Un Ennemi de Descartes - Gisbert Voet

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Un Ennemi de Descartes - Gisbert Voet
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 45-67).
UN
ENNEMI DE DESCARTES
GISBERT VOET.

Gisbert Voet a mérité l’oubli ; on ne l’a accordé qu’à ses écrits. Son nom est resté célèbre. Dans l’éloge emphatique et médiocre que Cousin, on ne sait pourquoi, a placé en tête des œuvres de Descartes, et que Voltaire aurait appelé du galithomas, Thomas le nomme : ce scélérat ! Un tel jugement est ridicule ; même relégué dans une note, il est odieux. Voltaire a parlé de Voet. De qui ne parlait-il pas ? a c’était un professeur de galimatias scolastique qui intenta contre Descartes une accusation d’athéisme dont les écrivains méprisés ont toujours chargé les philosophes. » C’est là tout ce que savent de Voet ceux qui apprennent l’histoire dans Voltaire. Pour les historiens de la philosophie, instruits par Descartes et par son panégyriste Baillet, Voet est un fanatique ignorant et fourbe, un jésuite protestant ; on associe ces mots pour redoubler l’injure.

Si, pour faire un premier pas vers les sources, on réunit les passages que, dans l’histoire de la vie de Descartes, Baillet consacre à celui qu’il nomme Voétius, on y rencontre, avec plus de détails, les mêmes injures et le même dédain. Mais si l’on supprime les assertions produites comme douteuses et les épithètes qui les traduisent, l’impression est complètement changée. Si Baillet, par exemple, écrit : « Voétius trouva moyen, par ses intrigues, de se faire nommer recteur de l’Université d’Utrecht, » il est permis de traduire ainsi : l’Université d’Utrecht choisissait chaque année un recteur. Voet, en 1642, fut élu à l’unanimité; il le fut de nouveau en 1651. Si Baillet raconte qu’un professeur, pendant la soutenance d’une thèse, que l’on nommait alors une dispute, a été hué, sifflé et ironiquement applaudi par les étudians, on doit terminer là le récit, sans ajouter que Voétius se réjouissait du scandale et l’avait probablement préparé.

Si Baillet nous apprend que Voétius a fait composer par ses élèves un poème satirique, ou du moins en a permis l’impression, il est permis de traduire en disant : un poème satirique anonyme fut répandu parmi les étudians. De telles plaisanteries étaient alors continuelles dans les universités, sans que les recteurs pussent les empêcher. Si Baillet nous dit, enfin, que Voétius a extorqué contre un des professeurs de l’Université un décret du magistrat, nous pouvons, en rejetant ce mot injurieux que rien ne justifie, dire simplement, après examen des pièces : un décret du magistrat fut rendu contre le professeur Régius, sur une requête présentée, à l’unanimité moins deux voix, par l’assemblée des professeurs.

Le récit de Baillet, tronqué et altéré de cette manière, comme c’est justice, ne laisse subsister aucune impression défavorable au caractère de Voet. On trouve en lui un esprit ardent, zélé pour les traditions et qui défend, le front haut, comme le veut sa conscience, ce qu’il croit juste et vrai. Voet, professeur de théologie et de langue hébraïque, enseignait les formes substantielles d’Aristote, il repoussait le système de Copernic et le mouvement de la terre condamné par les saintes Écritures. La circulation du sang, dont Galien n’a rien dit, lui paraissait une innovation absurde et dangereuse; il croyait à la magie et la condamnait. Mieux vaut mourir, disait-il, qu’être sauvé par un sorcier : Prœstat œgrotare quam talibus medicis samari. Ces opinions, aujourd’hui en défaveur, ne sont nullement d’un malhonnête homme, et, en 1640, n’étaient pas même d’un ignorant.

Si Voétius avait pensé autrement, il aurait eu le courage de le dire, car il était sincère jusqu’à la brutalité ; mais le magistrat d’Utrecht ne l’aurait pas appelé, en 1634, à inaugurer l’enseignement de l’Université nouvelle, et ses collègues, en 1642, ne l’auraient pas choisi pour chef. Voet défendait la routine et l’erreur, nous le savons aujourd’hui ; les honnêtes gens l’ignoraient alors. Voet avait leur confiance, il maintenait les traditions, croyait professer la vérité et s’indignait contre les abus avec autant de liberté que de force. En tenant compte de l’époque et des circonstances, il faut le juger avec indulgence. Voet est né à Heusden en 1589. Aucun biographe n’a parlé des commencemens de sa vie. Sa naissance fut très humble. Dans un livre qu’il a inspiré et que Descartes lui attribue, il était dit : « René Descartes est d’une naissance illustre, ou du moins il est noble. Quant à cet avantage, que le hasard peut attribuer aux méchans et aux sots, je ne le lui envie pas. » Descartes répondit : « Vous n’avancez rien par là qui puisse me faire déshonneur, car si, d’une famille distinguée, il peut sortir quelquefois des méchans et des sots, vous ne voulez pas en conclure, je pense, que l’on doit moins estimer celui qui a reçu le jour de parens honnêtes que le fils d’un goujat qui n’a fait son apprentissage de vertu et de piété qu’au milieu des valets d’une armée et des filles de joie. »

Les dernières lignes, si l’on n’y sous-entend rien, affaiblissent la phrase et la gâtent. Le trait s’il n’est pas lancé maladroitement et au hasard, ne peut s’adresser qu’à Voet. On peut convertir l’hypothèse en certitude. Voet, longtemps après, protestant contre les libelles qui l’ont flagellé sans relâche : Coram Deo hominibusque protestor eas esse falsissimas, rapporte spirituellement plusieurs pages d’injures invraisemblables. On y trouve le reproche d’avoir des voleurs et des vagabonds pour ancêtres : De latronum et convenarum natus sum semine. L’allusion de Descartes est claire et évidente. Voet, pasteur pendant près de vingt ans dans sa ville natale de Heusden, y était cité comme un modèle de dévoûment et d’activité. Il prêchait huit fois par semaine, sans préparation, naturellement; il confondait quelquefois Daniel avec Jérémie, saint Chrysostome avec saint Basile, et saint Bernard avec saint Augustin. Les érudits seuls s’en apercevaient, et personne ne l’accusait d’ignorance. Voet, pour le service de l’église, était toujours prêt; il remplaçait les absens, soit pour faire la lecture de la Bible, soit pour chanter un psaume en les attendant. Plusieurs fois, pendant les luttes contre l’Espagne, il quitta son poste pour suivre les armées et donner aux soldats, que l’on nommait alors les insurgés, l’encouragement et les secours de la religion. En l’an 1629, il entra à Bois-le-Duc avec l’armée victorieuse du prince d’Orange et y demeura une année, inter strepitus, miserias et morbos militares.

Toujours ardent contre les catholiques, Voet réclamait l’exécution sévère de la capitulation imposée. C’est sur son insistance que la flèche de l’église cathédrale de Bois-le-Duc perdit sa croix. La destinée de Voet était d’être calomnié. Le bruit courut que la croix, affranchie pendant sa chute des théorèmes de Galilée, avait miraculeusement quitté sa parabole pour aller frapper Voétius à une grande distance et punir de mort son sacrilège. Les nombreux écrits publiés depuis par la prétendue victime réfutent suffisamment la calomnie; mais, quoique Voet écrivît sur tous les sujets, aucun de ses livrets ne lui est consacré.

La bonne renommée de Voet le fit appeler, bien jeune encore, au célèbre synode de Dordrecht, dont, cinquante ans plus tard, il avait l’honneur d’être le dernier survivant. L’humble ouvrier de la vigne du Seigneur se montra discoureur habile et savant; il contribua au triomphe du fervent calviniste Gomar, adversaire d’Arminius. La doctrine d’Arminius, suspecte de socinianisme, fut condamnée. On la résumait, comme celle de Jansénius, en cinq propositions, hérétiques aussi bien que celles de l’évêque d’Ypres, quoiqu’elles disent précisément le contraire. Le milieu n’est pas facile à trouver. Voet, qui plus tard combattit Jansénius, proposait sur la grâce une doctrine différente des deux autres, et, parmi ces mystérieuses subtilités, rencontrait sans doute une troisième hérésie. La prescience de Dieu et le libre arbitre sont incompatibles. La logique en conclut qu’il faut choisir entre eux ; mais pour ceux qui n’osent percer le voile, le champ des conjectures s’accroît sans limite. La volonté est libre, suivant Arminius, qui, en cela, se rapproche de Pelage, et cependant, de toute éternité. Dieu a prévu le parti qu’elle doit prendre. On nie, malgré l’évidence apparente, que ces propositions soient contradictoires. La connaissance du passé ne nuit en rien à la liberté qui a présidé aux actes accomplis. Pourquoi n’en serait-il pas de même de la prévision qui voit, sans les gêner, les faits de l’avenir? L’ingénieux argument remonte à saint Augustin, qui, sur la question de la grâce, a beaucoup varié, et peut être invoqué, suivant le progrès de ses études, en même temps par tous les partis.

Rotterdam, La Haye, Dordrecht, Bois-le-Duc, Middelbourg, désirèrent successivement attirer Voet dans leurs temples. Il préféra, sans discuter les conditions, le service de sa ville natale. Jamais il ne consentit à débattre la question de salaire : Ne quidem de qualitate aut quantitate directe aut indirecte quœsivi. Le salaire souvent était donné en nature. Voet ne s’informait ni de la quantité, ni de la qualité du vin ou de la bière qu’on lui fournissait, il laissait faire ceux que cela regardait, qui sans doute connaissaient ses besoins, car il a élevé dix enfans.

Voet, nous l’avons dit, a pris plaisir à montrer ingénieusement, par la variété et la contradiction des injures adressées à son caractère et des jugemens dédaigneux portés sur son talent, l’inimitié sans frein de ses adversaires. Voet, a dit Ménage, ne croyait en Dieu que sous bénéfice d’inventaire. On l’a déclaré tout haut, aperto ore, faussaire, criminel, scélérat, fou furieux, la honte de son ordre, ordinis sui propudium ; on l’a nommé pharisien, anabaptiste, browniste, novateur en théologie, athée, sophiste et jésuite.

Descartes a dit : « Voet a publié volume sur volume, mais dans un style si barbare que personne, ne pouvant le lire sans dégoût, n’examine s’ils sont bons ou mauvais ! » Voet aurait pu, et nous pouvons plus facilement encore, opposer à ces condamnations des louanges non moins nombreuses accordées par de bons juges.

La célèbre, on disait alors l’illustre Anna Schurmann, a écrit en parlant de Voet, qu’elle connaissait bien : Virum cum paucis comparandum, solidœ eruditionis. Un de ses collègues d’Utrecht, Jean Wipart, a comparé Voet à un nouvel Hercule qui nettoie les écuries d’Augias, attaquant tous les vices et sachant les vaincre.

« Rien, a dit Vossius, n’arrête son zèle ; il ne marche pas vers le but, il y court : Quidquid vult, ita vehementer vult ut non eat, sed carrat. »

Un autre théologien, son collègue Cunæus, a loué sa science étendue et variée, sa probité, sa piété et son zèle toujours prêt contre toute atteinte aux bonnes mœurs.

Un historien moderne très estimé, Hagenbach, dans son Histoire du Protestantisme accorde une page à Voétius : « Ses paroles, ses décisions et ses leçons étaient acceptées presque sans discussion, comme règles de la vérité et oracles sans appel. »

Le zèle infatigable de Voet qui, dans sa jeunesse, lui inspirait un sermon tous les jours, lui dictait, quand il devint professeur, des thèses innombrables pour l’instruction et l’exercice de ses élèves. Les Disputationes de Voet forment cinq volumes de 1,200 pages chacun environ ; leur nombre approche de quatre cents, exactement trois cent quatre-vingt-cinq. Les sujets, très variés, se succèdent sans aucun ordre. Ce n’est pas, quoi qu’en dise Descartes, la forme qui rebute, c’est le fond. Ses questions, aujourd’hui, nous intéressent peu. Quatre dissertations sont consacrées à l’athéisme. On les a souvent citées et rarement lues, car elles ne justifient nullement les accusations souvent répétées contre l’auteur. Voet, suivant ses accusateurs, aurait eu la mauvaise foi d’accuser Descartes d’athéisme, et, en le rapprochant de Vanini, brûlé vingt ans avant à Toulouse, de le désigner ainsi pour le dernier supplice. C’est par là qu’on l’a rendu tristement célèbre.

L’accusation est ridicule.

L’étude de Voet sur l’athéisme semble le commentaire et le développement des Questions rares et curieuses de Mersenne, qui signalait l’athéisme quinze ou vingt ans avant Voet comme la grande hérésie du siècle, et n’évaluait pas le nombre des athées, dans la ville de Paris, à moins de 50,000. Les athées, suivant Voet, sont innombrables. On le comprend sans peine d’après la définition qu’il en donne. Il tient pour athées ceux qui nient la Providence et la justice de Dieu, l’immortalité de l’âme et les peines éternelles, ceux qui négligent leurs devoirs religieux : Quando quis venœ religionis professionem et exercitia externa abnegat. Il y joint ceux qui, non par leur sentiment ou leur profession de foi, mais par leur vde, leurs mœurs et leur pratique de la religion, montrent qu’ils repoussent Dieu.

Il faut enfin compter dans cette classe les indifférens dans le choix d’une religion : Qui neutrales et indifferentes sunt ad cujuscunque religionis professionem….

Le réformé qui devient papiste est une bête ou un athée : Bestiam an atheum. On peut être athée en acte ou en puissance : Alii sunt athei in fieri, alii in facto esse. Quelques-uns, sans se croire athées, le sont cependant, parce qu’ils donnent aux autres l’occasion de le devenir : Qui, si ipsi in atheismum non ruunt, aliis saltem eo viam parant.

Voet cite, comme appartenant à cette catégorie d’athées en puissance, un admirable philosophe, plus grand mathématicien que physicien, qui, pour créer un monde, ne demande qu’un peu de matière. Le doute de ce philosophe, s’il est mal compris, peut devenir la voie qui conduit à l’athéisme, non l’auteur lui-même, mais ses lecteurs.

C’est bien de l’auteur de la Méthode et des Méditations qu’il s’agit. Voet fait de lui un athée en puissance, alors que tant d’autres, le cardinal Duperron et Ronsard, par exemple, sont athées en acte. Pourquoi Ronsard? — Pour avoir placé ce vers dans la bouche d’Éros :


Je suis Amour, le grand maître des dieux.


Voet, en signalant tant d’athées, ne prétend pas, évidemment, les faire brûler tous. Il le demande d’autant moins, que sa dissertation, qui n’a pas moins de cent pages, se termine par cette conclusion inattendue, qu’il n’y a pas de véritables athées : Concludamus nullos davi atheos proprie datos.

Il faut, dans un exercice d’école, montrer toutes les faces d’une question.

Voet, dans ses quatre discours, quoiqu’on le lui ait amèrement reproché, ne compare nullement Descartes à Vanini. Plusieurs pages séparent les lignes qui font allusion à Descartes des phrases consacrées à l’hérétique de Toulouse.

Tel était, s’il est permis de s’exprimer ainsi après des renseignemens aussi contradictoires, celui qu’à l’âge de quarante-cinq ans le sénat d’Utrecht, en créant l’Université destinée à tant d’éclat, appela spontanément à la chaire de théologie et de langue hébraïque.

Peu de temps après, Leroy, dont le nom fut latinisé et devint Regius, obtint, après de pressantes sollicitations, le partage de la chaire de médecine, dont le titulaire ne pouvait remplir seul tous les devoirs. Sans repousser Régius, il aurait accepté volontiers pour adjoint l’un ou l’autre des deux concurrens qu’on lui opposait, et qui, tous deux, avaient bonne renommée. Régius, pour obtenir les suffrages, dut se faire bien venir de tous et se garder, surtout, de laisser deviner les luttes que son enseignement ne pouvait manquer de faire naître. Loin de se déclarer ami des nouveautés, Régius, pendant sa candidature, se montra respectueux de la tradition. Lorsque Voet, rendu inquiet par quelques indices, lui demanda une profession de foi, ils se trouvèrent d’accord sur tous les points et s’embrassèrent en se quittant. Régius fut nommé; et, pendant plus d’une année, ses relations avec Voet témoignèrent en toute occasion d’une excellente confraternité. Ce début, qui pourrait le croire? a été reproché à Voet, qui, suivant Descartes, témoigna d’abord à Régius une fausse amitié, pour le surprendre plus aisément lorsqu’il ne serait plus sur ses gardes.

Voet et Régius, dans leur premier entretien, ont abordé les questions qui plus tard devaient les diviser. Voet était orthodoxe et péripatéticien ; Régius admirait les théories de Descartes. Ni l’un ni l’autre n’ont changé ; ils se trouvent cependant complètement d’accord! L’un des deux, évidemment, a dissimulé sa pensée. Voet était le juge, Régius désirait son suffrage et l’a obtenu; c’est de lui, — l’évidence est entière, — que sont venues toutes les concessions. Comment les a-t-il conciliées avec sa conscience? Lui seul peut le savoir. Le masque a disparu, Voet s’en est indigné ; il est inique de le lui reprocher. La philosophie de Descartes, disait Voet, est dangereuse et nuisible aux études. C’est son opinion, il a raison de la dire. Les académies doivent la repousser : Philosophiam Cartesii esse ineptam studiis prœsertim iheolugiœ et periculosam; in academias minime recipiendam censeo.

Régius, professeur de médecine, chargé plus particulièrement d’enseigner la botanique, pouvait adopter les principes de Descartes, étudier et propager ses découvertes, sans modifier en rien l’enseignement qu’on attendait de lui. Mais il associait à beaucoup de prudence une ardeur enthousiaste pour les idées nouvelles ; non content de s’inspirer, dans l’enseignement de la médecine, du maître qui, sur tout problème, avait une solution, il aspirait, dût-il contredire ses collègues, à exercer, dans un cercle moins borné, une action plus utile et plus illustre. On applaudissait ses leçons. Les vieux maîtres, offensés, envieux a-t-on dit, dénoncèrent ses écarts. Le magistrat jugea, s’il faut en croire Descartes, que, si les nouvelles opinions étaient vraies, il ne fallait pas en défendre l’enseignement, et que, si elles étaient fausses, il n’en était pas besoin, parce qu’en peu de temps elles se détruiraient d’elles-mêmes. Cette assemblée élue, qu’on nommait le magistrat, en plâtrant, au nom de principes aussi libéraux, une paix qui ne pouvait durer, devançait de plusieurs siècles son époque et même la nôtre. Jamais on n’a accordé, dans les universités, une liberté sans limite en se fiant à l’auditoire, qui, de lui-même, se tournera vers la vérité. Que dirait aujourd’hui, malgré les progrès accomplis, le doyen de la Faculté des Sciences de Paris, si le professeur d’astronomie, renonçant au système de Copernic, démontrait à ses auditeurs que la terre ne tourne pas? Il aviserait, avec le recteur, aux moyens de faire cesser un tel scandale. La question de droit est identique. Ainsi ferait M. Darboux avec non moins de raison que Voet, si le professeur de physique s’avisait en 1891, comme Régius en 1651, d’enseigner la théorie des météores et la dioptrique de Descartes, en en acceptant les principes. On ne peut, dans une chaire officielle, autoriser chacun à enseigner la doctrine qu’il préfère, quelle qu’elle soit, c’est-à-dire supprimer tout contrôle. Régius, qui, sur les questions scientifiques, enseignait des erreurs et des absurdités, laissait, au milieu des ténèbres, apercevoir parfois quelques lueurs. Le recteur n’avait pas à s’en informer, son devoir était de maintenir les limites.

Régius, intraitable d’ailleurs, en protestant de sa soumission, mettait tous les torts de son côté. Voet, devenu recteur, témoigna d’abord à Régius beaucoup de bienveillance et d’amitié. Il approuvait, sans y rien mêler que des observations raisonnables, — Descartes alors ne faisait pas difficulté de le lui écrire, — les thèses publiques que, suivant la méthode d’enseignement adoptée alors, le professeur de médecine exerçait ses élèves à soutenir. Régius abordait des sujets de plus en plus éloignés de son enseignement régulier. Les nouvelles doctrines triomphaient, par ses soins, dans toutes ses disputes. Régius assistait même, — comme c’était le droit de tous, — aux disputes présidées par ses collègues; et, quand les novateurs faiblissaient, il prenait la parole pour les défendre.

Régius soumettait au recteur avec une déférence irréprochable toutes les thèses discutées sous sa présidence. Le contrôle n’était qu’apparent. Voet n’avait dans l’esprit aucun dessein de guerre, il se reconnaissait incompétent et se montrait indifférent aux problèmes de physiologie, de mécanique ou de physique. Sur les questions seules de philosophie ou de théologie, la surveillance était efficace; on peut ajouter qu’elle était nécessaire. Plusieurs des sujets proposés auraient fait scandale ; quelques citations seront utiles :

Les anges peuvent-ils être dits des animaux : An angeli a Platonicis recte definiantur animalia? À cette question, proposée sans doute par des écoliers en bonne humeur, Voétius répondait en note avec le plus grand sérieux : (Q. A.) (Quœstio absurda). Ophir était-il le Pérou : An Ophir, quo navigatio Salomonis fuit instituta, sit Peru? Voet inscrivait : (N.) (negatur).

Les Pygmées sont-ils des hommes? (N.) l’âme humaine est-elle une substance : Anima humana sit aliquid subsistens? La note était : (A. cum D.) (Affirmatur cmn distinctione.)

On proposait la possibilité de la pierre philosophale. An non repugnet ordini creationis, si dicatur speciem unam rerum in aliam per hominum industriam transmutari posse, c. g. viliora metalla in aurum? Voet, tout en acceptant la question, la marquait (N.). Il fallait conclure pour la négative.

Un prédicateur doit-il faire des gestes, et dans quelles limites : An externi gestus sint adhibendi ; et qui ac quales sint adhibendi? Cette question excellente n’a pas besoin d’être annotée ; elle a occupé plusieurs séances.

Faut-il distinguer l’intelligence de la volonté : An intellectus distinguatur a voluntate? On peut discuter, mais la conclusion doit être affirmative.

L’amour est-il la première des passions concupiscibles : An amor sit prima passionum inter concupiscibiles? (A. c. D.) (affirmatur cum distinctione).

Faut-il distinguer l’amour d’amitié de l’amour de concupiscence : An recte distingui posset in amorem amicitiœ et concupiscentiœ (A.). On affirme, sans distinction cette fois.

Ces exemples, que l’on pourrait étendre sans limite, montrent l’esprit des exercices dans l’un desquels on a été conduit à demander si les argumens de Descartes, mal compris, pouvaient conduire à l’athéisme.

Régius, comme son maître Descartes, prétendait toucher à tout. Il mit en dispute la question de l’union de l’âme et du corps, et dans ses conclusions, risqua, au jugement de Descartes, une proposition un peu dure : L’homme est un être par accident. Professeurs et élèves comprenaient alors ou croyaient comprendre le sens exact de ces mots ; presque tous les trouvaient scandaleux et horribles. Régius les entendait d’une manière toute simple; l’âme, étant distincte du corps, aurait pu ne lui être jamais associée. Un accident a uni ces natures dissemblables et procuré le pouvoir de l’une sur l’autre.

Cette décision dure, odieuse et contraire à la foi, fit disparaître la confiance de Voet. La facilité se changea en rigueur. L’idée de faire de l’homme un être par accident mit l’Université en rumeur. En l’entendant énoncer, l’auditoire, révolté, mêla des clameurs furieuses à d’ironiques applaudissemens. Régius, conciliant en paroles, se rendit chez Voet, protestant de son respect pour la religion et offrant, pour l’impression de sa thèse, toutes les corrections qu’on jugerait utiles. Mais Voet était sur son terrain : le mouvement de la terre et la circulation du sang étaient la querelle commune, il y représentait ses collègues ; sur l’être par accident, le défi s’adressait à lui-même. Impatient de répondre, il compose de nouvelles thèses et les met sans tarder en discussion, en ayant soin d’introduire, dans le titre, pour la condamner, l’expression d’être par accident. Dans un poème satirique, on chante ces graves dissentimens ; Régius y était clairement désigné par ces mots : O. Regium factum, et l’influence de Descartes diffamée par ce vers, signalé comme une injure atroce :


Simia mendacis galli, mendacior ipse.


Les convenances, qui changent avec le temps, ont toujours permis les duretés dites avec esprit. Lorsque Paul-Louis Courier a félicité Jomard d’entrer à l’Académie comme dans un moulin, les honnêtes gens ont beaucoup ri. Après soixante ans, quand ils y songent, il leur arrive d’en rire encore. On aurait blâmé et oublié Courier si, traduisant clairement sa pensée, il avait écrit : Mon concurrent n’est qu’un âne. Au XVIIe siècle, cela se disait. L’œuvre de l’écolier d’Utrecht paraissait à ses contemporains spirituelle et modérée. Descartes en jugeait autrement, mais il devait savoir que Voet n’y pouvait rien.

Tels sont les débuts de la querelle célèbre dans l’histoire du cartésianisme et les actes du premier martyr. Il est injuste de blâmer Voet et difficile de condamner Régius. L’incident reste sans importance; et si Régius, enivré de Descartes et de lui-même, n’avait pas maintenu le droit d’étendre son enseignement jusqu’à attaquer ses collègues, il n’aurait eu sans doute aucune suite. Descartes lui conseillait d’accepter tous les accommodemens. Le récit qu’il voulut publier blesse toutes les convenances, il est en partie du style de Descartes, qui, malgré les conseils de prudence, consentit à revoir la rédaction.

On lisait dans le factum de Régius : « Il y a déjà longtemps que je m’aperçois que les grands progrès que font sous moi mes auditeurs font jalousie à quelques-uns.

« Que les termes dont les autres se servent d’ordinaire pour résoudre les difficultés ne satisfont jamais les esprits tant soit peu éclairés et clairvoyans, mais, au contraire, ils les obscurcissent et les remplissent de ténèbres et de nuages.

« On apprend bien plus aisément et plus promptement avec moi à concevoir le vrai sens d’une difficulté que l’on ne fait ordinairement chez les autres, ce que l’expérience fait voir très clairement. Car il est constant que mes disciples ont déjà fort souvent paru avec honneur dans les disputes publiques sans avoir donné sous moi à l’étude que quelques mois de leur temps.

« Nous avons reconnu que les formes substantielles et les qualités réelles (on les enseignait dans les chaires rivales) ne sont propres à rien du tout, sinon peut-être à aveugler les esprits de ceux qui étudient, et à faire qu’au lieu de cette docte ignorance que vous estimez et vantez tant, leur esprit ne se remplisse d’une certaine autre ignorance toute bouffie d’orgueil et de vanité. De l’opinion de ceux qui admettent les formes substantielles, on tombe facilement dans l’opinion de ceux qui disent que l’âme est corporelle et mortelle. »

Le recteur, quelle que fût sa bienveillance, devait réprimer l’impertinence de Régius. Il est étrange qu’on l’ait accusé d’hostilité. Les décisions prises, sur sa proposition, par le conseil de l’Université, furent au contraire très modérées. Régius fut blâmé et méritait de l’être.

Descartes écrivait au recteur à cette occasion : « On m’apprit que le professeur Régius, qui enseigne, comme on le sait, une doctrine assez semblable à la mienne, était en butte de votre part aux attaques les plus injustes. » Il était mal informé ou manquait de justice. Régius était l’agresseur. Le recteur, pour l’empêcher dans la chaire de médecine d’enseigner toutes les autres sciences, n’avait pas à faire le discernement entre les méthodes. Descartes prétendait tourner les faits à l’avantage de Régius, dont les succès, en inspirant la jalousie, étaient, suivant lui, la seule cause du conflit.

Descartes, cela est incontestable, comptait, dans l’Université d’Utrecht, des admirateurs et des disciples, mais la majorité des professeurs le repoussait avec indignation. Était-ce amour des doctrines anciennes ou jalousie contre un riva1er ? il est impossible de le savoir.

Un professeur très estimé, dont l’Université déplorait la perte, avait admiré non moins que Régius, mais avec plus de discrétion et de prudence, les principes de la philosophie cartésienne, il faisait de Descartes son soleil et son flambeau et allait jusqu’à s’écrier : Is est mea lux, meus sol, erit mihi semper Deus ; mais, s’il le laissait deviner en chaire, il le taisait dans les disputes publiques. Lorsque Reniéri mourut, un de ses collègues, Æmilius, prononça son oraison funèbre. L’influence du maître sur son savant disciple fut proclamée et célébrée. Les admirateurs, on pourrait dire les prêtres d’Aristote, entendirent avec colère traiter l’audacieux adversaire qui prétendait le diffamer et l’abattre, de : Nostri sœculi Atlantem Archimedem unicum et philosophorum aquilam.

La lutte était engagée, mais les maîtres, en grande majorité, tenaient pour l’ancienne doctrine. Les cartésiens étaient tolérés. Régius criait victoire. Il était, comme presque tous les savans de l’époque, enclin à la dispute et brutal dans les attaques.

Un de ses écrits a pour titre : Spongia pro eluendis sordibus animadversionum Primerosi. À quoi Primerose répondait : Antidotum adversus Regii venenatam spongiam.

Cela paraissait tout simple : pourquoi ne pas éponger les ordures et prescrire le contre-poison ? Descartes, en publiant la traduction française de ses Méditations, y ajouta une lettre au père Dinet, provincial des jésuites. Il y annonçait une réponse au jugement porté et aux objections produites par quelques pères de la compagnie. Mais, laissant bientôt de côté les problèmes de métaphysique, il raconte les persécutions de Régius et les torts du recteur de l’Université d’Utrecht. La transition était brusque : « Mais de peur qu’il ne semble peut-être ici que c’est à tort que je me vante de l’envie que l’on me porte, et que je n’en ai point d’autre témoignage que la dissertation du révérend père, je vous dirai ici ce qui s’est passé il n’y a pas longtemps dans une des plus nouvelles académies de ces provinces. »

Descartes approuvait Régius sur tous les points. Le libelle injurieux, dont nous avons rapporté d’intolérables passages, était, suivant lui, irréprochable : — « Régius prit la résolution de faire réponse par écrit aux thèses du théologien, dans laquelle, quoiqu’il réfute par de bonnes et solides raisons tout ce qui avait été dit contre lui ou contre ses opinions, il ne cessait pas cependant de traiter leur auteur si doucement et avec tant d’honneur qu’il faisait bien voir que son dessein était de se le rendre favorable, ou du moins de ne pas l’aigrir. Et, en effet, sa réponse était telle que plusieurs de ceux qui l’ont lue ont jugé qu’elle ne contenait rien dont ce théologien eût sujet de se plaindre, sinon peut-être de ce qu’il l’avait appelé homme de bien et ennemi de toute sorte de médisance. »

Descartes élève contre Voet plus d’un grief. Comme recteur, il a combattu renseignement, dans la chaire de médecine, de ses principes de métaphysique et de l’application de sa méthode à tous les problèmes de la nature; dans ses thèses sur l’athéisme, il l’a désigné comme athée en puissance, c’est-à-dire dont les écrits, sans qu’il en ait eu l’intention, peuvent conduire à l’athéisme. Il l’a, dans d’autres thèses, ironiquement appelé un nouvel Élie; et, enfin, preuve certaine d’intentions perfides, il a écrit à Mersenne, le sachant inquiet des progrès de l’athéisme, pour lui signaler le danger des preuves proposées par Descartes; il croit les argumens nouveaux périlleux pour beaucoup d’esprits et engage un théologien qu’il croit profond à les combattre, s’adresse à lui directement, loyalement, sans s’informer de ses relations d’amitié avec l’adversaire qu’il lui signale. Mersenne l’avait, en apparence au moins, favorablement accueilli, il espérait sans doute grossir de ses remarques les objections que Descartes l’avait prié de réunir; c’est après une année seulement qu’il chargeait Descartes lui-même de lui transmettre l’expression de son admiration sans réserve pour l’auteur des Méditations. Descartes voyait en Voet un adversaire et ne se trompait pas : rien ne lui donnait le droit de le traiter en ennemi déloyal.

« Afin que l’on sache, dit-il, de quelle qualité sont mes adversaires, je veux vous en faire ici en peu de mots le portrait. C’est un homme qui passe dans le monde pour théologien, pour prédicateur, et pour un homme de controverse et de dispute, lequel s’est acquis un grand crédit parmi la populace, de ce que, déclamant tantôt contre la religion romaine, tantôt contre les autres qui sont différentes de la sienne, et tantôt invectivant contre les puissances du siècle, il fait éclater un zèle ardent et libre pour la religion, entremêlant aussi quelquefois dans ses discours des paroles de raillerie qui gagnent l’oreille du menu peuple ; et de ce que, mettant tous les jours en lumière plusieurs petits livrets, mais qui ne méritent pas d’être lus; et que citant divers auteurs, mais qui sont plus souvent contre lui que pour lui, et que peut-être il ne connaît que par les tables ; et enfin que, parlant très hardiment, mais aussi très impertinemment, de toutes les sciences, comme s’il y était fort savant, il passe pour docte devant les ignorans. Mais les personnes qui ont un peu d’esprit, et qui savent combien il s’est toujours montré importun à faire querelle à tout le monde, et combien de fois dans la dispute il a apporté des injures au lieu de raisons, et s’est honteusement retiré après avoir été vaincu, s’ils sont d’une religion différente de la sienne, ils se moquent ouvertement de lui et le méprisent, et quelques-uns même l’ont déjà publiquement si maltraité, qu’il semble qu’il ne reste plus rien désormais à écrire contre lui. » Voet n’avait pas à se plaindre cette fois qu’on trahît la vérité en l’appelant homme de bien. Occupé cependant d’une polémique contre les magistrats de la ville de Bois-le-Duc, et croyant peut-être par modestie, cela est peu vraisemblable, que les doctrines cartésiennes seraient plus aisément vaincues par un adversaire plus habile, il engagea Schoockius, son ancien élève, professeur à Groningue, à relever le gant. Il le fit venir à La Haye, l’invita à un repas dans lequel étaient réunis à des défenseurs célèbres de la philosophie ancienne, des personnages importans dans la ville. On déplora l’oubli des traditions en vantant l’honneur réservé à leurs défenseurs. Schoockius, encouragé à prendre la plume, flatté de la confiance de ses anciens maîtres et loué de ses bonnes intentions, promit une réfutation, non-seulement de la lettre au père Dinet, mais des Méditations de Descartes. Il composa un livre de plus de trois cents pages, dans lequel, suivant la coutume du temps, le rhéteur, croyant l’égayer par des traits d’esprit, injuriait l’œuvre sévère du philosophe. Descartes avait donné l’exemple qui, pour les pédans innombrables que les universités fabriquaient par milliers, n’avait malheureusement rien de nouveau.

Voet, comme il l’avait promis, prêtait son concours à Schoockius, il revoyait les épreuves, changeait des phrases et des pages avec l’assentiment de l’auteur, quelquefois, a-t-on dit, sans prendre le temps de le consulter. Quelles sont ces phrases et ces pages? Schoockius a déclaré ne pas s’en souvenir. Peu importe, si, comme on l’a dit, le livre est infâme, Voet en est responsable à l’égal de Schoockius. Il ne semble pas qu’il le fût. Le ton de la préface est celui des pamphlets de l’époque. La réponse qu’y fit Descartes fut plus violente encore. Ni l’une ni l’autre ne devaient se faire remarquer dans la suite innombrable des attaques et des ripostes, familières alors aux philosophes et aux érudits. Les exemples seraient faciles à réunir. Saumaise a laissé un nom respecté. Dijon, sa patrie, a fait à sa mémoire, à une époque où l’on en avait moins abusé qu’aujourd’hui, l’honneur de donner son nom à l’une de ses rues. Sorbière parle de lui en ces termes :

« Saumaise est véritablement trop bilieux et trop colérique, il a le sentiment trop aigu, il se pique du moindre mot et entre trop aisément en fureur. Il n’y a pas moyen d’être tant soit peu dissentant de ses opinions sans devenir un ignorant, une bête ou bien un fripon et un méchant homme, et il se faut résoudre, pour peu qu’on veuille lui résister, à recevoir dix mille injures qui attaquent la personne. »

Pour qui n’est pas décidé d’avance à flétrir sans examen, par respect pour le grand philosophe, les esprits médiocres qu’il dépasse de toute la tête, ce petit livre intitulé : Philosophia cartesiana, sive admiranda methodus novœ philosophiœ Renati Descartes, est la pièce importante du débat. Il faut le rapprocher, pour le peser aux mêmes balances, de la lettre de Descartes à Voet, qui parut à Amsterdam en 1643. « Cette lettre, dit Victor Cousin, en la reproduisant dans le tome XI des œuvres de Descartes, est une réfutation de deux libelles, l’un de Voet lui-même et l’autre de l’un de ses écoliers auquel Descartes ne daigna pas répondre, mais qu’il fit assigner et condamner par-devant un tribunal. »

Il est difficile de réunir plus d’erreurs en moins de mots.

Voet n’a dirigé aucun libelle contre Descartes. Schoockius, auteur d’un livre de trois cents pages contre la philosophie cartésienne, n’était pas un écolier, mais un professeur déjà célèbre. Descartes a daigné lui répondre. Schoockius poursuivi, non devant un tribunal, mais devant le sénat académique de Groningue, n’a pas été condamné.

Schoockius, dès la première page, marque par son épigraphe empruntée à Plaute la volonté de respecter les anciens auteurs, sans chercher présomptueusement des voies nouvelles : Viam qui nescit qua veniet ad mare, eum oportet amnem quœrere comitem sibi.

Le premier soin de l’auteur est de défendre Voet, son maître vénéré : Pro theologo dilectissimo, mihi professore, paucula tantum verba faciam. Schoockius proteste contre la violence de Descartes, digne d’Archiloque. Je n’ai pas souvenir d’avoir lu Archiloque, mais pour que la comparaison soit calomnieuse, il faudrait le supposer terriblement violent. La modestie, conseillée sans doute par Voet, qui corrigeait les épreuves, empêche de rapporter les louanges que de grands hommes lui ont accordées. Pudor et modestia non permittant exhibere litteras magnorum virorum quibus illius theses quotidie efflagitant.

Voet, suivant Schoockius, n’a jamais accusé Descartes d’athéisme. Chacun peut lire ses thèses, il fait seulement le récit de leur discussion publique. On a demandé, d’une manière générale, si, dans un certain cas, un philosophe peut être traité de bête et d’athée. Le pour et le contre ont été produits avec une entière liberté. Schoockius s’écrie : Hoccine est per calumniam alios vocari atheos et bestias ? O Thersitica capita !

L’exclamation me paraît, contre la thèse des insulteurs de Voèt, un argument décisif.

Voet, suivant leur accusation, a, dans une dispute universitaire publique, adressé à Descartes les plus atroces injures en préparant pour lui, par l’accusation d’athéisme, le supplice justement infligé vingt ans avant à Vanini. On ajoute qu’avec une hypocrisie qui redouble le mépris, l’ennemi furieux de Descartes, se cachant sous un nom d’emprunt, a renouvelé ses accusations et désigné de nouveau le grand philosophe aux bûchers des défenseurs de la foi.

Le livre publié sous le nom de Schoockius relève l’accusation avec une énergie indignée. Que le livre soit ou non du style de Voet, le recteur d’Utrecht l’a inspiré et revu. Personne à Utrecht ne l’ignorait alors ; l’entente avec Schoockius s’était faite devant seize témoins; tous les membres de l’Université, maîtres et élèves, avaient entre les mains le texte imprimé des thèses tant reprochées. La dispute publique, soutenue pendant trois jours, avait eu un grand retentissement: tout mensonge, toute interprétation infidèle aurait été une maladroite imprudence. Le livre raconte les faits et ajoute : « Est-ce là, ô race de Thersites, traiter quelqu’un d’athée ? »

En repoussant avec un tel accent, comme calomnie, une vérité connue dans ses détails de tous ceux qui l’entouraient, Voet aurait perdu l’estime de ses collègues.

Quelques années après, en 1651, puis en 1660 et 1661, en 1671 et en 1675, à l’âge de quatre-vingt-six ans, ils le choisissaient de nouveau pour recteur..

Comment répondre à ceux qui disent en le rapportant : Il dut ses élections à ses intrigues ?

L’attaque, dans le livre de Schoockius, succède à la défense, et l’auteur produit cette fois le rapprochement avec Vanini dont, pour rendre hommage à la vérité, il a voulu d’abord décharger Voet.

« Vanini se vantait de vaincre les athées ; c’est ce que fait Descartes. Vanini ruinait l’autorité des preuves vulgaires de l’existence de Dieu. C’est ce que fait Descartes. Il y substituait des argumens sans force. C’est ce que fait Descartes. Ce n’est donc pas injustice d’établir une comparaison entre Descartes et Vanini, justement brûlé à Toulouse. »

Voet, si la phrase est de lui, était assurément sincère. Pour lui, comme pour Pascal, les argumens métaphysiques de l’existence de Dieu sont dangereux et sans force. Ils peuvent conduire à l’athéisme le lecteur, fier d’en apercevoir une réfutation dans laquelle il se complaît. Quant à l’approbation donnée au supplice de l’hypocrite et débauché Napolitain, il ne faut pas oublier que les honnêtes gens, au XVIIe siècle, étaient loin d’avoir même horreur que nous pour le bûcher... des autres.

Fénelon écrivait: « Toute religion à part, il est bon par pure police de brûler ceux qui sèment une doctrine capable de renverser les bonnes mœurs et de troubler le genre humain. »

L’assimilation de Schoockius ne cache aucune intention perfide, on ne brûlait personne en Hollande. Non content d’attaquer les opinions et les livres de Descartes, Schoockius diffame sa vie privée. Il a débuté par la carrière des armes et l’a quittée, désespérant de mériter les hauts grades. Le gouvernement de l’Eglise l’aurait tenté, mais esclave de convoitises brutales, il y aurait craint le scandale. Il change sans cesse de demeure, comme s’il voulait fuir les regards. D’impudiques Phrynés l’accompagnent : Phrynœ quas in deliciis habere arcteque complecti dicitur. Descartes, tout en trouvant l’accusation atroce, prend pour y répondre le ton dégagé d’un gentilhomme : il n’est pas vieux encore, n’a pas fait vœu de chasteté, et ne prétend pas valoir mieux que les autres.

Les calomnies de Schoockius pouvaient avoir cependant de graves conséquences. Si l’on ne craignait pas de mériter la louange donnée, dit-on, à Lamartine historien : «Vous élevez l’histoire à la hauteur du roman, » on pourrait hasarder un rapprochement. Au moment où Schoockius, avec l’indélicatesse de son époque, soulevait ces questions étrangères au débat, une jeune et belle princesse, admiratrice admirée du maître, dont le visage représentait pour lui, il avait la franchise de le lui dire, celui que les poètes attribuent aux Grâces, traversait peut-être, curieuse et pensive, les belles prairies et les riches parterres d’Endegeest, où Descartes s’entourant, pour la recevoir souvent, d’un luxe dédaigné jusque-là, tantôt lui enseignait la métaphysique, tantôt lui faisait résoudre un problème de géométrie, quelquefois analysait pour elle l’amour d’affection et l’amour de concupiscence, tous deux favorables à la santé. On pourrait rappeler l’exil d’Elisabeth, encore mal expliqué, la correspondance avec son ami continuée à l’insu de sa mère par la complaisance de sa sœur Louise Hollandine, dont les principes n’avaient rien de sévère. On comblerait enfin la mesure en citant les dernières lignes écrites par Elisabeth, qui, rappelant à sa sœur un passé qu’elle n’ignorait pas, se reproche d’avoir préféré la créature au créateur.

De telles insinuations, sans commencement de preuves, ressembleraient fort à des calomnies. Descartes s’indignait avec raison contre celui qui en a suggéré l’occasion. C’est à Voet que Descartes répondit. Il se plaint du titre donné au livre : Philosophia cartesiana. On pourrait croire que lui-même l’a écrit. Mais Schoockius a ajouté : Admiranda methodus. Descartes ne pouvait l’écrire ni sérieusement sans manquer de modestie, ni ironiquement sans manquer de franchise.

Descartes croyait adresser la réponse à l’auteur de l’attaque. L’explication de son erreur est surprenante. Tandis que le livre s’imprimait à Utrecht, Descartes, par une indiscrétion plus facile à expliquer qu’à approuver, recevait les épreuves en même temps que l’auteur, qui ne l’avait ni ordonné, ni permis, et dont il ignorait même le nom. Descartes ne l’apprit que par la page du titre qui, suivant la coutume, est tirée la dernière : c’est lui qui le raconte. Le nom de Schoockius fut sans doute effacé, car il ne figure pas sur le titre.

Descartes, grâce à cette indiscrétion, imprimait la réponse en même temps que l’attaque ; ne voulant pas la perdre, il se borna à expliquer, à la fin seulement, par quel accident il s’est mépris sur le nom de son adversaire.

Dans le cours de la même discussion, il disait à Voet : « Vous n’avez jamais vu ma philosophie, puisque je ne l’ai pas encore publiée, vous ne pouvez donc pas la connaître. » Voet aurait pu lui répondre : « Vous avez bien connu le livre de Schoockius avant qu’il fût publié ! »

Pendant que Descartes poursuivait à Groningue le livre de Schoockius devant le Sénat académique, Voet poursuivait la réponse de Descartes devant le tribunal d’Utrecht : ils obtinrent des succès différens.

La lettre de Descartes fut interdite et publiquement brûlée par la main du bourreau. Faut-il reprocher au tribunal une complaisance coupable pour l’adversaire du grand philosophe?

La lettre condamnée ne traitait aucune question de science ou de philosophie ; les juges ordinaires étaient compétens. Le livret était-il injurieux pour le chef d’une grande Université? La réponse est facile. On n’avait pas même à demander si l’auteur, usant de représailles comme il l’affirmait, repoussait d’odieuses calomnies. Voet ne s’avouait pas et n’était pas l’auteur de la Philosophia cartesiana. S’il avait donné quelques conseils, le tribunal n’en pouvait rien savoir. Les thèses sur l’athéisme étaient, il est vrai, signalées comme un premier grief, mais le nom de Descartes n’y était pas prononcé, et la désignation très claire qui le remplace ne s’associe à aucune injure.

Les juges, en ouvrant la lettre de Descartes, y ont aperçu tout d’abord l’allusion à la basse extraction de Voet, fils d’un goujat, élevé au milieu des filles de joie, sans qu’elle fût assez claire pour en faire un délit.

Mais en rencontrant cette apostrophe à Voet, qui n’avait rien écrit contre lui: « Croyez-moi, monsieur Voet, tout lecteur éclairé reconnaîtra qu’en écrivant cet ouvrage, vous étiez tellement possédé de la rage de nuire que vous n’avez pas aperçu ce qui convenait à votre position et à votre caractère, ni ce qui était vrai, ni même vraisemblable, » les juges purent songer à interdire dans une ville où l’Université tenait une si grande place le débit du livre qui prétend déchirer à chaque page le caractère et les talons du recteur.

La seconde partie de la lettre de Descartes à Voet est intitulée : Des actions de Voet qui m’ont appris à connaître quelles étaient ses vertus. On y lit : « Une triste alternative se présentait à moi : ou vous étiez effectivement un saint homme, ou vous étiez (pardonnez-moi si je ne trouve pas d’expression moins dure pour dire la vérité) un grand hypocrite; car avec tous les talens que l’on s’accordait à vous reconnaître, il me semblait que rien ne pouvait être médiocre en vous, ni les vertus, ni les vices. Depuis, j’ai vu clairement ce que je devais penser à votre égard, et c’est votre conduite envers M. Régius qui a fait cesser mon incertitude. »

Nous avons raconté la dissidence entre Voet et Régius. Descartes décide en faveur de Régius: « j’ai appris, dit-il, comment, à peine nommé recteur de l’université, vous lui aviez tout à coup témoigné plus d’amitié que jamais ; comment vous aviez fait en sorte qu’il pût, à peu près à volonté, soutenir des thèses publiques, ce qui n’avait jamais lieu précédemment sans une permission spéciale du Magistrat. » Car, suivant l’usage, deux de ses collègues, professeurs de physique et de médecine, voyaient avec peine qu’il enseignât une doctrine toute différente de la leur, et craignaient que ces discussions publiques ne vinssent accréditer de plus en plus la nouvelle philosophie. « Vous aviez examiné les thèses où M. Régius exposait tout son système de physiologie et vous n’aviez exprimé aucune désapprobation. »

Descartes manque de mémoire. Voet avait proposé quelques objections qui, soumises par Régius à Descartes, furent déclarées par lui raisonnables.

« Peu de temps après, continue Descartes, il en composa quelques autres. Comme elles ne contenaient rien d’important qu’il n’eût avancé déjà dans celles que vous aviez vues, il ne jugea pas qu’elles dussent vous être présentées avant leur publication. Mais, saisissant avec une sorte d’empressement un mot, un simple mot, qui s’y trouvait, dans un sens un peu différent de celui des écoles, vous prîtes de là l’occasion de l’attaquer directement. »

Descartes oublie que ce simple mot, c’était l’être par accident, avait été dans l’Université l’occasion d’un effroyable tumulte.

Voet, pour répondre à Régius, avait composé rapidement des thèses sur les mêmes sujets, pour les proposer, suivant la coutume, à une discussion publique. Descartes apprécie sévèrement cet usage, très régulier pourtant, des droits universitaires: il fallait laisser Régius se corriger lui-même. « Quelque grandes que pussent être les erreurs de Régius (et il n’en avait commis aucune), quelle était cette piété, cette charité chrétienne, ce zèle ardent qui vous portait à ne pas vouloir l’écouter, lorsqu’il venait de lui-même vous promettre de faire toutes les corrections que vous désireriez et à le livrer, pendant trois jours, contre tout droit, toute Justice et toute bienséance, à la dérision du public? »

La quatrième partie de la lettre de Descartes a pour titre : De l’usage des livres et du savoir de Voet. Il démontre, on doit s’y attendre, que Voet est un ignorant, et qu’il ouvre les livres qu’il cite, non pour s’instruire, mais pour les piller. « Vous voulez paraître les avoir lus, et vous le prouvez sans réplique en intercalant dans vos écrits des raisonnemens qui leur appartiennent tout entiers. »

« J’ai lu, ajoute Descartes, plusieurs de vos ouvrages et je n’y ai jamais aperçu une seule pensée qui ne fût basse et commune, une seule qui annonçât l’homme d’esprit ou le savant. Observez que je dis le savant et non l’érudit. »

Tel est le ton du libelle de Descartes. Pour n’y apercevoir, comme l’ont fait ses admirateurs, que quelques termes d’aigreur et un portrait peu flatté de Voet, il faut pousser loin le parti-pris de l’euphémisme. Les magistrats d’Utrecht, plus sévères, condamnèrent la lettre au feu, et l’on peut pardonner à Voet d’avoir joyeusement recommandé d’en faire une belle flambée.

Les conséquences de cette décision inquiétèrent Descartes. On n’a jamais dit nettement ce que, personnellement, il pouvait craindre. L’intervention de l’ambassadeur de France mit les poursuites et les décisions à néant.

Descartes, condamné à IJtrecht, sollicitait à Groningue la punition de Schoockius. La sentence ne le satisfit pas : « Vu dans le sénat académique les lettres de messire René Descartes où il réitère ses plaintes contre maître Martin Schoockius, professeur en philosophie dans cette Université, lesquelles ont été portées aux très illustres et très puissans seigneurs des états de cette province par Son Excellence Monseigneur de la Thuillerie, ambassadeur du Roy très chrétien, et où le dit sieur Descartes demande réparation des calomnies et des injures atroces à lui faites par maître Martin Schoockius dans le libelle qu’il a publié sous le titre de Philosophia cartesiana, et qu’il a reconnu pour son ouvrage, afin de faire plaisir au sieur Voétius, son ami ; comme il est plus amplement porte dans la requête que ledit sieur Descartes a présenté à sa dite Excellence, Monseigneur l’ambassadeur, dont copie a été présentée et lue dans ce sénat, d’une part, et ouï, de l’autre, maître Martin Schoockius, qui a non-seulement consenti, mais demandé que cette affaire fût terminée dans cette Université, persuadé que Messieurs les curateurs le trouveraient bon. »

« Le Sénat aurait mieux aimé n’avoir point eu connaissance de cette cause, ne pouvant voir qu’avec peine que deux savans hommes soient tombés dans de telles contestations, quoique la philosophie dont ils font profession dût leur inspirer des sentimens tout contraires, et de plus, eût préféré que ledit Schoockius n’eût pas écrit ce libelle, et eût laissé vider à messieurs d’Utrecht un démêlé qui les regardait, et où il ne devait prendre aucune part.., et qu’enfin ce n’a pas été jusqu’ici la coutume de notre Université de se mêler des différends d’autrui. Néanmoins, pour tâcher de rétablir la paix et l’union entre les savans, et pour faire droit, sur les plaintes dudit sieur Descartes, vu principalement qu’on ne peut prouver, par de bonnes conséquences tirées de ses écrits, qu’il enseigne les maximes d’une nouvelle secte qu’on lui impute, ni l’athéisme, ni aucun des autres crimes dont il est chargé dans le libelle dudit Schoockius, le sénat académique a prononcé et jugé que ledit sieur Descartes devait se contenter des protestations et déclarations volontaires dudit sieur Schoockius, et acquiescer à la disposition où il est de les confirmer par serment. »

Tel est le texte auquel Cousin fait allusion, en disant que Descartes, ne daignant pas répondre à un écolier, le fit assigner et condamner par-devant un tribunal.

La vente du livre de Schoockius resta permise ; on a peine aujourd’hui à en rencontrer un exemplaire. La lettre de Descartes a été défendue et brûlée; elle se trouve dans toutes les bibliothèques.

Le magistrat d’Utrecht, partageant les sentimens du conseil académique de Groningue, sur la stérilité et le scandale des querelles entre savans, prit à son tour la résolution de les interdire, en défendant très rigoureusement à tous imprimeurs et libraires dans la ville d’Utrecht, d’imprimer ou faire imprimer, de vendre ou faire vendre aucuns libelles ou autres écrits tels qu’ils puissent être, pour ou contre Descartes.

Ces décisions ne mirent pas fin aux disputes. Descartes se brouilla avec Régius, et Voet avec Schoockius. Cela, véritablement, est pour nous sans intérêt.

Voet, en même temps, se trouvait engagé dans une querelle qui dura trente ans, et ne cessa qu’avec sa vie. La question de la confrérie de Bois-le-Duc, dans laquelle Descartes avait pris parti, fut débattue avec chaleur par un théologien, alors fort connu, Marésius, qui répondit à Voet ; Voet répliqua, et la mort seule de Marésius lui laissa le dernier mot. J’ai cherché inutilement les pamphlets de Voet, et je n’ai pu rencontrer que ceux de Marésius; en voici les titres :

Defensio pietatis et sînceritatis. — Specimen assertionum partim ambiguarum aut lubricarum, partim periculosarum, non tantum theologiis sed christianis hominibus, indignissimarum. Epistola ad amicum. — Pauca academica. — Ultima patientia tandem expugnata a D. G. Voet. — Bonœ fidei sacrum. — Lingua abortica a Gisberto Voet refossa. Expostulatio ad G. Voetium. — De violata fide publica. — Theologus paradoxus relictus et refutatus. — Chacun de ces libelles, bien entendu, était précédé et suivi par un factum de Voet. Tous trouvaient des acheteurs ; c’était le goût de l’époque.

L’intervention de Descartes répand un lustre sur une question en elle-même sans importance.

La ville de Bois-le-Duc, sous la domination espagnole, était un des foyers de la foi catholique dans les Pays-Bas. Les bourgeois de la ville avaient fondé une confrérie sous l’invocation de la sainte Vierge. Les offrandes accumulées représentaient de grandes richesses ; on les employait en bonnes œuvres et en cérémonies religieuses, particulièrement à l’occasion des obsèques des sociétaires. Lorsque le prince d’Orange s’empara de la ville, la capitulation accorda aux habitans le libre exercice de leur religion. Les églises cependant et les biens des communautés devaient être partagés entre les deux cultes. Le gouverneur, en vertu de cette clause, revendiqua les biens de la confrérie de Marie. Les sociétaires protestèrent, ils étaient associés comme citoyens, non comme catholiques, ils invoquaient le respect des propriétés garanti par les conventions. Tous les droits, en Hollande, étaient scrupuleusement respectés. Le gouverneur de Bois-le-Duc renonça à ses prétentions, mais sollicita l’honneur d’entrer dans la confrérie, et présenta une liste nombreuse de protestans considérables dans la ville, qui devinrent, comme lui, membres de l’association. Les directeurs de l’œuvre ne pouvaient refuser ; on se fit des concessions mutuelles, et la confrérie, plus nombreuse, devint plus riche pour faire le bien. Voet s’en irrita, il trouvait la situation scandaleuse. On ne doit pas semer le bon grain par-dessus le mauvais. La confrérie de Marie était une association catholique, et restait telle. Les protestans avaient manqué à leur devoir en ne la supprimant pas, ils y manquaient plus gravement encore en s’y associant.

Descartes, en abordant, on ne sait pourquoi, cette question, y a rencontré des traits heureux qui font songer à Voltaire.

« Vous vous plaignez que certains théologiens, par un amour immodéré de la paix, détruisent toute orthodoxie et toute religion, comme si l’amour de la paix était un péché capital et habituel aux théologiens : l’amour de la paix que, pour moi, je regarde comme la plus grande et la plus véritablement chrétienne de toutes les vertus! Heureux les hommes pacifiques, monsieur Voet! Mais tant que vous chercherez ainsi des querelles, vous ne serez pas heureux. »

Ce pauvre Voet était batailleur, cela est certain, et sur presque toutes les questions, prenait le mauvais parti. Mais il le prenait avec conviction, et ne mérite pas les reproches dont on l’a accablé. C’était, comme on disait alors, un très suffisant homme et ayant quelques belles parties.

Nous ne voulons parler, bien entendu, ni de science, ni de philosophie. Quand on traite un homme de scélérat, d’hypocrite, de fourbe, d’adversaire déloyal et pervers, on n’a pas évidemment l’intention de l’accuser d’erreurs en mécanique, en astronomie, en physiologie, en métaphysique ou même en théologie. La question qui se pose entre les deux adversaires est celle des procédés dont ils ont usé. Descartes a eu les premiers torts.

Les historiens de la philosophie s’accordent pourtant à conclure tout différemment! L’explication est simple; ils élargissent la question. La lutte s’est élevée entre la routine et le progrès ; qui pourrait hésiter? Dans le combat où Descartes, pour l’honneur de l’esprit humain, doit rester vainqueur, toutes les sympathies lui sont dues. Voet est un impertinent. Il sied bien à cet esprit médiocre, à ce pédant, à ce savant en us, de se mesurer avec un génie immortel! Il devrait se taire ou, plutôt, étudier le Discours de la méthode, s’avouer vaincu et saluer son maître.

A Descartes tout est permis, même les injures. De quel droit?


Du droit qu’un esprit vaste et ferme en ses desseins
A sur l’esprit grossier des vulgaires humains.


Ceux qui refuseront ce respect au génie, dont l’absurdité ne manque pas de grandeur, doivent avouer que, dans ses querelles avec Descartes, comme dans toutes les circonstances connues de sa vie, Voet a le rôle d’un honnête homme.


J. BERTRAND