Un Gaulois de la renaissance - Étienne Pasquier

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Un Gaulois de la renaissance - Étienne Pasquier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 177-202).
UN
GAULOIS DE LA RENAISSANCE

ETIENNE PASQUIER.

S’il est vrai que la gloire des bonnes lettres soit d’accroître l’humanité des hommes en enrichissant leur âme, il doit paraître intéressant d’étudier les écrivains de la renaissance : en aucun temps, croyons-nous, les lettres n’ont fait au monde des dons plus magnifiques et plus rapides; comparer l’honnête homme du siècle de Louis XIV au Gaulois du commencement du XVIe siècle, c’est mesurer le progrès que la renaissance a fait faire à la pensée française.

Les écrivains de la renaissance sont des Gaulois qui changent. On ne les sent bien, on ne les goûte guère, qu’en les comprenant ainsi. Leur effort afin de s’améliorer et de devenir plus grands, leur rêve généreux et confus de gloire pour eux et pour ceux qui les suivront, sont ce qui plaît le plus en eux. Nous les estimons en raison de leur courage, de leurs intentions, de leur zèle à nous initier aux belles pensées des étrangers, bien plutôt qu’en raison de leurs livres mêmes. Ceci pourtant n’est vrai ni de Rabelais ni de Montaigne ; mais la fortune du nom d’Amyot, simple traducteur de Plutarque, n’en est-elle pas une preuve? l’histoire littéraire n’a pas exigé des hommes du XVIe siècle, pour garder pieusement leur mémoire, qu’ils eussent fait œuvre de génie : elle les honore pour les générations qu’ils ont préparées. Ce que nous avons voulu chercher dans les ouvrages d’Etienne Pasquier, c’est lui; ce qui de lui nous occupe, c’est le Gaulois aux prises avec les influences de l’antiquité et s’en modifiant. Il est au nombre des plus propres, le plus propre peut-être, à servir de sujet pour une telle étude psychologique. Puisse celle que nous allons entreprendre intéresser! On voudra bien y pardonner des réflexions générales, un peu longues peut-être, et cependant indispensables à l’intelligence de notre matière : par exemple, il faut bien, avant tout, tâcher de définir ce qu’est un Gaulois, puisque Pasquier, tout le premier et tout le long de ses œuvres, s’y est plaisamment mépris ; un peu plus tard, ce ne sera pas un hors-d’œuvre que d’examiner ce qu’un Gaulois peut gagner au commerce des anciens, puisque Pasquier est, par définition, un Gaulois à l’école de Rome.


I.

Nous disons que Pasquier, quelque prix qu’il mît à la qualité de Gaulois et tout Gaulois qu’il fût né, vécut dans d’étranges erreurs sur le sens qu’il convient de donner au mot Gaulois. Le fait est piquant ; ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’à l’heure actuelle encore, bon nombre des gens qui font profession ouverte de sympathie ou de dédain pour le Gaulois n’ont point cependant de sa nature et de ses origines une idée plus juste que Pasquier.

Leur erreur capitale vient de ce qu’ils veulent se figurer, de ce qu’ils tiennent à se figurer le Gaulois comme le pur descendant des Galli, premiers habitans de notre sol. Amédée Thierry, l’auteur de l’Histoire des Gaulois, a flatté complaisamment leur manie, quand il écrivit que le caractère des Galli se continue dans celui des Français à toutes les époques et malgré le mélange des races par invasion et conquête. Pasquier s’obstinait à se considérer comme un Gallus ; il faisait bon marché du sang latin, qu’il tenait sans doute pour être d’inférieure qualité, les Romains n’ayant conquis les Gaules qu’à la faveur de nos divisions ; et quant au sang franc, bien qu’il en eût plus d’estime, et reconnût qu’à la longue « les braves Français (Francs) se naturalisèrent dans notre pays comme légitimes Gaulois, » il ne l’acceptait pas davantage, puisqu’il croyait utile d’établir que notre valeur égalait celle des Francs et qu’il fallut sans doute un décret divin pour nous réduire et nous faire passer sous leurs lois. Pasquier eût été fort en peine, à la réflexion, de dire si, parmi ses ancêtres, il comptait plus de Gaulois, plus de Romains ou plus de Francs, et chacun de nous éprouverait même embarras. Nous sommes, et Pasquier le savait, et nul ne l’ignore, une race croisée, recroisée et encore croisée. Les moins Gaulois des Français actuels sont bien, ce semble, les Bretons, race rêveuse et de gestes graves, et cependant n’est-ce pas d’après ces Celtes qu’il convient de nous faire une imagination des Gaulois leurs frères? l’homme dit Gaulois est donc très mal nommé : il n’a rien ou presque rien du Gaulois, du Gallus; c’est Gallo-Romain qu’il faudrait l’appeler, car c’est bien au Gallo-Romain qu’il ressemble le plus, au Gallo-Romain en qui rien ne se retrouve du Gallus, et qui n’est, à bien prendre, qu’un Romain, mais un Romain de paix et de jouissance, un Romain déchu et content. Plante, le comique favori de la plèbe romaine, de cette plèbe qui a passé son âme au Gallo-Romain, est presque un Gaulois. Une grande partie de la race gallo-romano-franque ou française, le peuple et la moyenne classe des villes surtout, garda le dépôt de l’esprit gallo-romain en l’augmentant encore d’un supplément de bonne humeur, supplément venu peut-être pour une part du bon équilibre du sang que le mélange des races avait produit ; elle garda cet esprit à travers tout le moyen âge, pendant qu’à côté d’elle circulaient les grands courans de passion chevaleresque et de passion religieuse créés par les traditions franques et par l’inspiration évangélique. Pasquier fut un de ceux qui héritèrent, au XVIe siècle, de l’esprit gallo-romain : il se le reconnut, l’aima en lui, et, comme tout le monde, l’appela gaulois. Cette appellation si défectueuse doit certainement son origine, les ouvrages de Pasquier suffiraient à le démontrer, au sentiment de vanité qui persuade les hommes de reculer aussi loin que possible dans la nuit des temps la chaîne des ancêtres.

Ce n’est pas seulement parce que Pasquier écrivit les Ordonnances d’amour et badina en vers sur la puce de Mlle des Roches, qu’il nous apparaît comme un Gaulois. L’attirail varié des farces grasses, dites gauloiseries, que les générations de nos pères se sont légué comme un précieux héritage en se passant la consigne qu’il en fallait rire, est bien l’un des attributs du Gaulois, mais non son attribut essentiel. De l’avoir su créer et de s’en pouvoir réjouir avec autant de persistance demandait, à la vérité, la gaité facile et large, ou, si l’on veut, « la vieille gaîté française, « et je ne sais aucun peuple du monde qui fût, à l’égal du nôtre, capable de s’amuser franchement et longtemps des apothicaires et de leurs œuvres ou de la substance la plus grossière de la trame de l’amour. Mais les noms de Régnier, de Molière, de La Fontaine, viendraient immédiatement aux lèvres de qui ne croirait pas superflu de prouver que la « vieille gaîté française » a mis en œuvre d’autres objets. Pasquier lui indiqua formellement sa voie : elle devait s’inspirer de la Farce de Patelin, qui lui semblait le chef-d’œuvre du génie national. Des écrivains de tout pays ont observé le spectacle humain pour en faire la satire amère ou joyeuse ; des Français savent seuls le regarder et le traduire à la gauloise. Un bon sens plus pratique qu’élevé, une aptitude singulière et presque de l’instinct pour découvrir ce qui s’en écarte, la puissance de la verve, le mouvement dont est emportée la pensée dans une phrase tout en couleur et d’une clarté limpide, sont très certainement quelques-uns des traits généraux dont le Gaulois doit être marqué. Le plus souvent il gouverne sa conduite et juge celle d’autrui d’après des principes qui n’ont rien de supérieur; ne cherchez en lui ni préoccupation métaphysique, ni grandes et belles amours, ni bien vive charité ; tirer de la vie le meilleur parti possible, en restant brave homme pour la tranquillité de sa conscience, est son principal idéal; l’intérêt bien compris est la base de sa morale, et généralement il comprend que son intérêt est de ne pas se tourmenter des choses. Il est cependant très susceptible de s’éprendre de gloriole; de la vraie gloire, point.

On ne sait presque rien de la naissance d’Etienne Pasquier. Il aimait à parler de ses affaires, et, plus vraisemblablement par orgueil que par modestie, ne nous a jamais rien dit de sa famille. D’après d’Hozier, il serait fils d’un archer de la garde du roi, petit-fils d’un sergent à verge, et la fortune de son grand-père aurait été confisquée pour un acte regrettable de violence. Né, en 1528, à Paris, il dut grandir dans un entourage de médiocre distinction, parmi des hommes et des femmes au parler gras, amis de la bonne chère et du rire facile, et que l’exemple de l’aïeul avait rendus parfaitement sages. Puis sa personnalité gauloise ainsi formée reçut l’influence de la littérature antique.


II.

Pasquier entrait dans la vie au temps du plus grand engouement pour Rome et la Grèce. Tandis qu’il étudiait les lois, tant en France qu’en Italie, sous Hotman, Baudouin, Cujas, Alciat, Socin, il cultivait déjà les lettres ; quand il fut au barreau de Paris, il consacrait une bonne part des trop nombreux loisirs que lui faisait son obscurité à lire les vieux auteurs, à fréquenter les chefs du mouvement littéraire nouveau, et, s’enflammant au commerce des uns et des autres, il méditait sur les moyens de régénérer notre pensée et nos livres.

On ne saurait fixer au juste la doctrine littéraire ou, si l’on veut, le programme de Pasquier : doctrine et programme ne furent, semble-t-il, jamais bien arrêtés en son propre esprit. Ce qui, dans toutes les façons de penser des hommes du XVIe siècle, apparaît le plus clairement, c’est une extrême confusion, c’est l’embarras de concilier entre elles les choses opposées qui, sorties récemment et toutes à la fois de la nuit, réclament de la place au soleil. Ainsi que du Bellay et Ronsard, Pasquier, à la lecture des beaux livres sonores de l’antiquité romaine où revient sans cesse le mot patria sent se développer en son âme le sentiment, presque nouveau, fort obscur chez les générations antérieures, de la patrie française. Cette France dont on prend tout à coup pleine conscience, on se sent honteux de la trouver très inférieure sous de certains rapports, notamment par sa littérature et sa langue, aux patries antiques : on se jure de lui donner les gloires qu’elle n’a pas ; on ira chercher chez les nations rivales de quoi les égaler ; on les pillera, on les dépouillera, on se parera et se gorgera du butin ainsi fait, mais cependant par jactance patriotique on médira d’elles, on les dépréciera, on assurera qu’on les valait bien. Spectacle comique et respectable ! Étienne Pasquier nous le donne d’un bout à l’autre de l’œuvre qui reflète sa pensée trouble.

Nous venons de dire que le sentiment de la patrie était presque nouveau : ceci demande d’être expliqué. Certes, on ne saurait oublier ni Bavard, ni Jeanne d’Arc, ni du Guesclin, ni les chevaliers du moyen âge mourant pour la douce France, ni nos rois travaillant au milieu de leurs légistes, avec un génie héréditaire, à la formation du territoire bien-aimé : des marches de la Lorraine aux grèves bretonnes, dans l’âme de la bergère comme dans celle du petit seigneur, comme dans celle du chevalier, comme dans celle du roi, apparaît depuis des siècles, sous le souvenir orgueilleux et confus de la puissance du vieil empereur des légendes, Charlemagne, ce qu’on pourrait très justement nommer : l’instinct passionné de la patrie française. La flamme sacrée naît, puis éteinte renaît, et renaît encore, admirable phénomène, juste aux temps qu’il faut pour le salut du grand être noble en train de se former: elle brille aux heures de crises suprêmes et dans l’enivrement des triomphes. Mais avec la renaissance seulement, le patriotisme devient un sentiment raisonné, classé, dénommé, qui se fixe dans certains cœurs, tout comme le sentiment du devoir féodal et celui de l’honneur militaire habitaient les cœurs des chevaliers. Il sourd d’abord à ceux qui lisent les Latins, poètes en quête d’inspiration nouvelle, gens dérobe amis des loisirs studieux ; Joachim du Bellay crée le mot patrie ; les parlementaires commencent à aimer le roi surtout parce qu’il incarne la France ; il est vrai que pour ce motif ils l’aiment double. Les hommes d’épée garderont longtemps encore, pour la plupart, la tradition féodale, c’est-à-dire la fidélité au seigneur ; le roi continuera d’être surtout le premier seigneur de France, à leurs yeux. Jusqu’à la renaissance, les chevaliers, dépositaires des idées et des sentimens d’origine franque, ont eu une incontestable supériorité morale, celle du dévoûment et de l’héroisme, sur le reste de la nation confiné dans les horizons étroits et vulgaires de la tradition gallo-romaine, ou, si l’on veut, gauloise ; voici que les bourgeois vêtus de la robe lisent les sages de l’antiquité comme jamais ne les ont lus leurs ancêtres les légistes ; au lieu des quelques éclairs de la pensée gréco-latine que des livres rares et mal choisis faisaient parvenir aux hommes du moyen âge, cette pensée tout entière leur arrive en sa gloire ; ils lui ouvrent leur intelligence et leur cœur, se font une âme romaine, s’animent de sentimens plus hauts encore que les sentimens du passé ; ils deviennent la raison même de la nation ; c’est des beaux secrets de leur esprit que la nation avide de se renouveler pour la vie moderne, s’emparera deux cents ans plus tard avec une hâte brutale et funeste pour faire la révolution.

Étienne Pasquier fut des premiers à découvrir clairement la patrie française dans les livres latins. Il en conçut tout aussitôt du dépit et de la jalousie. Nombreux sont les passages de ses œuvres où il tâche d’établir que nous valons les Romains, que nous valons mieux qu’eux. Il estime que c’est une faiblesse d’esprit de s’incliner devant la prétendue supériorité de Rome. N’avons-nous pas, dit-il gravement, vaincu Rome sous Bellovèse, saccagé Rome sous Brennus, terrifié Rome mainte autrefois encore, jusqu’à lui faire proclamer le tumultus ? César, revenant des Gaules, n’a-t-il pas triomphé de Rome grâce aux Gaulois ? Charlemagne n’a-t-il pas été empereur de Rome ? Les croisés ne sont-ils pas allés à Byzance, cette seconde Rome ? Les souvenirs de Charles VIII et ceux du connétable de Bourbon sont encore frais dans la ville des papes ! Dans les lettres mêmes, nous-valons pour le moins cette fameuse Rome : qui ne sait que les druides possédèrent la plus belle philosophie qui fut jamais, qu’ils en influencèrent la Grèce, que leur littérature orale fut sans rivale et qu’ils eurent le seul tort de ne pas écrire ? Ce tort leur est commun avec Lycurgue, Pythagore et Socrate, « lesquels pensaient qu’il était bon d’obliger les mémoires au lieu d’accumuler les papiers. » La moderne Italie, pas plus que l’ancienne, ne se peut prévaloir d’une supériorité sur nous ; bien plus, elle nous doit sa poésie : ses poètes se sont inspirés de Béranger comte de Provence, de Raymond comte de Toulouse et de leurs courtisans, « et ainsi le voit-on à l’œil dans les œuvres de Dante, lequel embellit une partie de ses écrits de plusieurs traits, mi-partis tant du provençal que français. »

Ces points bien établis dans l’intérêt de la dignité française, Pasquier croit se montrer bon Français encore en conseillant de prendre à l’étranger ce qu’il a de meilleur. Il sentait bien, au fond, l’affreuse décadence de nos lettres : tous les lettrés qui prirent leur part du mouvement de la renaissance en souffraient; on peut même dire que la renaissance vint d’une sorte d’affolement causé par le spectacle de la dégénérescence de la veine française. La source de l’inspiration celtique et franque, qui nous avait donné les romans, les légendes, les chansons de geste du moyen âge, était tarie ; cette inspiration ne se reconnaissait plus dans les fades romans de chevalerie que lisaient les gentilshommes et les dames sous Louis XII et François Ier; notre poésie ne procédait plus guère que de l’inspiration gauloise : rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, satires en forme de coq-à l’âne, chansons, n’étaient que des jeux d’esprit sans élévation ; Joachim du Bellay les caractérisa d’un mot qui fait songer au vocabulaire en honneur parmi la génération littéraire de 1830 : « Ce sont, dit-il, des épiceries. » Notre littérature était ainsi qu’un être anémié qui va mourir; coûte que coûte et bien vite, il fallait lui donner du sang et des muscles et du souffle. A ceux qui le virent et s’alarmèrent, il est dû une immense gratitude, et l’on ne peut leur en vouloir d’avoir un peu perdu la tête. Ils infusèrent en hâte, pêle-mêle, sans distinguer, dans les veines du malade, tous les élémens de régénération qu’ils trouvèrent à portée de leur main, il en vint un être ressuscité, mais pléthorique plutôt que sain. Plus tard, on lui fit les saignées qu’il fallait.

Pasquier, homme de bon sens, fut relativement modéré dans ses aspirations à la rénovation par l’étranger détesté. Il rêvait d’un grand avenir pour les lettres françaises; il voulait donc qu’on écrivît en français, bataillait contre ceux de ses amis qui soutenaient que la langue latine lût le seul instrument digne d’un bel esprit, faisait observer que, si Rome avait eu le même respect superstitieux des lettres de Grèce, la littérature latine, si prônée maintenant, n’eût jamais pris vie. Il fallait, selon lui, fixer la langue française dans de grands et beaux ouvrages, et, pour y parvenir, commencer par l’enrichir de locutions empruntées, aussi bien que par orner la pensée française des idées d’autrui ; mais il lui semblait nécessaire d’apporter beaucoup de discernement et de prudence à cette double opération fort délicate.

A son jugement, il y avait plus d’inconvéniens que d’avantages à demander aux Latins, aux Grecs et généralement aux étrangers beaucoup d’expressions nouvelles. Nous avions « un ample et suffisant magasin de beaux mots » chez nous ; il n’était que de le mettre à contribution. Le peuple de France abondait en expressions pittoresques et charmantes, dont les lettrés ne profitaient pas assez ; il fallait s’en emparer, les verser dans les livres, soit avec leur signification naturelle, soit en forme de métaphores. Pas de plus grand profit que d’écouter causer les artisans des différens métiers, les veneurs, les matelots, les paysans. Chaque province avait aussi ses manières de dire ; on pouvait, on devait se les assimiler, mais quand elles en valaient la peine, étant savoureuses et jolies. Il n’était pas absolument interdit non plus d’aller chercher son bien au-delà des Pyrénées et des Alpes. Seulement, un goût sûr devait guider l’emprunteur. Selon Pasquier, Montaigne glissa trop souvent à parler gascon sans nécessité, dans ses Essais. Et que dire du jargon des beaux seigneurs et des belles dames de la cour, qui se souhaitaient le bonjour et le bonsoir en italien, usaient de plus de mots étrangers que de français pour causer, défiguraient enfin le peu d’expressions françaises qu’ils daignaient garder? Pasquier préférait ne point apprécier trop longuement leur « inepte » langage, car il entrait dans ses sages habitudes d’éviter de se faire inutilement des ennemis : « Je ne me propose, disait-il, d’offenser ceux qui ont puissance de nous offenser. » Les pédans, farcis de grec et de latin, qui s’en déchargeaient sur la langue nationale, ne lui convenaient guère mieux, du reste, que les courtisans italianisant pour satisfaire à la mode; il plaignait ces pauvres gens en qui l’abus des livres avait étouffé l’humeur gauloise et le goût des jolies choses nationales. Ce qui se présentait d’abord à leur esprit lorsqu’ils écrivaient, c’était la phrase étrangère; ils en tardaient leurs écrits, les yeux fermés, « faisant d’une bonne parole latine une très mauvaise en français.» Sans doute par dégoût des abus dont il était journellement témoin, Pasquier n’admettait que dans des cas très exceptionnels qu’on francisât des mots latins ou grecs.

En revanche, Pasquier en convient, on ne saurait trop aller à l’école des Grecs et des Latins, afin de s’inspirer de leur pensée. Cependant, il est douteux que Pasquier ait vu clairement, il est douteux qu’il ait même entrevu quelles leçons nous aurions à recevoir des anciens. Il fut séduit pur l’aspect de grandeur qu’avait leur œuvre : c’était comme un monde nouveau qui s’ouvrait. Comprit-il que c’était le monde des idées supérieures et universelles dont se font les systèmes de métaphysique et de morale et qui sont pour bouleverser la terre? Non. Ses amis et lui furent les ouvriers inconsciens des immenses choses futures, dont le pressentiment les eût fait pour la plupart se reculer de leur lâche. Fait bien piquant, pas une ligne, que nous sachions, de ses énormes in-folio ne nous révèle ce que nous aurons à gagner au commerce si prôné des Cicéron, des Sénèque, des Plutarque. Tout le prix que nous tirerons de notre effort vers eux est laissé dans la nuit.

Quoi qu’il en soit, si Pasquier s’est voué à démontrer que les Gaulois des forêts eurent une littérature aussi belle que les Romains d’Auguste, il n’a pas songé à contester que ses contemporains eussent beaucoup à apprendre de ceux-ci : « Les écoles grecques et latines nous sont nécessaires. Si nous avions reçu tant d’heur que toutes les fleurs et beautés qui sont en icelles étaient transplantées dans notre France, nous aurions grandement raccourci notre chemin. Et parce qu’elles ne le sont pas aujourd’hui pour le moins donnons ordre avec le temps d’y satisfaire. » Seulement, il ne s’agissait pas de s’encombrer la cervelle de lambeaux arrachés aux anciens, puis de les coudre à ses écrits comme des textes de la Bible. Le président Christophe de Thou, père de l’historien, raffolait des citations de cette sorte : plus les avocats les multipliaient en leurs plaidoiries, plus il était content ; et naturellement chacun d’eux s’empressait à flatter sa manie. Pasquier appelait cela du rapetassage, et, lorsque le président mourut, il s’écria franchement : « Puisse ce genre d’éloquence être enseveli avec notre président !.. Pendant que nous nous amusons à alléguer ainsi les anciens, nous ne faisons rien d’ancien. » En effet, les anciens pensaient par eux-mêmes ; il fallait arriver à faire comme eux en s’inspirant d’eux ; il fallait se nourrir véritablement de leur moelle et de leur sang, s’en faire du sang et de la moelle ; il ne suffisait pas de les avaler par morceaux : ce que l’estomac ne digère pas ne profite point. Platon, Horace, Sénèque, avaient pensé de même ; Bossuet et Fénelon ne penseront pas différemment, et, pour exprimer leur sentiment, c’est tantôt du travail de l’abeille, tantôt de celui de l’estomac, qu’ils ont tiré des comparaisons.


III.

Certaines digressions ne font pas sortir du sujet qu’on traite. C’est le cas, semble-t-il, puisque Étienne Pasquier fut un Gaulois nourri des anciens, de se demander ce que l’humeur gauloise et l’éducation par les anciens peuvent avoir qui se convienne et se répugne, et si la combinaison de l’une avec l’autre a des chances de produire de bons effets. On écrirait sans doute un volume sur la question ; il ne saurait s’agir ici que d’en effleurer les sommets. En deux lignes, anciens et Gaulois paraissent avoir de commun surtout le génie du bel ordre et de la clarté, et de très différent le degré d’élévation du génie.

Ainsi que les Grecs et les Latins, nos Gaulois ont le goût du clair, le dégoût de l’obscur, la tendance à simplifier, à borner, à ordonner les choses pour les œuvres de l’esprit. Idées et faits leur apparaissent tout simples, isolés, sans profondes racines plongeant dans la pénombre, puis dans la nuit ambiantes; tels ils les voient, tels ils les expriment, ou plutôt leur travail de songeurs et d’écrivains est de les faire plus clairs encore qu’ils ne les ont vus, de les amener à leur dernier degré de netteté. C’est tout l’opposé de la tâche que s’imposent d’autres races, guidées à penser par d’autres instincts, et qui ne jouissent qu’à embrasser le plus possible des causes et des dépendances de chaque objet; et l’effort des esprits nés de ces races est, sans qu’ils en puissent approcher, de reproduire la synthèse du réel dans sa complexité; d’où la mélancolie suivant le rêve, par l’impuissance de se satisfaire jamais.

Quant à montrer que la pensée des anciens est plus digne et plus haute que celle de nos bons Gaulois, il est fort superflu de s’y attarder. Le lecteur voudra bien se rappeler seulement de quels traits on a marqué le Gaulois au début de cette étude, et comparer cette esquisse à l’idée qu’il porte certainement en lui d’un philosophe ou d’un poète antique. Le point intéressant est de savoir si le Gaulois, trop faible pour égaler par lui-même les anciens, sera capable de profiter utilement de leurs leçons.

Il se les assimilera merveilleusement comme une nourriture faite exprès pour lui, grâce à l’affinité du génie des races; il sera tel qu’un enfant intelligent et plein de sève à l’école d’un grand frère raffiné. Le sang mêlé de ses veines le rendra d’ailleurs plus facile qu’un homme de race plus pure (disons le mot : plus noble) à se laisser influencer par l’étranger.

L’étranger! Mais est-ce bien l’étranger qui vient à lui? Nombre de gens estiment que la renaissance par l’antiquité nous priva du développement de notre originalité nationale ; c’est un crime, à leurs yeux, d’avoir sacrifié les souvenirs du moyen âge, seule époque de notre originalité. Mais pourquoi les chansons de geste et les légendes d’inspiration franque, les romans de la Table-Ronde d’inspiration celtique, les poésies provençales d’inspiration latine, seraient-elles considérées comme plus originales que les œuvres du XVIIe siècle d’inspiration antique? Il n’y a d’absolument original, à vrai dire, dans nos lettres, que les œuvres dites gauloises, et l’on voudra bien convenir que nous aurions mauvaise grâce à regretter de ne nous en être pas uniquement contentés ; d’ailleurs, la renaissance n’a pas gêné Molière et La Fontaine. Et imitation pour imitation, emprunt pour emprunt, étranger pour étranger, quelle raison de préférer le Franc au Latin? C’est un Germain, après tout, que le Franc. Son génie est noble, mais pas plus noble que celui de nos ancêtres de Rome, et beaucoup plus dissemblable du génie dit gaulois. On assure que la langue du XIIIe siècle était un excellent instrument pour faire de grandes œuvres ; si de l’inspiration franque ou celtique n’est pas né dans cet âge héroïque le poème que nous eussions aimé, quelque épopée rivale des plus grandes, c’est peut-être qu’un poète a manqué, mais n’est-ce pas aussi que l’inspiration venue du nord ne nous convenait qu’à demi ? Nous avons, au contraire, promptement montré, par les œuvres des deux grands siècles, que l’inspiration grecque et latine nous convenait tout à fait.

Après que l’esprit des meilleurs parmi les Gaulois eut enfanté, sous le souffle des anciens, les œuvres qui font l’orgueil littéraire de la France, la France par gratitude reconnut à cet esprit le nom d’esprit français : esprit de clarté, d’ordre, de raison, de goût parfait, de noblesse, en lequel se reconnaît l’esprit gaulois, mais l’esprit gaulois sorti de l’enfance, armé pour la pensée par le haut enseignement qu’il lui fallait, magnifique de virilité puissante et contenue, battant son plein.

Au temps d’Étienne Pasquier, on n’en est pas à ces beaux résultats : on est encore à l’école, on pioche, mais on recueille déjà de ses sueurs d’estimables fruits. Nous allons bien le constater en étudiant sur le vif de sa vie et de son œuvre les conséquences que donnait en un homme de robe du XVIe siècle l’alliance d’une nature gauloise et d’une éducation par les anciens.


IV.

Et notons d’abord que, plus que toute autre catégorie de personnes, les gens de robe, comme Étienne Pasquier, devaient se bien trouver d’être nés Gaulois et d’avoir reçu la belle culture antique. Quelles qualités, en effet, tiendront égal à leur tâche le magistrat ou l’avocat, l’homme chargé de faire justice sur la terre ou celui qui prend mission d’éclairer le justicier ? Toutes les qualités de ce que nous appelons l’esprit français : ainsi, la faculté de dominer les choses, porté par un certain nombre de principes élevés auxquels on s’attache fermement ; la vue perçante et claire qui va droit au principal à travers les détails ; la franche décision. La justice des hommes, chargée de procurer aux sociétés leur fonctionnement tranquille, doit être de toute nécessité, cela est triste à dire, fort différente de la justice de Dieu ; les hommes, pour peser à leurs tribunaux faits et droits, ne peuvent tenir compte de la chaîne infinie des origines et des causes, comme nous avons la foi que Dieu le fait ; ils ont décrété des règles auxquelles est tenue de s’ajuster tant bien que mal la conduite d’un chacun ; ces canons, simplification utilitaire du code de nos devoirs de conscience, il faut que le magistrat y croie et se trouve la force de les appliquer. Aux esprits qu’a pénétrés l’idée du relatif, la tâche est répugnante : trop souvent, en prononçant sentence selon la loi civile, ils ont sous les yeux qu’il pouvait être prononcé de plusieurs autres façons différentes selon la loi naturelle. Le juge, armé du glaive que lui a remis la société, ne doit pas plus trembler à le promener en pleine vie selon la règle, que n’a dû trembler le législateur tandis que, raisonnant dans sa sphère tout abstraite, il élaborait cette règle froide, sèche, fixe, inflexible, pour toiser dans l’avenir les infinis phénomènes d’un monde enfiévré. Les juristes romains furent incomparables, car la race latine eut le génie de l’absolu ; pour la même cause, l’esprit français est fort bon à faire et à appliquer les lois ; aussi bien, une partie de l’Europe a-t-elle fini par nous emprunter nos codes à peine modifiés.

Le commerce habituel des philosophes de l’antiquité communiquait à Etienne Pasquier et à ses amis, les l’Hospital, les de Thou, les Montholon, les Harlay, les Pithou, les Séguier, les Loisel, les Nicolaï, une dignité d’attitude et de vie qui faisait resplendir leur existence et leur personnage d’une auréole d’autant plus lumineuse que les temps étaient plus sombres et les caractères tout de vertu plus rares. C’étaient d’ailleurs de grands chrétiens. Il est superflu de rappeler les nobles traits, présens aux mémoires, par lesquels s’honora journellement, au fort du XVIe siècle, la magistrature française, ferme et fière entre le pouvoir royal et toutes les factions : on a dit que le temps des guerres religieuses avait été son âge héroïque, et cela est de toute vérité. Mais on connaît moins comment beaucoup de ces hommes, d’un aspect si grand devant l’histoire, savaient cependant goûter la vie, la vie modeste et bourgeoise, au milieu de leurs familles, dans leurs maisons. Leur longue robe déposée, s’ils n’entraient pas dans leurs bibliothèques afin de puiser la force aux grandes sources, le Gaulois reparaissait en eux, le Gaulois ouvert aux petites joies simples qui font encore partie des secrets de la vaillance à la vie. Sans trop grande préoccupation de l’avenir, ils jouissaient du présent. Ils riaient, caressaient leurs enfans, embrassaient leurs femmes pour de bon et les querellaient pour rire. Ils allaient voir leurs bêtes à l’écurie et cultivaient leurs fleurs. Ils se réunissaient pour causer entre amis : au moment qu’on parlait de choses graves arrivait un mot leste ; ce mot en amenait un autre ; il est parfois triste de plaisanter des choses, au lieu que de plaisanter avec les mots ne prépare aucun regret. Puis c’étaient les gaillardises, les audaces à huis-clos; et tout le vieux fonds de la gaîté des ancêtres, médecins, gens de loi, moines, femmes, maris, potentats, sortait du sac ; chacun rivalisait à cribler de traits qu’il estimait originaux et neufs ces plastrons traditionnels. Mais si, tandis qu’on était à s’amuser de la sorte, l’une des victimes du badinage passait sous les fenêtres, chacun aussi s’empressait à la saluer et souvent bien bas, car il va de soi que la colère et l’aigreur n’étaient pour rien dans ces propos. Propos de table! A table, nos bons Gaulois étaient sans rivaux, et, s’ils y causaient bien, ils y mangeaient mieux encore. L’eau vient à la bouche de lire les lettres qu’ils s’envoyaient sur leurs lippées. Lorsque Etienne Pasquier voyageait, voici quelles étaient ses impressions de gourmet sur les pays qu’il traversait : « Il ne faut plus, écrivait-il d’Angoumois au président de Charmeaux, qu’on me solemnise notre Touraine pour le jardin de la France : il n’est pas en rien comparable à cestuy, ou, s’il est jardin, cestuy est un paradis terrestre. Je ne vis jamais telle abondance de bons fruits, grosses pavies, auberges, muscats, pommes, poires, pêches, melons les plus sucrins que j’aie jamais mangés. Je vous ajouterai saffran et truffes, avec cela bonnes chairs, bon pain, bonnes eaux le possible ; et, qui est une seconde âme de nous, bons vins, tant blancs que clairets, qui donnent à l’estomac, non à la tête. Grosses carpes, brochets et truites en abondance... Vous penserez par aventure que je me truffe. »

Nous voici donc engagés à regarder le spectacle qu’a donné notre personnage en vivant. Suivons sa vie selon son cours, autant que nous le pourrons, sans nous imposer par trop de gêne. Pleine d’honneur, elle est cependant presque vide d’événemens.

Les débuts de Pasquier au barreau furent pénibles et ses progrès fort lents. Il végéta plus de quinze années, confondu dans la foule des avocats, distingué seulement par un petit groupe de personnes intelligentes qui lui promettaient un bel avenir sur la foi de ses premiers essais littéraires en vers et en prose. Ce ne fut qu’en 1565, à trente-sept ans bien sonnés, qu’il sortit du rang par un coup d’éclat. Il nourrissait de longue date un désir très âpre d’arriver ; ses impatiences, ses dégoûts, avaient été extrêmes ; ceci n’a rien d’incompatible avec la raison pratique da Gaulois : même, il avait été tenté de jeter la robe aux orties, puis, se tâtant, il avait découvert que la célébrité dans les lettres ne lui suffisait point, et s’était résolu d’attendre une occasion qui le mît en pleine lumière du palais. Cette occasion fut le procès, demeuré fameux, qu’il plaida pour l’Université de Paris contre les jésuites. Il y mit tout son âme, et je crois qu’il y apporta une pleine conviction. On s’explique parfaitement, sans besoin d’interprétation malicieuse, l’ardeur qu’il déploya contre la compagnie dont les statuts s’écartaient si fort de l’esprit universitaire, parlementaire et gallican. Au XVIe siècle comme plus tard, les jésuites, par leurs institutions mêmes, ne pouvaient manquer d’avoir en France, justement dans la partie de la nation qui se piquait de posséder et de répandre les lumières, beaucoup d’ennemis, et ceci nous paraît être la cause principale de leur impopularité persistante ; ajoutons, pour être équitable, que tous les membres de leur société ne furent pas sages, et que plus d’un prêta le flanc à des attaques passionnées ; mais n’est-il pas fâcheux pour leurs adversaires qu’Henri IV ait été de leurs défenseurs?

Nourrisson de l’Université, portant une âme de parlementaire, Etienne Pasquier entra dans la lice avec un zèle que doublait, il faut bien le dire cependant, l’envie de faire du bruit. Qu’on entende de quel ton il parle de son collègue Ramat, qui tentait de lui tirer des mains cette cause retentissante : « C’était, dit-il, un esprit visqueux, et je le mis en déroute en le menaçant de lui devenir un autre Cicéron contre Cécilius. » Il se sentait d’ailleurs plus capable que qui que ce fût de cette affaire : chacun eût pu tirer argument des conciles de Latran et de Vienne interdisant de nouveaux ordres religieux, mais seul il connaissait bien les origines et les constitutions de l’ordre des jésuites, qui n’avaient pas encore été divulguées et qu’il tenait de l’indiscrétion d’un membre de l’ordre; c’était huit ans auparavant, pendant une partie de campagne, que le jésuite Pasquier-Bronez lui avait révélé ces mystères en causant de bonne amitié. Nous aimerions autant que notre avocat eût reçu ses renseignemens d’autre source, mais lui ne se fit jamais scrupule de leur origine et raconta toujours cette histoire comme un bon tour qui devait amuser. Il ne gagna ni ne perdit contre Versoris : le parlement fit preuve une fois de plus de sa modération ; malgré ses préventions contre la compagnie de Loyola, il appointa ou ajourna indéfiniment la cause, faute de charges sérieuses.

Pasquier n’en avait pas moins fondé sa réputation : son discours avait été magnifique de verve, et chacun dut reconnaître, soit pour l’en louer, soit pour l’en blâmer, comme il avait su agrandir et porter haut les questions. Dès lors, les belles causes ne lui manquèrent plus. Les plus célèbres furent celles qu’il plaida pour le seigneur d’Arconville, pour le maréchal de Montmorency, pour le duc de Lorraine, pour le duc de Guise, pour la ville d’Angoulême. Les jours qu’il parlait étaient des jours solennels, et parfois la cour se rendait au palais pour l’écouter. Il ne déplaisait pas à Pasquier d’organiser de son côté des petites scènes de grandeur à l’antique : c’est ainsi que près de lui, au-dessus de l’orphelin et de la veuve placés à ses pieds, il aimait d’asseoir un de ses fils en lui recommandant de regarder bien comment, au nom de la justice, il faisait triompher les faibles.

Le principal ouvrage d’Etienne Pasquier, son meilleur titre à durer devant la postérité, c’est les Recherches de la France. Il y travailla toute sa vie, le publiant par parties et le retouchant sans cesse; il n’y fit la dernière correction que peu d’heures avant sa mort, et le premier livre en avait paru dès 1561. Son but fut de « revancher la France contre l’injure des ans, » c’est-à-dire de restituer ses annales par de savantes recherches et de montrer que les gloires en valaient celles des annales de la Grèce et de Rome. Les Recherches sont, à bien prendre, l’un des premiers essais d’histoire générale qu’un Français ait entrepris pour son pays d’après les bons documens. Les Antiquités gauloises et françaises de Claude Fauchet ne parurent que près de vingt ans après le premier livre des Recherches. Les modernes progrès de l’érudition ne doivent pas nous rendre injustes pour un tel effort. Augustin Thierry a fort mauvaise grâce à ne pas reconnaître suffisamment le merveilleux mérite de celui qui l’a tenté. Il faut aussi s’incliner avec respect devant la flamme de patriotisme qui d’un bout à l’autre éclaire et réchauffe les Recherches : on sent bien qu’à le considérer d’une certaine façon, elle peut prêter à rire; car, encore une fois, c’est sur les autels des patries antiques, ces rivales jalousées, qu’elle s’est allumée si vive, et par ailleurs il est plaisant devoir cet homme, issu des trois races, se passionner pour les Gaulois contre les Romains et contre les Francs; mais d’où qu’il vienne, où qu’il aboutisse, c’est si bon de voir naître et s’affirmer un chauvinisme au siècle de Montaigne ! La conception de l’ouvrage destiné à glorifier la patrie française est digne d’elle et grandiose; il se divise en neuf livres, où l’auteur traite tour à tour : des origines de la France; des institutions politiques de nos pères; des rapports du saint-siège avec la France ; des coutumes, lois procédures, etc.; des principaux événemens sous les trois dynasties de nos rois; de la poésie française ; de différentes questions de philologie et d’orthographe ; de l’Université de Paris, du droit romain, etc.

Ainsi que le patriotisme, le royalisme et le gallicanisme animent bien manifestement l’auteur des Recherches de la France. Pour Etienne Pasquier, être bon gallican, ce n’était pas seulement être bon Français, c’était encore être bon catholique : « Si vous parlez seulement à celui qui est nourri en cour de Rome, a-t-il écrit au livre M. il dira que l’église gallicane a été perturbatrice du repos général de l’église romaine, pour s’être opposée aux entreprises du pape; et, néanmoins, s’il vous plaît approfondir toutes choses à leur vrai point, vous ne ferez nul doute qu’à cette France ne soit due la restauration générale de l’église romaine, car qui eût laissé en cette façon fluctuer toutes les affaires comme elles faisaient, certainement le siège de Rome, voulant prendre son vol trop haut, se fût abîmé; et, de fait encore, n’y sûmes nous donner si bon ordre qu’il n’y ait perdu de ses plumes... Les hussites et Luther naquirent des abus de la papauté... Nous seuls, qui perpétuellement avons fait tête à l’église de Rome en des accessoires, sommes toutefois demeurés ses très humbles et obéissans enfans. « Il traitait les dissentimens des deux églises de « dévotes discordes. » On peut trouver orgueilleuse la prétention d’accaparer pour la France la quasi-tutelle de Rome; en revanche, la prétention qu’il avait de servir le roi, surtout par de certaines résistances, est sûrement légitime. Le royalisme des parlementaires était pénétré des mêmes sentimens de fierté que leur religion. Ils se considéraient comme le contrepoids naturel de l’absolue royauté; un grand nombre, et Pasquier en fut, faisaient grand fi des états-généraux eux-mêmes. Pasquier sut s’opposer pour son compte à des enregistremens d’édits sous Henri III et sous Henri IV; et comme, en une de ces circonstances, certaine princesse lui faisait observer qu’il allait indisposer le roi : « Laissez donc, ce sont là, dit-il joliment, querelles d’amoureux ! Quand un amant a été éconduit par sa dame, il lui fait grise mine d’abord, puis revient plus empressé vers elle. De même, le roi me regardera bientôt de meilleur œil qu’avant mon refus d’enregistrer. » Et l’événement prouva qu’il disait vrai. Mais n’est-ce pas habiller à la gauloise le courage civique romain ?

L’intérêt bien entendu du roi, chef et âme de la patrie française, telle est la base des opinions politiques de Pasquier. Aussi voyait-il les guerres civiles d’un œil inquiet, tenant la victoire des partisans du roi pour aussi redoutable au roi que celle même de ses pires ennemis. « Il est mauvais, pensait-il, que des grands s’élèvent sur le corps des autres grands; la puissance royale ne saurait se bien trouver de ces accroissemens de fortune. » Il ne mettait pas en doute la sincérité de certains des chefs du parti catholique, mais il redoutait leur victoire absolue. Au lendemain de la bataille de Dreux, comme il entendait catholiques et protestans s’attribuer la victoire : « J’estime, déclarait-il avec une malice spirituelle bien qu’un peu lourde, que le vainqueur est M. de Guise : non-seulement M. le prince son ennemi est prisonnier, mais M. le connétable son ami l’est aussi, et, bien mieux, M. le maréchal de Saint-André est mort. A présent, il n’a plus de camarades. »

Cependant il était bon catholique, il eût voulu le triomphe de la foi et la ruine de l’hérésie. Tout cela le faisait s’affliger de ne savoir que désirer franchement : « Lorsque de tels malheurs nous adviennent, a-t-il écrit, c’est là où les plus sages mondains perdent le pied ; aussi ne les voyons-nous jamais que quand il plaît à Dieu de nous toucher (châtier) vivement pour nos péchés. » Malheurs de pensée qui, du reste, ne gâtaient point sa vie. On ne s’attriste de ce qui arrive que selon sa nature et ses habitudes d’esprit : justement parce qu’il avait coutume de faire le tour des choses et de les considérer sous toutes leurs faces, il avait coutume aussi de ne les prendre que par leurs meilleurs côtés. Par exemple, il savait ce que valaient les édits de paix, il avait constaté que tous amenaient un redoublement de calamités après peu de temps, mais l’expérience ne l’empêchait pas de s’en estimer content à chaque fois : « Je loue Dieu de nous envoyer du repos. J’aime mieux une fièvre intermittente que continue ; et, quant à moi, je prierai toujours Dieu avec l’église qu’il lui plaise nous donner la paix in dicbus nostris. Nos enfans prieront pour eux en leur saison. » Nous tenons à représenter le bonhomme tel qu’il fut. Ce n’est pas un mot pendable, mais il n’avait qu’à ne pas le dire s’il ne voulait pas qu’il fût redit.

Il considérait, il l’a dit maintes fois, la vie comme un voyage qu’un chacun devait tâcher de faire au mieux, s’accommodant en vue de sa tranquillité, tournant les obstacles, se riant des petites traverses, cueillant les fleurs à portée de main. Rien ne l’entretenait mieux en belle humeur que les chansons que, chemin faisant, il se chantait : à savoir les poésies latines et françaises qu’il composa toute sa vie, soit au lit, soit à table, soit dans la rue, soit au palais. Il en ciselait un peu sur tous les sujets, avec calme, se gardant bien d’y jamais engager son cœur, car c’étaient des récréations d’esprit qu’il lui fallait. Ainsi naquirent tranquillement, en pleine paix morale, ses Jeux poétiques, ses Épigrammes, sa Pastorale du vieillard amoureux, ses Poésies diverses, selon la diversité des temps, ses Épitaphes, etc. Il chantait tantôt la gloire et tantôt l’amour avec leurs joies et leurs revers, et toujours afin seulement de se distraire. Il laissait « au grand Pétrarque pour clôture de ses amours un long repentir, et au pauvre Tasso une fureur d’esprit pour s’être obstinément aheurté à l’amour d’une grande princesse; » lui, voulait qu’on sût bien qu’il n’était point leur compagnon de mélancolie : «En mes heures de relâche, je me joue de l’amour, non lui de moi.»

Jeune encore, il prit plaisir à décrire en de longs chapelets de sonnets la carrière d’un homme tour à tour agité d’ambitions furieuses et d’ardentes amours ; et partout il a dit je. Voici d’abord, peinte dans la manière des Italiens, la première passion de l’adolescent entrant dans la vie :


C’était le jour qu’à la Vierge sacrée
Chacun, suivant des prêtres le guidon,
Faisait dévot d’un cierge ardent un don,
Lorsqu’elle fit au temple son entrée.

C’était le jour que je vis mon Astrée,
Astrée non, mais mère à Cupidon,
Portant un cierge, ainçois un grand brandon,
Dont à l’instant mon âme fut outrée.

Quand je la vis, ô qu’éperdu je fus,
Que de travail en un coup je reçus,
que de mal dans un bouillonnant aise !

Tout le soleil en ses yeux s’était mis.
Dans son flambeau un petit dieu je vis
Qui de mon cœur faisait une fornaise.


Çà et là de jolis vers plus directement sentis :


O doux baisers qui germez en ma dame !


Puis, la phase où l’amoureux a secoué le joug et conquis sa liberté ; il use et abuse de son indépendance, comme on en va juger :


Dames! d’amour je suis le parangon!..
………………
J’ai une affection puissante
Qui peut loger et vingt et trente
Dames d’honneur dans mon pourpris...
………………
Puisque mon cœur en cire se transforme,
Ne t’ébahis, Jodelle, si mon âme
Imprime en soi le beau de chaque dame
Et si mon tout en leur tout se conforme.

Comme l’on voit la vigne embrasser l’orme,
Ainsi la Blanche et Brune je réclame,
Ainsi la Maigre et la Grosse m’enflamme;
En elles rien je ne vois de difforme.


Ensuite, la période où le héros s’occupe de sa fortune et généralement des choses sérieuses ; il ne s’en fait de tracas que raisonnablement; par exemple, il dit à sa femme :


Nous sommes mariés, part pour avoir lignée,
Part pour être en nous deux notre foi abornée.
De procréer enfans, c’est au monde un grand heur ;
De n’en avoir, ce n’est pour cela un malheur.
Celui qui a lignée a sur d’autres plus d’aise;
Si tu n’en as, tu as moins aussi de malaise.


Cette façon de prendre la vie est de saine tradition gauloise, et le bon La Fontaine verra tout de la sorte. L’auteur termine son amusement comme il suit :


Si tu me vois, lecteur, sous un chenu pelage,
Représenter tantôt un vieil homme gaillard,
Puis tout soudain en faire un rechigné vieillard.
Je me joue en ce point glorieux de mon âge.

Je vois tel être un sot qui contrefait le sage,
Un sage bouffonner pour un autre regard,
Qui fâcheux, qui fâché, l’un doux, l’autre hagard.
Chacun diversement jouer son personnage.

De l’amour je me moque et encore de moi,
Et m’en moquant j’attends le semblable de toi.
Je joue au mal content pour contenter ma vie.

Ayant mon pensement sur ce monde arrêté
Et voyant que ce tout n’est rien que vanité.
Bien vivre et m’éjouir, c’est ma philosophie.


Lisons encore ces six vers de la Pastorale du vieillard amoureux :


En me lisant, ne pensez pas pourtant
Qu’un jeune objet m’aille ainsi tourmentant,
Comme j’en fais par mes vers contenance :
Je ne vis point en cet heur malheureux.
Je suis de moi seulement amoureux,
Et autre mal en mon cœur je ne pense.


Ils résument à merveille toute l’inspiration de Pasquier poète : elle est purement gauloise au fond, et cela lors même qu’il imite jusqu’à les copier les Latins ou les Italiens modernes.

Il nous a conté qu’il se divertissait à faire des vers, soit à la Catulle, soit à l’Horace, soit à la Pétrarque : « Ces vers, a-t-il dit, me sont ce que sont aux autres un jeu de prime, de flux, de glic, de renette, de trictrac ou de lourche... Je conserve ainsi le bon ordre dans le petit monde établi en moi par Dieu. » Lui-même aimait le jeu de quilles et s’y livrait. On peut s’étonner qu’après avoir souvent et longuement blâmé le goût d’écrire en latin, il ait usé de cette langue pour rimer. Il ne fut pas plus inconséquent en cela que ses amis de la pléiade : ce fut en latin que Daurat félicita du Bellay d’avoir lutté pour la langue française, et du Bellay plaça la pièce latine de Daurat en tête de sa Défense et illustration de la langue française. C’est pourquoi nous devons passer à Pasquier d’avoir querellé sa femme légitime en vers latins, par pur badinage du reste, comme d’avoir célébré, en vers latins aussi, une Sabina pour qui il vécut bien de bonnes heures de loisir à gémir, à soupirer, à rougir, et qui, nous avoue-t-il, n’exista jamais.

Pasquier écrivit encore, pour s’égayer, quatre ouvrages en prose d’inégale importance : le Monophile, les Colloques d’amour les Lettres amoureuses, les Ordonnances d’amour. Sainte-Beuve a dit que les Ordonnances d’amour étaient « comme les saturnales extrêmes d’une gaillardise d’honnête homme au XVIe siècle ; » il eût fait observer plus justement qu’on ne saurait fixer les limites de cette gaillardise, et qu’en fait il n’y en avait point ; l’honnête homme, du reste, dans le sens que Sainte-Beuve a voulu dire, n’existait pas encore, et Pasquier n’ambitionnait que d’être appelé prud’homme ; le vrai est que, puisque Pasquier a fait les Ordonnances d’amour, toutes les « gaillardises » du XVIe siècle peuvent être excusées, surtout celles venues de la plume des capitaines. Le Monophile, sa première œuvre, est d’un genre différent ; on y prend du plaisir, quelque suranné qu’en soit le thème : on y trouve comme un écho des cours d’amour du moyen âge et d’aimables propos qui font déjà songer à ceux de l’hôtel de Rambouillet. Si vous entrepreniez de le lire, vous y entendriez le fidèle et dolent Monophile, le volage et entreprenant Polyphile, l’aimable Glaphyre, s’entretenir, en toute compétence et sur l’herbe fleurie, avec la gracieuse Charilée et notre Pasquier lui-même, des points capitaux aussi bien que des plus petits riens de l’amour. Monophile est un curieux personnage, bien seul et bien égaré dans son temps avec sa belle façon d’aimer : c’est un chevalier des anciens tournois revu par Pétrarque et remanié par Pasquier ; Lamartine reprendra et développera le type à l’heure utile. Pensera-t-on que Lamartine arrive ici singulièrement ? Il faut alors citer, en manière de justification, ces six vers des Jeux poétiques ; notre Gaulois ne les eût pas trouvés tout seul, et quand il les fit, ce fut en songeant aux Italiens, rien que pour s’amuser, et comme il eût abattu des quilles :


Que Dieu, jouant en nous ses jeux,
Fasse une âme et un corps de deux,
Et que la mort ne les dépèce ;
Mais bien qu’au jour du jugement
Nous nous trouvions au firmament
Toi et moi d’une même pièce !


L’an 1579 vit éclore la Puce des Grands Jours de Poitiers, et voici dans quelles circonstances solennelles. Étienne Pasquier se trouvait à Poitiers pour les Grands Jours, que présidait Achille de Harlay ; Scévole de Sainte-Marthe le présenta chez Mme des Roches. Cette dame avait de la lecture ; elle était bien disante ; elle lui plut aussitôt, mais moins encore que sa fille, qu’il proclama « être les livres mêmes, » voulant dire que son esprit naturel la pouvait dispenser de rien demander aux livres. Mlle des Roches se piquait d’ailleurs de littérature, rimait, et si bien, « qu’entre les dames elle reluisait à bien écrire, disent ses admirateurs, comme la lune entre les étoiles. » C’est de causer avec la mère et la fille que notre Pasquier était en train, quand il aperçut une puce posée sur le sein de la seconde : ce spectacle lui suggéra sur-le-champ d’assez jolis commentaires qui ne déplurent pas aux deux dames. On trouva même qu’il y avait là belle matière à poésie. Mlle des Roches et Pasquier se promirent de faire chacun leur pièce et la firent. L’une et l’autre semblèrent, à qui les vit, admirables. L’émulation des collègues de Pasquier en fut excitée : ce fut à qui rimerait sur l’heureuse puce et porterait son œuvre à Mlle des Roches.


Ne nous trompetez plus votre troyen cheval
Dont vinrent tant de ducs, ô trompeuses trompettes;
Vos superbes discours n’ont rien à nous d’égal,
Puisqu’une puce éclot tant de braves poètes!


Brisson, Chopin, Loisel, Mangot, Tournebu, Binet, Scaliger, Rapin, La Coudraie, Mâchefer, chacun s’y mit en toutes les langues, et plus d’un fît plusieurs pièces. Il advint que les plus graves produisirent les plus lestes : celle d’Odet de Tournebu brille entre toutes par l’audace ; Mlle des Roches trouva qu’elle était faite de « vers doux coulans, » et quand elle écrivit, en vers aussi, à chacun de ses poètes afin de les remercier, son remercîment à Tournebu fut très vif. — Quatre ans après, aux Grands Jours de Troyes, la main d’Etienne Pasquier fut prétexte à de semblables jeux ; mais ce thème était moins piquant que l’autre et donna des résultats moins remarquables.

C’est assez parler de ces enfantillages. Les Lettres qu’Etienne Pasquier écrivit, à la manière de Cicéron et de Pline, sur la politique, sur l’histoire, sur la littérature, sur sa vie domestique, sont, après les Recherches de la France, son œuvre capitale. Elles forment un volumineux recueil, où paraissent à chaque page et mieux que nulle part ailleurs les deux faces de son caractère, mi-partie gaulois, mi-partie romain. D’un bout à l’autre, elles débordent de patriotisme, quel que soit le sujet traité. Comme il se plaît à parler et reparler de « notre France ! » Comme il est vraiment heureux de la belle défense du duc François de Guise dans les murs de Metz ! « Une chose me réjouit infiniment : c’est que l’empereur, ayant failli pour un bon coup à son dessein, je me persuade que cette ville nous est assurée pour longtemps. » Comme il est ingénieux et sage à tracer des plans de politique nationale ! Il n’eût pas fait les guerres d’Italie, mais il n’eût pas non plus, s’il eût été le maître, laissé passer sans en profiter les révoltes des Flandres contre l’Espagne : « Si nous étions bien avisés, il y aurait quelque moyen de réunir cet état des Flandres au nôtre pendant ses divisions ; mais la folie de ceux qui pensent être les plus sages ne le permet pas. » Et ce cri d’allégresse dont il salue les succès du Béarnais, qu’il sait être appelé à régénérer la France épuisée : « Victoire ! Victoire ! Victoire ! Car pourquoi ne cornerais-je par tout l’univers la miraculeuse victoire du roi à Ivry? »

Il avait été de tout temps sympathique au roi de Navarre ; il chérissait le caractère du roi des Gaulois et des Français, il le considérait comme le meilleur obstacle à l’ambitieuse poussée de fortune des princes lorrains. Il se rallia à lui de grand cœur quand Henri III périt. La mort du dernier des Valois l’affligea plus qu’elle ne méritait ; il avait pour ce triste monarque plus que des sentimens de fidélité : il l’aimait de pitié, un peu comme un enfant moins à blâmer qu’à plaindre. Au surplus, Henri III avait eu des égards pour son mérite et lui avait donné, en 1585, la charge importante d’avocat-général à la cour des comptes. Pasquier fut donc de ceux qui lui demeurèrent attachés après les Barricades et même après le crime de Blois; il vit cependant ce crime de bien près, car il était député aux états de 1588. Il ne rentra dans Paris qu’avec Henri IV victorieux, en 1594. Il ne cessa de jouir de l’estime et de l’amitié de ce bon roi, malgré les grondeuses remontrances qu’il lui prodiguait en vieux serviteur, en toute liberté. Il prit sa retraite en 1604 ; il était âgé de soixante-seize ans, et Dieu lui réservait encore onze années de vie, qu’il passa dans sa maison, occupé de sa famille, des intérêts de son âme et de sa chère littérature, et les yeux fixés curieusement sur la grande scène du monde, dont il ne se désintéressa jamais.

Ses plus belles lettres sont, à notre goût, celles qu’il écrivit durant cette dernière période de sa carrière ici-bas. Trois surtout nous plaisent à tel point que nous les voulons signaler.

L’une est adressée à son fils Nicolas, maître des requêtes de l’hôtel du roi et lieutenant-général à Cognac, qui avait adopté la vie de province et ne voulait pas consentir que ses enfans se mariassent ailleurs qu’en Angoumois. Or il se trouvait qu’une des filles de Nicolas Pasquier, élevée à Paris chez son grand-père, y avait entendu parler son cœur. Le vieil aïeul prit en main la cause de l’enfant, et la plaida en des termes charmans et forts : « Nous devons aimer chacun de nos enfans pour l’amour de lui principalement, non de nous. » On apprend avec regret, par le livre de M. Audiat sur Nicolas Pasquier, que l’avocat ne gagna point son procès. Pourtant les fils d’Etienne Pasquier le vénéraient. Il leur avait toujours parlé d’assez haut, mais avec de l’affection ; ils lui devaient leurs progrès dans le monde et l’illustration du nom qu’ils portaient, et le bonhomme aimait assez à le leur rappeler.

Une autre lettre, adressée au président Achille de Harlay, nous montre Etienne Pasquier dans sa chambre, un jour de l’année 1613, et vieux, bien vieux! Depuis de longs jours il est malade; ses enfans et ses petits-enfans s’opposent à ce qu’il sorte ; il se résigne à leurs volontés, il ne quitte plus son fauteuil et le coin du feu. Personne ne vient plus le voir. Que le voilà loin du temps, enfui depuis vingt ans, où déjà âgé, mais tout gaillard encore, il écrivait à la duchesse de Retz : « Voyez, madame, combien je piaffe en moi-même. Je fais la figue aux jeunes mentons. Ils me jugent de peu d’effet; mais pendant qu’ils se font accroire cela (peut-être à de fausses enseignes), par un passe-droit spécial de ma barbe grise je me dispense (je m’accorde] parfois de crocheter des baisers où ils n’oseraient aspirer; baisers, dis-je, lesquels s’ils n’ont telle suite que je désirerais, aussi n’est cette faveur accordée à tous, voire à ceux-là mêmes qui, par une opinion de leur poil follet, pensent être de plus grand mérite que nous... » L’heure des suprêmes gentillesses est à jamais finie. Le pauvre vieux délaissé va-t-il donc s’attrister, songer creux, perdre le goût de ce qui lui reste de vie, en regardant ses tisons brûler? Non, car il a près de son fauteuil sa table, ses livres, ses papiers; sa pensée continue de vivre, aussi courageuse et saine qu’elle fut jamais. Il retouche ses ouvrages en s’inspirant de ceux des autres. « Les auteurs, dit-il, me donnent souvent des avis auxquels jamais ils ne pensèrent, dont j’enrichis mes papiers. » Si quelqu’un entre, lui annonçant qu’au dehors il pleut, grêle, gèle, neige, brouillasse, vente, il se trouve doublement joyeux de sa belle installation devant ses landiers : le voilà tout à fait à l’abri des inconvéniens du monde extérieur; il n’a plus que les douceurs de paresser, qu’il savoure en gourmet. « Et voilà, dit-il pour conclure, comme, ménageant santé à mon corps et tranquillité à mon esprit, le jour ne dure qu’une heure et les heures un moment. »

Tout de cette lettre est charmant et vaudrait qu’elle fût dans toutes les mémoires, pour aider à vivre aux heures de grande lassitude.

Celle qu’il écrivit le jour de Noël de la même année à son curé, maître George Froget, curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, plaît également. Il ne pouvait sortir pour aller à l’église, et crut bon de s’en excuser; il le fit en des termes touchans par leur simplicité. Afin de montrer à son pasteur qu’il était occupé de Dieu comme son âge le voulait, il lui envoyait des méditations religieuses qu’il venait de composer et le priait de lui en dire son sentiment; il eût été désolé que quelque allégation contraire à la foi s’y fût glissée. — Sur un point cependant, il ne cédait pas à maître Froget, il ne cédait à nul théologien : ces messieurs finirent par renoncer à l’adoucir sur le compte des jésuites; il ne voulut jamais avouer qu’il avait été passionné envers eux; il reconnaissait bien que beaucoup étaient estimables personnellement, mais tant qu’il eut du souffle, il déclara leur ordre détestable et dangereux, et même l’on peut dire que son animosité ne fit lue croître jusqu’à la fin. Au vrai, les jésuites ne faisaient rien pour éteindre la querelle : justement irrités, ils mettaient même à riposter contre leur adversaire plus de violence encore que celui-ci n’en apportait à les attaquer. Le Catéchisme des jésuites ou Examen de leurs doctrines, que publia Pasquier en 1602, et qui fait un peu songer aux Provinciales de Pascal, est d’une modération recommandable à côté de la Chasse du renard Pasquin attribuée au jésuite Richeome.

La mort d’Etienne Pasquier, que nous a racontée son fils Nicolas, est d’un Romain et surtout d’un chrétien, avec quelques traits d’un Gaulois. En ressuscitant de la poudre des livres l’âme païenne, cette âme haute et dure que les doux disciples du Christ avaient éteinte de leur parole et de leur sang, la renaissance prépara pour une bonne part l’agitation douloureuse du monde moderne; mais c’est au XVIIIe siècle seulement qu’entre l’esprit antique et l’esprit chrétien devait éclater la lutte. Il est curieux de noter comme ces deux esprits, opposés par tant de côtés l’un à l’autre, s’alliaient cependant avec bonheur chez les hommes du temps et de l’espèce de Pasquier. Les livres des grands païens ne faisaient qu’ennoblir et élever les cœurs, alanguis naguère dans le train-train de la vie à la gauloise, et que les tenir ouverts aux sublimes influences du christianisme ; de même, les preux du moyen âge avaient été de nobles chrétiens, car le souffle franc, l’héroïsme des combats, avaient fait leurs cœurs grands. Les plantes ont besoin, pour bien venir, que le sol soit souvent rajeuni et transformé; aux âmes, que lassent en se prolongeant les meilleurs états d’être, il est nécessaire de se régénérer par intervalles, afin que les beaux sentimens reviennent à fleurir.

Le matin du 30 août 1615, Pasquier revoit le chapitre des Recherches de la France qui démontre qu’un pape ne peut ni déposer un roi de France ni délier ses sujets de leur devoir de fidélité ; puis il écrit trois quatrains pour affirmer qu’il ne regrette point sa jeunesse, et qu’aussi bien il entend rester jeune jusqu’à sa mort ; puis il assiste aux leçons de ses petits-enfans, déjeune gaîment. Tout à coup, il sent approcher la mort, le dit et dit en même temps qu’un homme de bien ne la doit pas craindre. On lui propose le médecin, il demande avant tout le prêtre. Il reçoit avec humilité les sacremens, que lui apporte son ami, le curé de Saint-Nicolas. Ensuite il bénit ses enfans, les exhorte au bien, à la concorde. à augmenter l’honneur de leur nom. Et le reste du jour se passe dans des propos moitié graves, moitié plaisans. À la nuit, il exige que chacun aille chercher le repos chez soi comme de coutume. Il expire à deux heures du matin, après s’être, de ses doigts étendus, fermé les yeux.


V.

Pasquier estimait que ses amis et lui-même avaient fait beaucoup pour tirer notre littérature de l’ornière, et que, sous leur main, elle avait pris l’élan qui la devait porter à d’éclatantes destinées. En cela, il ne s’abusait pas ; il se méprenait, par d’autres points, sur la valeur de leur œuvre. Ainsi, Ronsard lui semblait avoir égalé les plus illustres poètes de Rome : « Ceux qui voudront écrire dans l’avenir, ajoutait-il, seront bien aises de se proposer un si grand personnage pour miroir ; les auteurs qui se sont disposés de traiter discours de poids et étoffe pourront servir de même effet ; et moi-même, faisant en ma jeunesse mon Monophile, puis mes Lettres françaises et ces présentes Recherches, les ai exposés en lumière sous cette même espérance. »

On voit qu’il se flattait de la pensée généreuse de devenir et demeurer un classique, j’entends, au sens large du mot, un de ces auteurs que la postérité met au premier rang et reconnaît pour des modèles éternels en leur langue. Il était venu trop tôt pour qu’une telle espérance se réalisât ; il ne pouvait qu’ouvrir la voie vers la perfection.

Il était venu trop tôt, d’abord parce que la langue n’était pas fixée. De ceci, il avait eu le pressentiment, tant son bon sens était droit. « Chacun, a-t-il écrit, s’imagine que la langue de son temps est la plus parfaite et se trompe souvent. Beaucoup de vieux auteurs l’ont cru, et ils sont oubliés par suite du changement de langage… De faire un pronostic de notre langue, il me serait très malaisé. »

Il était venu trop tôt encore, parce que son temps ne possédait point ce goût pur que le siècle suivant devait acquérir, qualité essentielle de l’esprit français, essentielle à ce point que nul chez nous, sauf peut-être le grand Corneille et Molière, qui est à part de tout, n’est classique s’il en est privé. Pasquier n’est qu’un Gaulois frotté de Latin : ce n’est pas encore ce que je nomme un Français.

Il avait cependant l’instinct de ce qu’il fallait à nos lettres ; il tendait vers nos qualités classiques. On ne saurait mieux, par exemple, prêcher la sobriété, recommander le choix du trait, qu’il ne faisait a ses amis : « Il me semble, écrivait-il à l’avocat Mornac, qu’êtes trop fréquent aux descriptions de villes dont vous parlez... La plus grande faute que nous fassions en composant est de ne pouvoir ôter nos mains du tableau que nous traçons, estimant que d’en retrancher quelque chose, ce serait nous couper un doigt. Or il me semble qu’on doit plus priser deux ou trois tableaux mis en leur jour, qu’une centaine sur lesquels je ne me pourrai donner le loisir d’asseoir ma vue ni mon jugement. » Pourquoi faut-il que Pasquier n’ait pas mieux évité cette fréquence qu’il blâmait en ses amis? Pareillement, il a critiqué Montaigne pour le désordre de ses chapitres, et cependant les Recherches de la France ne brillent point par la méthode. Ainsi que Montaigne, il a laissé « le vent de son esprit donner le vol à sa plume, » et ce fut loin d’être avec autant d’à-propos et de succès.

« Je serai toujours, disait-il, de ceux qui embrasseront ce qu’ils verront avoir été approuvé d’une longue ancienneté, je veux dire les œuvres de ceux qui, pour leur bienséance, se sont perpétués jusqu’à nous. » Il ne compte point parmi les classiques, parmi les modèles ; mais, du moins, un respect semblable à celui qu’il éprouvait pour des ouvrages estimés depuis des siècles, ses ouvrages l’ont obtenu de la postérité et le garderont. Ils ont été souvent réimprimés ; on les lit toujours. A peu près au même rang qu’Henri Estienne, à peu près au même rang qu’Amyot, il tient sa place (longo sed proximus intervallo) derrière Rabelais et Montaigne, les deux écrivains de génie du XVIe siècle, qui eurent les défauts avec les qualités de leur temps, mais qui transformèrent, comme il arrive au génie, ces défauts mêmes en de puissantes qualités.

Tandis qu’avec ses compagnons de travail il mettait dans nos sillons le grain de l’étranger, il avait prédit les moissons de gloire que devaient faire les générations futures. « Transportez, disait-il, les fleurs et beautés des lettres grecques et latines en notre France. Quoi faisant, ne faites doute qu’au long aller notre langue ne passe les monts Pyrénées, les Alpes et le Rhin ! » Gardons-nous cependant d’en faire un prophète : il n’avait, on le sait, qu’une idée bien confuse de ce que la moisson espérée serait.

Sans les Etienne Pasquier, nous aurions peut-être gardé l’âme des Villon, et n’aurions pas joui de l’âme de Racine, d’où l’âme de Lamartine nous est venue par de nouveaux progrès.


GUY DE BREMOND D’ARS.