Un Ennemi des préjugés

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Un Ennemi des préjugés
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 212-224).
UN
ENNEMI DES PRÉJUGÉS

L’Allemagne a plus que toute autre nation de l’Europe le goût et le génie de l’universelle discussion. Les Français, les Italiens, les Anglais ont presque tous quelque question grosse ou petite à régler avec leur gouvernement ou quelque grief particulier contre la destinée ; mais ils sont disposés à reconnaître qu’il est certaines nécessités dont il faut prendre son parti, certaines vérités de fait que les gens d’un bon caractère renoncent à contester. Beaucoup d’Allemands, une fois qu’ils se sont mis à raisonner, éprouvent le besoin de raisonner sur tout ; leur suprême plaisir est de discuter l’indiscutable. Ils ont adopté les armes et la devise du surintendant Fouquet ; c’était, comme on le sait, un écureuil avec ces mots : « Où ne monterai-je pas ? Quo non ascendam ? » De quoi qu’il s’agisse, les Allemands dont nous parlons remontent jusqu’au déluge ou plus haut encore. Il ne leur suffit pas de faire la critique de leur gouvernement, ils prennent à partie le soleil, la lune et les étoiles. Ils se plaindraient volontiers, comme certain roi de Castille, que Dieu ne les ait pas consultés avant de faire le monde, parce qu’ils auraient eu de bons conseils à lui donner. Malheureusement on ne les a pas consultés, et la création est une affaire manquée, qui, s’ils ne s’en mêlent au plus vite, finira par une banqueroute. Le suprême entrepreneur est insolvable, il est hors d’état de tenir ses engagemens ; l’heure des protêts a sonné, et les huissiers entrent déjà en campagne.

On assure que celui qui a fait le monde en le sachant ou sans le savoir s’affecte très peu de ces chicanes d’Allemand, auxquelles il est depuis longtemps accoutumé. Les gouvernemens s’en émeuvent un peu plus que lui, puisqu’ils se croient obligés de recourir à des lois d’exception. Dans le fond, ils voient d’assez bon œil ces terribles épilogueurs, pessimistes ou utopistes, « ces abstracteurs de quintessences, ces grabeleurs de correction. » Ils leur savent gré de distraire les peuples de la politique courante. Quand on raisonne avec fureur sur les principes sociaux ou antisociaux, sur la propriété collective, sur l’émancipation des femmes, sur les unions libres, on a moins de temps pour critiquer le budget, et quand on attribue les maux dont nous souffrons soit à quelque bévue du grand mécanicien qui nous a fabriqués, soit à quelque vice originel dans l’agencement des cellules ou de l’œuf d’où nous sommes sortis, on devient plus indulgent pour M. de Bismarck, qui « laisse gémir les persuadés, déclamer les frondeurs et se contente d’agir. » L’Allemagne est aujourd’hui une monarchie militaire, tempérée non par des chansons, car on n’y chante pas tous les jours, mais par des théorèmes, et dans cette monarchie le gouvernement a le droit de tout faire ou peu s’en faut, tandis que de leur côté les philosophes, en dépit des lois de sûreté, ont le droit de tout dire et de tout écrire, ou il ne s’en faut guère.

Jamais la fureur de tout remettre en discussion n’avait sévi en Allemagne avec autant d’intensité que depuis l’institution du nouvel empire. Il n’est pas à cette heure, de l’autre côté du Rhin, un seul principe dont tout le monde convienne. Gœthe prétendait qu’au grand jour de la rétribution finale le souverain juge, après avoir mis les boucs à sa gauche et prié les brebis de passer à sa droite, ajouterait : « Quant à vous, gens de bon sens, placez-vous devant moi, afin que j’aie le plaisir de vous regarder. » Les gens qui ne sont ni boucs ni brebis et qui ont du bon sens s’appellent en Allemagne des conservateurs libéraux ou des libéraux plus ou moins progressistes ; mais ils ont beaucoup de peine à se faire entendre au milieu du tumulte que font les exagérés de toute espèce. Le malheur du bon sens est qu’il ne fait pas de bruit ; il n’aime pas à crier, et lorsqu’il se trouve en compagnie de gens qui crient, il prend facilement son parti de se taire.

On déraisonne à gauche, on déraisonne adroite. Pour être un conservateur authentique, pour en mériter à Berlin le titre et les honneurs, il faut déclarer bien haut que le progrès est un leurre et un mensonge, que le régime parlementaire est une invention impie et criminelle, que les soi-disant libertés nécessaires sont des dangers publics ; il faut croire aussi, comme le comte de Boulainvilliers, que le système féodal fut le chef-d’œuvre de l’esprit humain, qu’on se portait mieux d’âme et de corps dans le temps où on avait plus de casques que de chemises et où les rois couchaient avec leur couronne, que les âges de foi naïve ont vu fleurir tous les genres de vertus et de bonheur, et que la révolution française a gangrené l’Europe jusque dans la moelle des os. Ces âpres censeurs de la révolution oublient que la rage de décrier son temps et de chercher l’âge d’or dans le passé est une maladie fort ancienne, que les âges de foi naïve l’ont déjà connue. Tel prédicateur du XVIIIe siècle affirmait que cent ans auparavant tous les hommes sans exception étaient justes et croyans, que toutes les femmes étaient chastes, et il s’écriait douloureusement : u Que penseraient nos pères de leurs descendans dégénérés ? » Si la mémoire des hommes était moins courte ou si les morts pouvaient parler, les prédicateurs auraient moins facilement gain de cause ; mais les tombeaux sont muets.

Un romancier célèbre, George Eliot, a publié récemment un livre qui a le titre d’un roman et qui n’en est pas un. Ses lecteurs habituels lui en ont voulu ; ils ont été, selon le mot du poète, aussi désappointés qu’une perruche à laquelle on jette

….. une fève arrangée
Dans du papier brouillard en guise de dragée.


Il ne faut pas que notre déception nous rende injuste. Il y a dans ce livre qui n’est pas un roman une peinture piquante de quelques-uns de nos travers, et nous y trouvons en particulier des observations fort justes touchant ces utopistes rétrospectifs qui voient le passé en beau et leur époque en noir. L’auteur remarque qu’il est fâcheux de ne pouvoir reconnaître les obligations qu’on peut avoir à ses ancêtres sans se laisser aller à déclamer contre le temps présent, qui avec tous ses défauts a du moins le mérite de ménager aux panégyristes raffinés du passé certaines douceurs de l’existence auxquelles ils ne sont point insensibles. « Selon toute apparence, ajoute-t-il, les inventeurs remarquables qui se sont avisés les premiers de creuser des puits ou de baratter le lait pour en faire du beurre, et qui certainement ont été utiles à leur temps comme au nôtre, ont eu le chagrin de se voir comparés avec mépris aux générations antérieures, dont la vertueuse simplicité laissait l’eau et le lait tranquilles. Selon toute apparence aussi, quelque nomade qui avait du goût pour la rhétorique, s’étendant sur le gazon pour y savourer une beurrée contemporaine, a célébré les louanges de ses aïeux, lesquels n’avaient pas encore été corrompus par le lait de la vache. Peut-être même ce nomade, dans un bel accès de dévoûment imaginaire, s’est-il pris à regretter, après avoir avalé le beurre, cela va sans dire, de n’être pas né un siècle plus tôt et de n’avoir pas été mangé pour servir à la subsistance d’une génération plus naïve que la sienne… En vérité, je ne vois aucune bonne raison pour mépriser toute la population présente du globe, à moins que je ne méprise aussi les générations précédentes, desquelles nous avons hérité nos maladies de corps et d’esprit, et par conséquent à moins que je ne méprise mon propre mépris, qui est également un héritage d’idées et de sentimens élaborés pour mon usage dans la grande chaudière de cette vie universellement méprisable[1]. » George Eliot a mille fois raison, et pourtant nous avons bien peur que son raisonnement ne corrige personne. Plus d’un bourgeois qu’on pourrait citer, qui, suit inconséquence, soit affectation, maudit la révolution et ses suites fatales, serait bien attrapé si quelque puissant génie, le prenant au mot, rétablissait dans ce monde les inégalités qu’elle a supprimées et en retirait les douces franchises, les aimables commodités de la vie qu’elle y a introduites au profit des petites gens ; ce bourgeois ne laissera pas cependant de battre jusqu’à la fin sa nourrice. Rien n’est plus charmant que de manger le beurre et d’en mal parler ; c’est se procurer tout à la fois les plaisirs de l’estomac et ceux de l’ingratitude, qui au dire des ingrats sont les plus vifs de tous.

Si les féodaux de Berlin regrettent l’âge d’or, s’ils condamnent les libertés constitutionnelles et ce qu’on appelle les idées de 89 comme une invention funeste, les démocrates socialistes de Leipzig et d’ailleurs traitent le libéralisme de superstition surannée, et ne se lassent pas de lui reprocher son impuissance à résoudre la question sociale. Passe encore si les opinions libérales n’avaient affaire qu’aux féodaux et aux socialistes, mais elles sont combattues aussi par des hommes qui, sans être ni réactionnaires ni révolutionnaires, se flattent d’avoir inventé certaines recettes destinées à guérir tous les maux et qui exigent que les gouvernemens se servent de leur autorité pour en imposer l’usage à tout l’univers. C’est une opinion dominante aujourd’hui dans les universités allemandes que tout le bien qui peut se faire dans le monde ne peut être que l’ouvrage de l’état et doit s’accomplir par voie de décrets. Nombre de professeurs allemands sont intimement convaincus qu’il est possible de décréter l’abolition de la misère, de décréter la bière à bon marché et le perfectionnement de la littérature dramatique, de décréter la vertu et le bonheur. Les libéraux se défient beaucoup des décrets ; ils ne croient qu’aux longs efforts, aux réformes lentes et pacifiques, ils croient surtout à la liberté, c’est leur métier, et ils la réclament pour tout le monde, pour les riches comme pour les pauvres, pour les dévots comme pour les incrédules. — « Les libéraux sont des gens bien malheureux, nous disait dernièrement un libéral ; ils sont condamnés dans ce monde comme cléricaux, et ils seront damnés dans l’autre comme philosophes. » C’est leur faute à vrai dire ; ils veulent qu’on ait le droit de chanter la Marseillaise et ils veulent aussi qu’on ait le droit plus précieux encore de ne pas la chanter. C’est le moyen de ne contenter personne, car l’intolérance est le fond de l’homme.

Nous avons sous les yeux, avec plusieurs autres, un livre allemand, intitulé : les Préjugés de l’humanité[2]. Bien qu’il ait été imprimé à Vienne, on peut le considérer comme un précieux échantillon de ce genre de philosophie sociale qui depuis quelques années à la vogue en Allemagne. L’auteur, M. Hellenbach, a entrepris de démontrer que ce monde ne vaut pas grand’chose, que la société fait fausse route, parce qu’elle prend pour règle de sa conduite des opinions erronées, de vains préjugés. Il démontre aussi qu’en beaucoup de cas la liberté est le plus trompeur de tous les préjugés. Il démontre également qu’il suffirait de deux ou trois décrets rendus par un gouvernement intelligent pour que tout marchât à merveille. Il y a des hommes qui sont nés pour être poètes, d’autres pour être mécaniciens, d’autres enfin pour être gouvernement. « Ah ! si j’étais gouvernement pendant dix-huit heures, s’écrient-ils chaque soir et chaque matin, le monde serait bien étonné en se réveillant, tant il aurait de peine à se reconnaître. »

Nous avons d’autant plus de plaisir à citer ce livre que l’auteur n’est pas seulement un homme d’un sérieux mérite, mais qu’à beaucoup d’égards il professe des opinions fort modérées. Il se pose en ennemi résolu de la révolution sociale, de tous ceux qui prétendent régénérer le monde par la violence, par le brigandage ; il voudrait qu’on les punît deux fois, et pour le crime qu’ils commettent envers la société et pour le tort qu’ils font à leur propre cause. Il a si peu de goût pour les doctrines subversives qu’il célèbre les bienfaits de la royauté, qui selon lui ne sont pas achetés trop cher par une liste civile de quelques millions. Il estime que la nation française a pu avoir des raisons plausibles de détrôner ses rois, mais qu’elle leur devait une indemnité, attendu que le comte de Chambord a autant de droits à son titre de roi que le premier bourgeois venu peut en avoir à porter le nom de son père et à posséder son héritage. En philosophie comme en politique, M. Hellenbach est juste-milieu. Le matérialisme ne lui revient point ; il se refuse à admettre « qu’une combinaison de matières carbonées puisse en deux ou trois ans produire une machine pensante, sensible et consciente. » Il affirme que tout ne s’explique pas dans ce monde par des cellules qui s’accrochent ou se décrochent, et que la métaphysique aura toujours sa part dans les affaires d’ici-bas. Avec cela, M. Hellenbach est un homme fort instruit, très versé dans les matières qu’il traite. Il a beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et il sait écrire. La critique qu’il fait de certaines doctrines témoigne de la solidité et de la justesse de son esprit ; mais après vingt pages qui font grand honneur à sa judiciaire, on en trouve une fort étonnante, comme si sa raison était sujette à de subits déraillemens. Il y avait jadis dans une maison de santé de Paris un pensionnaire venu du département du Nord, qui passa deux années entières sans donner la moindre marque de folie. Le médecin de l’établissement le déclara guéri et décida qu’il fallait le rendre à sa famille. À l’instant même où, l’ayant reconduit à la gare, il se disposait à le mettre en wagon, un éclair passa dans les yeux du fou, qui s’écria : « Comme ils vont être heureux à Lille ! Ils reverront la lune, qu’ils n’ont pas vue depuis deux ans, puisque c’est moi qui l’ai dans ma manche. » M. Hellenbach n’est point fou et ne le sera jamais ; mais il est doué d’une imagination très vive, que sa raison tient en bride, et qui tout à coup s’échappe, bondit et caracole. Après avoir raisonné une heure durant en philosophe émérite, regardant son lecteur avec un sourire mystérieux, il lui révèle qu’il a la lune dans sa manche, et il la lui montre, ce qui ne nuit point à l’intérêt qu’offre la lecture de son livre, où l’agréable se mêle à l’utile.

Son grand principe, qui peut se défendre, est qu’à la longue toute institution, après avoir été utile à l’humanité, lui devient nuisible et ne subsiste plus que par la force d’un préjugé funeste ou ridicule. Il cite à ce propos le mot célèbre de Méphistophélès : « Tout ce qui naît mérite de mourir. » Méphistophélès a dit aussi : « Les lois et les droits s’héritent comme une maladie ; la raison devient absurdité, le bienfait devient fléau ; ton malheur est d’être un petit-neveu. »

Weh dir dass du ein Enkel bist !


M. Hellenbach en conclut que parmi les institutions sociales qui nous paraissent le plus sacrées et le plus nécessaires, il n’en est pas une qui ne soit destinée à périr. Le sauvage se tatoue et se passe une arête de poisson dans le nez ; nous avons renoncé à nous tatouer, mais nous avons un code civil qui oblige celui qui veut avoir des enfans légitimes à se marier. Le jour viendra oui un civilisé qui se marie paraîtra aussi ridicule qu’un sauvage qui se tatoue, M. Hellenbach s’en porte garant. Il confond comme à plaisir les choses qui changent et les choses qui ne changent pas, il se donne l’air d’ignorer qu’il y a dans l’humanité civilisée, au milieu des vicissitudes de ses destins, des lois aussi permanentes que celles qui président au cours des astres. Un enfant intelligent, qui avait lu un résumé de l’histoire universelle, s’écriait en fermant le livre : « Du commencement à la fin, c’est toujours la même chose. » Dans une certaine mesure il avait raison. On n’a pas toujours porté des pantalons, Périclès et César s’en passaient ; mais dans tous les temps l’homme s’est servi de ses jambes pour marcher, parce qu’il avait découvert qu’elles étaient destinées à cela, et il est difficile de croire qu’un jour il marchera sur la tête. Il ne l’est pas moins d’admettre, malgré le témoignage d’un socialiste célèbre, que, quand l’âge d’harmonie régnera sur la terre, l’eau des rivières se transformera en limonade. Hélas ! l’homme ne boira jamais d’autre limonade que celle qu’il aura fabriquée à la sueur de son front.

Ce qui nous étonne aussi, c’est que le même philosophe qui nous enseigne que notre civilisation repose sur des idées fausses puisse se flatter qu’il suffit d’écrire un livre pour faire justice d’erreurs presque aussi vieilles que le monde, et qui sont entrées dans notre sang et dans notre moelle. C’est pourtant l’espérance dont il se berce. La guerre, par exemple, est pour lui le plus odieux des préjugés. Il dit à ce sujet des choses fort judicieuses et d’autres qui le sont moins, car sa raison voyage toujours accompagnée d’une troupe de chimères. On ne peut que l’approuver quand il réfute un auteur allemand qui voit dans la guerre un précieux moyen de sélection naturelle, ein Hauptmittel der natürlichen Zuchtwahl. » Il lui représente fort sagement qu’à ce compte il faudrait encourager les guerres d’extermination, puisqu’elles auraient l’avantage de faire à jamais disparaître les races inférieures. Il lui objecte encore qu’on ne démêle pas très bien quels services ont rendus à la civilisation les invasions triomphantes des Huns et des Mongols, et qu’au surplus la victoire ne prouve rien le plus souvent, sinon qu’il y avait dans l’une des deux armées une paire d’yeux qui voyaient plus clair que ceux du général ennemi.

Mais sur quoi se fonde-t-il pour nous promettre qu’avant peu l’humanité en finira avec ces jeux sanglans de la haine et du hasard, et que tous les différends se termineront par un arbitrage pacifique ? C’est promettre qu’après avoir déraisonné à cœur-joie pendant huit, dix ou cent mille ans, notre pauvre espèce, persuadée par l’éloquence d’un écrivain, va se décider tout à coup à devenir parfaitement raisonnable. « Voudriez-vous me dire, demandait en son temps Rabelais, cet immortel représentant de l’éternel bon sens, comme de fait on peut logicalement inférer que par ci-devant le monde eût été fat, maintenant serait devenu sage ? Pourquoi était-il fut ? Pourquoi serait-il sage ? Pourquoi en ce temps, non plus tard, prit fin l’antique folie ? Pourquoi en ce temps, non plus tôt, commença la sagesse présente ? » M. Hellenbach nous raconte qu’un pacha turc lui dit un jour : « Le fou a toujours des querelles avec le fou, le sage rarement avec le fou, le sage n’en a jamais avec le sage. » Espérons que les sages s’appliqueront à croître et à multiplier ; mais il restera toujours assez de fous pour les contraindre à dégainer. Dans tous les siècles il y aura des passions, et la passion aime le sang. Le jour où il n’y aura plus d’ambitieux, le jour où personne ne convoitera plus le bien d’autrui, le jour où les conquérans se décideront de leur plein gré à faire restitution, à rendre gorge, ce jour-là l’épée rentrera à jamais dans le fourreau ; mais tant que cet heureux changement ne sera pas accompli, les arbitres désespéreront de concilier les procès. L’ardeur de leur philanthropie sera-t-elle jamais aussi vive que l’ardeur des convoitises ? Quelqu’un s’étonnait jadis devant Théophile Gautier qu’il suffît, quelquefois de la coalition de trois boute-feux pour mettre en péril la paix publique et lancer malgré elle l’Europe dans les aventures, il répondit : « Avez-vous jamais vu des bandes d’honnêtes gens ? »

M. Hellenbach n’aime pas la guerre, on ne saurait l’en blâmer. Il aime moins encore le mariage, qu’il traite de pure convention, comme le duel et la mode, et d’institution surannée qui se survit. Il se récrie avec indignation contre l’odieuse hypocrisie de nos lois, qui prescrivent la monogamie, tandis que l’homme jusqu’aujourd’hui a toujours été un animal essentiellement polygame, pourvu qu’il ait de quoi, la polygamie étant le plus coûteux de tous les luxes. Tout homme, nous dit-il, aspire à avoir plusieurs femmes ; mais, par un instinct de propriétaire, il prêche la monogamie à celle qu’il a épousée, non aux autres, bien entendu, pour peu qu’il soit encore en âge d’avoir des succès. Aussi l’Europe est-elle, selon lui, « le principal foyer de la polygamie, de la polyandrie et de la pantagamie. » Ne pouvant supprimer la pantagamie, faut-il donc que l’état la sanctionne ? Il est des hypocrisies salutaires. L’état est comme ces mères de famille qui, ne sachant comment s’y prendre pour empêcher leurs fils de s’amuser, trouvent plus sage de fermer les yeux et affectent de tout ignorer. La loi dit comme Moïse : Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain. Elle dit aussi : Si tu la prends et que ton prochain me la redemande, je la lui rendrai. Elle dit encore: Ce que je ne sais pas n’existe pas pour moi. Franchement, nous ne comprenons pas de quoi s’indigne M. Hellenbach.

S’il n’aime pas le mariage, il a beaucoup de sympathie pour la femme. À la vérité, il n’approuve pas le moraliste qui s’est permis d’avancer que chez l’homme l’amour naît du désir, que chez les femmes le désir naît de l’amour. M. Hellenbach répond à cela qu’elles savent mieux cacher leur jeu ; mais il se plaint qu’elles sont sacrifiées par le législateur, et il réclame leur émancipation. Il estime que ce n’est pas la guerre, que c’est l’amour qui est un admirable moyen inventé par la nature pour perfectionner notre misérable espèce, et il reproche au mariage de n’avoir rien de commun avec l’amour. « Parmi les hommes qui se marient, nous dit-il, l’un veut se procurer une ménagère, un autre une commandite pour son commerce, le troisième une mère pour ses enfans, le quatrième une femme qui paie ses dettes, le cinquième la protection d’un beau-père, un autre enfin une cuisinière. Quant à celui qui se marie par amour, la seule raison qu’il peut avoir pour se résigner à franchir ce pas périlleux est que dans la société actuelle il ne peut posséder l’objet aimé qu’en l’épousant. Mais sa déception sera grande, car le mariage n’est pas une institution poétique, le mariage est un contrat, et partant le tombeau de l’amour. » M. Hellenbach paraît croire que le seul moyen de réconcilier le mariage avec la poésie et l’amour serait de le rendre temporaire et renouvelable. Mais pourquoi l’état se mêlerait-il de réconcilier les contrats avec l’amour ? Est-ce là son affaire ? Au surplus l’amour se passe à merveille de contrats, et les engagemens temporaires répugnent beaucoup plus à sa nature que les engagemens éternels. On loue un appartement pour trois, six ou neuf ans. Se représente-t-on deux amans très épris, qui s’engageraient à s’adorer jusqu’à la Saint-Michel de l’an prochain ? Passé ce terme, ils ne répondent plus de rien. Qu’est-ce que l’amour sans l’illusion ? Un grand poète a dit il y a longtemps « que ce que l’homme voit, l’amour le lui rend invisible, et que l’invisible, il nous le fait voir. »

Quel che l’uom vede, Amor gli fa invisibile,
E l’invisibil fa veder l’Amore.

M. Hellenbach ne propose pas dès ce jour l’abolition du mariage ; il le juge provisoirement nécessaire dans l’intérêt des enfans. « Si l’embryon détaché du corps de sa mère était capable de pourvoir lui-même à sa subsistance comme l’embryon d’un poisson, rien ne serait plus légitime et plus innocent que de s’abandonner en liberté à toutes les joies de l’amour. Tout ce qui excite le désir dans l’homme, une belle taille, un beau sein, de belles dents, une opulente chevelure, promet au monde la naissance d’un organisme propre au combat de la vie. Mais il faut du temps pour que l’embryon humain se suffise à lui-même, et il en résulte que le désir doit s’imposer une douloureuse contrainte. » Heureusement l’état se chargera un jour de nourrir tous les enfans, et le mariage fera place à l’amour libre, qui transformera cette vallée de larmes en lieu de délices. Les gouvernemens sont pauvres, ils n’ont que des dettes, causées par des dépenses improductives. Le point est de leur assurer une fortune qui les mette en état non-seulement d’élever les enfans, mais de soulager toutes les misères. Rien n’est plus simple, sans qu’il soit besoin de recourir aux moyens brutaux et sommaires de la révolution sociale. Il faut que les gens qui n’ont pas d’enfans soient mis en demeure de nourrir les enfans des autres et qu’ils instituent l’humanité pour leur héritière.

Notre philosophe est impitoyable pour les collatéraux, pour ceux qu’on appelle en allemand les héritiers qui rient, die lachenden Erben. « En 1878, s’écrie-t-il, sont morts en Californie trois millionnaires, nommés O’Brien, Hopkins et Reese, qui laissaient chacun huit millions de dollars. Cette année-là, les héritiers qui rient se sont emparés de plus de quarante millions de dollars. Auraient-ils été bien malheureux s’ils n’en avaient touché que la moitié et si le reste avait servi à constituer une rente éternelle affectée à des institutions humanitaires ? » M. Hellenbach ne refuse pas absolument aux célibataires le droit de tester ; il ne réclame que la moitié ou le quart de leur héritage, dont les rentes seraient administrées par un ministre de la bienfaisance, qui n’aurait rien à démêler avec la politique ni avec les questions de cabinet ; ce n’est pas au parlement qu’il rendrait ses comptes, il serait soumis au contrôle d’une commission « composée des hommes les plus honorables et les plus indépendans, sévèrement triés sur le volet. » Ce ministre qui aurait beaucoup à faire et qui suffirait à tout, ce ministre qui serait un philanthrope fervent et un très habile administrateur, M. Hellenbach le connaît, les yeux ardens de son imagination l’ont vu, il pourrait nous donner son signalement.

Cependant il ne se fait pas d’illusions, il craint que les gouvernemens ne se fassent tirer l’oreille pour agréer sa proposition, et il s’adresse en attendant au bon vouloir des célibataires, il leur représente que le sort de la société est dans leurs mains. Il les adjure d’instituer un nouvel ordre de Joannites, de chevaliers de Rhodes, de chevaliers de Malte, dont chaque membre s’engagerait à laisser une portion considérable de sa fortune à l’humanité souffrante ; et pour les encourager, il leur accorde dès à présent le droit de porter sur leur poitrine une croix bleue, Fourier ayant décidé que le bleu est la couleur de l’amour, de même que le rouge est la couleur de l’ambition. Nous ne savons si son appel sera entendu. Dieu nous garde de médire des célibataires ! mais la plupart ont refusé de se marier parce qu’ils tenaient beaucoup à rester libres, et nous en connaissons plus d’un que l’avantage de porter une croix bleue sur la poitrine déterminerait difficilement à aliéner sa liberté par des engagemens d’outre-tombe. Les hommes qui aiment à la fois le célibat et les vœux se font prêtres ou moines. D’autres, mieux disposés, objecteront que les particuliers sont plus compétens que les gouvernemens en matière de philanthropie, et que la charité de l’état manque d’onction. D’autres encore se défieront peut-être de ce ministre de la bienfaisance qui tôt ou tard encaissera leurs legs ; ils demanderont à le voir, à examiner de près ses yeux et surtout ses mains. M. Hellenbach ne fera pas difficulté de leur montrer cet oiseau bleu ; il l’a dans sa manche, comme la lune.

Le monde ira mieux quand les célibataires feront leur devoir ou qu’on les obligera de le faire ; il ira tout à fait bien quand la terre appartiendra à ceux qui sont le plus propres à en tirer un bon parti, car alors elle produira tout ce qu’elle peut produire. Quoiqu’il estime que l’inviolabilité de la propriété est un vain préjugé aussi bien que le mariage, M. Hellenbach réprouve le communisme. Il ne demande point comme M. Marx que les expropriateurs soient expropriés, ni comme M. Linel qu’il n’y ait pas d’autre propriétaire foncier que l’état[3]. Il désire seulement que la terre soit mise en circulation, afin que chacun ait son tour. Il y avait à Athènes une loi en vertu de laquelle un citoyen qui se plaignait d’être plus imposé que tel autre qu’il jugeait plus riche que lui, avait le droit de lui offrir l’échange de leurs fortunes. Les deux parties présentaient sous la foi du serment leur inventaire ; si elles ne parvenaient pas à s’entendre, le tribunal décidait. Cela s’appelait l’antidosis, et M. Hellenbach s’en est souvenu.

Le propriétaire A, soit indolence, soit maladresse, cultive mal son champ. B, qui n’en a point et qui désire en avoir un, se persuade que, s’il possédait celui de A, il lui ferait produire davantage, et il s’engage à payer à l’état un impôt plus fort. Il demande à A combien il estime son champ, et il double l’estimation. M. Hellenbach propose que dans ce cas A soit exproprié au profit de B. La terre sera ainsi possédée par le plus méritant, et le fisc comme la société tout entière s’en trouveront bien. M. Hellenbach est plus sincère dans sa philanthropie que tel démocrate socialiste ; mais les socialistes ont un système, la charité de M. Hellenbach est sans méthode. Les mesures qu’il propose se contrarient. Sa loi sur l’héritage des célibataires était destinée à venir en aide aux petits et aux souffrans ; sa loi d’expropriation ne sera favorable qu’aux forts et aux habiles. Quelques tempéramens qu’il apporte dans l’application, il y a dix à parier contre un que B sera un spéculateur heureux, que A sera un pauvre diable lésé dans ses droits les plus chers, à qui on ôtera difficilement de l’esprit que ce monde tel que Dieu ou les cellules l’ont fait vaut encore mieux que celui que fabriquent les utopistes. Il maudira les docteurs qui mettent la propriété en circulation et se vengera d’eux en se faisant socialiste. La terre rapportera-t-elle davantage ? Nous en doutons. On ne la cultive bien que lorsque l’on est sûr de la posséder toujours. M. Hellenbach, qui parle de l’amour en connaisseur, presque en gourmet, ne compte pas assez avec celui qu’on a pour son jardin. Qui n’adore son jardin ? On y enfouit son âme avec ses sueurs, on y découvre mille beautés qui n’y sont pas ; l’invisibil fa vedler l’Amore.

Nous ne savons si les mesures que recommande ce grand ennemi des préjugés ont quelque chance d’être agréées en Autriche ou en Allemagne ; mais nous savons que le gouvernement qui hasarderait de les proposer en France aurait de courtes destinées. L’autre jour, au banquet de la préfecture de l’Aisne, M. le président du conseil parlait en excellens termes de « cette population sage et laborieuse qui, laissant gronder au-dessus d’elle les petites tempêtes de la vie parlementaire, travaille, produit, épargne en paix, sachant qu’elle peut avoir confiance dans le gouvernement qu’elle s’est donné. » Cette population a été enfantée par la révolution française, qui en créant la petite propriété a fait de ce pays la société la plus conservatrice d’elle-même qu’il y ait en Europe ; ce n’est pas le moindre de ses bienfaits. Jamais cette population sage et laborieuse n’admettra que B soit autorisé à prendre le champ de A, et les utopies ne sont pas son fait. M. Hellenbach est tour à tour trop sceptique et trop crédule. Il méprise les préjugés des autres, il a le sien, qui est de croire à la vertu des panacées sociales. Ceux qui se mêlent de refaire le monde devraient y regarder de près et se dire que « de toutes les choses les plus sûres, la plus sûre est de douter. »

De las cosas mas seguras
La mas segura es dudar.


Si M. Hellenbach a du goût pour l’utopie, on aurait tort d’en conclure qu’il ait l’humeur optimiste ; il s’en faut. Il prédit à notre globule terraqué le plus fâcheux avenir. Par le refroidissement graduel du soleil, les zones habitables se réduiront de plus en plus ; nous aurons le sort de la planète Mars, dont les glaces polaires sont beaucoup plus envahissantes que les nôtres. Nous finirons même par devenir un astéroïde, une lune stérile, désolée, très peu logeable. Si l’avenir ne nous promet rien de bon, le présent n’est pas gai, la vie est un mal. L’ennemi des préjugés s’en excuse en alléguant qu’il ne faut pas s’en prendre à lui, que ce n’est pas lui qui a créé l’univers et que pour sa part il n’y est entré qu’à son corps défendant. Il regrette amèrement qu’on ne lui ait pas fait respirer du chloroforme dans son berceau ; il ne peut se réconcilier avec son existence que parce qu’il la regarde comme un anneau nécessaire dans la grande chaîne des causes et des effets. Il a le bonheur de croire à l’immortalité de l’âme ; mais il estime que la métaphysique ainsi que l’histoire naturelle ne nous guérit point de nos chagrins. Comme le remarque George Eliot dans son dernier livre, celui qui cherche dans l’étude de l’univers une raison de se consoler de ses malheurs particuliers ressemble à un homme qui lit un livre dans la seule pensée d’y trouver son nom quelque part. Hélas ! il n’est pas question de nous dans le grand livre de l’éternelle nature ; nous pouvons le lire d’un bout à l’autre sans y découvrir notre nom et notre éloge, soit dans le texte, soit dans la marge.

M. Hellenbach en infère que le suicide a du bon, et il n’y a rien à lui répondre ; mais il insinue que l’état devrait prêter son assistance aux gens qui veulent se pendre. « Tout homme qui se délivre de la vie facilite par sa mort l’existence des survivans, soit qu’il ait quelque fortune à leur laisser, soit qu’il les débarrasse d’une concurrence nuisible. En tout cas, il leur fait de la place et rend disponible la part d’alimens qui lui était nécessaire. Quand le nombre des suicides serait décuplé, il n’équivaudrait jamais à la dixième partie des décès causés par la guerre, la faim et la misère. Dépouiller la mort volontaire de ses terreurs est au pouvoir de la société ; si elle ne le fait pas, c’est un fruit du préjugé. » M. Hellenbach insinue également que, si les gouvernemens étaient bien inspirés, ils aideraient les malades désespérés à sortir de ce monde et les mères de famille à n’y pas faire entrer un enfant conçu sous une méchante étoile. « Dans l’état présent des choses, nous ne pouvons mieux faire que de chercher un bon moyen préventif. Si nous ne le trouvons pas ou aussi longtemps que nous ne l’aurons pas trouvé, il faut dans les cas urgens recourir au moyen répressif de l’anéantissement du germe à une période quelconque de son développement, en choisissant la méthode la plus douce et la plus humaine. S’il est vrai, ce qui me paraît douteux, que la cause du paupérisme soit l’excès de population du globe, c’est un préjugé d’y parer par cette lente et cruelle consomption qui est l’inévitable résultat de la misère plutôt que par des préservatifs anodins. » C’est ainsi qu’à force de mêler l’état à toute chose, on finit parle charger de vilaines besognes. Les législateurs d’autrefois étaient durs et même brutaux ; si on laissait faire certains rêveurs qui se flattent de tout perfectionner, on en viendrait bientôt à regretter le passé. Une femme d’esprit affirmait qu’en fait de gouvernement elle avait toujours préféré les sangliers aux pourceaux.

Comme M. Hellenbach, les libéraux combattent « ces opinions erronées qui surchargent d’un nouveau poids les malheurs innombrables de la vie humaine ; » mais ils doutent que le plus sûr moyen d’améliorer son champ soit d’arracher tout, l’ivraie et les épis mûrissans. Les utopistes qui pullulent en Allemagne ont souvent moins de talent et moins d’esprit que M. Hellenbach. Cela n’empêche pas que chacun d’eux n’ait inventé sa recette, qu’ils ne croient tous à la vertu de leur élixir et qu’ils ne prennent un plaisir extrême à le débiter. La plus douce des ivresses est l’ivresse de l’absurde, c’est aussi la plus dangereuse. Ces raisonneurs subtils se plaignent que l’Allemagne soit une monarchie militaire ; c’est un peu leur faute, et ils feraient bien de méditer certains épisodes de l’histoire de France. Il y avait dans l’assemblée que le 2 décembre a dissoute des utopistes de très bonne foi, qui ne se doutaient pas de l’irritation croissante que causaient à beaucoup de gens leurs éternelles revendications sociales. Un homme clairvoyant disait d’eux : « Le jour où on les balaiera, ils n’y comprendront rien, et ils demanderont des explications au caporal. » Il est fâcheux d’en être réduit à demander des explications au caporal. Le caporal n’aime pas à s’expliquer, il ne connaît que sa consigne ; mais si d’aventure il se décidait à parler, il répondrait peut-être que dans les pays où l’on remet tout en question, dans les pays où l’on ne s’accorde sur aucun principe commun et qui sont en proie à l’anarchie des esprits et des volontés, un homme se charge tôt ou tard de vouloir pour tout le monde. Il ajouterait que cet homme qui sait vouloir est le plus souvent un sabre, quelquefois aussi un grand chancelier, et que cela revient au même.


G. VALBERT.

  1. Impressions of Theophrastus Such, by George Eliot, 1879, pages 29 et 32.
  2. Die Vorurtheile der Menschheit, von Lazar B. Hellenbach. Vienne, 1879.
  3. Der moderne Staat und die Ziele des alten Glaubens, von Dr Linel, 1879.