Un Géomètre philosophe - Antoine-Augustin Cournot

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes tome 22, 1877
Louis Liard

Un géomètre philosophe


UN
GEOMETRE PHILOSOPHE

I. Essai sur les fondemens de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, par M. Cournot ; Paris 1851. — II. Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire, par le même ; Paris 1864. — III. Exposition de la théorie des chances et des probabilités, par le même ; Paris 1843. — IV. Considérations sur la marche des idées et des événemens dans les temps modernes, par le même ; Paris 1872. — V. Matérialisme, vitalisme, rationalisme, par le même ; Paris 1875.

M. Cournot eût été en droit de s’appliquer à lui-même les mots qu’en 1872 il plaçait au frontispice de son avant-dernier ouvrage : Fala viam invenient. N’a-t-il pas été un vivant exemple de la sûreté avec laquelle une destinée, si lente qu’elle soit à se dessiner, finit par s’accomplir, quand les facteurs en sont donnés ? Pendant plus de quarante ans, il a mis au service de la philosophie une science profonde de géomètre, des connaissances encyclopédiques, une pénétration peu commune d’analyse, d’éminentes qualités d’invention et une rare indépendance de pensée. Pourtant, avec ce fonds, qui eût amplement suffi à la fortune de plusieurs, il n’avait guère, jusqu’en ces derniers temps, été connu que des philosophes de profession, et encore, dans ce public spécial et restreint, peut-être avait-il rencontré parfois une tiédeur imméritée. Si de bons juges, entre autres MM. Ravaisson, Janet, Vacherot, Renouvier, Taine, l’ont estimé à sa haute valeur, beaucoup l’ont traité honorablement sans doute, par courtoisie de philosophes à savant, mais sans l’avoir assez lu et assez pratiqué ; quelques-uns même, parce qu’il était venu de la science à la philosophie sans apporter à celle-ci les certitudes de celle-là, l’ont tenu pour un allié suspect ; enfin il a passé pour transfuge auprès de ceux pour qui une philosophie distincte de la science positive n’a plus droit à la vie. Cependant, grâce à un concours de circonstances connues de ceux qui sont au courant du mouvement des esprits dans notre pays, et où il devait se plaire à voir la confirmation d’une de ses thèses favorites, il avait fini par devenir une autorité dans tous les ordres de la recherche philosophique. Ses destins avaient trouvé leur voie, quand la mort a mis fin à sa longue et laborieuse carrière. Il n’aura pas eu une de ces célébrités retentissantes, moins souvent acquises par la doctrine que conquises par l’éloquence ; mais il lui aura été donné, ce qu’il estimait sans doute davantage, d’exercer sur les esprits réfléchis de notre temps une influence qui, pour être tardive et presque posthume, n’en sera pas moins durable, et de compter parmi les promoteurs d’une façon de penser également éloignée du dogmatisme positiviste et du dogmatisme métaphysique, qui, si nous en jugeons à des signes manifestes, répond au besoin d’un grand nombre d’intelligences. Nous voudrions, non pas faire connaître, même en raccourci, toutes ses idées sur la philosophie des sciences mathématiques, physiques, naturelles et historiques, — il faudrait un volume pour cela, — mais extraire de ses divers ouvrages, où parfois elles sont difficiles à suivre, perdues sous d’abondans détails et brisées par de nombreuses digressions, les grandes lignes de sa doctrine.


I

Avec moins de modestie, il eût été facile à M. Cournot de se poser en chef d’école, et personne ne lui eût contesté ce titre. La doctrine générale qui, à travers tous ses ouvrages, est l’âme et le lien de ses pensées lui appartient de toutes pièces : ce n’est ni une philosophie métaphysique, ni une philosophie positive ; c’est une philosophie critique, mais avec des principes et des procédés propres, étrangers à ceux de la critique kantienne. On sait quelles ont été de tout temps la prétention et la procédure des métaphysiques : prendre pied dans la réalité sensible, mais pour s’élancer loin d’elle, d’un bond rapide., vers un monde d’idées nécessaires, faire de ces idées la réalité véritable, ou tout au moins les principes premiers des phénomènes, les investir d’une certitude absolue, et expliquer par elles, sans recourir à l’expérience, les choses de notre monde sensible, telles furent, en ce qu’elles ont de commun, les entreprises de Platon, de Descartes, de Hegel. Ainsi entendue, la philosophie est le tout de la science, qui n’a de la sorte qu’une valeur dérivée et d’emprunt. La philosophie positive demeure, au contraire, tout le temps sur le terrain des faits ; pour elle, toute vérité tient dans les limites de l’expérience, et si aux derniers rivages de la réalité sensible s’ouvre l’océan infini des essences et des causes, nous n’avons ni voile pour nous y porter, ni boussole pour nous y guider : aussi se borne-t-elle à suivre pas à pas les sciences positives, à en recueillir les résultats incontestés, pour les coordonner dans l’ordre révélé par les faits, et construire ainsi, pièce à pièce, une théorie du monde qui en soit l’image et non le rêve. Dans ces termes, la philosophie est tributaire de la science, ou plutôt elle se confond avec elle, puisqu’elle est uniquement l’inventaire général et méthodique des sciences particulières.

Savant et philosophe, M. Cournot repousse à la fois les prétentions des métaphysiciens, au nom de la science, et celles des positivistes, au nom de la philosophie. A ses yeux, toute théorie du monde qui ne s’appuie pas sur les faits est chimérique, et toute science qui prétendrait se passer des idées est ruineuse. Il faut donc tenir indissolublement unis ces deux facteurs de la connaissance, sans toutefois les confondre et les identifier, et pour cela faire à la philosophie, au sein même de la science, une place que la science ne revendiquera pas. On y réussira si l’on remarque que toute science contient deux sortes d’élémens, des faits et des idées, faits positifs, indubitables, mais par eux-mêmes sans lumière, idées et conceptions qui servent à éclairer les faits, à les distribuer, à les ordonner, sans tomber elles-mêmes sous les prises de l’expérience. Voyez les mathématiques pures : ce sont des sciences positives, au sens le plus rigoureux du mot, car si l’esprit, partant des axiomes et des définitions, peut les construire sans recourir à l’expérience, celle-ci confirme les résultats de la déduction avec une rigueur et une exactitude sans pareilles. Pourtant les mathématiques ne laissent pas de receler un élément qui ne relève pas du contrôle expérimental. Lorsque, par exemple, les mathématiciens établissent entre les vérités abstraites, successivement découvertes, un ordre et un lien de dépendance mutuelle, lorsqu’ils cherchent à déterminer le sens et l’extension de certains résultats, en apparence étranges, auxquels conduit le calcul, lorsqu’ils discutent sur l’origine et la nature des quantités négatives, imaginaires, infinitésimales, ils ne sauraient, pour faire un choix entre plusieurs solutions possibles, invoquer ni la démonstration, ni l’expérience. Cependant toutes ces questions, et d’autres encore, qui ont avec celles-ci le singulier privilège de s’imposer à l’esprit et de n’être susceptibles d’aucune solution positive, sont au fond des mathématiques, et il n’est loisible ni de les supprimer, ni de les laisser en suspens. De même, en physique, il y a des faits et des lois élémentaires également indiscutables ; mais, en même temps, il y a des conceptions d’ensemble qui servent à lier les faits en systèmes généraux, et si, à vrai dire, elles tirent indirectement de l’expérience des titres à la créance, en ce sens que les faits auxquels elles conduisent par voie déductive témoignent pour elles, cependant elles n’en sont pas directement confirmées, et le savant a d’autres raisons de les admettre.

Ce départ entre le fait et l’idée est plus manifeste encore dans les sciences naturelles. Le matériel des faits s’y accroît chaque jour ; mais en même temps croît aussi la nécessité des conceptions théoriques. Nous les trouvons partout, dans la morphologie des organes, dans la physiologie des fonctions, dans la classification des espèces, dans l’explication des évolutions normales ou anomales ; elles interviennent surtout pour expliquer la succession et la filiation des êtres organisés. Telle est la théorie des créations successives ; telle est aussi celle de la transformation lente des espèces, et, si nombreux et saisissans que soient les faits invoqués en faveur de l’une ou de l’autre, elles n’ont ni l’une ni l’autre et ne peuvent avoir le caractère positif ; nous n’avons pas plus assisté à la création subite et totale qu’à la transformation lente et graduelle d’une espèce. Un partage semblable a lieu aussi dans celles des sciences qui ont pour objet l’homme moral et les sociétés. Ainsi dans l’économie politique il y a une partie positive et expérimentale, matière de la statistique : déterminer les variations de la population, celles du prix des denrées et du taux des salaires, celles du produit des récoltes, des taxes, etc. Mais outre ces élémens qu’il est possible de fixer en formules, il en est, et des plus importans, qui ne se laissent pas exprimer en chiffres ; tels sont, par exemple, le degré du bonheur général dans une nation, le degré de la stabilité sociale, de la tranquillité publique, toutes questions qu’on ne saurait supprimer et qui ne peuvent cependant être décidées « péremptoirement, scientifiquement, positivement. »

Ainsi, en tout ordre de science, on trouve unies une partie positive et une partie rationnelle : les faits, et les idées théoriques par lesquelles nous enchaînons et ordonnons les faits. L’histoire prouverait aisément que l’intervention des idées « est nécessaire comme fil conducteur, et pour donner à la science une forme dogmatique et régulière ; » elle prouverait aussi que le progrès des connaissances positives n’est pas suspendu par l’état d’indécision des questions relatives à ces idées fondamentales. Depuis Newton et Leibniz, les principes du calcul infinitésimal sont encore livrés à la discussion sans que les accroissemens de cette branche des hautes mathématiques aient été interrompus. Cela suffit pour permettre d’assigner à la philosophie un objet propre : elle est la critique des idées fondamentales des sciences. Philosophie et science sont donc deux fonctions de l’esprit, distinctes et associées. « Nous ne pouvons comprendre un peu la nature de l’homme et son rôle dans le monde qu’en observant l’enchaînement de tous les phénomènes de la nature, et leur progression hiérarchique, depuis ceux qui ont le plus de simplicité, de constance et d’universalité, et qui, d’après tous ces caractères, servent de support et de charpente à tous les autres, jusqu’à ceux qui offrent le plus de complexité et de perfection organique, et qui par cela même doivent tenir à des combinaisons plus singulières et moins stables. D’un autre côté, il n’y a pas dans le monde physique un ordre de phénomènes que nous n’expliquions avec nos idées, et qui par conséquent ne provoque un examen critique de la valeur de quelques-unes des idées fondamentales auxquelles nos théories se rattachent. »

Cette façon de voir n’est pas sans analogie avec celle de Kant. Pour Kant, en effet, la philosophie n’est ni une construction a priori ni une construction a posteriori du monde, ni une métaphysique, ni une cosmologie expérimentale ; sa fonction est d’analyser la connaissance, de discerner dans l’acte de la pensée les conditions organiques de toute pensée, et d’en déterminer la valeur et la portée. Mais, si en ce sens M. Cournot relève de Kant, il en est indépendant sur la question capitale des principes et des procédés de la critique. Kant a surtout en vue de démêler dans la connaissance totale, simple ou complexe, l’apport du sujet pensant, et pour cela, partant de ce principe que tout élément d’expérience est particulier et contingent, il inscrit à l’actif de l’esprit tout ce qui dans la connaissance est universel et nécessaire. Ainsi les conditions dont la représentation et la pensée ne peuvent s’affranchir, espace temps, quantité, qualité, relation, modalité, sont pour lui des formes a priori de la sensibilité et des catégories de l’entendement Son analyse est essentiellement subjective, et le fil conducteur en est emprunté à la logique formelle. L’analyse de M. Cournot est au contraire objective. Il estime que c’est, non dans une étude abstraite de l’esprit humain, mais dans l’observation des sciences elles-mêmes, prises avec tous leurs développement, qu’on doit chercher a posteriori « les idées ou conceptions primitives auxquelles nous recourons constamment pour l’intelligence et l’explication des phénomènes naturels. » Peut-être certaines de ces idées sont-elles inhérentes à notre constitution intellectuelle ; mais elles ne se manifestent qu’une fois en action et appliquées aux phénomènes. C’est là et non dans l’esprit qu’il faut espérer de les découvrir.

Cette différence entre le kantisme pur et ce qu’on pourrait appeler le kantisme expérimental de M. Cournot entraîne d’autres différences plus importantes encore. Kant distingue en tout objet et de connaissance deux élémens inséparables en fait, mais radicalement distincts : une matière et une forme ; par exemple dans la représentation d’une étendue colorée, à la sensation affective de couleur, qui par elle-même ne représente rien, s’ajoute un acte de l’esprit qui impose à cette affection subjective la forme de l’étendue, la projette et la localise hors de nous, et en fait de la sorte un objet de représentation. De cette façon Kant pénètre jusqu’aux racines de la connaissance. M. Cournot, en s’astreignant à chercher les idées foncières de la science dans les sciences constituées, s’interdit la critique des facultés élémentaires de l’esprit ; le sujet sur lequel il opérera, ce sera moins l’entendement humain en général, avec ses puissances natives, que l’entendement du savant, avec ses développemens et ses acquisitions. Aussi, ce qu’il regarde comme la matière de la connaissance sont-ce les faits positifs et même ces lois élémentaires qui sont pour nous aussi claires et aussi certaines que les faits, choses qui, pour Kant, sont déjà le produit d’une matière et d’une forme combinées, — et ce qu’il appelle la forme est-ce, non pas l’ensemble des principes engagés dans toute démarche de l’esprit, même la plus humble et la plus familière, mais uniquement les conceptions par lesquelles nous introduisons un ordre rationnel dans le matériel sans cesse accru des données positives, en sorte que la critique philosophique porterait essentiellement sur la fonction scientifique de l’esprit.

Deux faits sont les pivots de la critique de M. Cournot : hors de nous, le hasard ; en nous, la raison. De tout temps, philosophes et savans ont reconnu que ce qui arrive dans le monde a sa raison d’exister. C’est là, semble-t-il, le principe, ou, si l’on aime mieux, le postulat de toute science et de toute philosophie. Que vaudraient en effet les explications du savant, si les phénomènes se produisaient sans ordre, à l’aventure, apparaissant ici et là, comme par caprice, sans que rien en déterminât la venue d’une façon invariable ? Qui nous assurerait que l’ordre d’aujourd’hui sera encore l’ordre de demain ? Incertains du futur, ne devrions-nous pas confiner nos pensées dans les perceptions actuelles et ne pas chercher à anticiper sur un avenir soustrait à nos prévisions ? Que pourrait être aussi la philosophie, si la trame de nos idées était à chaque instant rompue par des phénomènes sans lien les uns avec les autres ? Notre pensée ne naîtrait-elle pas et ne mourrait-elle pas avec chaque fait isolé, pour renaître et mourir encore avec le fait suivant, semblable à ces phares dont la lumière brille et s’éteint de minute en minute dans l’obscurité des nuits ? Au dehors incohérence des phénomènes, au dedans incohérence des idées, anarchie et folie, tel serait l’état du monde et celui de notre esprit, si la causalité n’enchaînait pas et n’ordonnait pas les choses en séries régulières. Pourtant c’est un fait que hors de nous se produisent des événemens qui semblent déroger à cette règle ; nous les voyons surgir sans qu’une cause apparente les ait provoqués à l’existence et déconcerter notre sagesse par une brusque venue. Faut-il tenir le hasard pour quelque chose de réel ou n’y voir au contraire qu’une suite de notre ignorance ? Il semble que le principe de raison formulé quelques lignes plus haut nous incline nécessairement vers la seconde de ces deux hypothèses. Si tout ce qui arrive a sa raison d’exister, si c’est là un principe essentiel de la pensée et des choses, nous ne pouvons admettre de dérogations réelles à la règle, sans nous priver de ce qui est pour nous la garantie de toute certitude objective. Alors ce qui nous apparaîtrait sans cause connue ne serait pas pour cela sans cause, et à mesure que s’élargirait le domaine de nos connaissances se rétrécirait celui du hasard. L’histoire des sciences ne confirme-t-elle pas cette façon de penser ? Combien de faits paraissaient autrefois accidentels et même miraculeux, qui, par une étude plus complète et plus approfondie de la nature, sont rentrés dans la règle ! Les éclipses des astres, l’apparition des comètes, le passage de brillans météores sur nos têtes, n’ont plus rien qui nous étonne et nous déconcerte ; nous en tenons la loi ; nous en prédisons le retour. Toutefois, comme il est des limites à notre connaissance, nous ne pouvons espérer d’éliminer complètement le hasard de notre conception du monde. L’infiniment grand et l’infiniment petit nous échappent également ; aussi, comme toutes choses sont solidaires, les voies suivies par certains phénomènes, pour surgir du sein de ce double infini, doivent-elles nous demeurer cachées. Mais au regard d’une intelligence supérieure, assez vaste et assez pénétrante pour s’étendre à l’immensité des choses et pour en saisir le détail infini, tout mystère et toute ambiguïté disparaîtraient, rien n’arriverait qui ne pût être expliqué et prévu ; le présent serait en fait, suivant une parole de Leibniz, plein du passé et gros de l’avenir, et les événemens aux origines les plus lointaines seraient, comme les autres, la conséquence nécessaire d’antécédens déterminés.

Telle était la pensée de Laplace lorsqu’il écrivait : « tous les événemens, même ceux qui, par leur petitesse, semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil… Les événemens actuels ont avec les précédens une liaison fondée sur le principe évident qu’une chose ne peut pas commencer d’être sans une cause qui la produit… Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre ; une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvemens des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux, » et lorsqu’à la suite de cette formule, la plus saisissante qu’on ait jamais donnée du déterminisme universel, il ajoutait que le hasard ou la probabilité qui le mesure « sont relatifs en partie à ce que nous savons, en partie à ce que nous ignorons. » Ainsi entendu, le hasard serait, comme on l’a dit tant de fois, un mot dont nous couvrons notre ignorance ; en l’affirmant, nous le nierions, car, si nous reconnaissons que les causes de certains événemens nous demeurent inconnues, nous ne laissons pas de proclamer en même temps que tout ce qui arrive a sa raison dans ce qui l’a précédé.

Pour M. Cournot, le hasard est quelque chose de positif ; à ses yeux, une intelligence supérieure à l’intelligence humaine, quelles qu’en fussent l’ampleur et la pénétration, ne serait pas affranchie de l’indécision où nous sommes à l’attente de certains événemens : elle ne serait pas sans doute sujette à tous nos tâtonnemens, à toutes nos incertitudes ; elle pourrait résoudre a priori ce que nous décidons seulement a posteriori ; mais cette sûreté de décision n’aboutirait qu’à lui faire délimiter avec une exactitude rigoureuse la part de hasard dans le développement des phénomènes. Pour comprendre cette thèse nouvelle, il faut se rendre un compte exact des exigences du principe de causalité. On le formule d’ordinaire en disant que tout phénomène est déterminé par un ensemble de conditions invariables et inconditionnelles ; mais le plus souvent on s’en tient là, et l’on se représente volontiers les chaînes des causes et des effets comme des séries linéaires d’événemens successifs, où chaque terme est déterminé par celui qui le précède et détermine celui qui le suit. Ce serait assez si tous les événemens formaient une seule série, c’est-à-dire si la destinée du monde s’accomplissait uniquement dans le temps ; mais en fait il existe un nombre immense et peut-être infini de séries simultanées de phénomènes dans l’espace, et nous ne voyons pas qu’elles suivent en se déroulant des voies parallèles et isolées ; elles se réunissent, se croisent, s’enchevêtrent souvent au point que certaines d’entre elles semblent disparaître pour reparaître plus loin, comme ces cours d’eau qui s’abîment tout à coup dans le sol et renaissent à quelques lieues de là, après s’être creusé sous terre un lit invisible. Il en résulte qu’un fait n’appartient pas toujours à une série unique, mais que les antécédens en doivent être distribués entre plusieurs séries de causes dont la convergence l’a déterminé. Ainsi la cause d’une sensation est un mouvement moléculaire qui de l’organe a cheminé par le conducteur nerveux jusqu’aux centres encéphaliques ; mais, pour qu’elle se produise, il faut aussi que nerfs et centres nerveux soient baignés de sang artériel, et pour cela quel concours de phénomènes simultanés, circulation, respiration, nutrition et bien d’autres encore, n’est pas nécessaire !

La question est maintenant de savoir si les séries linéaires simultanées de causes et d’effets sont toutes solidaires ou s’il n’en est pas qui, dans le concours général, demeurent indépendantes et par suite amènent, quand elles s’unissent aux autres, des effets imprévus. Kant a pensé que tous les phénomènes coexistans sont dans une action réciproque universelle, et qu’à cette unique condition ils peuvent constituer un seul état de choses et être de notre part l’objet d’une seule pensée. M. Cournot au contraire, s’appuyant sur l’observation, estime qu’il est dans le monde des séries de phénomènes libres d’attaches latérales pour ainsi dire, et dont la marche, bien que soumise, comme celle des comètes, à des lois fixes, produit, à la rencontre de séries différentes, des résultats imprévus. Un homme se noie par imprudence : y avait-il liaison nécessaire entre le cours du fleuve et le concours de circonstances qui y ont précipité cet homme ? Une comète viendrait, comme on l’a cru longtemps possible, à bouleverser notre globe, qu’il n’y aurait pas davantage influence réciproque de la loi de son mouvement et de la loi des mouvemens terrestres. Deux frères d’armes meurent à la même heure sur deux champs de bataille éloignés l’un de l’autre. Hésitera-t-on à mettre sur le compte de circonstances indépendantes cette fatale coïncidence ? Peut-être une amitié d’enfance les a-t-elle poussés à se livrer aux mêmes destinées ; mais les conséquences de cette résolution et leur commun malheur ne sont pas solidaires, et quand même les opérations des armées distinctes où ils servaient auraient été dirigées par un même esprit et une même volonté, soutiendra-t-on avec vraisemblance que tout en elles et dans les circonstances extérieures a été enchaîne de telle façon que la mort de l’un fût liée à celle de l’autre ? Si donc, en certains cas, des séries simultanées de causes et d’effets convergent nécessairement vers des résultats déterminés, il est aussi des séries indépendantes qui, venant à s’insérer dans les séries solidaires, y provoquent des événemens fortuits et accidentels. Le hasard n’est donc pas, « comme on l’a tant répété, un fantôme créé pour nous déguiser à nous-mêmes notre ignorance, ni une idée relative à l’état variable et toujours imparfait de nos connaissances, mais bien au contraire la motion d’un fait vrai en lui-même, » c’est-à-dire « de l’indépendance mutuelle de plusieurs séries de causes et d’effets qui concourent accidentellement à produire tel phénomène, à amener telle rencontre, à déterminer tel événement. »

Ce hasard réel, M. Cournot en découvre partout des traces, et dans les événemens les plus complexes, et dans les faits les plus simples. S’agit-il par exemple de l’histoire entendue en un gens philosophique ? Niera-t-on qu’on y trouve le contraste du fait et de la loi, de l’accidentel et de l’essentiel ? Les conditions de la société sont soumises sans doute à l’action générale et incessante de causes continues et uniformes ; mais cette marche régulière des événemens humains n’est-elle pas tantôt accélérée, tantôt entravée par l’apparition soudaine d’influences indépendantes ? Le penseur peut-il ne passe demander ce quêteraient devenues nos nations d’Occident, par exemple, si un César ou un Napoléon n’avaient pas existé ? N’est-il pas vrai que de puissantes initiatives, en s’insérant dans la série des faits y ont été têtes de ligne et ont fait prendre aux choses un cours nouveau ? N’est-il pas vrai que la volonté d’un seul peut précipiter des nations dans de sanglantes aventures dont le contrecoup se répercute au loin dans l’histoire ? Il en est là, toutes choses égales d’ailleurs, comme dans une partie d’échecs « où les coups s’enchaînent, où chaque coup a de l’influence sur les coups suivans, selon leur degré de proximité, sans pourtant les déterminer absolument. » Comment comprendre, si dans l’histoire on n’ouvre pas un chapitre aux accidens, l’influence bonne ou mauvaise des politiques ? Dira-t-on que la politique les a engendrés et mis en scène, et qu’ainsi ce qui semble accidentel est amené comme tout le reste ? Cependant si le temps, en épuisant peut-être toutes les combinaisons possibles du fortuit et de l’essentiel, finit par triompher du hasard, on ne contestera pas que dans la partie humaine où les hommes sont à la fois joueurs, des et enjeux, un souffle, un rien suffit pour déranger, au moins temporairement, les combinaisons en apparence les plus assurées. « Cromwell, a dit Pascal, allait ravager toute la chrétienté ; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. »

Allons droit maintenant à ce qui paraît le plus soustrait aux vicissitudes du hasard, aux nombres et aux quantités, et nous y constaterons l’existence de raisons indépendantes amenant des résultats accidentels. A première vue, cette assertion semble paradoxale ; on s’imagine volontiers que là tout est lié et mutuellement déterminé, et que rien ne peut y être dérobé à nos prévisions. Pourtant, là, comme ailleurs, il est telle succession qui présente tous les caractères du hasard. Considérez par exemple l’expression indéfinie du rapport de la circonférence au diamètre, 3,141592…, poussez le calcul jusqu’à cent, jusqu’à mille décimales ; les résultats en seront toujours irrégulièrement distribués. Sans aller aussi loin, si on s’en tient à trente-deux chiffres, on verra que les dix chiffres de la numération s’y succèdent sans régularité ; le 0 s’y trouve une fois ; le 1 et le 7 y figurent deux fois ; le 4, le 6 et le 8, trois fois ; le 2 et le 9, quatre fois ; le 3, six fois. Et cependant nous lisons clair dans nos formules, mathématiques ; mais là, comme autre part, toutes les raisons ne sont pas solidaires : il en est qui agissent pour leur propre compte, et suscitent, lorsqu’elles en rencontrent d’autres, des résultats fortuits. C’est ainsi que, dans le cas pris pour exemple, il n’y a aucune solidarité, aucune dépendance rationnelle entre l’échelle de la numération décimale et les grandeurs géométriques dont il s’agit d’exprimer numériquement le rapport. — Mais si la nature agite ainsi partout « le cornet du hasard, » ne tient-elle pas en échec-toutes nos prévisions ? n’affecte-t-elle pas d’incertitude tous nos jugemens sur les choses réelles ?

L’empirisme brut serait, on le voit, le fruit naturel de la réflexion, et la science se bornerait à tenir à jour les annales des faits accomplis, si, en nous, la raison ne parvenait pas à se servir du hasard contre le hasard même. « Le rapport de la raison et de l’ordre est extrême, a dit Bossuet ; l’ordre est ami de la raison et son propre objet. » M. Cournot s’approprie cette sentence, et en fait le ressort principal de sa doctrine. Si le hasard semble partout dérouter la raison, la raison, amie de l’ordre, déjoue le hasard, en exigeant que lui-même soit soumis à des lois. En fait, il en est ainsi. Ne voyons-nous pas les phénomènes les plus indépendans et les plus discordans finir par se solidariser et se mettre à l’unisson ? « Suspendez aux deux extrémités d’une solive deux pendules battant tout différemment ; après quelque temps, ils sont d’accord. Agitez l’eau à l’entrée d’un tuyau ; à quelque distance, toutes les ondes sont égales, » — preuves manifestes que l’irrégularité superficielle et momentanée recouvre une régularité profonde et durable. Ne voyons-nous pas les courans désordonnés des faits non solidaires s’endiguer d’eux-mêmes et prendre un cours régulier ? La statistique n’extrait-elle pas de la masse des événemens isolés des moyennes régulières et constantes ? Le calcul des probabilités mathématiques ne prouve-t-il pas que là même où les faits s’unissent avec une liberté d’allures soustraite à la prévision, et s’enchevêtrent comme en nœuds inextricables, la règle et l’ordre se retrouvent ? Mais négligeons ces cas spéciaux, nombreux d’ailleurs, où nous parvenons à enfermer les effets du hasard dans des formules mathématiques, et à les soumettre ainsi aux lois fixes des nombres. Devons-nous, quand nous jugeons de l’ordre général des choses, ce qui est philosopher, estimer que le hasard nous présente et nous fait prendre comme une carte forcée un ordre simulé et accidentel, au lieu de l’ordre réel et permanent ?

J’observe dix positions d’un point mobile prises au hasard ; elles sont toutes sur la circonférence d’un cercle. Hésiterai-je à déclarer que le point qui les a marquées est astreint à décrire cette circonférence ? Pourtant je ne l’ai pas suivi en chacun de ses mouvemens, et je sais d’autre part que dix points de position donnée peuvent être reliés par un nombre infini de relations mathématiques. Je répète l’expérience de Mariotte pour des pressions variant de une à dix atmosphères ; je constate que les volumes correspondans du gaz sont en raison inverse des pressions supportées. Hésiterai-je à étendre ce rapport à toutes les pressions intermédiaires, inférieures et supérieures ? Pourtant, en le faisant, je dépasse en tous sens les limites de l’observation, et je sais que mille autres relations mathématiques seraient possibles entre les valeurs données. On dira sans doute que, si ces valeurs sont prises arbitrairement, si elles sont en quelque sorte des points quelconques et non pas des points singuliers, le rapport découvert entre elles est par là même démontré. Cependant cette démonstration n’est pas de celles qui entraînent l’adhésion pleinement assurée que produit la preuve mathématique. En effet, le nombre des relations possibles entre un nombre fini de points discontinus est infini, et ni l’observation, ni le calcul ne peuvent nous garantir que l’ordre saisi ou supposé entre eux est réel et durable, et non pas apparent et passager. Aussi, pour incliner notre pensée à croire, sans cette garantie, à la réalité de ses conceptions, un autre élément de croyance doit-il intervenir.

Quel est cet élément ? — Les conceptions que nous tenons pour vraies ont entre toutes celles que nous concevons comme possibles un caractère singulier : la simplicité. Pour contester l’induction qui les porte, il faudrait admettre que le hasard, entre un nombre infini de relations diverses, toutes plus compliquées les unes que les autres, nous a fait tomber, pour nous duper, sur la plus simple et la moins réelle de toutes. Par exemple, dans le cas de la loi de Mariotte, « il faudrait admettre d’un côté que la loi qui lie les volumes aux pressions prend pour certaines valeurs une forme très simple, et se complique, sans raison apparente, pour les valeurs intermédiaires ; il faudrait en outre supposer que le hasard nous fait tomber plusieurs fois de suite, parmi un nombre infini de valeurs, précisément sur celles pour lesquelles la loi en question prend une forme constante et simple. » Or n’est-ce pas là la plus improbable des suppositions, si improbable que la chance d’erreur, devenant infiniment petite, s’évanouit ?

Voilà donc des jugemens réels qui n’ont pour eux ni l’autorité du fait, ni celle de la démonstration logique, et que cependant nous recevons pour vrais. Il y a par conséquent en dehors des certitudes positives et mathématiques une espèce de certitude qui, sans être absolue, s’impose cependant à tout esprit libre de sophismes ; mais peut-on l’appeler certitude, au sens où les philosophies dogmatiques prennent ce mot ? En aucune manière ; elle ne vient ni d’une intuition immédiate, comme serait celle de vérités éternelles et absolues, ni d’une démonstration qui de caractères nettement définis conclut d’autres caractères. M. Cournot l’appelle probabilité philosophique, « si déplaisant, dit-il, que le mot soit à certaines oreilles. » On ne saurait contester que, dans les exemples qui viennent d’être cités, ce qui nous pousse à préférer telle loi à telle autre également possible, c’est moins la conformité de cette loi avec les faits que la simplicité et la régularité de l’ordre qu’elle introduit en eux. Toutes nos conceptions générales de la nature sont en définitive des hypothèses, et si l’on exclut les rêveries, il n’est guère d’hypothèse, même celles que l’expérience a fait rejeter, qui n’ait cadré avec les faits, et inversement, il n’en est pas, même parmi celles dont l’assiette expérimentale paraît la plus solide, qui ait reçu et puisse recevoir une vérification rigoureusement exacte.

Si donc toute hypothèse contraire aux faits est chimérique, le fait n’est pas cependant l’unique caution de l’hypothèse. En effet, si répété qu’il soit, il laisse toujours indécise une partie de la question à résoudre ; il y a des lacunes dans la série nécessairement limitée de nos observations. Pourtant nous franchissons lacunes et limites. C’est que « plus une loi nous paraît simple, mieux elle nous semble satisfaire à la condition de relier systématiquement les faits épars, d’introduire l’unité dans la diversité, plus nous sommes portés à admettre que cette loi est douée d’une réalité objective, qu’elle n’est pas simulée par l’effet d’un concours de causes qui, en agissant d’une manière indépendante sur chaque fait isolé, auraient donné lieu fortuitement à la coordination apparente. » La mesure à laquelle nous estimons nos conceptions théoriques est donc une idée, ou, si l’on veut, un sentiment intérieur de l’ordre, mesure dont nous usons plus en artistes qu’en géomètres, sentiment qui nous guide dans les choses de la philosophie avec autant, mais sans plus de sûreté que le goût dans les choses de l’art. Ce sens du vrai est ce que M. Cournot appelle la raison. La raison n’est donc pas pour lui une intuition directe et infaillible des vérités absolues ; aussi n’engendre-t-elle que des probabilités, encore ne sont-ce pas des probabilités mathématiques, susceptibles d’expressions rigoureuses et exactes. Quand des faits sont donnés, il est impossible d’énumérer toutes les relations qui pourraient les unir, de les répartir en groupes nettement accusés, d’en apprécier, à la mesure des géomètres, la simplicité relative. Aussi sommes-nous condamnés à ne pas avoir de celles que notre instinct rationnel nous force à adopter, cette certitude qui défie le paradoxe et le sophisme. Cependant, malgré cette infirmité, elles ne laissent pas, en certains cas, de s’imposer à nous avec une force invincible et d’engendrer des convictions durables. On comprend dès lors l’indécision relative où demeurent, au regard de l’infaillibilité scientifique, les convictions du philosophe, les obscurités et les équivoques qu’elles renferment, les luttes sans cesse renaissantes où elles sont engagées, les fluctuations qu’elles subissent et le rôle qu’y joue la variété des esprits. Les dogmatismes opposent certitude à certitude sans arriver à se convaincre mutuellement ; d’autre part, comme l’a dit Pascal, la nature confond les sceptiques. La vérité, pour tout ce qui n’est pas, comme la géométrie, objet de définitions précises et de déductions rigoureuses, est dans ces croyances qui tirent de leur conformité aux exigences de la raison et de leur adaptation approximative aux faits assez de force pour s’imposer sans réplique.

On le voit, ce que M. Cournot appelle probabilité philosophique ressemble fort, en son degré le plus élevé, à ce que d’autres ont nommé certitude immédiate. Toutefois ce serait le trahir que de lui faire attribuer aux conceptions rationnelles de l’ordre et de l’harmonie des choses des caractères en tout semblables à ceux des vérités principes des mathématiques, définitions et axiomes. Bien que les probabilités philosophiques aient souvent une force coercitive pratiquement égale à celle des certitudes mathématiques, la philosophie ne peut revêtir la forme scientifique. Comment et pourquoi ? La réponse de M. Cournot à ces questions est un des résultats les plus originaux de ses recherches et mérite d’être mentionnée. La science suppose deux choses : la délimitation précise des caractères et la déduction qui d’un caractère donné conclut un autre caractère. Or c’est ce qui n’a lieu, par suite de notre union avec la nature sensible, que pour l’étendue et les formes de l’étendue. Rigoureusement parlant, la science est identique à la géométrie ; hors de là, au lieu de mesurés exactes et de déterminations précises, nous n’atteignons que des à-peu-près. La chose est déjà manifeste lorsqu’il s’agit de vérifier expérimentalement les théorèmes géométriques ; nous devons nous contenter d’approximations. C’est que la nature physique, en toutes ses démarches, suit la loi de continuité. Elle passe insensiblement d’une valeur à une autre, d’un état à un autre état, d’un phénomène à un autre phénomène ; en elle, le discontinu est l’exception et le continu la règle. Aussi, pour la traiter scientifiquement, ne pouvons-nous en elle établir nulle part des divisions précises, ni tracer des délimitations absolument rigoureuses. Cette disconvenance radicale du discontinu et du continu s’accuse encore davantage lorsque les formes de l’espace ne suffisent plus à représenter même symboliquement nos idées, et qu’il nous faut, pour les exprimer, user des signes du langage. Les mots expriment des idées et des rapports nettement tranchés, sans qu’il y ait passage suivi de l’un à l’autre par nuances indiscernables. Aussi la représentation des choses continues par les signes du langage est-elle toujours et nécessairement approximative. Le travail du penseur n’est pas sans analogie avec celui de l’artiste mosaïste qui n’a, « pour copier un objet pris dans la nature ou un tableau ordinaire, qu’un assortiment de pierres dont les teintes sont fixes et les dimensions déterminées d’avance. » Grâce à des combinaisons diverses, les mots finissent par rendre des nuances de pensée à l’expression desquelles chaque mot pris à part ne se prêtait pas ; il n’en reste pas moins vrai que la continuité des choses leur échappe toujours. Ajoutez à ce défaut irrémédiable la nécessité où nous sommes d’exprimer linéairement par le discours la variété infinie des formes des rapports simultanés, et vous comprendrez que les conceptions d’ordre et d’harmonie introduites par la philosophie entre des élémens infiniment nombreux et infiniment divers ne sont pas susceptibles de cette évaluation exacte et de ces définitions rigoureuses sans lesquelles il n’y a pas de science, au sens strict du mot.


II

Tels sont les principes généraux appliqués par M. Cournot à la critique de nos connaissances. Il est intéressant de les voir en action sur des exemples précis. Il s’agit, en cette critique, de savoir quelle est la valeur représentative de nos diverses facultés de connaître. Un tel problème ne saurait être, on le conçoit aisément, résolu à la manière des géomètres ; en outre, il serait insoluble, si nos facultés, mises en cause, avaient toutes même autorité. Dans ce cas, il faudrait s’en tenir à l’acte de foi spontané du vulgaire ou se résigner au doute réfléchi du sceptique. Mais, en fait, nous reconnaissons une hiérarchie entre nos divers moyens de connaître. Les uns ne peuvent être reçus à porter témoignage pour eux-mêmes : tels sont les sens ; l’œil est impuissant à décider si ce qu’il voit est réel ou imaginaire ; représentation et hallucination sont pour lui phénomènes de même sorte, égaux en évidence ; sujet à l’erreur, il ne sait pas discerner les cas où il se trompe et se redresser lui-même. De même pour les autres facultés secondaires. Il nous serait donc impossible de sortir de peine, et, le doute une fois né en nous, de nous en affranchir, si la raison, cette faculté de l’ordre, n’avait pas dans notre organisme intellectuel un rôle prépondérant. Nous avons vu comment entre plusieurs hypothèses, relatives à des faits positifs, elle nous fait choisir la plus satisfaisante à ses yeux, c’est-à-dire la plus simple et la plus régulière, sans toutefois nous en garantir absolument la vérité. De même, en nous, elle contrôle tous nos jugemens, y sépare les alluvions étrangères et accidentelles du fond natif et permanent. Seule entre toutes nos facultés, elle a ce privilège éminent de se justifier elle-même. Qui contrôlera la raison, sinon la raison elle-même ? Aussi, pour savoir si nos autres facultés ne nous trompent pas, devons-nous uniquement nous demander si les notions fournies par elles « s’enchaînent ou ne s’enchaînent pas suivant un ordre qui satisfasse la raison. » Cette voie ne conduira qu’à des probabilités philosophiques ; mais réclamer en pareille matière des démonstrations catégoriques, n’est-ce pas vouloir remonter à l’infini, sous prétexte de poursuivre une certitude absolue, toujours fuyant, et se livrer, sans retraite possible, au scepticisme ? Notre raison de croire à la raison se tire de la raison elle-même. Si l’ordre qui la satisfait est factice et simulé, ne faudrait-il pas un hasard prodigieux pour que le désordre des choses, en se combinant avec l’ordre réclamé par l’intelligence, amenât un simulacre de simplicité et d’harmonie, et non pas un surcroît de complexité et de confusion ?

Suivons M. Cournot en quelques-unes de ses analyses. En premier lieu, devons-nous croire aux idées qui nous viennent des sens ? Nos perceptions représentent-elles quelque chose ? Les sens nous trompent souvent ; malgré cela, le sens commun s’obstine à en tenir le témoignage pour vrai en général. La raison nous le fera comprendre. Les images du rêve sont souvent incohérentes, et même, fussent-elles ordonnées régulièrement, au réveil elles sont interrompues pour faire place à des séries nouvelles ; le rêve du lendemain ne se lie pas à celui de la veille ; nos songes et ceux de nos semblables sont discordans, toutes choses qui cadrent mal avec l’hypothèse d’une réalité permanente extérieure, dont ces images décousues seraient la représentation. Dans la veille au contraire, nos impressions diverses s’ajustent les unes aux autres et s’enchaînent en systèmes ; les séries en sont continues et cohérentes ; la mémoire nous en atteste en nous l’identité, et le témoignage nous en garantit, autant qu’il le peut, la similitude chez nos semblables, — toutes choses qui s’accordent avec l’hypothèse que ces impressions représentent une réalité.

Mais la critique peut aller plus loin et déterminer d’une façon plus précise la valeur représentative de chaque espèce de sensations. Condillac, pour expliquer par la seule sensation la genèse de toutes nos connaissances, imaginait une statue inerte à laquelle il donnait tour à tour les sens différens, et il recueillait les notions qu’il croyait s’introduire en elle, à chaque nouvelle ouverture sur le monde extérieur. Un tel procédé est artificiel ; aussi M. Cournot n’a-t-il garde de le renouveler. Cependant, pour discerner parmi toutes nos sensations celles qui ont une valeur représentative de celles qui sont uniquement des réactifs spéciaux de la réalité il les suppose tour à tour abolies, et il constate que la disparition des unes ne pervertirait pas le système de nos connaissances, au lieu que l’abolition des autres en serait le bouleversement et même la ruine ; ces dernières seules représentent réellement les choses. Considérons par exemple les sensations de chaud et de froid. Elles semblent être l’indice d’une qualité spéciale des corps, et on peut se figurer qu’abolies, nous n’aurions aucune notion de la température et de ses lois. Il n’en est rien pourtant. Un être insensible au chaud et au froid parviendrait à se faire de la chaleur une idée exacte et à en déterminer les lois. Il verrait que les liquides augmentent ou diminuent de volume lorsqu’ils sont exposés ou soustraits aux rayons du soleil, rapprochés ou éloignés des corps incandescens ; il imaginerait de rendre ces variations plus sensibles en construisant un thermoscope, et alors, par diverses expériences qui ne requièrent pas les sensations de chaud et de froid, il parviendrait à distinguer la chaleur de la lumière et il en construirait la théorie tout entière, de la même façon que nous construisons celle de l’électricité, sans une sensation spéciale correspondant à cet agent spécial ; il aurait en un mot, sur la chaleur, ses effets et ses lois, les idées que nous avons nous-mêmes. De même un être sans organe de l’ouïe pourrait faire une théorie de l’acoustique, un être sans yeux une théorie de l’optique. Certains sens sont donc uniquement des réactifs et non des représentans. Seul, le toucher actif nous représente les choses ; s’il disparaissait, les autres sens subsistant, le système de nos connaissances serait bouleversé ; mais si les autres disparaissaient, lui seul subsistant, notre connaissance du monde extérieur, bien que privée de son cortège habituel d’impressions et d’images, continuerait de représenter la réalité. Même en ce cas extrême, notre sentiment de l’ordre serait satisfait.

C’est encore à cette mesure que nous estimons la valeur représentative de nos conceptions abstraites. Pouvons-nous croire par exemple que les notions mathématiques sont de pures créations de notre esprit, alors que nous les voyons, autant que l’imperfection de nos mesures permet d’en juger, réalisées hors de nous, en tout ordre de phénomènes ? Si c’étaient, comme on l’a soutenu parfois, choses purement idéales, par quel prodigieux hasard les phénomènes, qui dans cette hypothèse seraient étrangers au nombre et à la quantité, s’enchaîneraient-ils suivant des lois de nombre et de quantité ? Comment comprendre que les faits astronomiques, a si manifestement indépendans des lois ou des formes de l’intelligence humaine, » se coordonnent en un système simple et régulier, dont la clé de voûte et les pièces principales n’existeraient que dans notre esprit ? « Si la notion de la ligne droite ou de la distance n’était qu’une fiction de l’esprit, une idée de création artificielle, par quel hasard se ferait-il que les forces de la nature, la force de la gravitation par exemple, varieraient avec les distances suivant des lois simples, seraient (comme disent les géomètres) fonctions des distances, de telle sorte que la variation de la distance est nécessairement conçue comme la cause ou la raison de la variation de la force ? D’où viendrait cet harmonieux accord entre les lois générales de la nature, dont nous ne sommes que les témoins intelligens, et une idée déterminée par la nature de notre entendement, qui n’aurait de valeur que comme invention humaine et comme produit de notre activité personnelle ? »

Ces procédés de discernement sont applicables aussi aux vérités de l’ordre moral. En morale, plus encore qu’en philosophie spéculative, les sceptiques ont large carrière pour opposer les maximes aux maximes, les sectes aux sectes : vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ! Pourtant il n’est pas impossible à la critique de distinguer, dans l’amas des opinions humaines, celles qui tiennent au fond même de notre espèce, ou mieux encore qui témoignent d’un ordre moral aussi extérieur et supérieur à nos volontés que l’ordre physique l’est à nos esprits, de celles qui dépendent des circonstances accidentelles d’individus, de professions, de castes, de races, de pays et de climats. Là, comme partout ailleurs, les effets de ces causes irrégulières s’effacent à la longue sous l’action prolongée des causes constantes et uniformes. « S’il était permis, a dit Tocqueville, de supposer que toutes les races se confondissent, et que tous les peuples du monde en vinssent à ce point d’avoir les mêmes intérêts, les mêmes besoins, et de ne plus se distinguer les uns des autres par aucun trait caractéristique, on cesserait entièrement d’attribuer une valeur conventionnelle aux actions humaines. » Rien de plus exact que cette pensée ; mais, sans rêver un évanouissement complet des variétés et des nuances d’individus et de races, ne voyons-nous pas les idées morales des différens peuples, nées et développées dans les conditions et sous les influences les plus diverses, tendre, par la culture, vers un type uniforme ? Et n’est-on pas dès lors en droit de dire que ce qui s’efface et disparaît était accidentel, et que ce qui persiste et demeure est fondamental ? Sans doute de nouvelles idées, inconnues aux générations qui ne sont plus, apparaissent ; mais leur tardive apparition prouve-t-elle qu’elles ne font pas partie d’un fonds de vérités supérieures ? Le progrès en morale choque-t-il plus la raison que le progrès dans la science ? La loi de la gravitation est-elle donc chimérique parce qu’elle a été ignorée jusqu’à Newton ? La loi de la fraternité l’est-elle davantage, parce qu’elle n’a pas été et n’est pas encore la règle de tous les hommes ? Rien au contraire n’est un indice plus saillant du caractère objectif des notions morales que la venue tardive de quelques-unes. Si l’action lente du temps et des causes uniformes, en éliminant peu à peu les variétés singulières et particulières, se bornait à dégager les élémens spécifiques, on pourrait croire que ce fonds commun est uniquement la moyenne des besoins et des intérêts généraux de l’humanité, régularisés par un tassement séculaire. Mais quand on voit surgir des idées nouvelles qui aussitôt s’imposent et à la volonté et à la croyance, introduisent dans les rapports de l’homme avec l’homme plus d’unité, de simplicité et d’harmonie, concordent mieux avec le peu que nous savons de l’ordre universel, il n’est pas permis de douter qu’elles nous révèlent un ordre de choses supérieur à l’humanité. Nous concevons qu’elles s’imposeraient à toute volonté raisonnable, comme certaines règles de notre logique vaudraient pour des esprits dépourvus de nos organes sensibles et de notre langage, et comme les lois du monde physique continueraient de régir la matière, si l’intelligence humaine était anéantie. — Ainsi partout l’accidentel et le fortuit s’atténuent, s’effacent et disparaissent sous l’action lente et continue des causes constantes ; l’ordre se dégage du désordre apparent, comme notre monde solaire, si varié et si harmonieux, est sorti peu à peu d’une nébuleuse aux élémens épars.


III

Tels sont, esquissés à grands traits, les principes essentiels de la philosophie de M. Cournot. Nous voudrions pouvoir citer toutes les applications qu’en fait l’auteur aux divers ordres de science : là surtout se montre cet esprit de finesse qui, chez lui, l’emportait encore sur l’esprit géométrique ; là est peut-être le meilleur et le plus durable de son œuvre. Nous aimerions à montrer comment, à l’opposé des positivistes, il n’estime pas que l’obscurité augmente à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie des sciences, pour quelles raisons il juge les problèmes de la vie plus obscurs que les problèmes sociaux ; nous aimerions surtout à le suivre en ses fortes considérations sur la marche des événemens humains ; mais ce serait excéder ici nos limites et dépasser notre but. Il vaut mieux, pour mettre plus en relief les idées maîtresses de cette doctrine, indiquer quelques-uns des dissentimens qu’elle peut provoquer. C’est chose permise et même requise avec un penseur qui fait, dans la philosophie, une place toujours ouverte aux sentimens individuels.

Nous ne pouvons soulever ici le difficile problème des fondemens du hasard et de la probabilité mathématique ; il a été traité avec une compétence spéciale par un profond penseur français, M. Ch. Renouvier, dont la fortune n’est pas sans analogie avec celle de M. Cournot, dans un récent Traité de logique générale. Toutefois nous sera-t-il permis de faire remarquer avec lui que le hasard réel de M. Cournot pourrait bien n’être au fond que notre ignorance incurable de toutes les raisons dont l’influence, souvent secrète, amène les événemens ? Sont-ce vraiment des séries indépendantes que celles « qui se prêtent à des points de concours fixes et prévoyables ? » Et si, comme M. Cournot le pense, tous les fils de la trame universelle sont tenus en une seule main, pour qui les verrait là, toute ambiguïté et toute incertitude sur les nœuds qu’ils formeront n’auraient-elles pas disparu ? et notre intelligence n’aurait-elle pas alors uniquement à se mettre en garde contre les chances d’erreur attachées à ses organes imparfaits, sans se préoccuper d’une irrégularité fictive des choses ? En fin de compte, ce qui domine dans le monde, d’après M. Cournot, c’est la régularité et l’harmonie ; les accidens eux-mêmes finissent par trahir des lois qui les régissent. Ceci nous amène à la thèse capitale de M. Cournot sur la raison et la probabilité philosophique.

Certes on ne saurait soutenir aujourd’hui, après les mémorables analyses de Kant, que la raison humaine a une intuition directe de l’absolu, et que nous pouvons lire en nous-mêmes, dans nos idées, les formules éternelles dont le monde serait le développement ; les croyances philosophiques ont d’autres assises que les certitudes mathématiques. Mais n’y a-t-il pas, dans le système total de nos connaissances touchant les choses, une région moyenne et nodale d’entière certitude, au-dessous et au-dessus de laquelle s’échelonneraient des probabilités d’espèces différentes ?

Sous le nom d’idées fondamentales, M. Cournot nous paraît faire tenir à la fois ce que Kant appelait formes a priori de la sensibilité et catégories de l’entendement, c’est-à-dire les conditions organiques de la représentation et de la pensée, et les conceptions théoriques des diverses sciences, — et peut-être est-ce pour avoir fondu violemment en un seul ces deux groupes distincts qu’il a été conduit à attribuer au tout l’incertitude relative d’une partie. Peut-on cependant les confondre ? Il est en nous des notions et des vérités qui nous apparaissent comme les conditions de toute expérience possible. Pouvons-nous nous représenter un objet et le penser sans le placer dans le temps et dans l’espace, sans en faire une quantité, sans le rapporter à quelque chose qui le détermine, et sans le concevoir comme une variation dans un total constant ? Espace, temps, nombre, causalité, substance, sont engagés en toutes les démarches de notre intelligence, et quand, par une fiction violente, nous les supposons détruites, ces notions rentrent de force en nos pensées ; pour les contester, il faut les supposer. De même, quand nous essayons de les déduire de l’expérience, elles sont présentes aux élémens qui seraient censés les produire. Ce sont là, d’après la critique kantienne, les vérités universelles et nécessaires qui fondent la possibilité et l’objectivité de nos connaissances. Il est permis de les appeler idées fondamentales des sciences. En effet, que seraient les mathématiques sans les notions du nombre et de l’espace, les sciences physiques sans celles de la causalité et de la réciprocité d’action ? Mais, par cela même qu’elles sont la charpente de tout notre savoir, il faut leur reconnaître une certitude solide et inébranlable sans laquelle rien autre ne serait même probable, et les distinguer avec soin des hypothèses positives et des conceptions théoriques introduites dans les sciences pour relier en systèmes les divers phénomènes.

Ces notions maîtresses en effet, assises fixes de la connaissance, indispensables à l’intelligence du monde, ne contiennent pas en elles-mêmes les raisons prochaines des faits. Seuls, l’espace et le nombre se prêtent à des développemens déductifs illimités, pour lesquels rien de l’expérience n’est nécessaire. Aussi en attribuant aux seules mathématiques une certitude complète, M. Cournot témoigne-t-il contre son système en faveur de la thèse que nous soutenons. D’où leur viendrait en effet cette certitude absolue, sinon des principes mêmes, de la déduction, c’est-à-dire des définitions des nombres et des formes de l’étendue ? Et alors pourquoi refuser aux autres lois universelles de la pensée, égales en autorité aux lois purement mathématiques, une certitude reconnue en celles-ci ? — Mais, quand il s’agit d’expliquer les choses sensibles, d’en ramener les manifestations à des types généraux et persistans de coexistence et de succession, l’expérience doit intervenir, et avec elle l’hypothèse. Nous sommes assurés que les phénomènes n’apparaissent pas sans raison, et qu’aucun changement dans le monde n’augmente ni ne diminue la quantité de ce qui existe ; mais de ces principes, nous ne pouvons déduire a priori l’explication d’aucun phénomène. Il faut donc introduire entre les faits bruts et les principes, sous peine de demeurer dans un empirisme aveugle ou de s’enfermer dans un idéalisme infécond, des conceptions générales qui relient en systèmes harmonieux les faits en apparence les plus dissonans : telles sont, pour citer seulement quelques exemples, la théorie des ondulations lumineuses, la gravitation universelle, l’équivalence mécanique de la chaleur, l’hypothèse de l’éther. Ce sont là aussi des idées fondamentales des sciences, mais en sous-ordre, pour ainsi dire. D’elles, il est vrai de dire avec M. Cournot que nous ne pouvons avoir ni démonstration proprement dite, ni preuve positive. Imaginées pour rendre raison de l’ordre et de la suite des faits, elles ne sont jamais vérifiées qu’approximativement, même pour les cas où il serait insensé de les rejeter. Ce sont essentiellement des hypothèses dont la force s’affaiblit ou s’accroît avec le progrès de l’observation et la précision de nos mesures ; mais jamais elles n’atteignent à la certitude mathématique. Il y a donc au-dessous des certitudes natives, fondement du savoir, un système de probabilités physiques aux nuances variables et variées.

Mais ne faut-il pas prolonger en sens inverse la ligne des probabilités vers les choses métaphysiques, dont les sens ne jugent pas ? M. Cournot pense que l’absolu n’est même pas objet de présomption et d’induction. C’est chimère, suivant lui, quand nos points de repère les plus fixes et les plus immuables se déplacent et se meuvent, que de prétendre atteindre l’immobile. Cette sentence est vraie. Dans l’ordre du mouvement, l’absolu échappe à nos prises. Mais est-ce là qu’il faut le chercher ? Nous concevons tous, philosophes et savans, métaphysiciens et positivistes, par contraste avec les existences soumises aux vicissitudes du temps, de l’espace, du nombre et de la causalité, une existence affranchie de toute limite et de toute relation, qui tiendrait d’elle-même sa raison d’être. Cette notion est le résidu de toutes les métaphysiques, quand on en a défalqué les façons diverses dont chacune se représente l’absolu. Les positivistes eux-mêmes en témoignent. L’existence en soi, n’est-ce pas cet océan sans bornes que, d’après eux, la science humaine ne saurait ni parcourir ni sonder ? Mais c’est là une notion vide. Est-il possible de la remplir ? Nous n’avons pas une intuition directe de l’absolu ; autrement les discussions des philosophes auraient pris fin depuis longtemps, et la métaphysique serait aussi solidement assise que la physique. Nous ne pouvons davantage en affirmer ces choses que l’analyse nous découvre comme les conditions de la pensée scientifique, à savoir l’espace, le temps, le nombre, la causalité et la substance. Ce serait en effet y introduire un germe de contradiction et de ruine. Que serait, par exemple, un espace absolu ? — La totalité des étendues ? — Mais l’espace est illimité ; si loin qu’en notre fantaisie nous en reculions les limites, toujours il s’ouvre au-delà. L’espace absolu sera-t-il fini ou infini ? Dans le premier cas, il n’est plus l’espace, puisque l’espace est illimité ; dans le second, ce ne sera rien de réel, puisqu’une quantité infinie réelle est une conception contradictoire. Toute quantité peut être augmentée, et un infini actuellement réalisé ne saurait l’être. Ce serait donc un nombre auquel on ne pourrait ajouter l’unité, c’est-à-dire, suivant la saisissante formule de M. Renouvier, un nombre qui ne serait pas un nombre. De même pour les autres catégories, lorsqu’on essaie de les élever à une puissance absolue. Ainsi, quand, prenant pied sur le terrain de la science, nous tentons de nous élever vers ce qui la dépasse, à chaque élan nous retombons sur le sol.

Cependant l’esprit ne renonce pas pour cela à s’ouvrir une issue hors du relatif. Le sphinx l’attire et l’attirera toujours, car la métaphysique est, comme l’art, une fonction essentielle de l’humanité. Mais les organes qui la desservent ne sont pas ceux de la science. Si tant de métaphysiques ont échoué tour à tour, c’est qu’elles prétendaient toutes que les lignes de la science allaient se réunir dans l’absolu, et que l’esprit pouvait y pénétrer en les suivant. De séculaires insuccès ont montré que l’espérance était vaine. Nous pensons les choses comme objets sous des conditions universelles et nécessaires ; mais aussitôt que nous appliquons ces conditions à l’existence en soi, nous la faisons déchoir au rang de phénomène, et ce qu’alors nous prenons pour l’absolu n’est que le relatif indûment transfiguré ; mais ces lois a priori de la connaissance ne sont pas tout en nous. Nous sommes objets pour nous-mêmes, en ce sens que nous projetons nos sensations hors de nous et les voyons soumises à des relations invincibles de coexistence et de succession ; mais en même temps nous saisissons en nous certains attributs étrangers à l’objet, conscience, force, finalité, liberté, moralité. C’est là notre sujet, notre moi, le fond de nous-mêmes. N’y a-t-il pas là autant d’ouvertures sur ce que sont les choses pour elles-mêmes, et non plus au regard de notre imagination et de notre entendement ? C’est un fait que nous transportons hors de nous ces notions subjectives, et qu’à certains signes extérieurs, nous prétendons juger de ce que les choses ont en elles de force intime, de finalité interne et de spontanéité. Sur cette voie, ne pouvons-nous pas nous élever à une notion approximative de l’absolu ? La vérité objective est, comme l’a dit Pascal, et comme l’eût répété volontiers M. Cournot, une pointe si subtile que nos instrumens sont trop émoussés pour y toucher exactement ; à plus forte raison, le for intérieur des choses échappe-t-il à toute mesure, même approchée ; mais, à défaut de certitude, n’avons-nous pas des jugemens de cet ordre, des assurances, indémontrables, il est vrai, comme les probabilités physiques, mais qui ne laissent pas de s’imposer à nous, et pour d’autres raisons ? Et dès lors n’y a-t-il pas lieu de rechercher quels sont les organes de cette croyance, quelles en sont la valeur et la portée ? En d’autres termes, dans une critique générale, ne faut-il pas faire une place importante à la critique spéciale des probabilités morales et métaphysiques ? M. Cournot ne l’a pas cru. Peut-être tenait-il en réserve, derrière les inductions de la science, les certitudes de la foi ; peut-être aussi les instincts et les habitudes scientifiques de son esprit le tenaient-ils attaché aux choses d’expérience et de calcul positif. Mais, malgré cette lacune, son œuvre a une place marquée, dans l’histoire des doctrines, entre le positivisme dogmatique et le dogmatisme métaphysique ; elle est une de celles qui font le plus d’honneur à notre pays, et que nous pouvons sans crainte mettre en face des travaux les plus considérables de la philosophie étrangère.


Louis LIARD.