Un Educateur anglais - Edouard Thring et l’école d’Uppingham

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Un éducateur anglais – Edouard Thring et l’école d’Uppingham
Henri Brémond

Revue des Deux Mondes tome 11, 1902


UN
ÉDUCATEUR ANGLAIS

ÉDOUARD THRING ET L’ÉCOLE D’UPPINGHAM

Un jeune ministre anglican accepte, presque au début de sa carrière, la charge d’une public school obscure, sans élèves et sans avenir. Sur ce terrain, aussi défavorable que possible, il tente et poursuit avec un acharnement passionné la plus invraisemblable des expériences. Il veut uniquement greffer au cœur des élèves le souci de la vie morale qui, chez lui, est intense et absorbe tout. Aucune contradiction, aucune opposition ne lui est épargnée. Les administrateurs, les maîtres même sont contre lui. Les épidémies s’en mêlent et il doit transporter son école, pour plusieurs mois, à des centaines de lieues. Cependant la gageure réussit. L’école se repeuple et devient célèbre. L’austère parole du head-master qui ne prêche que l’effort et le sacrifice est comprise des enfans les plus vulgaires[1].

D’admirables transformations s’accomplissent, et, chose plus difficile, longtemps après les années de collège, elles durent. C’est, en quelques mots, la carrière d’Edouard Thring et l’histoire de l’école d’Uppingham pendant trente ans. Cette œuvre pédagogique vaut peut-être qu’on s’y arrête, et, plus encore, cette âme mérite-t-elle d’être regardée de près. Plus rude, plus spontané, plus anglais que d’autres fameux anglo-saxons affinés par la culture très humaine des vieux collèges d’Oxford, Thring est un bel exemple de cette ferveur morale, rigide, enthousiaste et mystique qui semble trouver son atmosphère naturelle au pays des Bunyan et des Wesley. Notre vertu française a d’autres allures et elle veut des modèles plus aimables et moins tendus. Il lui est bon pourtant d’essayer de se prêter quelquefois à la fascination puritaine. Elle n’aura que trop de facilité à rompre le charme, si tant est qu’elle parvienne, pour quelques instans, à le subir.


I

La journée scolaire est achevée. Les lampes s’éteignent aux fenêtres des douze maisons qui se partagent, par petits groupes, les trois cents élèves d’Uppingham. Dans la paix montante du soir, Edouard Thring laisse tomber insensiblement la fièvre du combat quotidien. Car toute sa vie est un combat : vexations incessantes du comité d’administration, méchanceté d’un enfant qui a voulu ressusciter les brimades, soucis d’argent, mesquinerie des auxiliaires qui s’obstinent à voir dans les succès du collège une bonne affaire commerciale, ou, quand, par hasard, tout va presque bien, importune et inintelligente visite des inspecteurs, chaque jour apporte un nouveau motif de sainte colère : mais, toujours aussi, le calme revient avec les derniers mots de la prière du soir. Apaisé maintenant, il jette un regard de satisfaction sur ces murailles élevées par lui, sur les petits jardins autour de chaque maison, sur les pelouses et les play-grounds, sur ces classes qu’il compte rendre encore plus agréables, sur cette chapelle, enfin, qu’il va pouvoir inaugurer dans quelques mois. Tout cela, c’est lui qui l’a créé. Une fois encore, il s’en émerveille dans la joie naïve d’un cœur qui ne connaît pas la vanité. Il remercie Dieu, le Dieu de Moïse et des prophètes, pour les grandes choses qu’il a daigné faire par lui dans cette école transfigurée, puis, radieux, Thring ouvre son diaire et se met à noter ses impressions de la journée.

Le moment est bon pour prendre sur le vif l’homme et son œuvre, mais afin de mieux pénétrer l’originalité et l’importance des réformes d’Uppingham, il faut nous rappeler brièvement dans quel pitoyable état se trouvaient alors la plupart des maisons d’éducation en Angleterre. La généreuse mais trop courte initiative de Thomas Arnold n’avait pas trouvé d’imitateurs et quand Thring, en 1853, dix ans après la mort du réformateur de Rugby, s’était mis à la besogne, les abus de tout genre étaient encore crians. Instruction et éducation, la routine, et quelle routine, était partout. Certes, personne alors, même parmi les plus chimériques, n’eût pu prévoir qu’un jour viendrait où un publiciste français célébrerait la supériorité des collèges anglo-saxons. Au lieu des rians souvenirs qu’a poétisés M. Demolins, le collège évoquait lamentablement dans la plupart des mémoires, une jeunesse étiolée au milieu d’un enseignement formaliste et d’une précoce corruption. Cet état de choses devait traîner longtemps encore. Sans doute, l’exemple et les livres de Thring activèrent le mouvement que Th. Arnold avait commencé, mais le mal était trop profond et trop universel pour qu’une prompte guérison fût possible. Je n’ai pas à examiner maintenant si, à l’heure actuelle, il ne reste plus trace des anciens abus, et, pour fixer l’imagination du lecteur sur ce qu’était l’école anglaise avant ces vingt dernières années, il me suffira de citer quelques lignes écrites par un inspecteur général de l’instruction publique, peu de temps avant la mort du réformateur d’Uppingham. « Je viens de lire David Copperfield pour la première fois, — écrivait en 1880 Mathieu Arnold à un de ses collègues d’inspection — l’école de M. Creakle reste le type de l’école où est élevée la petite bourgeoisie et notre petite bourgeoisie se résigne, en somme, à ce qu’il en soit ainsi[2]. »

L’odieux Creakle et la sordide maison où le petit Copperfield eut tant à souffrir, voilà bien les visions qu’il fallait rappeler au moment de franchir le seuil d’Uppingham et de feuilleter le registre où Thring note religieusement ses expériences quotidiennes, ses tristesses et ses déceptions, ses joies et ses espérances.


25 janvier 1880 (peu de jours après la rentrée). — Ce matin, ravi d’apprendre que le petit François Harmon, malade, a éclaté en sanglots quand il a vu partir ses frères qu’on ne lui permettait pas de suivre. Un petit enfant qui pleure parce qu’il ne peut rentrer au collège, quand on en arrive là, on n’a pas manqué sa vie ! Et moi, et les larmes amères que je versais jadis à la fin des vacances.


Voici plus d’enthousiasme. Avec cette âme impressionnable, il faut nous résigner aux superlatifs :

8 juin 1887. — La plus glorieuse, la plus touchante, la plus jolie chose qui me soit jamais arrivée. Les deux petits nouveaux B… dont le père est aux Indes, sonnent ce matin à ma porte. Ils entrent avec une lettre de leur père et me disent qu’ils ne peuvent pas la lire et me demandent de vouloir bien la leur lire. Dire que ces enfans qui ne sont pas de ma maison viennent à moi pour que je leur lise la lettre de leur père ! Il y a plus d’un mois qu’ils sont ici, plus qu’il n’en faut pour prendre l’esprit collégien et dépouiller la candeur du nouveau. C’est quelque chose de glorieux ! Quel grand honneur de pouvoir inspirer tant de confiance et quelle douceur pour ma dure vie !


En février 1880, le portraitiste Johnson l’ayant représenté plus génial que sévère, Thring s’en félicite en ces termes :


Le premier sot venu peut être sévère, mais pour être vraiment cordial, il faut une spéciale bénédiction de Dieu.


Le 30 juillet 1880, il s’arrête avec douceur sur un curieux mélange de souvenirs :


Quand je pense comment quelquefois je les ai battus,… et quand je vois leur affection, l’envie me prend, à la fois, de rire et de pleurer.


ou bien, le 30 mars 1874, au moment du départ pour les vacances, il écrit :

Pauvre petit X ! .. je n’ai pas pu retenir mes larmes ; il a fait le tour de la table, petit comme il est, pour venir à moi, et m’a dit adieu en pleurant. Ça faisait pitié.


Nous reviendrons à ce côté très intéressant de ce caractère de lutteur. Il ne s’agissait ici que d’esquisser un premier crayon et ces lignes auront suffi à exorciser le fantôme du pédagogue solennel dont la morgue est incapable de s’attendrir devant les petits enfans. Nous avons trouvé un homme, faisons maintenant connaissance avec l’éducateur :


2 juin 1860. — Je remercie Dieu de tout mon cœur pour une nouvelle preuve de sa miséricorde et de son pouvoir. A… est venu chez moi pour s’accuser d’avoir joué aux cartes à Buckingham. La tentation était grande ; ils avaient trois heures d’attente, mais il était bouleversé et me dit eu pleurant qu’il ne pouvait aller à la sainte communion sans m’avertir. Je lui ai rendu courage… Quand je vois de tels résultats, je me sens plus fort.

3 avril 1863. — (Après une visite à un élève gravement malade.) À ces momens-là, je sens la récompense du bon travail. Je n’ai pas peur de rencontrer mes élèves devant le Juge !…

12 mars 1865. — A… est venu chez moi et, avec beaucoup de larmes, m’a avoué qu’il s’était fait aider pour ses vers latins et que cette honte l’avait trop fait souffrir pour qu’il pût jamais se décider à recommencer. Nous avons causé gentiment et je l’ai encouragé pour l’avenir. Nous avons récité ensemble quelques courtes prières et je l’ai congédié très réconforté, après lui avoir dit de commencer et de finir sa journée par une courte prière pour demander à Dieu de l’aider… Ce sont là comme des éclairs d’une lumière bénie qui montrent en plein jour pour quelques secondes le travail fécond de la vérité dans les âmes. Le voile qui cache les secrets de la vie intérieure tombe un instant et nous voyons que nos efforts et notre lutte pour la vérité ne sont pas en vain. Qui le croirait !… un enfant que personne ne soupçonne et qui vient, de son propre gré, trouver le directeur et lui porte le lourd fardeau d’une déloyauté secrète, d’une faute que dans tant d’écoles on tient pour insignifiante ! La glorieuse récompense ! C’est bien là l’impression que j’ai désiré faire pénétrer chez les enfans : un homme tout prêt à leur venir en aide, revêtu d’une autorité qu’il est souvent tenu d’exercer rigoureusement et cependant tout à fait bon en face de leurs troubles de conscience et de leur bonne volonté.


Il résumait aussi sur ce cahier les visites que lui rendaient les anciens d’Uppingham et ces notes seraient fort utiles à plusieurs d’entre nous qui se font sur l’âme anglaise de si étroites et fausses idées.


2 juillet 1882. — Éclair splendide de joie spirituelle ! X… est venu. Il avait quitté la maison très soupçonné par moi et inpliqué dans quelque mauvaise aventure. C’est maintenant un clergyman. Il venait me dire que, vingt fois depuis, il m’avait écrit, mais qu’il avait toujours déchiré ses lettres, et que maintenant, en face de moi, il n’avait plus de paroles. Je lui répondis qu’il n’avait pas besoin de parler et que rien qu’à son visage, on voyait bien qu’il s’était élevé à de plus hautes pensées. Nous causâmes, et ce fut très réconfortant pour lui et pour moi. Quand il se leva pour partir, il se tint devant moi, des larmes dans les yeux, et me dit qu’il me devait à moi sa vie, tout ce qu’il était, tout ce qu’il espérait devenir encore. Franchement, ce n’est pas trop de ma vie pour mériter de recevoir une seule fois un pareil témoignage. Dieu en soit béni !


De ces quelques citations se dégagent déjà, semble-t-il, plusieurs traits de cette physionomie originale. Du pédagogue, du professeur nous ne savons rien encore : c’est tout au plus si la pauvreté, la monotonie, l’outrance ordinaire du style, nous laissent deviner l’absence des délicatesses littéraires qui font le lettré, mais la belle ferveur, la bonté, la candeur, l’élévation habituelle du caractère nous sont déjà évidentes ; déjà nous entrevoyons que ce convaincu doit avoir un don de persuasion extraordinaire et le secret d’inspirer aux jeunes gens des inquiétudes morales peu familières à leur âge et une sorte d’austère passion du devoir.


II

Le matin venu, Edouard Thring prenait instinctivement une attitude de combat, ses fortes mâchoires de montagnard se resserraient. Ses lèvres devenaient rigides et ses yeux se préparaient à foudroyer quelque criminel. « Criminel, » le mot est encore trop doux, car sa colère toujours prête amplifiait démesurément les moindres peccadilles. Sa rhétorique augmentait de férocité avec la légèreté de l’offense. En face d’une faute sérieuse, il exprimait en quelques paroles courtes et simples l’indignation qui bouillonnait en lui, tandis que la vue des petits délits quotidiens décuplait son invention verbale et lui inspirait des anathèmes inouïs. Ainsi, emporté ou retenu, il était ordinairement terrible. « Quand il apparaissait brusquement au milieu d’une scène de désordre, raconte un de ses élèves, et qu’ayant poussé son cri de « Law-breakers ! » il nous demandait si nous étions prêts à obéir, que voulez-vous, personne n’aurait osé lui dire non. » Thring n’était donc pas, à proprement parler, un charmeur. Aucune séduction aimable ne venait de cette rude nature, qui manquait essentiellement de souplesse, et quand, par hasard, il n’était pas en colère, sa conversation, toute en monologues, où l’humour ne se revêtait ni d’esprit ni de grâce, n’avait rien de ce qui enveloppe et gagne les cœurs. Comment donc s’y prenait-il pour marquer d’une empreinte si profonde la jeunesse étourdie qui tremblait sous son regard ?

E. Skrine, un de ses élèves, nous ouvre quelque jour-sur cette question importante. « Thring, dit-il à peu près, dans un excellent chapitre qui pourrait s’ajouter au petit livre de Carlyle sur le culte des héros, Thring nous enthousiasmait. C’était un leader qui avait une cause et nous entraînait puissamment à la suivre, en un mot, nous le regardions comme un héros We believed him to be a hero. Héros qui ne ressemblait à personne. D’autres étaient souvent venus nous parler et nul cependant ne faisait vibrer l’air comme celui-là. Les multiples bizarreries de son apparence, de ses discours, de ses méthodes, tout ce qui le rendait plus original, nous attachait davantage à sa personne. Il y avait en lui une force extraordinaire. C’était cette intensité morale qui transfigurait tous les détails de la vie. A ses yeux, rien de petit ; chaque événement, chaque action se revêtait d’une dignité auguste. Là où les autres voyaient seulement de menus points de conduite, il apercevait, lui, une chance de perdre ou de gagner une grande cause. Le charme en lui était ce timbre moral dont toutes ses paroles étaient l’écho. Et quelque chose qui ne trompe pas les enfans nous avertissait de la profonde sincérité de ses paroles. Il répétait toujours les mêmes refrains, qu’importe, nous savions bien que sa vie les répétait plus habituellement encore que ses lèvres. »

Cette influence morale était d’autant plus remarquable qu’elle était plus directe et immédiate. D’autres éducateurs, par leur esprit et leur bonté, attirent d’abord à eux les enfans qui leur sont confiés et, une fois qu’ils en sont maîtres, tachent de les acheminer au bien. Ici, il en va tout autrement, puisque c’est la vertu même de l’éducateur qui attire les jeunes gens et qui les gagne, par une contagion merveilleuse, moins au maître lui-même qu’à l’admiration et à l’imitation de sa vie. Là est peut-être la grande originalité de Thring. Sa méthode ne rappelle en rien les coquetteries délicieuses, les souples insinuations, les longues étapes du siège savant que mène Fénelon autour d’un enfant capricieux et rebelle. La vieille métaphore qu’on se passe de Lucrèce à Berquin sur le miel à mettre au bord des coupes amères n’explique en aucune manière l’histoire de la transformation d’Uppingham. Thring, dans son enthousiasme puritain, veut qu’on aime le bien parce qu’il est le bien, qu’on fuie le mal parce qu’il est le mal. « Je viens, écrit-il un soir, de parler à M…, mais aucun signe de vrai repentir. Je lui ai remis sa vie devant les yeux et lui ai dit que j’attendrais jusqu’à ce qu’il fût affligé de son péché en tant que péché, et non plus à cause des conséquences. » Détester le péché en tant que péché, c’est le but immédiat où il veut amener le coupable et aucun autre repentir, moins noble et plus intéressé, ne saurait le satisfaire. N’attendez pas de lui qu’il forge une fable ingénieuse sur les funestes effets du vice ou que, de guerre lasse, il coupe court à la tentation en jetant à la mer le jeune Télémaque. Il eût cru ravaler la vertu en agissant de la sorte et il se fût violemment méprisé lui-même si, pour une minute, il avait feint de ne pas lui donner le premier rang.

Il est bien évident que si une telle méthode réussit, elle ne le doit pas à la froide et impersonnelle beauté de l’impératif catégorique. Ce qui frappa, saisit, entraîna les élèves de Thring, ce fut de voir de tout près, pendant des années, un homme aux yeux de qui une seule chose comptait en ce monde, le devoir, et qui, manifestement, ne vivait que pour cette unique passion. Entre douze et dix-huit ans, une âme ordinaire ne peut être longtemps insensible à un pareil spectacle. On a bien pu commencer par sourire, mais peu à peu on se rend compte qu’un tel homme a trouvé le vrai secret de la vie, on le respecte, on l’admire, on l’aime, on voudrait lui ressembler, on rougit des petites bassesses quotidiennes auxquelles autrefois on ne prenait même pas garde, et insensiblement, comme un enfant qui marche à côté d’une grande personne se dresse sur la pointe des pieds pour paraitre moins petit, on se hausse l’esprit et le cœur dans l’espoir d’arriver à être moins loin d’un esprit et d’un cœur qui paraissent si haut.

« Quelle espèce d’homme était donc ce Thring ? » demandait-on un jour à un évêque anglican qui l’avait beaucoup connu. L’évêque, à ce moment, était en train de tisonner. « Thring, répondit-il, le voici tout entier : Si vous étiez entré chez lui pendant qu’il arrangeait son feu, il vous aurait démontré que rien ici-bas n’est aussi grave que de tisonner comme il faut. » C’est bien cela. Le devoir se concrète, se précise, à chaque instant, aux yeux de Thring, dans les simples obligations et besognes de la journée. Revêtue de cette dignité auguste, chaque action, prière, lecture, classe, jeux, se transforme et reçoit un prix infini. A chacune il se donnera avec le même entrain, la même fougue et la même conviction et de chacune il dira successivement qu’elle est la plus importante de la journée.

Il a raison après tout et les enfans le comprennent, eux qui savent à quel point toute pensée mondaine de vanité ou de plaisir est loin de son esprit, et de quelle hauteur il méprise tout ce qui ne tend pas immédiatement à nous rapprocher de Dieu. Car il fut aussi peu mondain qu’il est possible. Cet éducateur anglais prêcha et pratiqua, pendant toute sa vie, le mépris de l’argent, et, chose moins banale chez un directeur de collège, le mépris de l’intelligence et des privilèges de l’esprit. Ce dernier point est d’une importance capitale dans la réforme d’Uppingham.

Il y a dans presque chaque classe, au collège, et il y aura longtemps encore, du fait de notre passion égalitaire et de la sotte vanité des parens, une catégorie d’élèves auxquels les maîtres les plus dévoués ne s’intéressent que par devoir ou par pitié. Pendant cinq ou dix ans, leur tâche quotidienne consiste à entendre louer leurs camarades plus heureux, à assister à des leçons énigmatiques, et à attendre patiemment que la classe soit finie. Bien heureux si, à force de silence, blottis à leur place, ils échappent aux moqueries faciles d’un professeur énervé. Ils ne comptent pas, ils le savent, et n’ont d’autre désir que d’être encore plus oubliés. Pauvres garçons qui couvent en secret d’éternelles rancunes ou qui achèvent d’éteindre la petite lumière qui était en eux ! Quelle que soit la bonté condescendante dont on les entoure, tout leur rappelle à chaque instant la fatale différence qui les sépare de leurs camarades, tout leur répète qu’ils ne sauraient avoir d’importance ou de valeur dans un milieu dont l’effort principal est tendu vers le succès.

Thring tourne la difficulté en changeant d’un coup de barre ingénieusement héroïque l’orientation de son collège. Quelle illusion, bien plus, quel crime, — on sait qu’il aime les fortes expressions, — de regarder l’école comme une serre intellectuelle où seulement une élite de privilégiés pourra se développer ! Non, l’école n’a pas de but plus essentiel que de préparer les jeunes gens à être à la hauteur de leur mission en ce monde et comme tous, intelligens ou faibles d’esprit, ont une mission, chaque enfant, si désespérément borné soit-il, a droit exactement, de la part de ses maîtres, à autant de soins que les plus brillans de ses camarades, à moins que, pour des raisons particulières, il ne réclame encore plus de zèle et de dévouement. En vérité, il faut être imbu jusqu’aux moelles du plus pur esprit du christianisme pour mater si vigoureusement l’orgueil de l’esprit et pour tenir pratiquement comme un « présent de vil prix » ces facultés et ces triomphes dont nous sommes tous ou si jaloux ou si fiers. Quant à se proposer de mettre de tels principes à la base d’une réforme scolaire et de les imprimer dans les jeunes âmes sans rien diminuer de l’élan pour les travaux de l’esprit, on conviendra sans peine, je pense, que jamais éducateur ne tenta une plus rare et plus chimérique aventure.

Mais celui-ci ne doutait de rien. Il se rappelait une anecdote qui, dans son esprit concentré sur une même pensée, s’était tournée en allégorie. Un de ses frères causait un jour dans la boutique d’un marchand de couteaux. Entre un enfant ; le marchand interrompt la conversation et s’occupe avec un soin extraordinaire de trouver un couteau qui satisfasse toutes les exigences du gamin. Celui-ci, enfin content et parti, le frère de Thring s’étonne qu’on se soit donné tant de peine pour si peu de chose. « Comment ! — dit l’autre, — mais ce couteau pour cet enfant est une chose capitale : si je le sers bien, il se le rappellera toute sa vie et reviendra toujours chez moi. » « Belle et sûre philosophie, ajoutait Edouard Thring, donner toujours aux enfans ce qu’il y a de mieux. Mais qui donc, hélas ! s’en soucie ? » Il disait encore : Every boy can do something well, il y a toujours quelque chose qu’un enfant peut bien faire : c’est là qu’il faut le saisir, c’est de là qu’il faut prendre pied pour le conduire à ce développement moral qui est le tout de la vie.

Quand, en 1875, il exposait aux trustees d’Uppingham les théories qui l’avaient inspiré et auxquelles le succès donnait raison, il mettait en première ligne cette idée fondamentale : « Dans un vrai collège, il faut que chaque élève intelligent, ou borné, soit l’objet d’une attention particulière ; un enfant dont on ne s’occupe qu’en gros, c’est comme s’il n’était pas au collège. »

En conséquence, il réduisit toujours obstinément le nombre des élèves. Il y a excès selon lui dès que le directeur ne peut pas facilement connaître de près tout son monde, le voir, lui parler souvent. Cela est vrai pour chaque classe : pas plus de vingt-cinq élèves, sans quoi chacun n’aura pas une ration suffisante de lumière et d’affection. Cela est vrai encore pour les maisons où ils habitent. S’ils sont trop nombreux, chacun ne recevra pas les soins auxquels il a droit, dont il a besoin. De telles mesures bouleversaient les traditions des public-schools. Ni la routine ni l’intérêt n’y trouvaient leur compte. Thring l’apprit à ses dépens, mais ne capitula jamais sur ce point. Il n’accepta jamais que pour une raison secondaire, argent ou succès, on risquât de compromettre la formation individuelle de chaque âme d’enfant et de perdre une chance de les pénétrer du sérieux et de la grandeur de leur mission. « Le plus stupide des élèves d’Uppingham a compris et senti qu’il avait une mission à remplir. » Cette constatation faite un jour par un étranger fut infiniment douce au réformateur, elle résumait d’un mot l’œuvre de sa vie.

« C’est une grande tentation, lisons-nous dans son journal, quand l’école est prospère, de se débarrasser des mauvais élèves ; je n’y ai jamais cédé. » Ailleurs il écrit : « C’est une hérésie de prétendre qu’il faut renvoyer les queues de classes. » Chez un directeur de collège, une telle attitude est héroïque dans un pays où la valeur d’une maison se juge au nombre de ses succès dans les concours de Cambridge ou d’Oxford. Thring ne s’aveuglait pas sur les conséquences de sa méthode, mais il voyait là un devoir strict et il essayait de se persuader qu’après des années moins brillantes, cette élévation progressive du niveau moral finirait par devenir, pour les études mêmes, une condition de succès.


III

Le programme de Thring revient donc à tout subordonner à la culture morale des élèves, à tout faire concourir au développement et à l’élévation du caractère, à pénétrer de toutes façons l’esprit et le cœur du sentiment de la responsabilité personnelle et de l’importance souveraine de chaque vie. Ainsi énoncées dans l’abstrait, ces idées restent assez vagues et, à moins d’en être soi-même possédé, on serait très empêché d’en faire sortir une méthode d’éducation. Mais ces idées, c’est Thring lui-même, c’est sa propre vie, son obstination à tout regarder du point de vue moral et à mépriser tout ce qui ne peut pas se ramener à cette règle unique de ses jugemens et de ses actes. Les enfans qui le voient chaque jour sentent que leur maître vit dans une atmosphère supérieure et que ses pensées ne sont pas celles du monde. De là peu à peu, par la fascination nécessaire du bien, ils devaient tendre à s’élever eux aussi à ces hauteurs. Réussissaient-ils dans leurs études, ils n’avaient aucune peine à rester modestes à côté d’un homme qui mettait à si bas prix les prouesses de l’esprit ; appartenaient-ils à l’humble moyenne à qui les voluptés intellectuelles sont défendues, quelqu’un était là pour leur répéter sans cesse que leur vie n’en avait pas moins de valeur et qu’une belle carrière leur restait ouverte, la seule vraiment digne de leurs efforts.

Je crois bien que, dans cette croisade contre l’orgueil de l’esprit, Thring dut appuyer trop souvent et trop fort sur le même point. A le lire et à l’entendre, on serait tenté de croire que l’intellectualisme est le pire danger qui menace les petits collégiens. Mais les enfans, plus justes souvent que les hommes, ne prennent pas au mot un maître qui force la note par besoin de les convaincre ou par entraînement de poète et de lutteur. Ici d’ailleurs, l’excès n’était pas longtemps à craindre et si, d’aventure, quelque bambin d’Uppingham voua aux idées du monde une haine exagérée, les années n’eurent pas sans doute trop de peine à le ramener au juste milieu.

Un trait nous montre exactement jusqu’où il poussait, dans le détail, sa doctrine sur le néant de l’intelligence, et combien elle était ancrée dans son esprit. Un ancien élève, W. Alington, était mort aux colonies d’une fièvre contractée en soignant les malades. « C’est mon héros, » disait Thring, entendant signifier par là qu’une telle mort était plus glorieuse pour Uppingham que les plus beaux prix d’Oxford. On fit une souscription pour perpétuer de quelque manière le souvenir de cette mort. L’argent réuni, plusieurs proposaient de fonder une bourse, sorte de mémorial très usitée en Angleterre. Mais une bourse se décroche au concours et les concours sont affaire d’intelligence. La mémoire du saint ne serait-elle pas souillée si on la mêlait à de telles compétitions ? Laissons Thring nous dire lui-même les combats qu’il dut livrer autour de la tombe de son héros.


2 Décembre. — Gervase Alington m’écrit qu’on lance l’idée de fonder une bourse en l’honneur de son frère et que cette idée ne lui plaît pas. Je lui réponds que moi aussi je déteste ce genre de souvenirs. La fièvre et le bourdonnement de vie cérébrale qu’exigent les concours sont incompatibles avec le respect dû au mort. Rien de terrestre comme ces luttes d’intelligence, cette rude et simple façon de choisir les vainqueurs.


De telles pages nous montrent au vrai le genre d’influence que Thring exerçait autour de lui. Ce n’est pas là, comme on le voit, une méthode que l’on puisse monnayer en petites formules et en détails de règlement. Aucun livre de pédagogie, — et je n’exclus pas les livres de Thring lui-même, — n’apprendra à un éducateur le moyen d’exercer une pareille influence et de créer autour de lui une telle atmosphère de ferveur et de noblesse. L’action personnelle de l’homme est tout ou presque tout dans de pareils résultats, la séduction austère et généreuse de la parole et de l’exemple, l’incommunicable puissance des convaincus et des saints.

Cependant cet esprit très positif n’admettait pas qu’on pût s’en rapporter uniquement à l’initiative des maîtres et à la bonne volonté des élèves pour le fonctionnement régulier d’une maison. « L’organisation (machinery), l’organisation, écrit-il dans son journal avec sa lourde insistance, voilà la devise d’une bonne école. Il faut laisser aussi peu que possible à la valeur personnelle du maître et au hasard. Je voudrais que tout fût prévu pour que de tous côtés le mal fût rendu presque impossible et que le bien fût facilité, mais tout cela, doucement et sans en rien laisser voir. »

Il y a sans doute un peu de tyrannie et quelque illusion dans ce programme et j’aurais pour ma part assez peu de confiance en ces maîtres automatiques réduits à faire sans cesse le même chemin sur les mêmes rails, mais en somme l’idée générale qui dicta ces réformes est excellente. Rendre le mal impossible, sans avoir l’air de penser à lui ; faciliter le bien sans l’imposer aux volontés, voilà de quoi relever singulièrement les minuties d’un règlement et éclairer les plus obscurs problèmes de l’éducation.


Dans une grande école, sur la somme de tentations, de fautes, d’oisiveté, il y a une certaine proportion qu’une meilleure organisation ferait sûrement disparaître. Il en est de cela comme des miasmes contagieux dans un mauvais quartier, un certain drainage moral en ferait disparaître une partie.

La brutalité des élèves est développée par la dureté des maîtres, par l’habitude de parquer les enfans en masses trop mélangées.

Le mensonge est favorisé par un système de règles générales qu’on impose indistinctement à tous les enfans sans se soucier de savoir s’ils sont de taille à les observer. Les enfans mentiront aussi longtemps que le maître ne les connaîtra pas un à un, ne sympathisera pas avec eux.

La paresse est favorisée par l’habitude de confier à chaque maître un trop grand nombre d’élèves. Chacun peut espérer ne pas être pris en faute, et en tous cas il est certain qu’un élève qui ne peut librement proposer ses difficultés à son maître sera vite dégoûté d’un inutile travail.

C’est aussi un moyen d’encourager la révolte. Les élèves moins sages et moins intelligens, sûrs que personne ne se soucie d’eux, qu’a priori les pénitences arbitraires pleuvront sur eux et n’ayant rien d’ailleurs pour les intéresser et leur apprendre le respect d’eux-mêmes, ne tardent pas à regarder le maître comme l’ennemi.

C’est aussi un moyen de développer la sensualité. Les pauvres enfans ne peuvent penser qu’au corps. Ce qui est intellectuel est pour eux une source d’amertume.


Mais sans insister sur ces indications générales, voyons quelques-uns des détails sur lesquels le réformateur d’Uppingham aimait à insister. Il faut, pensait-il, faire honneur à notre ouvrage, aux leçons que nous donnons et ce n’est pas leur faire honneur que de négliger le local où nous les donnons. Laisser des pupitres en désordre, des taches d’encre sur les murs, des toiles d’araignée dans les coins, aucun de ces inconvéniens n’est à dédaigner. Le mépris de la salle de classe, au fond, c’est le mépris de la leçon elle-même. « Faites honneur à votre ouvrage et votre ouvrage vous fera honneur. » Ainsi qu’on jette bas les vieilles classes humides et sales, qu’on élève de nobles murailles, qu’on les couvre de photographies si l’on est pauvre, de fresques dès qu’on pourra se permettre cette dépense. Ainsi fut fait à Uppingham ; on commença par des gravures, et puis on put arriver à orner de fresques les « nobles classes, » et lord Carnarvon, qui vint inaugurer cette merveille, se demanda, dans son discours, si depuis le temps du portique Athénien, la science avait jamais été distribuée dans des salles plus aimables et plus dignes d’elle.

Au soir de cette journée triomphale, Thring écrivait sur son journal. « Voilà un grand jour ! un beau baptême d’une idée capitale ! Voilà qui montre à tous l’importance de faire son travail avec des instrumens convenables et le devoir de rendre aussi excellent que possible tout ce qui est à l’usage des enfans ! »

En 1882, ces idées étaient encore presque nouvelles. Qui donc avait remarqué dans l’exquis petit livre de Fénelon le conseil de donner aux enfans des livres dorés sur tranche, et, de ceux qui l’avaient remarqué, qui donc en avait saisi le sens profond ? La routine était là, tenace, et comme il arrive souvent, un certain gros bon sens se liguait avec elle pour aider nos pères à mépriser ces bagatelles. Un vieil ami de Thring, homme fort sage, vint pour lui être agréable visiter les fameuses fresques et, au lendemain de cette visite, lui communiqua bonnement ses impressions.


Pour moi, je suis incrédule ou sceptique : du rouge de Pompéi sur les murs ou des taches d’encre et des inscriptions d’écolier, c’est tout un. Je crois aux hommes, à l’esprit, au courage, à l’amour, à la foi, aux bénédictions de Dieu, voilà ce qui a fait de ton école une grande et bonne école.


La réponse ne se fit pas attendre. Elle est un peu longue mais très amusante, d’autant qu’elle fut écrite sans un sourire et sous le coup d’une violente indignation.


Dieu ne donne sa bénédiction qu’à ceux qui savent employer les moyens humains de succès. Dieu ne crut pas compromettre sa majesté, au temps où il élevait son peuple, en donnant des prescriptions spéciales sur la matière et le dessin des habits, la couleur des rubans, la disposition des franges. Tout fut fait sur le patron montré par Dieu. Dieu remplit de l’esprit de sagesse les hommes qui travaillèrent aux vêtemens d’Aaron. Et tous les ouvriers en or, argent, étain, marbre, bois et broderie furent expressément inspirés de Dieu, pendant les années de collège du peuple choisi.

Et maintenant, j’affirme sans hésiter que mon œuvre à moi a réussi parce que Dieu m’a donné un esprit de sagesse qui m’a fait m’occuper de franges, de bleu, de pourpre, de rubans, d’écarlate, de rouge de Pompéi, de gravures, de classes, de la couleur des rideaux dans les chambres des élèves et de cent minuties de ce genre. Et c’est là, là surtout que je prétends avoir fait mes preuves de grand éducateur : c’est-à-dire en entourant les enfans d’objets nobles et dignes d’eux, en empêchant le désordre et la négligence, en proscrivant l’habitude de graver son nom sur les tables, — symbole de révolte, d’inattention, de malice et de vanité, — de couvrir les murs de taches d’encre, — symbole de malpropreté insouciante et de mépris pour le grand travail de la pensée, — et toutes les autres petites vilenies qui dépriment l’âme de l’enfant. Lente méthode, mais très sûre, modeste, mais pratique, elle exige beaucoup de patience, mais peu à peu elle fait œuvre de vie.


Thring voulait aussi qu’en dehors des salles communes, chaque enfant eût un petit chez soi, chambre à coucher et cabinet de travail. Il y voyait, pour les bons élèves, l’avantage de pouvoir se retirer de la foule et se ressaisir. D’autres menues réformes, sur lesquelles il serait trop long d’insister, paraient à d’autres dangers ou tendaient à offrir d’autres facilités à la bonne volonté des élèves. Rien, à ma connaissance, dans cette œuvre scolaire n’est dû à la manie de réglementer et il n’est pas jusqu’aux précautions de nécessaire surveillance qui ne prennent, dans la vie d’Uppingham, une apparence moins provocante. De 7 à 9heures du soir, par exemple, maîtres et élèves sont ensemble.


Pour l’élève et l’observateur inattentif, ce n’est là qu’une classe comme une autre. Pour moi, dit Thring, l’important est que, pendant ces deux heures » les plus dangereuses de la journée, l’enfant soit sous l’œil du maître. Une organisation qui a tout prévu, tout soupçonné permet seule de montrer aux enfans une entière confiance.


Car l’ambition de Thring est que son école soit plus digne de confiance que toutes celles du royaume. L’horreur du mensonge est, comme on sait, à la base de l’éducation anglaise, et depuis Arnold surtout, on a obtenu sur ce point des résultats merveilleux, mais nulle part cette leçon capitale ne fut, je crois, mieux inculquée qu’à Uppingham, ni mieux comprise. Ecoutez plutôt l’apostrophe véhémente qui foudroyait un jour quelques élèves coupables d’avoir voulu tromper leur professeur :


On vient de m’apprendre une chose dégoûtante. Deux d’entre vous ont triché dans leur travail. Je tiens pour ma part que tromper un professeur est d’une indicible bassesse. Appelez cela, vous autres, comme vous voudrez. Moi, je l’appelle un mensonge, ni plus ni moins, un méprisable mensonge et vous n’êtes que des menteurs et des fourbes ! Ah ! je sais bien les pauvres raisons dont vous amusez votre conscience, quelques-uns du moins parmi vous. Vous dites dans vos cœurs mesquins que cela est bien simple, que cela se fait partout dans les autres écoles. Oui, certes, mais nous, nous ne sommes pas les autres écoles !


C’est ainsi que par l’influence de son exemple, par un don de s’imposer aux âmes, par la sagesse à la fois prévoyante et libérale de ses règlemens et par un constant appel à la franchise et aux meilleurs sentimens des élèves, Thring réussissait, au-delà de toute espérance raisonnable, à modifier profondément les caractères et à élever très haut le niveau moral d’Uppingham. Certes, les résistances ne manquaient pas, comme on peut s’en rendre compte à plusieurs pages découragées de son journal, mais l’élasticité de cette rude nature et son inébranlable constance finissaient par avoir raison de tout. Adroit d’ailleurs autant qu’énergique, il savait trouver de sûrs auxiliaires parmi ceux-là même qu’il avait à gouverner. La solidarité scolaire était un des dogmes auxquels il en appelait constamment et qui, entrant peu à peu dans les mœurs du collège, réunissait la masse des bons élèves en une armée du bien, compacte et décidée, avant tout soucieuse de l’estime et de l’affection, de son chef. « Je ne sais pas qui est coupable, disait-il ou à peu près, quand un désordre avait eu lieu, et je n’ai pas besoin de le savoir. Mais la faute n’aurait pas été commise si les autres, les prétendus innocens l’avaient assez détestée. A mes yeux, la société peut empêcher les crimes qu’elle déteste et, si la faute a été commise, c’est qu’elle ne vous inspirait pas assez d’horreur. » Il n’eût pas manqué d’exemples bibliques pour appuyer sa théorie du châtiment collectif, « et, ajoute malicieusement un de ses élèves, nous acceptions tous la pénitence, les uns comme une chose raisonnable, les autres, silencieusement, comme les coups aveugles de la destinée. »

Justice ou fatalité, ces exécutions simplistes avaient au moins l’avantage, — et il est grand, — de forcer les bons élèves à se compter, à prendre confiance en eux-mêmes et à se mesurer au groupe plus bruyant et moins nombreux des mauvais. Car le collège est comme la vie. Une poignée d’audacieux y règne par la terreur sur la foule honnête et timide qui ne connaît pas sa vraie puissance. Cette expérience n’est-elle pas d’une souveraine importance et ne vaut-elle pas les quelques heures de punition trop sévère dont les élèves d’Uppingham furent forcés de l’acheter.


IV

Mr J. Fitch, un des hommes qui ont en Angleterre le plus de compétence sur les questions pédagogiques, se demande quelque part, non pas si le directeur d’une école doit être religieux, — la question ne se pose même pas pour lui, — mais s’il doit être nécessairement homme d’église. Une tradition vieille de plusieurs siècles voulait, en effet, jusqu’ici, en Angleterre, que les head-masters des public schools appartinssent au clergé. Mr Fitch regrette une disposition qui pourrait éloigner de ces importantes fonctions des hommes très distingués, mais comme d’ailleurs il se rend parfaitement compte des multiples avantages de l’ancien usage, il propose un moyen terme qui ne manque ni de sagesse ni de piquant. « Je voudrais, dit-il, qu’on pût confier ces fonctions à un laïque à qui l’évêque permettrait de prêcher dans la chapelle de l’école. » Le projet est d’un homme qui a bien compris l’autorité que le privilège d’une mission divine donnera toujours à l’éducateur. Thring ne cessa jamais de se prévaloir et de se couvrir d’un tel privilège. Homme d’église et chrétien fervent, il avoue lui-même qu’il n’aurait pas eu le cœur de continuer sa besogne, s’il n’avait senti profondément qu’il travaillait pour le Christ. « Il y a, écrit-il, un point dont l’évidence est enracinée au fond de mon cœur : c’est qu’il est absurde de rêver le succès d’une école de premier ordre dont le directeur n’aurait pas le droit d’exercer sur ses élèves une influence religieuse » et, pour défendre cette évidence, il n’aurait eu qu’à faire appel à l’expérience de toute sa vie.

D’un dogmatisme assez étroit et qui serait vite devenu intolérant, sa religion était, au point de vue moral, conciliante, libérale et pratique. Il n’entendait en rien l’imposer de force aux élèves et toute pression en ce sens lui aurait paru funeste. S’il note triomphalement le nombre croissant des communions, c’est qu’il est bien sûr qu’aucun esprit de calcul ou de soumission aux maîtres ne vient profaner ces actes d’une dévotion volontaire et spontanée. D’ailleurs, pour cet esprit à la fois mystique et positif, le bon travail est déjà une prière, comme nous le montre une lettre qu’il écrivait à son fils peu avant de mourir.

Laisse-moi écrire quelques idées que je voudrais pour toujours enfoncer dans ta vie. Lis soigneusement un peu de l’Évangile tous les jours. Le grand sentiment de ma vie a été de voir et de toucher la vérité de la vie du Christ en nous.

Ne néglige jamais ton travail… tout travail est religieux. Tu montreras ta religion en faisant de bonne besogne désintéressée pour l’amour du Christ.


Mais il ne se contentait pas de cette religion essentielle. Son âme, douce et vite exaltée, voulait davantage et il avait pris, de bonne heure, l’habitude d’une intime communication avec Dieu.


Bénédiction des dimanches, lisons-nous dans son journal, j’enterre tous mes soucis et je me repose en adorant Dieu et en recevant la fréquente infusion de sa paix !


Vivre du Christ et avec le Christ, c’est sa pensée presque constante et ce journal de chaque soir n’est souvent qu’une conversation intime, affectueuse, abandonnée. On n’entend qu’un des deux interlocuteurs, mais, à la paix croissante, on devine que l’autre n’est pas loin, qu’il parle, qu’il instruit, qu’il console et qu’il relève.

On a dit excellement ce que l’idée religieuse donna de force, de largeur, de constance aux entreprises de Thring, et comment le réformateur aurait peut-être échoué dans son œuvre si, au noble sens du mot, il n’avait pas été un voyant.


Cette faculté de se préoccuper, non pas des détails, mais des principes ; cette largeur d’idées, ces vues d’ensemble et de haut, ce désintéressement dans le choix des lignes de conduite et cette invariable constance ; cette conviction que le succès était, en définitive, à la méthode qui aurait tout subordonné aux considérations morales, cette idée nette du temps requis pour l’action des lois générales… cette patience, ce calme, ce refus obstiné de tout juger par le résultat immédiat, cette indéfectible espérance dans le lent et sûr travail de la vie, il n’y a pas de doute possible, tout cela suppose chez un homme « l’évidence des choses qu’on ne voit pas[3]. »


Si l’on veut se convaincre que ce ne sont pas là des phrases vagues et vaines, il faut se décider à suivre Edouard Thring dans ce qu’il appelle, à sa manière biblique, « la vallée de l’ombre de la mort. » En simple français, il nous faut raconter l’histoire d’une épidémie de fièvre typhoïde, de la mort de plusieurs élèves, de la fermeture du collège et de l’exode prompte et courageuse vers un Uppingham improvisé. Je n’insisterais pas sur ce fait divers tragique si le journal qui en a gardé mémoire ne s’illuminait à cet endroit d’une des plus belles transparences d’âme qu’il m’ait été donner de contempler. Poème de l’homme et du chrétien, d’abord écrasé par la menace de la détresse imminente et qui, pourtant, reste debout quand Dieu a frappé. A certains momens, il se dérobe, il pleure comme une femme, il appelle, non pas la mort, mais le sommeil, le divin sommeil ; et puis, bien vite, il se reprend, il tient tête à tous les assauts, tant qu’enfin, malgré les hommes et presque malgré Dieu, il sauve l’œuvre mourante et la laisse définitivement fondée et triomphante, après la crise qui aurait dû vingt fois l’engloutir.

Dès les premiers mois de 1875, l’année fatale, le journal laisse percer quelques inquiétudes. Il y a eu en ville plusieurs cas de fièvre scarlatine, et on se demande comment le collège pourra échapper au danger.

Le 4 octobre, peu après les vacances d’été, le journal porte ces quelques mots : « Deux ou trois cas de fièvre au collège. Je commence à être inquiet. » Le 7 octobre, plusieurs cas nouveaux : « Cela passera comme le reste. God is God ! » 8 octobre : « On sonne le glas ce matin ; j’ai eu un moment de terreur ; c’était pour la mort d’un voisin. » 10 octobre : « Trois nouveaux cas dans la même maison. Comme le ciel change vite ! Tu as détourné ta face et le malheur a fondu sur moi ! » C’est difficile de rester sage dans le succès ; plus difficile encore de sentir que ces souffrances sont une bénédiction. Je le sais bien pourtant, mais j’ai encore souvent des sentimens d’enfant. »

Déjà la panique gagnait les familles. Plusieurs parens réclamaient leurs enfans. Thring essaie de rassurer tout le monde et de communiquer son énergie à ceux qui l’entourent.

« Je sais que Dieu travaille. Il est avec nous. Tout ira bien. »

Il obtient que le comité d’hygiène se mette enfin en mouvement, mais rien ne pourra désarmer l’hostilité sotte et méchante de la petite ville qui redoute la contagion et du conseil d’administration qui n’a pas encore pardonné à Thring son attitude de novateur.

Le 15 octobre voit mourir la première victime. C’est le fils d’un des professeurs du collège. Thring avait cru que Dieu lui promettait la guérison de cet enfant.

Je n’avais pas tout à fait compris sa volonté, mais je ne me suis pas trompé sur la très douce réponse qu’il a faite à ma prière. Le 17 octobre, encore un mort. Quelques heures après, Thring étant sorti, encore le terrible glas ; il s’informe haletant, on lui dit qu’une vieille femme vient de mourir.

Le 23 octobre, attaqué de tous côtés par la presse, il écrit : « Tout harassé que je suis, j’ai de la peine parfois à ne pas éclater de rire. Quelle dégringolade depuis trois semaines pour ma vanité ! Et moi qui croyais avoir fait une œuvre ! »

L’école est enfin licenciée pour quelques semaines. Pendant ce temps, il fallait soutenir une lutte en règle avec le Conseil d’administration pour obtenir les mesures d’assainissement indispensables. Ces absurdes résistances exaspéraient Thring, mais vite il se calmait par des réminiscences bibliques. Les psaumes de David persécuté faisaient alors sa prière. « Que c’est curieux de vivre ainsi les psaumes ! »

Vers la fin de janvier 1876, à la veille de la rentrée, il y eut dans cette âme qui, par momens, était d’un poète et d’un enfant, une trêve délicieuse de quelques heures entre les souvenirs désolans de la veille et les terribles surprises du lendemain.


25 janvier. — Les David ont passé la soirée avec nous, puis les enfans ont dansé. David assis sur la table réglait la danse sur son violon. C’était charmant de voir danser la petite G… Elle le faisait si bien. Je ne sais d’où cela vient, mais voir danser me met toujours dans le rêve. Même quand j’étais jeune, ce spectacle me donnait une paisible impression de la vie humaine et de sa grâce fuyante. Agé maintenant, les jours de ma jeunesse me reviennent, et les fantômes des danses disparues traînent dans mon esprit une calme et délicieuse rêverie, sentiment très doux de beauté, de grâce en fleur, vision délicate de quelque chose qui n’est pas réel et qui pourtant n’est pas un fantôme, étrange poème de la jeunesse et de l’espérance et de la beauté qui passe et repasse devant les yeux et la pensée. Ce soir, dans notre pauvre maison assombrie, cette petite idylle d’une demi-heure était charmante comme un lambeau retrouvé d’un monde perdu, comme un écho joyeux de jours moins agités. J’en étais très suavement hors de moi.


L’angoisse reprend vite le dessus. La peur de cette rentrée prochaine l’obsède, et, au milieu des interminables journées, il attend, il invoque l’heure où il pourra se réfugier dans le sommeil.

La première semaine après le retour des élèves se passa à redouter l’apparition du fléau, peut-être embusqué en quelque coin et prêt à recommencer son œuvre. Peu à peu, le travail aidant, la confiance s’établissait et Thring avait moins de peine à voir clair dans les ténèbres passées.

Je suis sûr que ces mauvais jours ont été pour le bien, quoique je ne voie pas comment. Pourtant un point reste lumineux. Plus douloureux a été le crucifiement, plus abondant sera le salut, et je comprends que le crucifiement, c’est la mort de toutes les confiances et forces humaines. La vie divine veut jaillir du tombeau de pierre. Ainsi en soit-il pour nous ici, mon roi, mon Dieu !


Cette prière était écrite le 7 février. Treize jours après, le journal s’ouvre sur ces lignes navrantes.


20 février. — Ce matin, entré de nouveau dans la vallée de l’ombre de la mort. Ces affreuses ténèbres nous menacent encore. Kobb est venu à la chapelle me dire qu’il avait presque sûrement un cas de fièvre typhoïde dans sa maison. Pauvre garçon, il défaillait presque en me parlant… Il ne se trompait pas. Tous les enfans de cette maison seront congédiés demain… La main de Dieu pèse sur nous, jour et nuit.

Le 22 mars, il fallut fermer une autre maison. A cette fois, la panique devenait universelle et, si on ne voulait pas la mort d’Uppingham, une héroïque solution s’imposait. Licencier l’école à ce moment de l’année et pour plusieurs mois, c’était renoncer à tout espoir de voir les élèves revenir des différens collèges où ils se seraient réfugiés, c’était renoncer à retrouver le personnel des professeurs qui, dans l’intervalle, seraient allés frapper à d’autres portes pour gagner leur vie. Une seule issue restait ouverte, mais chimérique, et dont la seule pensée faisait hausser les épaules aux hommes sages : transporter Uppingham plus loin, trouver en quelques jours une ville où l’on pût installer rapidement maîtres et élèves, et, après une semaine de congé, recommencer les classes comme si rien n’était venu les interrompre. Déraciner une école plusieurs fois centenaire, la transplanter à quelques centaines de milles au bord de la mer, abriter, pour un temps indéfini, les trois cents élèves, les trente maîtres et leurs familles, et réaliser tout cela en quelques jours, sans même savoir si les parens consentiraient à risquer cette gageure, en vérité, une sagesse ordinaire ne pouvait s’arrêter sérieusement à discuter pareille entreprise. Froidement et fermement, malgré le conseil des sages, Thring résolut de la tenter.

Et il réussit. Dès la première semaine d’avril, les classes s’ouvraient dans la petite ville de Borth. Ce furent des jours épiques comme Tom Brown n’en connut jamais à Rugby. On a écrit l’histoire, le roman de cet exode et de ce joyeux exil. Les Gallois furent très accueillans pour la jeune tribu qui campait sur leur terre. Thring avait pris à leurs yeux une figure de héros, et ils eurent vite connu, à plusieurs signes non équivoques la forte empreinte morale qui distinguait ses élèves des autres enfans.

Un an après, Thring « tournait cette grande page de sa vie » et ramenait ses élèves à Uppingham. Mais le souvenir de Borth était imprimé pour toujours dans l’imagination du collège. On suspendit aux voûtes de la chapelle, comme trophées de cette grande expédition, les drapeaux qu’on hissait comme signaux sur les maisons de Borth, pour ramener en classe les enfans qui jouaient au loin sur la plage et pour remplacer les cloches dont le bruit des vagues aurait étouffé la voix.

Enfin on institua un service annuel de reconnaissance qui devait rappeler aux générations futures de maîtres et d’élèves les miséricordes de Dieu sur Uppingham.


Il y eut un jour, — disait Thring à un des sermons qu’il prononçait chaque année pour fêter ce glorieux anniversaire, — il y eut un jour où regardant ces hautes murailles, nous nous demandâmes si jamais nous reviendrions prier ici. Nous étions obligés de fuir et, à la face du monde, c’était, pour l’école, une crise de vie ou de mort. Peu, très peu savent ce que c’est de voir chaque jour se rapprocher davantage cette poussée énorme, mortelle, irrésistible d’une invisible catastrophe, et de regarder en face la force du mal victorieux. Il y eut un jour où ce collège agonisa. Sauf une suprême chance, toute la vie accumulée ici allait se perdre, et la bonne cause, la cause du Christ, notre beau programme de donner également, sans favoriser ni mépriser personne, à chaque enfant sa part de justice et d’affection, tout cela allait être vaincu sur ces collines. Et vous savez que tout cela a fini par la délivrance. Triomphe ! Nous sommes encore ici en ce jour ! Mais la grande délivrance fut pour David un nouveau motif de croire. Le Christ rédempteur a sauvé cette école, il l’a gardée à Borth pendant l’année terrible, comme il avait gardé David. Comme lui donc, nous soldats de l’armée du Dieu vivant, sauvés par un miracle unique dans l’histoire des collèges, nous sommes obligés à plus de fidélité et de loyauté que personne. Chapelle et classes, forteresse de la piété et forteresse du travail sanctifié, maisons jumelles qui se soutiennent l’une l’autre et qui vivent de la vérité de Dieu, nous resterons debout.


V

C’est un des côtés humilians de notre nature que nos sympathies ne marchent pas nécessairement de pair avec nos plus sincères admirations. Plusieurs, je le crains, après avoir parcouru les pages où je me suis attardé à mettre en relief les beaux côtés d’une âme très haute, n’auront pas éprouvé pour le réformateur d’Uppingham ce sentiment d’instinctive tendresse qu’excitent en nous souvent de moins parfaites vertus. C’est ma faute sans doute et celle du biographe trop laborieux, qui n’arrive pas, en deux gros volumes, à nous donner un portrait vivant de son héros. Mais Thring est aussi coupable que nous, si l’on peut être coupable de manquer de grâce et de séduction. De lui à nous, ou, si l’on veut, de nous à lui, il y a quelque chose de refroidissant. On l’estime, on le vénère, on l’envie même, mais on se résigne en somme assez vite à ne pas l’avoir connu. Un je ne sais quoi nous avertit qu’enlevé à son auditoire ordinaire, cet homme aurait perdu le meilleur de son influence. Des âmes jeunes, faciles à l’enthousiasme, et ne voyant la vie et les idées que dans une perspective confuse ont pu, ont dû même s’attacher à lui par un sentiment très fort où il entrait plus de générosité naturelle que de vive sympathie ; mais pour ceux qui n’ont pas subi dans leur enfance l’entraînement d’Uppingham, Thring peut sans doute leur donner de nobles exemples et de fécondes leçons, il est presque incapable de les charmer.

Que lui manque-t-il donc pour cela ? Quelques-uns de ces riens qu’il méprisait tant, qu’il méprisait trop. Nous l’entendions tantôt ferrailler contre l’intelligence. S’il attaquait seulement les intellectuels au sens contemporain du mot, nos sympathies iraient quand même tout droit au soldat un peu exalté d’une bonne cause, mais en réalité, venant de lui, les coups vont plus loin qu’il ne croit et ne veut lui-même. L’ennemi, ce n’est pas seulement l’intelligence maîtresse d’orgueil, c’est encore le don de la netteté et de la logique, des idées claires, de la précision, de la réflexion, de la mesure, toutes qualités qu’il combattrait avec moins de violence s’il ne sentait pas confusément qu’elles lui manquent et s’il ne souffrait inconsciemment de leur absence.

Je ne veux pas nier qu’il ait été, dans un certain sens, une façon de penseur. Il y a dans son œuvre écrite et dans sa vie des commencemens d’idées, de brusques divinations qui jaillissent non pas d’un trésor antérieur d’activité intellectuelle, mais de la surabondance d’une vie morale très intense et très riche. Ne lui demandez ni subtilité, ni délicatesse, ni légèreté d’esprit, ni rien qui ressemble au jeu délié d’une faculté indépendante et sûre d’elle-même ; n’attendez pas non plus de lui qu’il sache écouter une conversation ou lire un livre, tirer parti d’une pensée étrangère, plier ses idées aux besoins d’autrui, voir et montrer les imperceptibles soudures qui relient entre elles des doctrines contraires en apparence. Pour un peu, si vous insistiez, il exorciserait encore une fois ces dangereuses ou vaines bagatelles. Il lui faut à lui l’affirmation à outrance et la généralisation improvisée. La chaleur d’un système lui tient lieu de clarté et de preuve. Cette idée qu’il ne voudrait ni ne pourrait échafauder sur des argumens, il l’a vécue sincèrement avant de se l’énoncer à lui-même, et au moment où elle se fait jour dans son esprit, toute brûlante encore de la vie intérieure qu’elle vient de traverser, il s’en empare et sans la contrôler davantage, il se hâte de l’exprimer par une image énergique ou par un aphorisme convaincu.

Je n’ai pas besoin de montrer que le mysticisme embrouille encore cette psychologie compliquée. Thring était un protestant trop étroit pour n’être pas touché d’une pointe d’illuminisme. Il y a en lui du prophète et de l’inspiré et de là vient cette confiance absolue en ses idées et en ses méthodes, confiance qui n’exclut pas une humilité sincère, puisque, dans sa pensée, idées et méthodes lui arrivent directement de Dieu.

Ces remarques faites, nous aurons moins de peine à nous imaginer ce que devaient être les classes de Thring. Car il ne faut pas oublier que, directeur d’un grand collège, prédicateur ordinaire des élèves, écrivain, poète, cet homme infatigable trouva le moyen d’être, jusqu’à son dernier jour, le plus attentif et le plus régulier des professeurs.

Pour savoir ce qu’il fut comme professeur, il est inutile de se reporter à ses traités de pédagogie. En effet, les meilleures pages de ces livres, quoique assez suggestives, restent vagues et déconcertantes. On en peut juger par la page suivante, une des plus claires pourtant et des plus fécondes. C’est un parallèle entre le bon et le mauvais professeur. Celui-ci est comparé à un enfonceur de clous. L’image n’est peut-être pas très bien choisie et ne rend pas exactement ce qu’il veut dire, mais avec lui il n’y faut jamais regarder de trop près.


Le maître a affaire à des facultés latentes, l’enfonceur de clous a une tâche donnée.

Le maître sait que sa mission est indéfinie et il ne cesse de renouveler ses connaissances. L’autre croit posséder sa matière une fois pour toutes.

Le maître aime sa besogne et trouve chaque jour des raisons nouvelles de l’aimer, l’autre martèle chaque jour et trouve chaque jour le métier plus dur.

Le maître ne pense pas avoir rien fait tant que la nourriture donnée aux élèves n’a pas été digérée par eux et tant que leur appétit n’en demande pas davantage. L’autre donne aux clous le nombre de coups fixé et pense après cela être en règle.

Le maître encourage, l’autre punit.

Le maître est, de cœur, un enfant, de tête, un homme. L’autre a la dureté de l’homme et l’irréflexion de l’enfant.

Le maître tâche de rencontrer les enfans sur leur propre terrain et de se mettre à leur point de vue. L’autre siège bien au-dessus d’eux et pontifie de là-haut.

Enseigner, ce n’est pas distribuer la connaissance, ni faire de claires leçons ; c’est pénétrer au cœur et à l’esprit si bien que le disciple commence à estimer la science et à s’en croire capable.


Qu’on veuille bien relire cette page, une des moins irritantes de ses œuvres. Toutes ces idées sont entrevues plus que comprises et possédées. Aucune image définitive, aucune formule n’atteste la sûre maîtrise de l’écrivain qui sait ce qu’il veut dire et qui le dit. A chaque nouveau paragraphe on attend le mot décisif qui ne vient jamais. Et puis, que ces conseils sont vagues et insuffisans ! Il a certes grandement raison de nous dire que la plus brillante des conférences ne sera jamais une vraie classe, mais reste à savoir comment il faut s’y prendre pour pénétrer « jusqu’au cœur et à l’esprit de l’enfant. » Mind must touch mind. Il faut un contact entre l’esprit du professeur et celui de l’élève. Voilà encore un de ses oracles. Et grand Dieu ! nous le savions avant d’aller à Uppingham, et nous avons un peu le droit de perdre patience quand cette longue expérience ne nous apprend rien de plus pratique et de plus précis.

Quant aux classes de Thring, son journal et les souvenirs de ses élèves nous permettent de les reconstituer sans peine. Très différent de Thomas Arnold, le directeur d’Uppingham, n’était pas, à proprement parler, un scholar. Il vécut jusqu’à la fin sur un vieux fonds de culture assez sommaire et on ne voit pas qu’il ait jamais senti le besoin de rajeunir, de contrôler et d’étendre ses connaissances au contact de l’esprit d’autrui. Philosophie, théologie, littératures étrangères, tout cela était pour lui l’inutile et l’inconnu. La préoccupation morale était toute sa littérature, ce qui revient à dire qu’il n’était pas un lettré. Une œuvre médiocre, si elle prêchait la vertu, le ravissait. Avait-il rencontré un poète religieux comme Wordsworth, il en savourait toutes les pages avec une égale dévotion. Savourait n’est pas le mot propre, ces hommes-là ne savourent rien, ils s’émeuvent, ils s’excitent à propos de certains auteurs qui répondent mieux à l’exaltation patriotique, morale ou religieuse de leurs propres sentimens ; l’art n’existe pas pour eux.

La classe de théologie n’était pas moins insuffisante. Là triompha pendant plus de trente ans la méthode socratique. Thring arrivait, la bible sous le bras, et posait, à brûle-pourpoint, sur n’importe quel sujet biblique, une question très générale. — Now, about Abraham. Parlez-moi donc d’Abraham. — Les uns après les autres, les élèves interrogés gardaient un silence prudent. On ne leur demandait pas en effet de dire ce qu’ils se rappelaient de la vie du patriarche, mais de réduire les leçons de cette vie à quelque maxime de morale générale. Si le maître était en verve, il développait lui-même et abondamment la réponse ; si, au contraire, le silence des élèves l’avait irrité, il renvoyait brusquement la question au lendemain, la livrant d’ici-là à leurs réflexions. De fait, le lendemain, la réponse arrivait parfois sans que Thring ait jamais soupçonné que, dans l’intervalle, on avait eu le temps de courir au télégraphe et d’invoquer à Oxford ou à Cambridge les souvenirs d’un ancien.

Le premier biographe de Thring idéalise aimablement cette insuffisante méthode :


Sans le savoir, nous dit-il, Thring devinait le secret de l’enseignement supérieur qui, en inspirant la passion de la vérité, met le disciple sur le chemin de la conquérir. Sans doute il ne nous apprenait pas grand’chose, mais il y avait une semence plus précieuse que toute doctrine, dans cette émotion qu’il remuait en nous autour d’idées encore mal définies. Cette émotion restait dans le trésor de notre âme, cadre vide encore, auquel la vérité viendrait un jour s’adapter. Par exemple, nous parlant un jour de la croyance à une autre vie, il essayait de tirer de nous quelque preuve scripturaire en faveur de cette croyance. N’ayant pas réussi, il récita avec une brusque explosion de sentiment ces mois de l’Évangile : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivans. » Pour entrer dans une intelligence d’enfant, la preuve exigeait un commentaire. Il n’en donna pas, ou, s’il le fit, nous n’y comprimes pas grand’chose. Il ne nous resta que le souvenir de la citation ; mais l’éclair de vie intérieure qui l’avait accompagnée ne s’effaça pas de nos mémoires. Comme un nuage doré, cette image resta fixée à la pensée embryonnaire pour lui donner un jour plus de lumière et de chaleur.


Le même écrivain insiste sur la valeur apologétique de ces leçons. Certes, c’était l’apologie par affirmation convaincue et par dédain transcendant des difficultés. Pour Thring, aucune objection ne comptait. « Le système de Darwin, qu’est-ce que c’est que cela ? Des contes de nourrice ! » et un vigoureux haussement d’épaules achevait la réfutation.


Sans doute, écrit son élève, il n’enrichissait guère par là l’arsenal logique de la défense de la religion, mais il donnait aux croyans une leçon importante, en leur faisant prendre à cœur la vieille foi et en les cuirassant contre le bruit et l’élégance des sophismes. Quand les genoux sont faibles et que les chrétiens ont sottement peur de passer pour des retardataires et des esprits étroits, c’est tout de même réconfortant d’entendre un homme de cœur renvoyer rondement bavarder avec les nourrices les adversaires de la foi.


Tout n’est pas faux dans cette page et dans le système qu’elle défend, et il y a quelque chose de très sûr et de très sage dans l’attitude d’un homme qui a priori dédaigne tranquillement toutes les objections. Il a la foi, et l’expérience intime de sa vie lui donne des évidences qu’aucune découverte scientifique n’ébranlera jamais. « Nous sentions, dit un des élèves de Thring, qu’il nous parlait de choses qu’il avait vues et vécues, » et un autre ajoute : « Il semblait voir Dieu de ses propres yeux, He seemed to see God with his eyes. » Ce genre de certitude permet d’en prendre à l’aise avec n’importe quelles objections, et on peut pardonner à un voyageur qui hausse les épaules et refuse même d’examiner les raisons savantes qu’on lui apporte pour lui démontrer que tel pays, d’où il revient, n’existe pas.

Nous avons le bonheur de posséder sur ces choses le témoignage vivant d’une âme que Thring a contribué à former. Ame rare et dont on évoque le souvenir avec une profonde tristesse. Sans le fatal accident de montagne qui l’enleva en pleine jeunesse, Louis Nettleship serait aujourd’hui la gloire d’Uppingham et d’Oxford. Enseveli dans la neige, au cours d’une excursion en Suisse, il n’a pas eu le temps de tracer comme il se l’était promis le portrait de son premier maître, mais on a gardé les lettres qu’à peine sorti de collège, il écrivait à Thring, et nous pouvons suivre dans ces précieuses pages, la noblesse et les imperfections de la méthode intellectuelle du réformateur d’Uppingham.

Depuis l’entrée de cet enfant au collège, son nom revient souvent dans le journal quotidien du Head-Master. « Splendide copie de Nettleship, » « Cet enfant ira loin. » « Belle version de Nettleship minor. » Et ainsi jusqu’à la fin de 1864, moment où le jeune homme alla concourir pour une des bourses d’Oxford.


18 novembre. — Départ de Nettleship. Je l’ai vu hier au soir et lui ai dit de ne pas trop s’inquiéter. Qu’à un certain point de vue qui est le plus juste, je ne me souciais pas du tout du résultat. Vainqueur ou non, il suffisait qu’il eut fait de son mieux.


Quatre jours après, Thring, plus ravi qu’il ne voulait le paraître, écrivait en ces termes au triomphateur :


Je vous félicite de tout cœur et il y aurait affectation à diminuer l’importance de votre succès pour l’école, et pour moi. Mais vous savez mes idées. Je regarde plus haut. Qu’il aboutisse à une défaite ou à une victoire, le bon travail reste le bon travail.


Cependant cette intelligence, vive et subtile, rencontrait à Oxford, sur tous les chemins de l’esprit, ces objections qu’un geste dédaigneux de Thring balayait jadis avec tant d’assurance. Il y avait loin des classes socratiques d’Uppingham aux dialogues que présidait Jowett dans le common-room de Balliot, Toujours aussi affectueuses, les lettres de Nettleship laissent entrevoir des luttes secrètes et des angoisses auxquelles Thring ne pouvait rien, puisqu’il ne les comprenait même pas.

La lettre suivante nous montre comment le jeune homme, au milieu des doutes croissans, se réfugiait dans ses années de collège, pour mettre à l’abri du naufrage l’essentiel de sa foi. Il demandait conseil à Thring sur son avenir. Deux voies le tentaient : l’Eglise et l’enseignement. L’Église, ce serait si beau ! mais il n’a plus le droit d’y penser.


Pour m’engager dans cette vie, il faudrait une absolue certitude qui me manque. Vous nous répétiez qu’il y a relativement à l’existence de Dieu bien peu de croyans. Sur cette question et quelques autres de même importance, je pense pouvoir dire que je crois, au sens profond de ce mot. Mais il y a un nombre infini de points moins graves, de difficultés qui ne peuvent pas ne pas venir à l’esprit de quelqu’un qui doit souvent lire la Bible. Or, un doute sur ces points-là empêche qu’on soit tout entier à sa besogne. Dieu sait que dans ce que je vous dis là, l’orgueil de l’esprit n’est pour rien. Rien ne me paraît plus évident que la nécessité, sur certains points, de croire sans preuves… Douter pour douter, il y a trop de gens à Oxford qui s’amusent à ce jeu pour que je ne l’aie pas en horreur, mais leur folie ne nous donne pas le droit d’envelopper dans une même condamnation tous ceux qui doutent. Je ne puis m’empêcher de croire qu’entre les hommes que divisent les opinions théologiques, il y a beaucoup plus de points communs qu’ils ne croient eux-mêmes. La vérité est bien trop large pour qu’un homme ou une école puissent l’embrasser tout entière. Mais jusqu’à ce que ceci soit reconnu par un plus grand nombre et tant que l’Église ne sera pas plus vraiment catholique, beaucoup malgré leur impatience d’entrer doivent se résigner à rester sur le seuil… Dans tous mes troubles et difficultés, la doctrine que j’ai apprise à Uppingham a été ma seule grande certitude, qui loin d’être ébranlée ne cesse de s’imposer davantage à moi.


La réponse de Thring est affectueuse et confiante. Il risque une discussion assez peu convaincante dans le but de restreindre la théorie de son élève sur la nécessité de « croire sans preuves, » et cependant, par cet instinct d’âme, chez lui plus clairvoyant que l’intelligence raisonnante, il ajoute quelques lignes où Nettleship aurait pu trouver un commencement de réponse à une de ses secrètes difficultés.


Dans le bouleversement et transformation du monde dont nous sommes témoins, il a plu à Dieu de confondre et d’ébranler d’une effrayante façon les formes anciennes, même celles qui étaient depuis des siècles les canaux nécessaires de ses dons. Il veut sans doute nous détacher de tout support charnel pour nous jeter de plus en plus désespérément à la vie intérieure. Car même un sacrement devient une forme charnelle quand il cesse d’être un principe de croissance et que de moyen il devient fin. La manne mal employée engendre des vers et devient nauséabonde… Croyez-moi, j’ai assez souffert de la vie pour être prêt à vous aider dans toutes vos difficultés, quoique vous puissiez penser de la distance qui est entre vos idées et les miennes. Voici des années que je médite sur ces questions vitales, et du moins j’ai fini par me convaincre de mon ignorance et de la nécessité d’aimer le Christ.


Nettleship, pour se prémunir contre les dangers d’une vie trop intellectuelle, songeait alors à la visite des pauvres et à d’autres bonnes œuvres.


Oui, lui écrivait Thring, c’est d’une absolue nécessité, si vous voulez faire un bon travail intellectuel d’en creuser profondément les fondations dans les grandes réalités de la vie, et, pour cela, de prendre contact avec la souffrance et la gloire des pauvres… Aussi longtemps qu’on se cantonne dans une vue purement intellectuelle de la vie, il semble qu’une étrange moquerie accompagne tous nos actes. C’est si à fleur de peau, si étroit, et, en même temps, si fuyant !… Mais qu’on franchisse ce petit cercle pour se plonger dans le grand océan de la vie et on sent immédiatement la vraie force de cette vie…


Je suis désolé de voir cette correspondance entre ces deux hommes, se ralentir peu à peu et se suspendre enfin presque tout à fait. Il y avait trop longtemps que leurs voies étaient divergentes, et Thring finissait à la longue par s’apercevoir que son élève ne parlait plus la même langue que lui. A qui s’en prendre ? A l’excès d’inquiétude de Nettleship, à l’excès de sérénité de Thring, je ne saurais dire, mais il me semble que, pour trouver la lointaine origine de cette fatale séparation, il faut revenir à ces classes de théologie par trop sommaires où les vigoureuses affirmations tenaient lieu de preuves, et où l’on s’assurait à coups de lourde ironie, sur n’importe quels adversaires, une si facile et expéditive victoire.

Voici la lettre triste et affectueuse où Nettleship prend congé intellectuel de son maître et rend, du fond même de sa détresse, un suprême hommage à la formation qu’Uppingham lui a donnée.


Je ne puis pas me dissimuler en lisant votre sermon que sur bien des points, je me suis détaché de ce que vous croyez être la vérité,… et cependant, d’un autre côté, en vous lisant, ça me parait être une pauvre plaisanterie de parler de divergence d’opinion entre vous et moi, quand l’esprit profond d’où vos idées tirent leur sève, loin de provoquer en moi une résistance, n’y rencontre que sympathie et conviction. Tout cela, j’espère, s’éclaircira quelque jour. En attendant, il faut que je me contente de sentir que mon cœur fait encore écho aux simples cris de guerre du passé. Dieu se réalise en bien des manières. Il me semble que l’esprit que vous avez éveillé en moi s’est transformé au point que vous ne pouvez plus le reconnaître comme venant de vous ; mais, en dépit des apparences, je puis affirmer que ce qu’il y a de vivant dans cet esprit n’a changé ni ne changera jamais.


VI

A mesure que cette noble vie approche du terme, elle devient plus souriante. Ce n’est pas la faiblesse attendrie du grand âge, on sent que le lutteur est encore debout, mais c’est l’ascension constante d’une âme toujours vivante, qui brise d’elle-même les cadres où parfois certaines étroitesses d’esprit avaient essayé à l’emprisonner.

Non pas que la séduction soit enfin complète et souveraine, car cet homme admirablement bon ne nous impose cependant qu’une amitié de raison et, au moment où il nous attire le plus, il trouve toujours moyen, par une bizarrerie ou exagération nouvelle, de réveiller en nous cet esprit critique que nous aurions voulu laisser dormir. Mais c’est peut-être aller à l’étourdie que de supposer que tout le monde partage sur ce point mon impression et il vaut mieux laisser le lecteur en face d’un dernier tableau où quelques-unes des plus rares qualités de l’homme font oublier presque les erreurs de son esprit et de son goût.

Aussi bien n’ai-je pas assez insisté jusqu’ici sur l’extrême sensibilité de cette nature énergique faite pour le commandement et le combat. Thring passa longtemps dans les journaux pour le plus féroce fouetteur du royaume, et la vérité, qu’il ne tenait pas à déguiser, m’oblige à dire que, non content de maintenir à Uppingham le système des corrections corporelles, il tenait à administrer ces corrections de sa propre main. Puisqu’il s’en chargeait, tenons pour certain qu’il remplissait ce devoir avec majesté et conviction. Il aurait pu en laisser le soin à d’autres, mais il est des délicatesses que les natures excessives ne connaissent pas. Quoi qu’il en soit, on a déjà pu voir au cours de ce travail comment et combien ce terrible justicier aimait les enfans. On ne soupçonne pas assez quelle place ces petits êtres peuvent tenir dans la vie d’un homme quand celui-ci a une vraie vocation d’éducateur. Ce n’est pas seulement cette bonté et compassion paternelles que tout le monde éprouve en face de ces souffrances d’enfant qui, pour être courtes, n’en sont pas moins très aiguës, non, c’est un intérêt constant, un souci habituel, une pensée toujours présente et une incessante tendresse. Aux premières pages du journal, nous trouvons souvent des lignes comme celle-ci : « Rentrée des élèves ; joie de revoir leurs bonnes figures ! » et à la fin, malgré toutes les désillusions, il écrit encore : « L’heure de la classe est une vraie joie pour moi. » Un jour, il les voit de sa fenêtre en train d’élever un gigantesque tas de neige. Il descend et reste deux heures avec eux à façonner cette neige en une superbe statue.

Ils étaient ravis, — écrit-il, plus ravi lui-même, — et m’ont applaudi longtemps.


Ou bien encore :


Mon cher petit Cowper est très mal. Jamais je n’ai tant aimé un de ces petits. Si bon, si gentil, et son père aux Indes !


Le 21 avril 1864, à côté de détails importans, il note ce minuscule détail :


Le petit F… ici depuis un an, en apprenant qu’on le faisait monter à une classe supérieure, s’est précipité à la maison, a frappé à la porte du salon et a couru embrasser deux fois Mme R… en lui disant la bonne nouvelle. Touchant petit morceau de vie de collège !


J’avoue avec lui que ce son ! là des riens, mais de ces riens qui peignent un homme. Un autre aurait souri au récit de Mme R… et aurait songé à autre chose. Thring en est resté radieux pour plusieurs heures. Il est reconnaissant au petit homme de se sentir tout à fait chez lui au collège, de faire comme s’il était à la maison, et, le soir, il s’empresse de fixer sur son journal cette impression. D’ailleurs, à regarder de plus près, est-ce là vraiment peu de chose ? Je me défie, pour ma part, d’un directeur de collège qui n’a pas l’air de se douter que, pendant les mois de classe, ses élèves sont des orphelins. L’internat, s’il est un mal nécessaire, n’en est pas moins contre nature. Les enfans l’oublient d’ordinaire assez vite, je le sais et cela me paraît le vice profond du système, mais comment pardonner aux maîtres qui se résignent gaiement à de pareils résultats ? On ne leur demande pas d’amollir le cœur des enfans par de dangereuses faiblesses, mais seulement, — et n’est-ce pas déjà beaucoup, — de souffrir eux-mêmes de ce dont les élèves s’habituent trop vite à ne plus souffrir. L’absence de la mère complique singulièrement la mission de l’éducateur et la difficulté est de celles que les manuels de pédagogie ne peuvent résoudre. Aucune recette n’apprendra au maître à faire la part du sentiment dans une œuvre qu’il serait inintelligent et coupable d’abandonner aux seules lumières de la raison, et voilà pourquoi j’attache tant de prix à ces jolis enfantillages du journal de Thring ; je reconnais un éducateur à ces mouvemens d’instinctive et presque féminine tendresse.

Je le reconnais encore, et pour la même raison, à cet appel pressant adressé par Thring à un auxiliaire que les théoriciens oublient trop souvent de mentionner. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, » le maître fouetteur d’Uppingham aurait volontiers appliqué la parole biblique à l’œuvre de l’éducation. Il avait à ce sujet des inspirations d’une grâce charmante et très clairvoyante. « Je sens, aimait-il à dire, que la destinée du monde est entre les mains des femmes, » et dans ses conférences sur l’impureté, il en appelait à la nécessaire influence de celles qui, infiniment douces et délicates, peuvent seules, disait-il, aider le jeune homme à l’heure où le tourmentent les premières révélations du mal.

Pour être à peine esquissée, cette indication n’en est que plus précieuse et peut-être vaut-il mieux qu’il n’ait pas insisté davantage ou que ses biographes aient négligé de nous en avertir. J’aurais peur vraiment que sa main un peu lourde ne gâtât cette inspiration exquise. C’est presque toujours ce qui arrive avec lui et les belles ondes qui jaillissent de son cœur s’épaississent on ne sait comment en traversant les chambres confuses de son esprit. Nous avons d’ailleurs sur cette chère doctrine, mieux qu’un livre de lui, une page la plus candide et la plus affectueuse de sa vie.

On croit rêver en lisant cette histoire qui prélude, qui s’épanouit et qui s’achève avec des airs de conte de fées. L’héroïne est une vieille dame qui règne sur un monde enchanté. Passe un vieux monsieur qui la reconnaît aussitôt pour reine et jure de porter ses couleurs. La dame meurt et… mais, non, il ne nous faut pas plus longtemps sourire de cette idylle touchante et qui ne fut pas sans tristesses.

Ils ne s’étaient jamais vus et ne devaient se rencontrer que pendant quelques minutes douloureuses. Elle s’appelait Mrs Ewing et écrivait de jolis romans, simples et purs, délices des petits Anglais. Thring, ayant découvert un de ces romans, s’enthousiasma pour elle et, à partir de ce jour, une correspondance s’engagea entre lui et celle qu’il appelait « la reine du pays des fées. » A côté des lettres bonnes, sages, bourgeoises que la reine lui envoie, les lettres de Thring, — il avait alors plus de soixante ans, — sont d’un jeune homme par la verve, la fraîcheur et la chaleur des sentimens. Dans sa simplicité, il s’est laissé prendre au piège que les romanciers tendent aux âmes neuves, et il a lu et relu ces jolies aventures comme un enfant avec des surprises, avec des joies et avec des larmes. La réflexion venue, il songe sans doute au bien que de tels livres pourront faire à ses élèves et ce lui est une nouvelle raison de les admirer ; mais il les a aimés d’abord en eux-mêmes et pour lui-même, et naïvement persuadé que l’auteur ressemblait à ses livres, il s’est donné à l’enchanteresse avec une ferveur religieuse et des tendresses d’amoureux.

Aux vacances de Pâques 4885, Mrs Ewing était mourante. Thring alla la voir et voici, d’après les épanchemens du journal intime, la fin de ce mystique roman.

Elle était très mal, mais elle voulut me recevoir, et je ne l’oublierai jamais. C’est l’honneur de ma vie d’avoir été reçu par elle comme un vieil ami, moi qu’elle n’avait jamais vu. Elle était couchée, si maigre, si pâle, plus que pâle. Mais dès qu’elle relevait la tête, ses grands yeux brillaient et tout son visage devenait lumineux. Nous eûmes quelques minutes d’une conversation qui fut pour moi délicieuse. Elle me demanda de réciter l’oraison dominicale, ce que je fis en tenant ses pauvres mains dans les miennes. Puis je suis parti. Dieu soit béni de m’avoir accordé le cher privilège de la voir et de la réconforter !

7 mai. — Je prie chaque jour pour qu’elle se rétablisse et puisse encore prophétiser les tendres secrets de la vie de Dieu. C’était sa mission.


Rentré à Uppingham, il écrivait à la sœur de la malade :


En vous envoyant cette petite plaquette de moi, je ne songeais pas qu’on la lui lirait. Encore moins pensais-je qu’elle dût la lire elle-même. Je ne l’envoyais que comme une preuve de fidélité à ma reine comme doit faire tout féal sujet. Toute ma famille, fidèle aussi à la souveraine de Fairyland, travaille avec moi à une moisson de fleurs pour notre reine. Tous les lys de notre vallée sont réservés à Mme Thring ; elle vous les envoie en son nom. J’espère que ma reine gagne sa croix de Victoria et recueille toute sorte de tendres expériences sur la vie de Dieu en nous. Tout cela sera plus tard une lumière pour son cœur.


Pendant ces tristes semaines, le journal est absorbé par cette unique pensée.


13 mai. — Hélas ! elle ne verra pas nos fleurs. Elle est entre la vie et la mort. Seules nos prières lui arrivent. Je prie, mais le cœur est bien bas.

14 mai. — L’Ascension. Oui, ma reine est morte. Hier matin, vers huit heures, son âme charmante a disparu et notre terre n’entendra plus jamais sa douce voix. Elle parle encore cependant. Quelle lumière vient de s’éteindre !… O my queen ! my queen ! Son affection me consacre pour de nouveaux devoirs, attente mystérieuse, appel à une vie plus haute, à une dévotion plus spirituelle.

18 mai. — 540 milles depuis l’autre jour. Vendredi matin, en sortant de classe, je trouve une lettre de sa sœur me disant que la famille me préférait à tout autre prêtre pour les funérailles… Des soldats ont porté sa dépouille (le mari de Mrs Éwing était officier de l’armée anglaise) dans le paisible cimetière du village. C’était par une matinée superbe. La tombe garnie de mousse et de fleurs, le cercueil couvert de croix et de guirlandes… Jamais je n’aurai un honneur pareil à celui d’être associé à ses derniers momens, à ses obsèques… Me voilà transporté dans un monde plus haut par l’union sacrée et merveilleuse de mon âme à celle de cette pure prophétesse de la vie de Dieu en nous !

25 mai. — Le monde me semble maintenant bien vide. Je ne savais pas encore à quel point, depuis des années, elle était dans mon cœur le gracieux idéal de la mission de la femme en ce monde… O my queen ! my queen ! Je veux tâcher d’être meilleur et plus saint et, par-dessus tout, de révérer et exalter la femme comme la vraie servante du fiancé divin.

A travers ces impressions que note une main maladroite, transparaît un cœur d’une admirable richesse et que l’expérience n’a pas flétri. Candeur et tendresse, noblesse et souci constant de l’idéal, pensée de Dieu toujours présente et agissante, don de planer naturellement au-dessus des vulgarités de ce monde, en vérité cet homme était de la race des saints. George Eliot parle quelque part avec amertume de la souffrance de ceux qui ont le cœur d’un poète et qui n’en ont pas la voix. Thring n’a pas connu cette souffrance, mais ses amis la connaissent pour lui.

Gestes et paroles, le poème de sa vie très pure et très haute manque de style. On n’y trouve presque à aucune page ce mélange de grâce, de mesure, de goût et même d’esprit qui donne comme une saveur plus humaine à la vie de quelques grands saints. Mais, en définitive, cette auréole refusée à Thring n’enlève rien au mérite essentiel des âmes. S’il ne fut pas artiste en sainteté, il fut saint, ce qui sans doute est plus important.

Et puis, quelque prix que nous attachions, nous Français surtout, aux qualités qui lui manquèrent, Edouard Thring eut la vertu capitale qui suffit à elle seule et sans laquelle le reste n’est rien. Ce fut une âme vivante et vivante d’une vie pleine, débordante, incessamment renouvelée.


Jetez les livres de classe, chassez les amateurs de conférences et les liseurs de cours tout faits. Ouvrez la porte au professeur. Au vent ces papiers, et faites entrer la vie !


Ce qu’il disait de la manière de faire la classe est comme la devise de tous ses actes. Sa vie tout entière est comme un hymne à la puissance, à l’excellence de la vie, à la gloire que le Christ nous a offerte en couronnant, par l’infusion de sa vie divine, l’épanouissement généreux et persévérant de notre propre vie.


Mon credo à moi, c’est la vie ! Bénie soit la vie, cette royale chose, oui bénie, malgré ses amertumes et ses agonies, et bénie, plus que tout, la certitude absolue où nous sommes que la vie ne peut pas mourir. Non, pas une larme vivante, pas un soupir ne doit périr. Tout est semence pour l’éternité !


De là chez lui ce noble optimisme, et ces idées libérales qui dépassaient de si loin la naturelle étroitesse de son esprit.


Je ne consens pas du tout à envoyer le théâtre au diable, pas plus que la danse, Rien de plus littéraire qu’une pièce bien jouée, rien qui mette plus d’idées en circulation dans la vie de l’esprit. Je veux à tout prix que mes enfans sachent et sentent que tout convient au chrétien, sauf les lâchetés de la volonté.

Entendez le philosophe : « La nature humaine — oh ! la bête dangereuse ! — elle mord, elle rue, c’est un démon. Qu’on l’enferme et qu’on l’empêche à jamais de mal faire ! »

Et le Christ dit, lui : la nature humaine est bonne, noble ; c’est une créature de Dieu : il faut lui apprendre à courir et lui donner parfois de l’éperon pour qu’elle bondisse plus joyeusement et plus haut : mais ne la laissez pas à l’écurie !


Une âme vivante. Cela se sent plus que cela ne peut se définir. Il aurait fallu le voir, l’entendre. Il est chez lui, à Uppingham. C’est le soir ; on cause, de tout, de rien et peu à peu les banalités tombent, on se sent emporté par le courant. Comment cela se fait-il ? Le maître n’a rien dit de bien neuf et d’illuminant. D’autres parlent bien et mieux auxquels on ne prend pas garde. C’est vrai, mais, — dit un témoin familier, — il y a chez lui un je ne sais quoi qui donne à ses pensées, à ses attitudes, à ses gestes, au son de sa voix, un caractère sacré. Vous vous rappelez le mot fameux sur Dante, sur cet homme qui revenait de l’enfer. Eh bien, quand Thring nous parlait des réalités du monde invisible, nous nous disions tout bas qu’il avait vécu dans ce pays mystérieux et qu’il en revenait pour en attester la gloire. Mais, ajoute le même écrivain, je n’ai pas dit ce que je voulais dire, car, rien au monde ne pourra donner une idée de la tranquille extase de son regard et de son beau front pendant qu’il répète ces grandes paroles au sujet d’un ami disparu. « Pour moi, plus je vais et moins je me résigne à la mort ! Non, la mort n’existe pas, la mort n’existe pas. To me, more and more, death is nothing ; there is no such thing as death, no such thing as death ! »


HENRI BREMOND.


  1. J. H. Skrine, A Memory of Edward Thring. Macmillan.
    G. R. Parkin, Edward Thring, head master of Uppingham school. Life, Diary and letters. Macmillan, 2 vol., 1898. Il a paru de ce dernier livre une édition abrégée et en un volume.
  2. La lettre est adressée à Sir J. C. Fitch qui la reproduit dans ses très intéressantes Lectures on teaching, p. 230.
  3. Skrine.