudie ; il se persuade que ces chairs fumantes lui répugnaient ; que, pour punir Lycaon de lui avoir sacrifié un enfant, il l’a foudroyé, lui, son palais et ses cinquante fils, ou qu’il l’a changé en loup. Les Olympiens sont des monstres transformés et apprivoisés, et ce sont les poètes qui les apprivoisent, « Hésiode et Homère, a dit Hérodote, ont fait connaître les premiers la généalogie des dieux; ils leur ont donné leurs surnoms et leurs épithètes, ils leur ont distribué les honneurs, les charges et les fonctions, et ils nous ont montré leur figure. » Il faut entendre par là que ce fut dans l’âge d’Homère ou des homérides que la Grèce s’assimila des dieux étrangers, qu’ils lui apparurent comme la grande famille d’un Zeus protecteur des cités et d’une civilisation commençante. Désormais ces ennemis des ouvrages de l’homme se font gloire d’y collaborer et de se mettre à son service; ils deviennent les patrons des institutions nouvelles, qui créaient un Occident. Ce furent les poètes qui consacrèrent cette révolution bienfaisante ; l’Iliade et l’Odyssée furent la bible de l’anthropomorphisme hellénique, et de merveilleux poèmes, dont la sculpture s’inspira, accomplirent une œuvre de délivrance. Ces dieux qui faisaient peur, qu’on adorait en tremblant dans l’arbre consacré, dans quelque pierre noire tombée du ciel ou dans des poupées grossièrement équarries, à tête de bêtes, la Grèce, par la main de ses Phidias et de ses Praxitèle, leur donna à jamais une figure humaine, et avec le temps son audace lui sembla si naturelle qu’elle pensa leur avoir fait tort en leur prêtant jadis un autre visage que le sien.

La renaissance italienne fut une insurrection contre l’ascétisme qui mutile l’homme et la vie, contre une religion morose, farouche, qui maudissait la terre et tout ce qui s’y passe, qui annonçait la fin du monde et enseignait que la nature est corrompue jusque dans ses moelles, qu’elle appartient au prince des ténèbres, que la beauté est le filet où il prend les âmes. Dante le visionnaire se promène à travers les cercles des damnés et les sphères des bienheureux, et dans les demeures éthérées comme dans le royaume souterrain, il se souvient de Florence, elle l’accompagne partout. Il emporte avec lui l’image des rivières et des monts d’Italie, ses paysages favoris, des histoires d’amour, le souci de son art, toute la mythologie de Virgile et d’Ovide, et les âmes du purgatoire l’entretiennent de poésie, d’enluminures et de chansons. Il a osé mettre des papes en enfer ; il est plus audacieux encore quand il fait dire à un damné gibelin que la défaite de son parti le tourmente plus que son lit de flammes. Quel prix attaché aux choses d’ici-bas ! Giotto, son contemporain, supprime le fond d’or des tableaux de sainteté, qui sera remplacé par des architectures savantes ou précieuses, par des paysages suaves ou magnifiques. On aperçoit au loin des montagnes bleues, des vallées, des gazons fleuris, des lacs, des arbres chargés de fruits, un cheval blanc qui galope, un faucon qui s’envole, et pendant qu’une vierge présente à l’adoration des fidèles un enfant miraculeux ou que le Verbe fait chair expire entre deux brigands, il y a des vaches qui broutent, des gens qui chassent, des gens qui pèchent ou qui raisonnent, et qui causent et semblent heureux de vivre. C’est ainsi que, par une douce ironie, les choses du monde sont mêlées aux choses du ciel, les joies terrestres au drame divin ; des dieux qui maudissaient se changent en dieux qui bénissent, ils apprennent à sourire, les croix enfantent des roses, et l’ascétisme, déraciné du fond des cœurs par un pieux sacrilège, en est réduit à s’enfuir dans les couvens, où l’art le poursuit et le traque.

M. Lee conviendra facilement de tout cela. Quelque bien qu’il veuille à son ami le prédicateur méthodiste, il ne partage point ses opinions sur la nature de Dieu et sur les enfans de lumière. — Soit! dira-t-il. L’art a travaillé jadis à l’affranchissement de l’esprit humain; c’est une tâche qu’il ne peut plus remplir, qu’il doit laisser aux philosophes et aux savans. L’art n’est plus pour nous qu’un amusement, qu’une distraction, qui a ses dangers. Il me persuade que le monde est beau, et je me sens heureux, et me sentant heureux, je me crois bon, et j’oublie le monde réel, ses tristesses, ses fanges et ses abominables viscères. Tandis que, plongé dans une muette extase, je contemple le Parnasse de Raphaël, la Tyne continue de verser ses immondices dans la Mer du Nord. Arrière, divins ensorceleurs ! Je veux penser à la Tyne et à ses souillures.

On pourrait lui représenter que les laideurs de la vie, les souillures de l’âme humaine ne sont pas absentes des œuvres d’art, que Shakspeare a mis en scène des Caliban et des Richard III, que Raphaël a dessiné d’après nature un épileptique, un possédé et ne s’est pas soucié de l’embellir, que Mantegna, en nous montrant les vices chassés de la terre par la sagesse et le travail, a peint des satyres et des hydropiques fort repoussans, que Rembrandt nous fait voir un Christ roi des gueux et des estropiés, et qu’il met sous nos yeux une vraie cour des miracles avec ses infirmités, ses béquilles et ses loques. Mais, sans doute, M. Lee nous répondrait que dans le grand art la laideur est sauvée, que les Caliban et les Richard de Shakspeare sont de beaux monstres qui forcent notre admiration, que l’épileptique de Raphaël figure comme un accessoire dans une scène sublime, que les satyres, les hydropiques de Mantegna se détachent sur de merveilleuses arc ides de verdure ornées de fleurs, de fruits savoureux et que le décor fait oublier le reste, que par les prestiges du clair-obscur, Rembrandt a changé une cour des miracles on un spectacle splendide et doré.

Il dit vrai, les grands artistes sauvent la laideur et en quelque mesure nous réconcilient avec le mal. L’effet que produisent sur nous les choses dépend moins de ce qu’elles sont que de notre humeur et de la couleur changeante de nos pensées; ce que nous trouvons en elles, c’est ce que nous y mettons : dis-moi qui tu es et je te dirai ce que tu verras. L’artiste nous contraint à les voir telles qu’il les voit, à sentir ce qu’il a senti; c’est par excellence un cas de sui gestion. Il a une idée à laquelle il a tout rapporté et qu’il nous impose. Qu’il peigne des noirceurs, s’il lui plaît; elles ne sont plus des taches, elles font partie d’un ensemble harmonieux où elles se fondent. Dans un piquant essai sur l’association des idées, M. Lee a raconté, d’après Pétrarque et le vieux Burton, la légende du lac de Charlemagne. Au vif étonnement de toute sa cour, le vieil empereur s’était épris d’une femme de condition commune et de beauté très ordinaire. Il eut la douleur de la perdre; il fit embaumer son corps, qu’il couvrit de joyaux et qu’il emmenait partout avec lui. Un vénérable évêque parvint à découvrir que la cause secrète de cette extravagante passion était un petit anneau magique déposé sous la langue de la morte. Il réussit à le dérober, et Charlemagne devint amoureux de l’évêque. Pour se soustraire à ses obsessions, le prélat jeta l’anneau au milieu d’un étang. A l’instant même, l’empereur oublia sa morte et son évêque; prenant en pitié tous ses palais, ce marécage lui parut le plus bel endroit de la terre; il y bâtit une maison, une église, et Aix la-Chapelle fut fondée.

Un grand paysagiste, qui possède l’anneau magique, répand un charme sur quelque site désolé, morne et âpre, et quand Shakspeare me montre un grand criminel, il me force à m’écrier : Quel beau diable! Un moissonneur sicilien, dont Théocrite a conté le malheur, s’était épris d’une petite joueuse de flûte, maigre, sèche et hâlée. Son camarade Milon lui disait : « Tu veux donc caresser une sauterelle! » Il répondait : « Je l’aime telle qu’elle est. Muse, chantez avec moi cette grêle enfant; tout ce que vous touchez, déesse, vous le rendez beau. » Cette muse, qui embellissait une sauterelle et prêtait des grâces à une petite fille maigre, était l’amour qui le consumait. L’amour est une magie, et tout artiste est un amoureux qui nous souffle sa fièvre. C’est pourquoi il y a comme une sorcellerie dans les chefs-d’œuvre du grand art; ils sont à la fois des spectacles et des mystères.

« Je veux penser aux eaux souillées de la Tyne, ne me procurez plus des joies trompeuses, n’entreprenez pas de me consoler en me réconciliant avec le mal. Le monde est triste; laissez-moi à mes tristesses, à mes dégoûts et à mes devoirs. » Les mélancoliques de bonne volonté, qui aspirent à se rendre utiles, devraient considérer que rien n’est plus stérile que certaines tristesses, et que le premier devoir d’un homme d’action est de surmonter ses dégoûts. Voilà un malade mangé par un mystérieux ulcère. Le simple curieux qui l’aperçoit se détourne avec horreur; le chirurgien croit découvrir dans cette plaie un cas intéressant qui l’émeut, le passionne, et tout à l’heure il ouvrira sa trousse avec un frémissement d’impatience et d’anxiété, comme le peintre saisit sa brosse ou le sculpteur son ébauchoir. Qui des deux est le plus utile au malade, le dégoûté ou celui qui ne connaît plus le dégoût? Un touriste, égaré dans les faubourgs d’une grande ville, traverse un quartier infect où pullulent la misère et la vermine. La nausée le prend; il se dit à lui-même : « Regardons bien vite et sauvons-nous. » Sur ses pas accourt la charité; elle regarde et ne s’en va pas. Elle se réconcilie avec la misère, avec le mal, parce qu’elle voit partout de saintes tâches à accomplir, des problèmes du cœur à résoudre, des pitiés et des grâces à répandre. Elle ne marche pas, elle a des ailes; en quelque lieu sombre qu’elle se présente, la foi et l’espérance l’accompagnent; ne lui reprochez point ses illusions, elle a juré de n’en jamais guérir. Elle n’est pas seulement une vertu; comme l’art, elle est une magie, une passion; c’est avec des mains amoureuses qu’elle touche des loques immondes et des visages impurs. Une sainte religieuse disait que sa vocation la hantait tout le jour comme un péché; elle disait aussi: « Les infirmes sont nos trésors, les souffrances de l’âme et du corps sont nos domaines, et la guerre elle-même nous enrichit. »

Cette même religieuse aimait passionnément les fleurs, « qui lui semblaient sortir tout droit de la main de Dieu. » Elle aimait d’une égale ardeur la musique, les beaux tableaux et les beaux vers; elle y retrempait son cœur, elle y puisait des forces pour vaquer à ses dures besognes. En terminant son livre, M. Vernon Lee fait une grande concession à son dilettantisme : il convient que l’étude persévérante des chefs-d’œuvre de l’art prolonge notre jeunesse, et qu’il est bon d’être jeune pour être utile aux autres et à soi-même. Les Grecs, qui avaient leurs heures d’hypocondrie, disaient que le premier degré du bonheur est de ne pas naître, que le second est de mourir jeune. Ce qui est encore plus beau, c’est de mourir jeune à cent ans, et c’est la grâce que je souhaite à M. Lee pour le récompenser du plaisir avec lequel j’ai lu ses essais. Mais qu’il consente à reconnaître que l’âme humaine n’est pas une boîte à compartimens, que tout s’y mêle, que tout s’y combine! Qu’il m’accorde aussi qu’il n’y a pas l’épaisseur d’une muraille de la Chine entre le contemplatif et l’homme d’action, entre l’utile et l’inutile, entre la gaîté et le sérieux, entre ce qui plaît et ce qui sert! Tel homme grave l’est bien peu; ce sont les calculs d’un égoïsme grossier qui lui assombrissent le visage, et si l’art est un jeu, l’homme qui ne sait pas jouer est un homme très incomplet. On ne fait bien que ce qu’on aime à faire, et l’amour est une source de joie. Il y a un peu de poésie dans toutes les grandes pensées, un peu de musique dans toutes les belles actions, et il y a un art de gouverner, un art de vivre, un art de faire le bien. Politiques, capitaines ou philanthropes, tous les hommes supérieurs sont à leur façon des artistes qui accomplissent en se jouant des choses difficiles. Saint Vincent-de-Paul n’était pas seulement un grand chrétien, il était un grand virtuose.

Le meilleur moyen de purifier la Tyne serait d’initier l’âme de certains habitans de Newcastle aux rudimens de l’art. De toutes les matières d’éludé récemment introduites dans nos écoles, le dessin et le chant nous paraissent les plus essentielles; nous y attachons plus de prix qu’à la morale civique. Mais que M. Lee se défie des prédicateurs méthodistes ! Ce sont de terribles gens. Celui qui convertit le poète William Cowper exigeait que pour assurer son salut, il se repentît d’avoir traduit l’Iliade en beaux vers anglais et qu’il brûlât sa traduction. M. Lee, que son ami le wesleyen convertirait volontiers à de sombres doctrines, devrai’, essayer à son lourde le convertir à Raphaël et à son Apollon violoniste. Si jamais cet énergumène allait à Rome et qu’Apollon le baptisât de sa grâce, il apprendrait à assouplir ses gestes et ses dogmes, à donner quelque douceur à sa parole, quelque charme à ses vertus, et ses ouailles lui en sauraient gré.

Mais je ne sais pas pourquoi je me donne tant de peine pour consoler M. Vernon Lee. Je le soupçonne de se trouver très bien comme il est. Peut-être les contradictions qui l’affligent et dont il se plaint éloquemment lui causent-elles plus de joie que de chagrin; il n’aurait garde de s’en défaire, il les soigne, il les nourrit, comme on entretient du poisson dans un vivier, pour être sûr d’en avoir toujours à manger. Je connais des hommes distingués à qui les inquiétudes de leur conscience procurent des raffinemens de plaisir; je connais des hommes compliqués pour qui les remords sont les épices, le poivre noir ou le piment rouge du bonheur.


G. VALBERT.

  1. Juvenilia, being a second series of essays on sundry aesthetical questions, by Vernon Lee, 2 vol. Londres, 1887; T. Fisher Unwin.