Un Historien de la monarchie de juillet - Thureau-Dangin

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Un Historien de la monarchie de juillet - Thureau-Dangin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 925-939).
UN HISTORIEN
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET

Histoire de la Monarchie de Juillet, t. VI et VII, par M. Thureau-Dangin. Paris, 1892 ; Plon et Nourrit

M. Thureau-Dangin vient d’achever un de ces grands ouvrages qui paraissent dater d’une autre époque, tant sont rares aujourd’hui les ouvriers assez tenaces pour entreprendre et mener à bien d’aussi laborieuses constructions. Les tomes VI et VII de l’Histoire de la monarchie de Juillet conduisent le récit jusqu’à la révolution de 1848. Ces deux volumes sont peut-être les meilleurs de l’œuvre ; ils ne trahissent nulle part les lassitudes d’esprit qu’on aurait excusées chez l’auteur, après son long commerce avec les parlementaires du juste milieu ; ils vivent d’une vie plus intense, à mesure qu’ils approchent du dénoûment dramatique et qu’ils le racontent. C’est justice de proclamer très haut la souplesse et la force du talent chez M. Thureau-Dangin ; d’autant plus haut, que l’emploi de ce talent lui a fait rencontrer quelque résistance dans la frivolité publique. Il semble que nos générations soient encore prévenues par le mot cruel et vrai de Lamartine : « La France s’ennuie ! » et qu’elles craignent de s’ennuyer rétrospectivement en se replongeant dans l’histoire de ce temps. Crainte bien gratuite : l’art de l’écrivain en a ranimé tous les aspects, débats parlementaires, négociations diplomatiques, figures, actes et paroles. Cet art apparaît surtout dans la dextérité avec laquelle il encadre les portraits de ses personnages au milieu des épisodes qui les mettent en relief : quelques-uns de ces portraits, par exemple celui de M. de Tocqueville, d’une touche si juste et si fine, peuvent rivaliser avec les modèles classiques du genre. Lisez simultanément, comme je viens de le faire, des chapitres de M. Thiers et des chapitres de M. Thureau-Dangin : pour quiconque a l’habitude des comparaisons littéraires, notre historien égale son devancier par la clarté de l’exposition ; il le surpasse par le choix et le ramassé du détail, la tenue du style, la distinction de la pensée. Cependant, chacun relira sans se faire prier des pages de l’Histoire du Consulat et de l’Empire ; et nous aurons peine à pousser le public dans l’Histoire de la monarchie de Juillet, Il y a des sujets qui portent l’écrivain et des sujets qu’il doit porter ; M. Thureau-Dangin a choisi délibérément un de ces derniers : il y recueille moins de satisfaction, plus d’honneur.

J’imagine la mélancolie hautaine de ce robuste travailleur, quand il analyse la qualité de son succès, le peu de rapport qu’il y a entre ce succès et la valeur réelle de son œuvre. Loué bruyamment par ses amis politiques, qui applaudissent les intentions du tableau plus que le talent du peintre, injustement méconnu par les autres, il doit éprouver les sentimens d’un ordonnateur des pompes funèbres qui philosopherait sur sa condition, tandis que les parens et les gens du cortège s’inclinent en passant devant lui : « Ce n’est pas moi qu’ils saluent, c’est le corps ; et d’autre part, au seuil de la chapelle, la foule vivante qui passe dans la rue s’écarte de moi avec une terreur instinctive. » — Il doit avoir soif de suffrages désintéressés. Les mieux reçus seront peut-être ceux qu’il sentira arrachés par l’estime littéraire à une pensée qui ne partage ni ses regrets ni ses jugemens généraux. Le peu de beauté et de dignité qui subsiste dans notre république des lettres disparaîtrait vite, si l’on ne s’y faisait un devoir et un plaisir d’exalter le mérite, sans se laisser arrêter par les divergences des points de vue.


I

Convenons d’abord de la divergence fondamentale, celle qui rendra les conclusions de M. Thureau-Dangin inacceptables pour beaucoup d’esprits, et les critiques de ses contradicteurs non recevables pour lui. L’Histoire de la monarchie de Juillet est écrite par un membre de la majorité de M. Guizot ; un membre sagace, indépendant, éclairé par les événemens ultérieurs sur les fautes commises ; mais il croit qu’en évitant ces fautes on eût pu prévenir la catastrophe : il déplore la révolution de 1848, il condamne les idées d’où elle est sortie et les hommes qui l’ont faite. De ce point de vue, nulle entente possible avec ceux qui voient dans l’établissement de juillet un accident éphémère, une inutile tentative de plier le génie français aux institutions anglaises, une ruse de l’histoire pour ménager les transitions, au moment où elle élaborait la transformation démocratique de la France, et par la France de tout l’occident européen. Les hommes d’État de 1840 pouvaient s’y tromper ; mais croire aujourd’hui que ce peuple, parti en quête d’un nouveau monde, avait touché au port avec la charte de 1830, c’est prolonger après Colomb l’erreur du navigateur, lorsqu’il prit la petite île des Lucayes pour le grand continent cherché ; elle n’était qu’une relâche. Ce moment de l’évolution serait mieux remis à son plan, et l’Histoire de la monarchie de Juillet gagnerait en largeur d’horizon, si elle eût été traitée par un esprit plus sensible à la constance et à la rapidité du mouvement qui nous emporte vers un nouvel état social. Reconnaissons qu’elle y perdrait de sa physionomie vivante. Avec l’exacte notion du chemin parcouru depuis un demi-siècle, on serait trop porté à étudier les intérêts débattus sous le gouvernement de juillet comme une curiosité archéologique. Resté en communication avec les idées de l’époque, M. Thureau-Dangin a pu mettre dans son récit la chaleur et le bruit de la bataille ; il a donné à ce récit l’attrait qui nous fera toujours préférer les mémoires d’un contemporain à la meilleure histoire écrite après coup.

Mon objection n’attaque en rien l’impartialité habituelle que l’on a justement louée chez M. Thureau-Dangin. Il ne se fait jamais l’avocat passionné des causes qu’il évoque ; il reste leur juge ; mais un juge qui rend ses arrêts avec un code aboli et des formes judiciaires tombées en désuétude.

Dans l’histoire des dernières années du règne, dominée par le duel féroce de M. Thiers contre M. Guizot, et à la fin contre le roi lui-même, l’écrivain prend ouvertement parti pour M. Guizot. S’il me disait que son opinion s’est faite par un choix réfléchi, je me permettrais de n’en rien croire. Une élévation naturelle du caractère et de la pensée devait jeter M. Thureau-Dangin dans le camp de M. Guizot. Son antipathie peu déguisée contre le chef de l’opposition n’est qu’une révolte continue de l’honnêteté. Pièces en main, il charge durement l’homme de Blaye, il voit en lui le mauvais génie du règne. Il nous le montre conspirant contre le gouvernement de son pays avec l’Angleterre, avec Greville, Panizzi Normanby, Palmerston ; puis souillant l’incendie dans la campagne des banquets, sans se mettre en avant de sa personne. M. Thiers n’avait pas l’excuse de ceux qui entrevoyaient et appelaient franchement une rénovation sociale ; il y croyait peu et ne s’en souciait pas ; son empirisme était aussi myope à cet égard que la philosophie doctrinaire de M. Guizot. La postérité sera peut-être moins indulgente que ne le furent les contemporains pour l’ouvrier de démolitions, uniquement mû par l’ambition personnelle, quand il minait et renversait trois monarchies, quand il empêchait une quatrième de s’établir ; il n’a rien fondé, car une étude attentive des faits ne permet pas de lui attribuer la paternité de la troisième république ; ses expédiens, parfois utiles, n’ont laissé aucune trace pour l’avenir. Je n’oublie pas que son intelligence lucide et active a facilité une opération financière, aux jours où notre pays se libérait des charges de la défaite ; mais à si haut prix que l’on mette ses services occasionnels, il est probable que l’opinion de M. Thureau-Dangin devance le verdict définitif de l’histoire. Ceci concédé, il faut bien avouer que le flair gouvernemental de M. Thiers avait raison contre l’obstination de M. Guizot, lorsqu’il devinait en 18&7 le malaise d’un pays trop comprimé dans ses besoins d’imagination et de sentiment. Le madré praticien voulait leurrer le malade par quelque tour de son métier ; vue courte, mais préférable encore à l’aveuglement du grand docteur, qui se refusait à constater la maladie.

L’historien est heureux quand il peut quitter le spectacle des misères intérieures pour suivre nos affaires au dehors : d’abord parce qu’il les débrouille et les résume à merveille ; ensuite, parce qu’il y trouve quelque sujet de consolation. Le cabinet conservateur ne croyait pas que la France fût assez forte pour s’abandonner au beau rêve de 1840, l’établissement de notre suprématie sur tout le bassin de la Méditerranée ; du moins son action était-elle raisonnable et sage, en Suisse, en Italie, en Espagne. Les mariages espagnols furent le premier succès d’une politique étrangère si longtemps déprimée. Je regrette de ne pas rencontrer, dans le récit de M. Thureau-Dangin, quelque souvenir de la noble attitude du parti légitimiste, quelques échos du discours de Berryer, oubliant son rôle d’opposant pour applaudir à la reprise des traditions de la maison de France. Plus heureux encore est l’écrivain, lorsqu’il passe la mer et nous mène dans ces camps d’Algérie, qui projettent seuls sur l’histoire d’alors un rayon de gloire et de poésie. Par une triste ironie du sort, les triomphes décisifs en Afrique ont sonné le glas de l’agonie pour nos gouvernemens successifs : le débarquement de Bourmont et la prise d’Alger en 1830, la capture d’Abd-el-Kader à la veille de 1848. — On voudrait s’attarder sous la tente avec le vieux Bugeaud, avec son jeune successeur, le royal officier qui contraignait les moustaches grises à s’incliner devant ses talens militaires, et qui allait voir tomber son épée au moment où tout lui criait le Tu Marcellus eris. Mais ces beaux épisodes ne sont que des intermèdes ; le narrateur est promptement rappelé sur la scène parisienne, où se joue la pièce principale.

Elle tourne mal, avec les procès de la cour des pairs, l’affaire Teste et Cubières, l’affaire Praslin, tous ces scandales qui inquiètent la conscience publique et assombrissent les imaginations ; avec les débats de la chambre, où l’animosité des partis donne de plus en plus aux discussions, durant les sessions de 1847 et de 1848, le caractère d’une guerre de Peaux-Rouges. Pour les observateurs superficiels, — et l’on est bien forcé de qualifier ainsi les hommes qui détenaient alors le pouvoir, — pour ceux qui voient dans le chiffre des majorités parlementaires le véritable thermomètre de l’opinion nationale, la situation n’avait jamais été plus rassurante. Les élections de 1846 avaient apporté au ministère la plus belle majorité du règne, une centaine de voix. Jusqu’aux derniers jours, cette phalange docile fut à peine entamée. L’ordre matériel, si souvent troublé pendant les dix premières années de la monarchie de Juillet, semblait définitivement assuré. Les sociétés secrètes s’étaient dissoutes. La presse opposante donnait encore quelques ennuis ; on aura peine à le croire aujourd’hui, si j’ajoute que son principal organe, le National, tirait à trois mille exemplaires ; la Réforme, plus radicale, avait quelques centaines de lecteurs. Mais tous les coefficiens des forces en jeu s’exprimaient par des chiffres aussi modestes, toutes les troupes qui manœuvraient se réduisaient ainsi à quelques comparses, sur le petit théâtre où se décidaient les destinées du pays légal. Là était l’illusion, là était le danger. On n’avait pas d’yeux et pas d’oreilles pour la masse silencieuse qui s’agitait en dessous ; on vivait sur l’incurable raisonnement des doctrinaires : « Nous ne sommes pas curieux des sentimens populaires, nous, personnages si avisés : donc ces sentimens ne comptent pas ; et d’ailleurs les choses n’existent que du jour où elles sont rédigées en projets de lois et en amendemens. » On laissait le soin d’interroger Caliban à ces songe-creux, les poètes, et l’on souriait de leurs prophéties. Pour retrouver les premières divinations de la tempête latente, il faut toujours revenir aux intuitions de Lamartine, aux boutades pénétrantes d’Henri Heine, aux Oracles que Vigny composait dans sa solitude méditative.

Cependant, à mesure que le temps marchait, et quoiqu’il n’eût pas de prise sur l’équilibre parlementaire, les plus confians commençaient à sentir dans l’air une odeur d’orage, sans discerner de quel point de l’horizon un orage pouvait venir. M. Thureau-Dangin rassemble des citations d’augures dans les correspondances qu’il a feuilletées ; elles attestent cette étrange sensation de malaise sans cause apparente. Signe grave, on concevait des doutes sur la valeur des institutions représentatives, sur l’infaillibilité de la mécanique qui avait le monopole de fabriquer du bonheur et de la liberté pour tous les citoyens français. M. Thiers disait, dans ce style imagé dont il a emporté le secret : « Il faut descendre dans un travail de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a pour but d’étendre la participation aux affaires publiques, n’étend souvent que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la masse du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant est destiné à porter la vie. » Le chroniqueur politique de la Revue constatait « qu’une sorte de découragement semblait s’être emparée des intelligences, qu’une inquiétude sourde agitait les imaginations. » Vers 1846, nous dit M. Thureau-Dangin, on était assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du « parlementarisme, » à le déclarer « une machine usée. » M. Doudan se demandait si « la soupe constitutionnelle était une bonne soupe, » et M. de Viel-Castel écrivait dans son journal inédit : « La réaction contre les idées libérales est grande en ce moment ; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu’on l’a qualifié dédaigneusement de théorie. » Un témoin, peu suspect de tiédeur pour la religion parlementaire, a écrit depuis : « Presque toute la nation fut amenée à croire que le système représentatif n’était autre chose qu’une machine politique propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire arriver toutes les places dans les mains d’un certain nombre de familles… Opinion très fausse, » s’empresse d’ajouter cet homme de foi inébranlable. Ceci est une citation de M. de Tocqueville, comme on dit dans la comédie de M. Pailleron. Je retiens entre bien d’autres une parole de M. Guizot très significative, et qui suffirait seule à nous éclairer sur l’irrémédiable lacune de ces esprits distingués. Parlant à la tribune de la réforme et de la campagne des banquets, il disait : « L’affaire n’est plus dans la chambre ; on l’en a fait sortir ; elle a passé dans ce monde du dehors, illimité, obscur, bouillonnant, que les brouillons et les badauds appellent le peuple. » — Sentez-vous tout ce qu’il y a dans ces mots d’incuriosité, de terreur, d’aversion pour « ce monde du dehors, ce monde obscur, » le peuple ? Les hommes d’État qui pensaient et parlaient ainsi étaient condamnés, alors même que leur habileté eût su résoudre toutes les difficultés quotidiennes. Le danger qui les menaçait et le point où ils étaient vulnérables, c’est ce que M. Thureau-Dangin s’efforce de préciser dans deux chapitres de son livre qu’on ne saurait trop méditer, — et compléter ; les chapitres qu’il intitule : les Intérêts matériels et le Socialisme.

II

Le gouvernement de Juillet avait donné à la bourgeoisie française dix-huit années de prospérité. Son historien voit là, après tant d’autres, une réponse péremptoire aux accusations élevées contre ce gouvernement. Or, en lisant l’étude de ce même historien sur les intérêts matériels et les témoignages qu’il y a groupés, on est conduit à se demander si un pareil bienfait a réellement tout le prix que notre routine lui accorde. Il est tentant et il semble facile de gouverner les hommes avec leurs intérêts et leurs passions, d’encourager chez eux ce matérialisme pratique qui les rend dociles au joug en les attachant à la mangeoire. Cependant les hommes ont d’autres besoins, besoins d’idées, d’imagination, de sentiment ; besoins plus patiens, sans doute, et qui ne se trahissent que par des manifestations intermittentes ; mais le jour où ils se réveillent, si l’on a négligé de leur ouvrir une soupape de sûreté, ils font tout sauter. Les historiens savent, et c’est une observation banale à force d’être répétée, que les peuples gardent un souvenir respectueux et attendri aux gouvernans qui les ont fait souffrir pour la grandeur de la patrie ; ceux qui les ont simplement enrichis ne peuvent compter sur aucune reconnaissance. Illogisme de la foule, disent les demi-penseurs ; peut-être instinct profond du peuple, qui demande avec avidité les faux biens, méprise le serviteur qui les lui donne, acclame le maître qui l’a contraint de recevoir les vrais biens, ceux dont ce peuple a le désir intime.

Après 1840, le développement de l’industrie et surtout l’établissement des chemins de fer avaient doublé la fortune immobilière. L’ouverture des premières grandes lignes, en 1843, déchaîna une véritable folie d’agiotage. « On eût dit les beaux jours de la rue Quincampoix revenus, » écrivait M. Duvergier de Hauranne. A la Bourse, à la chambre, dans les journaux, dans les salons, on ne parlait que de concessions, de coups magnifiques, de fortunes rapides. Ces fortunes assuraient la prépondérance d’une classe moyenne qui en bénéficiait seule ; les élémens de création récente venaient s’y agglomérer autour du noyau de bourgeoisie libérale qui avait fait à son profit la révolution de 1830. Appuyée sur ses deux citadelles, le suffrage censitaire et la garde nationale, cette classe moyenne représentait et gouvernait la France. Elle n’avait d’autre titre que sa richesse pour s’imposer, pour donner à son gouvernement cette consécration supérieure qui décourage les convoitises et les révoltes. Elle ne pouvait se réclamer ni de la majesté des siècles et du droit divin, qu’elle venait de biffer dans l’histoire ; ni de la tradition religieuse, discréditée par son indifférence ou battue en brèche par son voltairianisme ; ni du droit de la force, qu’elle n’avait pas prouvé par des actions militaires ; ni de la primauté intellectuelle, car les grands poètes et la plupart des grands écrivains se rattachaient au monde de la Restauration, aux idées qui avaient régné entre 1820 et 1830. La richesse toute seule, c’est peu ; elle suffit pour établir un pouvoir ; elle le désigne aussitôt à la curée, quand il n’est pas gardé d’ailleurs.

Que valait cette bourgeoisie souveraine ? Consultons les témoignages acccumulés par M. Thureau-Dangin. Henri Heine dépose : — « La société actuelle ne se défend que par une plate nécessité, sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne société dont l’échafaudage vermoulu s’écroula lorsque vint le fils du charpentier… La bourgeoisie fera peut-être encore bien moins de résistance que n’en fit l’ancienne aristocratie ; même dans sa faiblesse la plus pitoyable, dans son énervement par l’immoralité, dans sa dégénération par la courtisanerie, l’ancienne noblesse resta encore animée d’un certain point d’honneur inconnu à notre bourgeoisie, qui est devenue florissante par l’industrie, mais qui périra également par elle. On prophétise un autre 10 août à cette bourgeoisie, mais je doute que les chevaliers industriels du trône de Juillet se montrent aussi héroïques que les marquis poudrés de l’ancien régime qui, en habit de soie et avec leurs minces épées de parade, s’opposèrent au peuple envahissant les Tuileries. » — Ozanam stigmatise dans la classe dominante « une aristocratie financière dont les entrailles se sont endurcies. » — Mais ce sont peut-être là les exagérations d’un poète et d’un mystique ; écoutons les défenseurs attitrés du pays légal. M. Rossi écrivait à cette place en 1842 : — « Le public ne s’occupe que de ses spéculations, de ses affaires. Il n’a pas de goût en ce moment pour la politique ; il s’en défie ; il craint d’en être dérangé. Il a eu ainsi des engouemens successifs : sous l’Empire, les bulletins de la grande armée ; sous la Restauration, la charte, la liberté ; tout le reste lui paraissait secondaire. Aujourd’hui, c’est la richesse. Les hommes aux passions généreuses doivent s’y faire. » — De même M. de Barante : — « Je ne me souviens pas d’avoir vu un pareil assoupissement des opinions. Les intérêts privés ont aboli l’intérêt public, ou, pour parler plus exactement, personne ne l’envisage que sous cet aspect. » — Le duc d’Orléans s’épanche dans ses lettres ; il se dit « imbibé de dégoût pour les hommes qui sont ou qui peuvent arriver aux affaires, et même pour les idées qui règnent dans la majorité des chambres… Les idées les plus mesquines et les plus étroites ont seules accès dans la tête de nos législateurs. La classe que la révolution a élevée au pouvoir fait comme les castes qui triomphent, elle s’isole en s’épurant et s’amollit par le succès… Ils ne voient dans la France qu’une ferme ou une maison de commerce… » — Voici enfin le coryphée de la troupe, M. Guizot, toujours disputé entre ses préjugés d’habitude et la noblesse native de son âme ; il définit ainsi le parti avec lequel il gouverne : « Trop étroit de base, trop petit de taille, trop froid ou trop faible de cœur ; voulant sincèrement l’ordre dans la liberté, et n’acceptant ni les principes de l’ordre ni les conséquences de la liberté ; plein de petites jalousies et de craintes ; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, les repoussant même comme un trouble ou un péril pour son repos… J’en dirais trop si je disais tout. »

De l’aveu de notre auteur, cette dépression de la classe dirigeante se communiquait à toutes les manifestations de la vie nationale. La corruption administrative et électorale, bien qu’exagérée à plaisir par les clameurs d’une opposition qui n’eût pas mieux agi, reste un mal avéré par les nombreux éclats de la fin du règne. La littérature, le miroir social où il faut toujours regarder l’image d’une époque, changeait brusquement de physionomie. Au romantisme essoufflé succédait ce que Sainte-Beuve appelait ici même, dans un article souvent cité par M. Thureau-Dangin, la Littérature industrielle. Stimulé par la transformation commerciale de la presse politique, le roman-feuilleton aidait largement à cette transformation ; et en même temps qu’il témoignait par ses procédés de l’industrialisme envahissant, il attestait, par la nature de la marchandise offerte et demandée, cette détresse de l’imagination publique qui cherchait partout un aliment. L’historien nous montre dans un croquis amusant les progrès rapides du monstre, la fièvre de cette société tenue haletante par les aventures du Chourineur ou de la Louve, depuis le ministre de l’intérieur jusqu’à ce lecteur convaincu qui vint se pendre dans l’antichambre d’Eugène Sue, heureux de mourir là. Le premier et le grand coupable lut Alexandre Dumas ; cependant M. Thureau-Dangin ne peut s’empêcher d’accorder des circonstances atténuantes au joyeux Homère du feuilleton. Je les demande aussi pour ses lecteurs : ils étaient bien excusables de préférer la geste de Porthos et de d’Artagnan à celle de M. Lacave-Laplagne et de M. Cunin-Gridaine. Alexandre Dumas était le Napoléon de ce temps. Nous avons dans le sang depuis un siècle une napoléonite aiguë ; le magicien corse a tendu si fort les imaginations françaises vers le merveilleux, qu’elles réclament à chaque génération un équivalent de l’épopée ; lorsque la vie réelle ne leur offre pas cette pâture, elles la demandent aux romanciers, à un Dumas, à un Balzac. M. Thureau-Dangin n’est-il pas un peu sévère pour ce dernier ? Les Parens pauvres ayant succédé aux Sept péchés capitaux dans le Constitutionnel, il juge cette publication « encore plus délétère » que celle d’Eugène Sue. J’ai peine à voir tant de noirceur chez le Cousin Pons et la Cousine Bette ; avec tout autre que M. Thureau-Dangin, je croirais à une pique de métier contre un rival : Balzac n’était-il pas jusqu’à ce jour le véritable historien de la monarchie de Juillet ?

Sous cette bourgeoisie apoplectique, et presqu’à son insu, « un immense prolétariat industriel était né, à cette époque même, de la transformation économique. » Tout progrès industriel nécessite une augmentation d’effort, et par conséquent de peine humaine, directement proportionnelle à l’augmentation de richesse qu’il crée. C’est une loi fatale que les dithyrambes officiels peuvent méconnaître, qu’ils ne peuvent pas abolir. Le perfectionnement de l’outillage mécanique rend les effets de cette loi plus complexes et moins évidens, il ne la supprime pas. Faute d’y avoir réfléchi, la bourgeoisie doctrinaire fut aussi surprise qu’épouvantée de voir surgir, en 1848, ce prolétariat, armé en guerre par les instructeurs que M. Thureau-Dangin dénombre dans son chapitre du Socialisme.

Nul ne lui contestera les jugemens sévères qu’il porte sur les utopies de Pierre Leroux, de Fourier, de Cabet, de Louis Blanc, de Proudhon. Quelques-uns s’étonneront de voir qu’il range Bûchez dans la catégorie des sophistes condamnés par l’expérience ; Buchez fut le précurseur de cette école du socialisme chrétien, très vivante aujourd’hui dans toute l’Europe, et sur laquelle un historien doit réserver son opinion, puisque l’histoire n’a pas encore prononcé. Mais l’observateur désintéressé, tout en accordant à M. Thureau-Dangin sa réfutation rationnelle des doctrines chimériques, aura peine à se scandaliser autant que lui de l’état d’esprit qui les faisait naître. Si modéré que soit son réquisitoire, il en ressort que l’édifice social menacé par ces doctrines était une construction définitive, sinon une arche sainte ; on devait l’améliorer, sans doute, mais qui la voulait démolir était criminel. Telle paraît être l’opinion de l’écrivain, quand il parle du « mal mystérieux, redoutable, qui travaillait la classe ouvrière, » du « rêve fiévreux qui possédait alors l’imagination de cette classe ; » quand il écrit avec un regret évident : « On dirait que la barrière qui avait séparé jusqu’alors le monde des réformes sociales de celui des agitations politiques s’est abaissée. » — Eh ! quoi ? ne vous y attendiez-vous pas ? Quand vous nous racontez la dure jeunesse d’un Louis Blanc, d’un Proudhon, puis-je m’étonner que leur idéal soit directement opposé à celui de M. Laffitte ? Ma raison juge inefficaces les moyens qu’ils proposent pour réaliser cet idéal ; mes intérêts peuvent en être révoltés ; ma conscience se refuse à les déclarer coupables parce qu’ils essaient de le faire triompher, comme M. Laffitte a fait triompher le sien contre celui de M. de Polignac. Depuis 1789, la reconstruction du monde est en adjudication ouverte, au plus offrant. Qui aura qualité pour arrêter les enchères, pour dire devant tel essai, à tel jour : adjugé ! — Passe encore pour l’exposé des doctrines, me répondrait peut-être M. Thureau-Dangin, et bien d’autres avec lui ; mais le crime commence dès que ces doctrines impliquent l’appel formel ou dissimulé à la violence. — Sans doute, sans doute, il faut toujours maintenir cet excellent principe, il faut excommunier d’avance tous ceux qui porteront la pioche révolutionnaire dans un édifice vermoulu. Seulement… Seulement j’admire et j’envie de tout cœur le sérieux du catéchiste qui peut fulminer cet anathème, entre les monumens commémoratifs de la Révolution et la colonne de Juillet. — « J’y suis, j’en ai délogé les autres, on me respecte et m’applaudit d’y avoir réussi ; qui viendra m’en déloger est un brigand ! » Les enfans disent cela, dans les petits châteaux de sable qu’ils élèvent sur la plage, entre deux marées.

A notre époque, tout réveil idéaliste qui succède à une période de matérialisme se manifeste par deux mouvemens simultanés : un mouvement socialiste, pour ceux qui cherchent leur idéal sur terre ; un mouvement religieux, pour ceux qui le placent au ciel. Il appartient au second de modérer le premier. La renaissance de l’esprit religieux était appelée par beaucoup, à la veille de 1848, et annoncée par des voix éloquentes. M. Thureau-Dangin constate le grand effet produit sur l’opinion par le discours de Montalembert, en août 1847. « Qu’y a-t-il de plus infirme dans ce pays ? disait-il à M. Guizot. Vous l’avez proclamé avec plus d’éloquence que personne, c’est l’état des âmes ; c’est elles qui ont besoin qu’on leur prêche le dévoûment, le désintéressement, la pureté ; c’est l’éducation morale de ce pays qui est, sinon à refaire, du moins à modifier profondément. Et comment vous y prendrez-vous ? C’est une banalité que de le dire, vous ne pouvez vous y prendre sérieusement que par cette forte discipline des âmes et des consciences qui se trouve dans la religion… Qu’avez-vous fait pour assurer cette liberté ? Rien. » — M. Thureau-Dangin applaudit à ce langage, ai-je besoin de le dire ? Il déplore que le gouvernement de Juillet ait négligé le vrai remède contre le socialisme. « Le remède ne pouvait être que dans le retour à la religion ; seule elle pouvait vraiment redresser les esprits et pacifier les cœurs des prolétaires ; seule, elle pouvait donner à ces derniers les explications et les espérances qui leur rendaient la vie intelligible et supportable. » — Nous sommes d’accord ; et pourtant, si nous allons au fond des pensées, je crains bien qu’une fois de plus notre accord soit tout de surface. Certes, je ne ferai pas à l’écrivain chrétien l’injure de croire qu’il appelle au secours des intérêts le catéchisme-gendarme ; mais quand il attend de ce livre l’enseignement de « la résignation » au prolétaire, j’entends un prolétaire le prendre à partie. — « Le catéchisme ! l’Évangile ! vous me la baillez belle ! Avant toutes choses, l’Évangile conseille au riche de se dépouiller en faveur d’autrui. Je ne demande pas cette perfection de sainteté. Mais vous conviendrez du moins que l’Évangile et le catéchisme commandent la résignation à tous, sans distinction. Qui doit se résigner à ne point posséder, vous ou moi ? Qui doit se résigner, moi à ne pas entrer, ou vous à sortir ? L’Évangile ne le dit pas ; et si le catéchisme me défend le vol, il ne m’interdit pas de désirer, de préparer les transformations historiques les plus radicales : tradidit disputationibus. Il prescrit la soumission au maître, au légitime possesseur. Si j’ai, comme je le crois, la force politique, si je puis faire demain des lois économiques à ma convenance, je serai légalement le maître, le légitime possesseur. Vous soumettrez-vous ? Et d’ailleurs, puisque le ciel vous paraît de si grand prix, résignez-vous plus fort que moi, résignez-vous le premier, votre part là-haut sera plus belle. » — Chacun devine tout ce que le prolétaire pourrait ajouter ; je vois mal ce qu’on pourrait lui répondre. Le rôle du catéchisme-gendarme est bien fini ; si l’on y compte encore, mieux vaut chercher autre chose. L’admirable livre n’est pas un instrument de fixation sociale ; il est en tout temps une école de résignation pour le faible, de modération pour le fort. Si le faible d’aujourd’hui doit être le fort de demain, il faudra intervertir les applications qui nous agréent présentement. Sinon, le peuple ne verra dans votre prédication qu’une hypocrisie, un instrument de règne, une religion à faux poids ; il continuera de s’y montrer rebelle.

Je me suis attardé aux deux chapitres essentiels de cette histoire. C’est qu’en plus de leur intérêt historique, ils présentent un intérêt actuel. On a signalé maintes lois le parallélisme entre la classe dirigeante qui s’éleva après 1830 et celle qui s’est élevée depuis 1880, entre les problèmes,, les erreurs et les courans d’idées de ces deux époques. Il y aurait puérilité à forcer les ressemblances ; il y aurait aveuglement à les méconnaître.


III

Le dernier volume nous fait assister à l’ébranlement subit et à la chute de la maison : campagne des banquets, session de 1848, révolution. L’art du narrateur ajoute encore au relief des événemens qu’il raconte. M. Thureau-Dangin n’a pas de peine à démontrer que l’agitation des banquets était factice, que les organisateurs faillirent y renoncer, tant ils trouvaient peu d’écho dans l’opinion. Il faut lui accorder sa démonstration, pour ce qui est de la faiblesse et de la perfidie de l’opposition ; mais s’il en conclut que le gouvernement fut victime d’un accident et d’un caprice du sort, je ne le suis plus. Dans la plupart de nos crises, ce n’est pas l’opposition qui est forte, c’est le pouvoir qui est faible ; une chiquenaude le renverse, parce que le terrain s’est insensiblement dérobé sous lui, dans ces assises profondes où l’on se désintéresse également des querelles du gouvernement et de l’opposition. Le peuple ne demandait pas la réforme électorale, j’en crois volontiers l’historien ; mais il n’attendait plus rien du pouvoir, ce qui était plus grave qu’une exigence précise. De là, à la dernière minute, quand les regards voient s’ouvrir brusquement l’abîme qu’ils ne soupçonnaient pas, cette inexplicable paralysie qui fait que tous s’abandonnent et sont abandonnés de tous. M. Thureau-Dangin nous rend parfaitement la sensation de cet affolement dans la stupeur, de « l’action débilitante de cet air, » comme il l’appelle. Le 24 février, les armes tombent de toutes les mains ; des hommes d’une vigueur éprouvée, Bugeaud, Bedeau, La Moricière, montent à cheval pleins de résolution, s’arrêtent après quelques pas comme frappés de la foudre, battent en retraite sur un on-dit. M. Guizot, qui s’est obstiné contre le flot à l’heure où l’on pouvait peut-être l’apaiser par un sacrifice de personnes, lâche le gouvernail en pleine manœuvre. Le vieux roi et M. Thiers luttent de finesse, ils échangent leurs coups de griffe accoutumés, tandis que la royauté agonise. Nul n’est à son poste ou ne s’y maintient, rien n’est prêt, sauf la voiture de l’exil. On a dit qu’elle n’était pas attelée. Erreur ! A certaines heures, la voiture de l’exil est toujours prête, sans que personne en ait donné l’ordre, et il n’y a qu’elle de prête, avec les relais de la route connue.

M. Guizot, dont les pensées étaient souvent plus justes et plus hautes que ses actes, dut se rappeler alors ce qu’il écrivait à M. d’Houdetot quelques mois auparavant : « Les calculs de l’intérêt ne sont pas une base solide ; la moindre affection désintéressée serait plus rassurante. » Tout ce monde, groupé par les intérêts, s’évanouit à l’instant de la débâcle ; par-delà les insurgés, la foule indifférente regarda passer ce qui n’avait pas su fasciner ses yeux. Dans l’entourage, aucun de ces traits touchans, dans le peuple, aucun de ces retours de sensibilité qui embellissent le malheur. La population parisienne ne retrouva un souvenir attendri que pour son préfet, M. de Rambuteau, qui avait fait des choses utiles à ses administrés ; les envahisseurs de l’Hôtel de Ville couchèrent son portrait sur le lit de la préfecture, en disant : « Dors, papa Rambuteau, tu as bien mérité de te reposer. »

M. Thureau-Dangin établit avec son équité habituelle les responsabilités de chacun, du côté de l’attaque et du côté de la défense. Il ne s’en départ, trop légèrement à mon sens, que vis-à-vis d’un seul homme, Lamartine. Fréquemment, au cours de son récit, l’historien charge le poète ; pourtant, il le reconnaît lui-même, le grand isolé n’a jamais conspiré. Admirable d’abnégation au moment de la coalition, il reprend ensuite sa liberté ; hautement, franchement, il attend et appelle la bourrasque qui doit le porter au rivage de ses rêves. M. Thureau-Dangin accuse « cette ambition immense et vague. » Ambition toute naturelle et légitime, puisqu’elle était liée à des vues élevées sur la transformation imminente de la France, puisqu’elle ne trahissait aucune fidélité, ne faussait aucun serment. Mais voici qui est plus grave. Notre auteur représente Lamartine indécis, au moment où Mme la duchesse d’Orléans se rendait à la chambre, avec l’espoir d’y faire proclamer la régence. L’acteur Bocage, venant des bureaux de la Réforme, aurait alors gagné le poète en lui disant : « Aidez-nous à faire la république, nous vous y donnerons la première place. » — Et M. Thureau-Dangin revient à plusieurs reprises sur « le marché de M. de Lamartine. « Il avoue d’ailleurs qu’il tient ce renseignement de troisième main. Je voudrais des sources plus directes et plus sûres, avant d’immoler cette chère mémoire à une vanterie de comédien. Sur le fond même de la question, M. Thureau-Dangin peut-il croire que l’intervention de Lamartine eût prolongé la régence plus d’une heure ? Le scénario de nos révolutions est classique, à force d’être répété. — Acte I. — Le monarque abdique en faveur d’un enfant. — Acte II. — Quelques fidèles proclament cet enfant et la régence. — Acte III. — Le peuple proclame la république à l’Hôtel de Ville. — Il est sans exemple que l’acte II ait fait languir la pièce, on sait dès le prologue qu’il faudra la jouer jusqu’au bout. En sacrifiant sa popularité pour faire durer quelques instans un expédient condamné d’avance, Lamartine eût gaspillé cette force qui allait arrêter le drapeau rouge et sauvegarder l’honneur du pays. Pourquoi l’eût-il fait ? Que devait-il à ce gouvernement ? Ah ! si Lamartine, le fils du défenseur des Tuileries au 10 août, eût touché au trône de ses rois en 1830, les amis de sa gloire auraient dû lui souhaiter, lui loger au besoin une balle dans la tête. Après 1830, et c’est ce que M. Thureau-Dangin semble oublier quelquefois, en dehors de ceux qui avaient commandité l’entreprise, personne ne devait rien à personne, toutes les ambitions raisonnables étaient également licites dans la carrière ouverte à tous. Passager sur un navire battu par la tempête, étranger à l’équipage, n’ayant rien juré aux officiers de la nouvelle promotion, et persuadé qu’ils faisaient voile contre le vent, Lamartine, qui se sentait les mains assez fortes pour tenir la barre, avait le droit de s’en emparer, de lancer le vaisseau sur la route qu’il croyait bonne, et de gouverner vers l’avenir. M. de La Rochejaquelein donnait à tous les vaincus de 1830 leur devise, quand il s’écriait, dans la séance du 24 février : « Il appartient à ceux qui, dans le passé, ont toujours servi les rois, de parler maintenant du peuple. »

Notre auteur termine son livre en dressant le bilan du régime. Il confesse à nouveau les misères et les fautes ; il met en regard les dix-huit années de paix et de prospérité, le bon fonctionnement des rouages parlementaires, la gestion prudente de nos intérêts au dehors ; et prenant avantage de la situation favorable où se trouvait la France à la chute de la monarchie de Juillet, il sollicite de l’histoire, après comparaison avec les gouvernemens qui ont précédé et suivi, une mention hors ligne pour ce régime. Si l’on était en humeur de le contredire, il suffirait peut-être de lui opposer ce passage de son mélancolique épilogue : « Ainsi a disparu cette monarchie qui, tout à l’heure encore, semblait si bien assise. Elle est tombée, sans que sa chute ait été préparée ou provoquée par quelque événement intérieur ou extérieur, tel que les ordonnances de juillet 1830 ou la défaite de Sedan en 1870. Elle a été vaincue sans qu’il y ait eu bataille, car certes on ne peut donner ce nom aux échauffourées partielles qui, en trois jours, n’ont coûté la vie qu’à 72 soldats et 289 émeutiers. Un effet sans cause, a-t-on pu dire. Aucune histoire ne laisse une impression plus triste… » Voilà une défense qui pourrait se tourner en réquisitoire. L’historien ne croit guère aux effets sans cause ; avouer qu’une armée a disparu sans être attaquée, c’est faire un singulier éloge de sa valeur intrinsèque. — Mais si j’ai discuté quelques assertions et quelques tendances de ce livre, rendant ainsi le meilleur hommage à son autorité, je ne sens nulle envie d’en contester les conclusions. Nous sommes trop près de cette période pour deviner à quel moyen terme l’histoire s’arrêtera, entre la furieuse épitaphe de M. Desmousseaux de Givré : « Rien, rien, rien ! » et le panégyrique discret de M. Thureau-Dangin. En achevant la lecture de son œuvre, je ne garde qu’une opinion très ferme : le rang éminent qu’il réclame pour la monarchie de Juillet serait hors de discussion, si l’on devait classer les gouvernemens d’après le mérite des historiens qu’ils suscitent.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ.