Un Historien de la société précieuse au XVIIe siècle - Baudeau de Somaize

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Un Historien de la société précieuse au XVIIe siècle - Baudeau de Somaize
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 124-155).
UN HISTORIEN
DE
LA SOCIETE PRECIEUSE
AU XVIIe SIECLE

BAUDEAU DE SOMAIZE

Il est des écrivains dont tout le monde connaît le nom et dont personne ne lit les œuvres. Le plus souvent médiocres, nuls quelquefois, ils doivent à un ensemble de causes fortuites une réputation qu’ils n’auraient jamais atteinte sans elles. Tantôt un critique illustre les a vertement appréciés au passage et ils sont venus jusqu’à la postérité avec l’arrêt de leur juge ; ainsi les mauvais poètes latins, dont il ne reste pas un vers, mais qui ont reçu d’Horace l’immortalité du ridicule ; ainsi l’abbé Cotin, l’abbé de Pure et quelques autres « victimes » de Boileau. D’autres fois, une bonne fortune, où l’intention n’avait pas plus de part que le talent, leur a fait jouer un rôle dans un épisode considérable de l’histoire littéraire ; ils ont saisi une idée qui flottait dans l’air et l’ont exprimée fort mal, mais ils sont les seuls à s’en être avisés ; une scène intéressante se déroulait quelque part, ils s’y sont mêlés en intrus, et voilà l’histoire obligée d’enregistrer leur présence et leur témoignage. Tel est le cas de Scudéry dans la querelle du Cid, tel est celui de Somaize dans l’histoire de la société précieuse au XVIIe siècle. Dès que viennent sous la plume les noms des modèles


Que, d’un coup de son art, Molière a diffamés,


celui de Somaize se présente en même temps ; il est de leur groupe ou de leur suite, on ne sait pas au juste à quel titre, mais enfin il en est, et on ne songe pas à lui demander pourquoi.

Le personnage mérite plus d’attention. Ce fut un vilain homme et un pauvre écrivain, mais d’une si complète bassesse à ces deux points de vue qu’il peut être regardé comme un type. Il incarne, pour son temps, cette bohème littéraire qui se retrouve toujours, avec les caractères permanens qu’elle tient d’elle-même et les traits passagers qu’elle doit à chaque époque. Ce ne serait peut-être pas un titre suffisant à l’intérêt, mais il nous a conservé nombre de traits curieux sur les mœurs littéraires d’autrefois et, surtout, il nous fournit un témoignage unique sur une période importante dans l’histoire de la société polie. L’intérêt de ce qu’il recueille est toujours dans les choses elles-mêmes, jamais dans la manière dont il les présente ; aucun écrivain n’a moins servi son sujet et n’a été mieux servi par lui ; mais il parle avec détail de quelques écrivains considérables, dont un illustre, Molière ; il s’est mêlé à un épisode curieux des mœurs littéraires au XVIIe siècle ; enfin, il s’est constitué le greffier de la société polie, et son procès-verbal est d’autant plus précieux qu’il est unique.

C’est à ces divers titres que je voudrais l’étudier lui-même, recueillir ce qu’il nous apprend sur la condition et les mœurs des écrivains au XVIIe siècle, et surtout apprécier, avec les élémens qu’il nous fournit, les élémens et le rôle de la société précieuse aux environs de 1659, au moment des Précieuses ridicules. Rien n’est encore moins exactement connu et divisé que l’histoire de cette société ; comme on l’a remarqué ici même[1], nous avions une idée assez juste, quoique sommaire, des divers cercles précieux, jusqu’à ce que Victor Cousin, pris de passion non-seulement pour leurs premiers sujets, mais encore pour leurs moindres représentans et même pour leurs comparses, enthousiaste de Mlle de Scudéry aussi bien que de Mme de Longueville, fût venu tout brouiller et confondre. Son éloquence impérieuse avait donné le change ; on commence à reprendre la question pour y remettre un peu d’ordre. L’étude de Somaize peut être de quelque secours dans cette entreprise nécessaire[2].


I

En fait de renseignemens biographiques, nous n’avons sur le personnage que de courtes et vagues indications. Ni l’année de sa naissance, ni celle de sa mort ne nous sont connues ; sorti de l’obscurité en 1657, il y est complètement rentré en 1661 ; avant ou après, il n’est question de lui nulle part, et tout ce que nous pouvons savoir de sa carrière littéraire est compris entre ces deux dates. Dans un de ses livres, il se présente comme « un jeune homme. » Tenons-le pour tel et admettons qu’en 1657 il avait de vingt-cinq à trente ans. D’autre part, il ne reste aucun portrait qui nous donne une idée de sa personne physique ; à une époque de rare fécondité pour la gravure française, où Bordelon et Cotin, d’Aubignac et Cordemoy s’offraient en taille-douce à leurs contemporains, Somaize n’eut pas de portraitiste. Même obscurité sur le lieu de sa naissance, même ignorance de son origine. On croirait volontiers, à sa façon d’écrire, qu’il était Gascon, car, s’il n’a pas les qualités littéraires de la race, — entrain, verve colorée, finesse, — il en a tou3 les défauts, — contentement de soi-même, besoin d’étalage et de vantardise, manque de goût et de mesure. Mais il est bon de se tenir en garde contre ces suppositions d’origine par analogie avec le caractère : Cyrano de Bergerac était Parisien et Scudéry Normand. Son nom, Baudeau, sieur de Somaize, indique ou la noblesse ou des prétentions à la noblesse ; non par la particule, qui, à elle seule, n’a jamais eu de valeur nobiliaire, surtout au XVIIe siècle[3], mais par le titre qui en réunit les deux parties. Tout porte à croire qu’il s’était attribué ce titre de sa propre autorité, à l’imitation d’un grand nombre de ses contemporains : son langage, ses sentimens, la manière d’être qu’ils indiquent n’ont rien de noble et supposent un homme de lettres assez gueux.

Baudeau, Somaize, ou Baudeau sieur de Somaize, de ces trois noms, quel que soit le vrai, celui qui les porte révèle donc son existence pour la première fois en 1657. Cette année-là, Boisrobert avait donné au théâtre une Théodore, reine de Hongrie. Peu de temps après paraissaient des « Remarques sur la Théodore, tragi-comédie de l’auteur de Cassandre, dédiées à M. de Boisrobert-Métel, abbé de Châtillon, par le sieur B. de Somaize, imprimées à Paris à ses dépens. » C’était le coup d’essai de notre homme. Dès le début, il nous apprend qu’avant de prendre la plume contre Boisrobert, il l’avait fortement attaqué en paroles et que Boisrobert en colère parlait de corriger son critique à coups de bâton. Ce procédé était alors très à la mode : le bâton jouait dans les mœurs littéraires un rôle presque aussi actif qu’au théâtre[4]. Les écrivains traités de la sorte en prenaient d’habitude leur parti, les uns dévorant l’injure en silence, les autres la tournant en plaisanterie. Somaize fait comme ces derniers : il se contente d’observer que la crosse et le bâton sont les armes naturelles d’un abbé. Et comme Boisrobert se vantait d’avoir à sa disposition tout le régiment des gardes, et « de le devoir mettre en campagne contre l’importun observateur, » celui-ci répond que « les abbés sont de pauvres lance-tonnerre, » et demande à son ennemi s’il se mettra lui-même à la tête du régiment, s’il agira par surprise ou s’il fera un siège en forme, etc. Il rappelle que Boisrobert lui-même a subi le traitement qu’il veut infliger à autrui, et que certain prince a mis en campagne pour le corriger, non pas un régiment ni même des pages, mais de simples palefreniers. Vient ensuite une longue dissertation à la Scudéry, minutieuse et pédante, diffuse et décousue, dans laquelle Horace et Aristote, Jules-César Scaliger et l’abbé d’Aubignac sont cités pour établir que Théodore pèche contre les lois essentielles du poème dramatique. Somaize s’efforce surtout de prouver, — et il y réussit, — que Boisrobert a effrontément pillé une pièce de Lacaze, représentée en 1639, l’Inceste supposé. Qu’advint-il de la querelle ? Somaize reçut-il ses coups de bâton, ou en fut-il quitte pour la menace ? S’il les reçut, ils ne firent pas grand bruit, car personne n’en a parlé.

Tel nous voyons Somaize dans ce premier ouvrage, tel nous le retrouverons dans tous ceux qu’il doit publier encore. Incapable d’invention personnelle, simple critique sans aucune des qualités du critique, il se contentera de greffer sa littérature sur celle d’autrui ; envieux et haineux, prompt à l’injure, il joindra toujours le dénigrement de l’homme à celui de l’œuvre, ou plutôt l’œuvre ne lui sera qu’un prétexte pour attaquer l’homme. Cette façon d’entendre la critique était fort commune à cette époque ; le XVIIIe siècle, et une bonne part du XIXe, l’ont aussi trop pratiquée ; mais, par la manière dont Somaize l’emploie, il en peut être regardé comme un des maîtres.

Cependant, la critique de Théodore passe inaperçue ; après comme avant, Somaize demeure obscur. Sa stérilité d’esprit lui interdisant la littérature d’invention, force lui est d’attendre, pour essayer une seconde tentative, qu’une nouvelle occasion d’attaque lui soit fournie. Cette occasion tarda deux ans. En 1659, Molière débute à Paris par les Précieuses ridicules, on sait avec quel éclat. Leur représentation avait eu lieu le 18 novembre ; le 12 janvier suivant, Somaize prenait un privilège pour les Véritables Précieuses, comédie en un acte et en prose, comme celle de Molière ; mais, par une omission singulière, cette pièce, dont il devait bientôt après se proclamer l’auteur, ne porte pas son nom : la dédicace à Louis Habert de Montmort est signée du seul libraire Jean Ribou, et le nom de Somaize ne se trouve ni au bas de la préface, ni dans le corps du privilège[5]. Toutefois, dédicace, préface et pièce sont bien de lui, et l’on ne s’explique guère que cet amateur de scandale ait gardé cette fois l’anonyme. Dans la préface, il reproche à Molière de cacher sous une modestie apparente une insolence effrontée, d’avoir copié la Précieuse de l’abbé de Pure, de voler aux Italiens les canevas de leurs pièces, de « tirer toute sa gloire des mémoires de Guillot-Gorgeu, qu’il a achetés de sa veuve et dont il s’adapte tous les ouvrages. » Nous avons là, avec la première attaque de Somaize contre Molière, la première aussi dont le grand comique ait été l’objet. A la haine que dénotent la violence des termes et l’accumulation des injures, il est impossible d’attribuer une autre cause que la jalousie. Il n’y a rien, en effet, dans la pièce de Molière, qui vise Somaize, rien ne donne à supposer que l’auteur des Précieuses ridicules ait pu blesser celui des Véritables Précieuses ; il est même probable qu’il ignorait jusqu’à son nom.

Quant aux accusations, il n’y a pas lieu de les discuter ici ; c’est affaire aux biographes ou aux critiques de Molière. Tout ce qui nous importe, c’est de savoir ce que vaut en elle-même la pièce de Somaize. Il indique ainsi, dans la préface, le but de ses Véritables Précieuses : « Je leur ai donné ce nom parce qu’elles parlent véritablement le langage qu’on attribue aux précieuses, et que je n’ai pas prétendu par ce titre parler de ces personnes illustres qui sont trop au-dessus de la satire pour faire soupçonner que l’on ait dessein de les y insérer. » Cela n’est pas très clair ; Somaize veut dire sans doute que le langage attribué aux précieuses par Molière n’est pas le vrai et que, sous ce rapport, lui, Somaize, offre beaucoup mieux. Nous verrons tout à l’heure comment il justifie cette prétention ; nous pouvons dire, en attendant, que sa pièce est la platitude même et qu’il n’y a pas l’ombre d’une idée plaisante ou d’un mot d’esprit. Écrite avec la prétention avouée de refaire les Précieuses ridicules, elle les contrefait maladroitement. Molière avait mis en scène deux valets dont leurs maîtres se servent pour mystifier deux précieuses ; Somaize introduit deux bouffons du Pont-Neuf, Gilles-le-Niais et Picotin, qui jouent à Artenice et Iscarie le même tour que Mascarille et Jodelet à Cathos et Madelon. Au demeurant, les Véritables Précieuses décalquent la pièce de Molière scène par scène. Quant à la prétention affichée par Somaize de restituer aux précieuses leur véritable langage, voici comment il les fait parler : « Vraiment, ma chère, dit Iscarie à Artenice, je suis en humeur de pousser le dernier rude contre vous. Vous n’avez guère d’exactitude dans vos promesses : le temps a déjà marqué deux pas depuis que je vous attends. Je crois que vous avez dessein de faire bien des assauts d’appas ; je vous trouve dans votre bel aimable. L’invincible n’a pas encore gâté l’économie de votre tête ; vous ne fûtes jamais mieux sous les armes que vous êtes. Que vos taches avantageuses sont bien placées ! que vos grâces donnent d’éclat à votre col ! et que les ténèbres qui environnent votre tête relèvent bien la blancheur de ce beau tout. » Artenice répond dans le même style : « Ah ! ma chère ! vous faites trop de dépense en vos discours pour me dauber sérieusement ; mais n’importe : tout vous est licite, et l’empire que vous avez sur mon esprit fait que je n’excite pas mon fier contre vous. » C’est du galimatias, et il est fort douteux que les précieuses les plus renforcées aient jamais parlé leur jargon avec cette suite impitoyable. Rien de plus clair, au contraire, malgré l’affectation des termes, de plus vrai, malgré le grossissement nécessaire au théâtre, que le langage de Cathos et de Madelon. Somaize espérait surpasser Molière en poussant encore plus loin que lui l’imitation du jargon précieux ; il n’a pas compris que si les Précieuses ridicules étaient plaisantes, c’est qu’elles étaient intelligibles, et qu’elles étaient intelligibles parce qu’elles n’empruntaient au langage des ruelles que juste ce qu’il fallait pour l’exactitude de la satire. Sa pièce n’a donc qu’un intérêt historique, celui que peuvent offrir les expressions précieuses qu’elle contient en si grand nombre et aussi les renseignemens involontaires qu’elle nous donne sur Molière ; mais ceci regarde encore les biographes du poète, et ils n’ont pas manqué de les recueillir. Ainsi débutait, sinon dans la littérature dramatique, car les Véritables Précieuses ne sont vraiment pas une comédie, du moins dans la littérature d’imagination, celui qui, trois ans auparavant, reprochait si aigrement à Boisrobert d’avoir imité Lacaze de trop près. Or, tandis qu’il copiait ainsi les Précieuses ridicules, il essayait par surcroît de se les approprier d’une autre manière.

Molière n’était nullement pressé de faire imprimer sa pièce. Selon l’usage du temps, les comédiens jouaient de droit, sans redevance à l’auteur, tout ce qui était imprimé. Publier les Précieuses, c’eût donc été, pour Molière, abandonner à ses rivaux la pièce sur laquelle reposait la fortune de son théâtre naissant. Tout à coup il apprend qu’un libraire peu scrupuleux, le digne éditeur de Somaize, à qui nous venons de le voir prêter son nom, Jean Ribou, possède « une copie dérobée » des Précieuses, a obtenu par surprise un privilège, le 12 janvier 1659, et va les publier. Il est probable que cette copie avait été, non pas soustraite dans les papiers de l’auteur, mais retenue de mémoire et, pour ainsi dire, prise à la volée pendant les représentations, comme le sera plus tard Sganarelle ou le Cocu imaginaire. Sans perdre de temps, Molière se met en campagne, obtient sept jours après, le 19, au nom de Guillaume de Luyne, un privilège annulant celui de Ribou et fait paraître sa pièce le 29. Mais ni Somaize ni Ribou ne lâchent prise : deux mois après, le 12 avril, ils mettent en vente « les Précieuses ridicules, comédie nouvellement mise en vers. » C’était, tout simplement, la pièce de Molière versifiée par Somaize, qui, dans une épître dédicatoire à Marie Mancini et une de ces longues préfaces qui lui sont habituelles, exposait, sans le moindre embarras, sa façon d’agir : « Cette comédie, quelque réputation qu’elle ait eu en prose, m’a semblé n’avoir pas tous les agrémens qu’on lui pourroit donner, et c’est ce qui m’a fait résoudre à la tourner en vers, pour la mettre en état de mériter avec un peu plus de justice les applaudissemens qu’elle a reçus de tout le monde plutôt par bonheur que par mérite. » Cependant, il est exaspéré de ce que Molière n’ait pas voulu se laisser voler ; aussi, dans sa préface, le traite-t-il pour la seconde fois de plagiaire, avec un redoublement de haine et de violence : « Il semblera extraordinaire qu’après avoir loué Mascarille comme je l’ai fait dans les Véritables Précieuses, je me sois donné la peine de mettre en vers un ouvrage dont il se dit auteur, et qui, sans doute, ne lui doit quelque chose, si ce n’est par ce qu’il y a ajouté de son estoc au vol qu’il y a fait aux Italiens à qui M. l’abbé de Pure les avoit donnés. » On trouverait difficilement un plus rare exemple de cynisme : c’est au moment où lui-même vole Molière, que Somaize accuse Molière de vol.

L’effronté plagiaire s’attache ensuite à faire valoir et à justifier son entreprise : « Ce seroit, déclare-t-il, faire le modeste à contretemps, de ne pas dire que je crois n’avoir rien dérobé aux Précieuses ridicules de leurs agrémens en les mettant en vers ; même si j’en voulois croire ceux qui les ont vues, je me vanterois d’y en avoir beaucoup ajouté. » Il expose avec complaisance la difficulté qu’il y avait à « mettre en vers mot pour mot une prose aussi bizarre que celle qu’il a eu à tourner. » Pourtant, si jamais traduction fut une trahison, c’est bien la sienne : le malheureux a trouvé le moyen, en rimant cette prose souple et ferme, d’une facture si simple et si large, d’en tirer les vers les plus lourds et les plus plats, les plus pénibles et les plus ternes. Quant au reste, sûr de son droit et parfaitement tranquille, il termine ainsi sa préface : « Il faut que les procès plaisent merveilleusement aux libraires du palais, puisqu’à peine cette comédie est achevée d’imprimer, que de Luyne, Sercy et Barbin, malgré le privilège que M. le chancelier m’en a donné avec toute la complaisance possible, ne laissent pas de faire signifier une opposition à mon libraire, comme si jusques ici les versions avoient été défendues et qu’il ne fût pas permis de mettre le Pater noster françois en vers. »

Le même homme, qui s’approprie avec tant de désinvolture le bien d’autrui, va nous montrer que, lorsqu’il s’agit de ses propres intérêts, il sait beaucoup mieux faire la distinction du tien et du mien. Continuant l’exploitation de la veine ouverte par Molière, il publiait bientôt, le 12 juillet 1660, une autre comédie, le Procès des Précieuses, en vers burlesques, non représentée, comme les Véritables Précieuses, et tout aussi peu digne de l’être. C’est la même stérilité d’invention, la même platitude, les mêmes prétentions avortées. Le sujet, ou plutôt la donnée, car de sujet il n’y en a guère, c’est le voyage à Paris d’un M. de Ribercour, député auprès de l’Académie française par la noblesse du Maine, pour se plaindre des ravages que fait dans cette province l’invasion de l’esprit précieux. Somaize y peint à sa façon un cercle précieux et fait deux longues réclames à ses dictionnaires du langage précieux, dont l’un est déjà publié et l’autre sur le point de paraître. Cette description, assez banale, et ces réclames, maladroitement amenées, occupent la plus grande partie de la pièce ; elles en sont peut-être la partie essentielle, car tout le reste n’apprend rien, ne prouve rien, ne vise à rien ; c’est un chaos de niaiserie et d’obscurité. Et pourtant l’auteur tenait à son œuvre ; il avait eu soin de se munir d’un privilège où il était dit : « Parce que d’autres personnes pourroient faire imprimer le Procès sans son consentement, et par ce moyen, le frustrer de son travail,.. à ces causes, faisons inhibitions et défenses à tous imprimeurs et libraires et autres personnes que ce soit de faire imprimer, vendre et distribuer ledit Procès, sous prétexte d’augmentation, ni même de se servir des mots contenus en icelui sans le consentement du dit exposant. » On aurait peine à trouver un autre exemple de privilège qui protège aussi exactement le privilégié ; aussi donne-t-il à croire que celui-ci était fort appuyé en haut lieu.

Somaize avait su, en effet, gagner les bonnes grâces de quatre personnes inégalement puissantes, mais en mesure, toutes les quatre, de se faire écouter, Habert de Montmor, à qui sont dédiées les Véritables Précieuses, Marie Mancini, dont nous venons de voir le nom en tête des Précieuses ridicules mises en vers, la marquise de Monlouet, qui reçoit l’hommage du Procès des Précieuses, enfin, le duc de Guise, qui prendra sous sa protection le Grand dictionnaire des Précieuses. Habert de Montmor, académicien fort oublié aujourd’hui, était en son temps une manière de personnage[6]. Comte du Mesny, conseiller du roi, maître des requêtes ordinaire de son hôtel, il tenait dans les lettres une place considérable, sinon par ses ouvrages, du moins par son influence. Esprit curieux et ouvert, passionné pour la philosophie de Descartes, éditeur de Gassendi, il avait institué chez lui des conférences académiques, où l’on discutait des questions de philosophie et de sciences ; Somaize en faisait peut-être partie et essayait par là de se faufiler dans la société savante et lettrée. On connaît assez Marie Mancini, cette fière et fantasque nièce de Mazarin, qui espéra un moment épouser Louis XIV, se rabattit sur l’alliance d’un très riche prince romain, Colonna, connétable du royaume de Naples, le quitta brusquement, fatiguée qu’elle était de sa jalousie assez justifiée, et, après de longues courses en France et en Espagne, mourut, après avoir failli devenir reine de France, dans une obscure retraite, à Pise, en demandant que l’on gravât sur son tombeau cette simple épitaphe : « Marie Mancini Colonna, poussière et cendre[7]. » En tête du Grand dictionnaire, Somaize se donne le titre de « secrétaire de Mme la connétable Colonna. » S’il faut en croire « l’ami de l’auteur, » qui a écrit la préface, c’est-à-dire l’auteur lui-même, Somaize aurait obtenu ce poste à la suite d’une fort belle action : « Il a toujours paru si peu intéressé, quoique ses ennemis lui reprochent ce vice, qu’ayant refusé des présens d’une généreuse princesse, parce que l’on croyoit que l’intérêt le faisoit agir, elle trouva cette action si belle et faite si à propos, vu l’imprudence qu’il y a souvent d’agir ainsi, que, dès ce temps, elle lui promit de faire beaucoup de choses pour lui. Les effets ont de bien près suivi les paroles, puisqu’elle l’a mené en Italie avec elle. » Entendons par là qu’après la dédicace des Précieuses ridicules, mises en vers, Marie Mancini offrit quelque argent à Somaize. Celui-ci refusa, en laissant entendre qu’il avait espéré mieux, c’est-à-dire l’honneur d’être attaché à la personne de la connétable. Surprise de ce désintéressement et accueillant ce désir, elle lui donna dans sa maison un de ces postes de semi-domesticité que les hommes de lettres étaient alors si heureux d’obtenir.

Quant à la marquise de Monlouet[8], c’était une belle et peu sage personne, très libre d’allures, fort répandue, qui représentait Terpsichore dans les ballets de la cour, et dont la chronique scandaleuse du temps s’est fort occupée. Avec beaucoup de tact et d’à-propos, Somaize faisait hautement l’éloge de sa vertu : « Dans ce lieu, disait-il en parlant de la cour, dans ce lieu où votre naissance vous avoit appelée, dans ce lieu où la médisance n’épargne personne, votre vertu lui a si bien fermé la bouche, que les plus médisans ne l’ont jamais ouverte que pour publier que vous êtes la plus sage et la plus vertueuse personne de la cour. » Jamais l’expression proverbiale : menteur comme une dédicace, ne fut mieux justifiée. Vanter la vertu inattaquable de Mme de Monlouet, c’était à peu près comme si, quelques années plus tard, quelqu’un s’était avisé d’exalter la fidélité conjugale de Mme de Montespan. Reste le duc de Guise. Celui-ci, dernier représentant de son illustre famille, était cet audacieux et brillant duc Henri, tête folle, cœur vaillant, caractère indomptable, qui prit et perdit Naples, et, après une vie d’aventures aussi stériles qu’héroïques, revint, ancien adversaire de Richelieu, faire sa cour à Mazarin mourant[9]. En lui dédiant son dictionnaire, Somaize lui demandait humblement la permission de « s’écrier avec justice qu’il étoit le plus généreux, le plus galant, le plus civil, le plus vaillant, le plus adroit, le mieux fait, et, pour renfermer dans un mot toutes ces nobles qualités, le plus accompli des princes de la terre. » Il avait commencé par solliciter pour sa muse « naissante et chancelante » la protection du duc. Celui-ci, insouciant et prodigue, ne le traita sans doute ni mieux ni plus mal que bien d’autres écrivains ; il lui donna quelque argent et, dans l’occasion, un utile appui.


II

Ces belles relations n’évitèrent pas à Somaize une des plus vives et des plus humiliantes satires dont un homme de lettres ait jamais été l’objet.

Le 7 octobre 1660 mourait Scarron, qui laissait une large place à prendre dans la littérature, surtout au théâtre. Le mois suivant paraissait une petite brochure anonyme, la Pompe funèbre de M. Scarron, pour laquelle privilège avait été obtenu dès le 14 octobre. L’auteur était Somaize ; on ne s’y trompa point, comme nous allons le voir, et lui-même, dans une de ses préfaces, en revendique la paternité comme un titre d’honneur. Mais, au moment de la publication, il n’osa pas se nommer. Il ne se contentait plus, cette fois, de s’attaquer à un seul adversaire, comme Boisrobert ou Molière ; il s’en prenait à tous ceux de ses contemporains qui avaient un nom dans les lettres. Au demeurant, il restait fidèle à ses habitudes ; c’était encore la même impuissance à rien tirer de son propre fonds, le même besoin d’imiter, le même empressement à profiter d’une circonstance fortuite. La Pompe funèbre de Scarron, en effet, reprenait l’idée d’un ingénieux badinage de Sarrazin, la Pompe funèbre de Voiture, et en reproduisait exactement la donnée et le cadre. Néanmoins, elle est très supérieure aux autres ouvrages de Somaize ; malgré bien des bizarreries et des fautes de goût, la raillerie y est moins lourde et moins pénible, l’esprit moins rare, le style surtout moins obscur et moins embarrassé ; enfin, la critique des auteurs contemporains n’y manque parfois ni de justesse ni de finesse. Au total, cette supériorité est assez marquée pour que l’on se demande si ces quelques pages sont vraiment de Somaize ; s’il n’a été qu’un prête-nom ou s’il a eu un collaborateur. Mais à quoi bon lui en contester le mérite ? Admettons qu’en un jour de bonheur unique il s’est surpassé lui-même, et voyons ce que la Pompe funèbre de Scarron peut offrir d’intéressant.

Nous sommes dans la chambre du pauvre cul-de-jatte ; il est bien malade et, sentant sa fin prochaine, il veut mettre ordre à ses affaires. Il a donc mandé près de lui, outre un notaire qui recueillera ses dernières volontés, « un député de la noblesse spirituelle et galante, un autre des comédiens, et un des libraires qui avoient accoutumé d’imprimer ses ouvrages ; » plus soucieux de sa succession qu’Alexandre le Grand, il s’occupe avec eux de se choisir un héritier. On discute d’abord le nom de Quinault, que Somaize détestait cordialement et qui est écarté ; puis celui de Thomas Corneille : « Le député des comédiens demeura d’accord que ses pièces étoient admirables ; mais il dit qu’elles coûtoient trop cher aux comédiens, et qu’ainsi ils prioient M. Scarron de ne le point élire. » Malgré le libraire qui le défend en disant que lui, libraire, « gagnoit plus à des ouvrages qui lui coûtoient cher et qu’il vendoit bien qu’à d’autres qui lui coûtoient peu, et qui tenoient si bien dans sa boutique qu’ils n’en pouvoient jamais sortir, » l’auteur de don Bertrand de Cigarral et de l’Amour à la mode est écarté, lui aussi, et la discussion continue. Desmarets n’a pas plus de succès, malgré « son chef-d’œuvre incomparable, » les Visionnaires. « Molier (sic) fut ensuite mis sur le tapis, parce que les libraires avoient gagné à ses Précieuses ; mais M. Scarron le refusa tout net, disant que c’était un bouffon trop sérieux. » On finit par tomber d’accord sur le nom de Boisrobert, en qui on loue « un homme qui sait tous les tours et les détours du Parnasse, qui parle aussi bien qu’il écrit, qui sait agréablement entretenir une compagnie, et qui, après Scarron, peut se vanter d’être l’incomparable en matière de satire galante. » Il est difficile de faire une plus complète amende honorable, mais, si Somaize voulait se faire pardonner la critique de Théodore, on va voir quel succès obtinrent ses avances.

Scarron meurt bientôt après, et l’on s’occupe de régler l’ordre des préséances à son convoi. Les poètes épiques se présentent d’abord, Chapelain en tête, dont la politesse cérémonieuse, la solennité, les longues phrases sont parodiées d’une manière assez plaisante. Il réclame le pas, mais Scudéry, Desmarets, Le Moyne, Saint-Amand, Testu élèvent de vives réclamations. Viennent ensuite les traducteurs, Marolles, Brébœuf, d’Ablancourt, Duverdier, Charpentier. « Après eux, messieurs les auteurs comiques parlèrent, excepté M. de Corneille l’aîné, à qui tout le monde donna sa voix. » Parmi ces auteurs nous trouvons « M. de Corneille le cadet, » Boyer, M. de Montauban, « un certain nommé M. Le Vert, » Gilbert, Molière, que Somaize ne daigne pas nommer, et qu’il se contente de désigner par allusion : « L’auteur du Cocu imaginaire et celui des Ramoneurs et du Festin de Pierre, tous deux comédiens, se fussent battus si on ne les eût empêchés. » L’énumération continue par les théoriciens du théâtre, les critiques, les poètes, les romanciers, les historiens, etc. Ce sont, dans l’ordre où Somaize les présente, d’Aubignac, Ménage, Boileau, Furetière, Sorel, Mézeray, La Serre, Scudéry, La Calprenède, Vaumorières, Gotin, l’abbé de Pure, qui, « avec une douceur admirable, » réclama le prix de l’excellence dans tous les genres, Magnon, Benserade, « et cinq ou six abbés de cour, tous gens à sonnets et à madrigaux. » Malgré le pêle-mêle, ce défilé à prétentions hiérarchiques n’est pas sans intérêt ; il est curieux d’y voir comment les écrivains de ce temps étaient classés par un contemporain, qui, sans doute, traduit à peu près le sentiment général. Certains détails de l’énumération font songer par avance au Temple du Goût de Voltaire ; l’abbé de Pure, notamment, marche à peu près du même air et parle du même ton que La Motte-Houdart.

On ne serait jamais parvenu à concilier tant de prétentions intraitables, si une femme ne s’était écriée que, puisqu’il était impossible d’obtenir d’une réunion d’auteurs que chacun voulût marcher à son rang et selon ses mérites, le plus sage était de déclarer que chacun marcherait à sa fantaisie et qu’il n’y aurait aucun rang, sauf pour le successeur de Scarron, lequel prendrait la tête. On accepte cette proposition, qui sauvegarde tous les amours-propres, et le cortège se met en route pour le Temple de la Joie, où doit avoir lieu le service. La cérémonie est décrite avec assez d’imagination et de goût, notamment la décoration du char funèbre et celle du temple, inspirées tout entières par des souvenirs des œuvres de Scarron. Enfin, comme trait final de cette fantaisie, l’oraison funèbre du défunt est prononcée par celui qui l’avait le plus vigoureusement attaqué durant sa vie, par Boileau : « C’est une chose qu’il avoit briguée, afin de lui faire réparation d’honneur après sa mort ; et en effet, il charma toute l’assemblée, et fit voir que le défunt avoit été le plus galant et le plus agréable homme de son siècle. »

Somaize se doutait bien un peu que son petit livre allait exciter de vives colères. Il essaya de les prévenir par un avis au lecteur mis au compte de son libraire, l’éternel Jean Ribou, et dans lequel on lisait : « Les auteurs qui sont ici nommés doivent, bien loin de s’offenser, savoir bon gré à l’auteur de cette Pompe funèbre, puisque, au lieu de les offenser, il a prétendu faire voir que ce sont les plus illustres personnes de ce siècle. » Jamais précaution oratoire n’atteignit moins son but. Peu de jours après la Pompe funèbre, paraissait une virulente réponse, le Songe du rêveur, petit pamphlet anonyme, en prose mêlée de vers, dont l’auteur est resté inconnu[10]. Dès les premières lignes, Somaize y était dénoncé comme l’auteur de la Pompe et littéralement mis au pilori. On a voulu voir dans cet opuscule une réponse collective des écrivains nommés par Somaize, une sorte d’exécution à laquelle tous auraient mis la main. Il n’est pas besoin, pour rejeter cette hypothèse, d’examiner longuement le Songe ; si le libelle auquel il répond est d’un méchant écrivain, lui-même est sorti de la plume d’un écrivain tout aussi mauvais ; vers et prose y sont d’une platitude au-dessous de laquelle Somaize lui-même n’est pas descendu. Non-seulement on ne peut admettre que des hommes tels que Corneille et Molière y aient collaboré, mais encore il est peu probable qu’il leur ait été communiqué avant l’impression : l’un et l’autre eussent décliné les bons offices d’un tel défenseur. Le Songe du rêveur est donc bien l’œuvre d’un seul homme, écrivant contre Somaize de son propre mouvement et seul responsable de ce qu’il a écrit. Ce que l’on voit aussi, dès les premières pages, c’est que l’auteur était un chaud partisan de Molière et, malgré son peu de talent, un homme de saines préférences littéraires. Entre tous les écrivains plus ou moins raillés dans la Pompe funèbre, il ne choisit pas mal ceux dont il prend la défense ; de plus, il trace de l’auteur des Précieuses ridicules un court, mais très intéressant portrait.

Ce Songe ne ment pas à son titre ; c’est le récit d’une vision, durant laquelle le dormeur est transporté au sommet du Parnasse. Il y trouve Apollon en proie à une violente colère : les Muses viennent de dénoncer au dieu les attaques de Somaize contre les plus illustres écrivains de Paris. Ceux-ci, pour se venger, ont lancé contre l’ennemi commun quarante épigrammes ; l’une des Muses les a recueillies et en donne lecture. Il suffira de citer deux de ces épigrammes ; voici d’abord celle qui est attribuée à Molière :


Ce digne auteur n’étoit pas ivre,
Quand il dit de moi dans son livre :
C’est un bouffon trop sérieux ;
Certe, il a raison de le dire,
Car, s’il se présente à mes yeux,
Je l’empêcherai bien de rire.


Quant à Corneille, il s’exprime ainsi :


Écrivain du Pont-Neuf, apprends que si mon front
Pouvoit rougir de quelque affront,
Ce seroit du désavantage
D’avoir été joué par un tel personnage.


Ni Corneille, même aux jours où son fameux lutin l’abandonnait tout à fait, ni Molière, lorsqu’il improvisait avec le plus de hâte, n’ont été capables de pareilles pauvretés. Les autres épigrammes sont dans le même goût ; il y en a de plus mauvaises, aucune de meilleure. Au bout de la plupart revient la même menace, péniblement variée dans la forme, toujours la même au fond, celle des coups de bâton. Ainsi, dans le quatrain prêté à Boisrobert, qui repoussait dédaigneusement les avances et les flatteries de Somaize :


Prends garde, si tu veux m’en croire,
Que le successeur de Scarron,
Pour bien célébrer ton histoire,
Ne te fasse mourir un jour sous le bâton.


Jamais, on le voit, homme de lettres ne fut plus bâtonné par écrit que l’auteur de la Pompe funèbre.

Somaize faisait vendre ses livres dans un endroit mal famé : a écrivain du Pont-Neuf, » l’appelait Corneille ; de même Apollon. Quant à Melpomène, dans une périphrase encore plus significative, elle le range parmi


Les écrivains à la douzaine
D’auprès de la Samaritaine.


Jean Ribou, en effet, l’éditeur de Somaize, avait sa boutique « sur le quai des Augustins, à l’image Saint-Louis, » c’est-à-dire à deux pas en amont du Pont-Neuf, et les libraires de cette région étaient aussi mal vus de leurs confrères du Palais ou de la rue Saint-Jacques, que l’étaient des autres gens de lettres les auteurs qui se faisaient vendre par les colporteurs du pont ou les libraires du quai. Ce que l’on vendait surtout autour du « cheval de bronze, » c’étaient des nouvelles à la main, des gazettes, des libelles, genre de commerce fort lucratif sous l’ancien régime et d’autant plus lucratif en l’espèce que le Pont-Neuf était l’endroit le plus « passant » de tout Paris[11]. De là, grande jalousie de la part des libraires sérieux, longues persécutions de l’autorité contre les émules de Ribou, mépris assez général pour les fournisseurs de ces derniers. Avec son effronterie habituelle, Somaize se faisait un titre d’honneur de cette mésestime ; il écrivait, sous le couvert de son ami déjà cité : « Ils ont dit (les envieux et les jaloux de sa gloire), ils ont dit, comme une chose fort injurieuse, que ses ouvrages ne se vendoient pas au Palais ; mais il faut qu’ils aient été bien dépourvus de jugement en faisant ce reproche, puisqu’ils travaillent à la gloire de leur ennemi en pensant lui nuire. En effet, y a-t-il rien de plus glorieux pour M. de Somaize que d’avoir fait vendre neuf ou dix ouvrages dans un lieu où l’on n’avoit jamais rien fait imprimer de nouveau ? » — « Dix ouvrages, » c’est beaucoup ; nous n’en connaissons, en tout, que sept ; en outre, si les marchands de vieux livres étaient en majorité sur le Pont-Neuf, on y vendait aussi dans leur nouveauté toutes les espèces d’ouvrages énumérées plus haut.

Pour revenir au Songe du rêveur, une fois les épigrammes lues, les Muses donnent tour à tour contre Somaize. Chacune a quelque grief contre lui. Erato l’accuse d’avoir volé les Précieuses ridicules à Molière et de les avoir vendues à l’imprimeur pour cent francs, Polymnie de s’être fait honneur dans une ruelle du Cléomédon de Du Ryer. Apollon, furieux dès le début, et, il faut bien le dire, d’une colère sans noblesse, ordonne qu’on lui amène « cet écrivain de forêts. » Somaize arrive, fort piteux ; on lui met la corde au col, la torche au poing et on l’oblige à faire amende honorable devant Molière :


« Je tiens ce pauvre misérable,
Reprit Molière d’un ton doux,
Fort indigne de mon courroux ; »
Et dit cela de bonne grâce.
« Enfin, je veux qu’il te la fasse, »
Dit Apollon tout furieux.
« Si vous le voulez, je le veux ! »
Reprit modestement Molière.


Somaize prononce alors très humblement son amende honorable, puis les palefreniers de Pégase le bernent dans la couverture du divin cheval, aux éclats de rire de tout le Parnasse :


Molière, qui n’est pas rieur,
En rit aussi de tout son cœur.


Le poète qui a écrit ces médiocres vers avait du moins, à défaut d’autre mérite, celui d’aimer Molière et de le bien connaître. Le petit portrait qu’il en fait est certainement pris d’après nature ; on y voit le comique à ses débuts, déjà semblable à lui-même et tel que nous le connaissons par les témoins d’une partie plus avancée de son existence ou de ses dernières années, bon, indulgent, un peu triste, et offrant dans la vie ordinaire le visage sérieux du « Contemplateur. »

S’il faut en croire Somaize, toute cette querelle eut un épilogue flatteur pour lui et dont il se vante à deux reprises : l’Académie française l’aurait traité comme Corneille, en évoquant l’affaire devant elle et en délibérant sur la Pompe funèbre de M. Scarron ni plus ni moins que sur le Cid. Nous lisons, en effet, dans la Préface d’un des amis de l’auteur en tête du Grand Dictionnaire des Précieuses : « Jamais homme n’a tant fait de bruit que lui dans un âge si peu avancé. Il a eu l’honneur de faire assembler deux ou trois fois l’Académie française. » — Et dans les Prédictions faites après coup qui se trouvent dans le corps même du dictionnaire : « La même année (1660), le récit des honneurs funèbres rendus à Straton (Scarron) fera assembler les quarante barons (Messieurs de l’Académie française) ; les auteurs les plus célèbres ne s’en choqueront point ; mais ceux qui aspirent à cette dignité feront du bruit à leur confusion. » La phrase est obscure et mal venue, comme il arrive souvent chez Somaize ; du moins la mention du fait est-elle positive. Mais il est impossible de vérifier s’il a dit vrai ; aucun écrit du temps ne parle de cette réunion, et les procès-verbaux de l’Académie ne remontent qu’à l’année 1672.


III

La Pompe funèbre de M. Scarron n’est qu’un intermède dans la carrière de Somaize. La suite logique de ses ouvrages eût amené, après le Procès des Précieuses, le Dictionnaire des Précieuses, qui est du 12 avril 1660, et le Grand Dictionnaire historique des Précieuses, qui parut le 26 juin 1661. Mais ces deux ouvrages ne peuvent guère être séparés, et, comme le dernier est postérieur de près d’un an à la Pompe funèbre, il fallait bien auparavant s’occuper de celle-ci.

Le Dictionnaire des Précieuses porte comme sous-titre : Ou la Clé du langage des ruelles. C’est, en effet, une sorte de vocabulaire des principales locutions du langage précieux classées par ordre alphabétique, ou à peu près. S’il faut en croire l’auteur, il aurait travaillé sur pièces authentiques fournies par les précieuses elles-mêmes ; il n’aurait été que leur greffier : « Comme le fonds des précieuses est inépuisable, dit-il, les ministres de leur empire, ayant su que je travaillois au bien de leur république et que je rendois ce livre célèbre à toute la terre par ce dictionnaire, ont pris soin de m’envoyer des mémoires utiles à ce dessein. » Qu’il ait réellement reçu des précieuses un certain nombre de documens authentiques ou qu’il se soit contenté de recueillir, en les accompagnant d’une clé, les expressions dont on faisait le plus d’usage dans les ruelles, il a largement puisé à une autre source qu’il se garde bien de mentionner, et pour cause : il a découpé dans les Précieuses ridicules presque toutes les affectations de langage que Molière met dans la bouche de son quatuor précieux. En effet, ce n’est pas, comme on l’a dit, Molière qui s’est servi de Somaize ; c’est tout le contraire, comme les dates le prouvent, les Précieuses ridicules ayant paru le 29 janvier 1660, et le Dictionnaire des Précieuses le 12 avril suivant. Une fois de plus Somaize a dépouillé son ennemi.

Ce Dictionnaire est très court ; il tient dans un mince petit volume. Il n’en est pas moins d’une grande importance pour l’histoire de notre langue et de l’esprit précieux. D’abord, si mal ordonné qu’il puisse être, il semble assez exact. On a accusé Somaize, et aussi Molière, d’avoir presque inventé le jargon qu’ils prêtent aux précieuses sous prétexte que, en dehors d’eux, on ne trouve un pareil langage écrit nulle part. L’objection est plus spécieuse que probante. De ce que des façons de parler n’ont passé que dans un petit nombre de livres, on ne saurait en conclure qu’elles n’ont jamais existé. La langue, en effet, est toujours plus hardie que la plume ; tel qui n’hésite pas à parler jargon ou argot se gardera bien d’écrire comme il parle. Un exemple, encore tout voisin de nous, prouve bien que les modes du langage peuvent n’exercer sur la littérature écrite qu’une influence assez restreinte. Aux environs de 1865, sévissait une singulière affectation qui consistait, par une recherche tout à fait différente de celle des précieuses, à parler une langue grossière, réunissant les argots particuliers du sport et des théâtres, des clubs et des faubourgs, des filles et de la Bourse. M. Victorien Sardou fit quelques emprunts à cette langue pour sa Famille Benoiton ; encore n’en prit-il que ce qui pouvait, sans soulever de protestations, être offert sur la scène au public. Vers le même temps, un auteur moins connu, M. Émile Villars, eut l’idée de traduire les Précieuses ridicules dans la même langue et de faire ainsi de la pièce de Molière les Précieuses du jour ; malheureusement pour lui, il en mit trop et sa pièce est illisible. Cependant, si l’argot de 1865 avait eu le même intérêt littéraire que le jargon précieux de 1660, la pièce de M. Sardou et celle de M. Villars seraient des documens d’un grand prix. Mais, en dehors de ces deux pièces et de trois ou quatre autres peut-être, trouve-t-on des livres entièrement écrits dans cet argot ? Et serait-on fondé à soutenir, sous prétexte qu’il n’a point passé dans la littérature générale du second Empire, qu’il n’a jamais existé ? Tous ceux qui vivaient en 1865 n’auraient, pour répondre, qu’à consulter leurs souvenirs. Il en est de même pour la langue des précieuses au temps de Molière. Le témoignage des contemporains vient à l’appui de la comédie et du pamphlet ; on connaît, pour n’en citer qu’un, le propos de Ménage, le futur Vadius des Femmes savantes : « Monsieur, dit-il à Chapelain, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens ; mais, croyez-moi, pour me servir de ce que saint Rémy dit à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré et adorer ce que nous avons brûlé. » On voit aussi, par la comparaison des Précieuses ridicules avec la littérature cultivée à l’Hôtel de Rambouillet et dans les autres cercles du même genre, combien les railleries de Molière portaient juste : il ne fit que reproduire, en les poussant à l’exagération, comme c’était son droit de poète comique, les procédés favoris des précieuses, savoir le raffinement dans la pensée, la recherche dans l’expression et surtout la poursuite complaisante de la métaphore. Somaize, qui prétendait corriger Molière, n’a fait, à son insu, que réunir des preuves en faveur de son ennemi ; ce qu’il a emprunté aux Précieuses pour en grossir son dictionnaire, autant de preuves que le langage de Cathos et de Madelon était la reproduction comique de la réalité.

Quant au Grand Dictionnaire historique des Précieuses, l’auteur en avait déjà conçu le projet lorsqu’il publia le vocabulaire dont nous venons de parler. Les mémoires fournis par les précieuses lui étaient venus « de tant d’endroits et en si grand nombre, » disait-il dans sa préface, qu’il se voyait « contraint » d’ajouter un second dictionnaire au premier, et il donnait comme le prospectus de ce nouvel ouvrage. Là, disait-il, « on pourra satisfaire tout ce que la curiosité peut exiger sur le chapitre des précieuses ; car ce nouveau dictionnaire contiendra leur histoire, leur poétique, leur cosmographie, leur chronologie ; on y verra de plus toutes les prédictions astrologiques qui concernent leurs États et empires ; l’on y connoîtra aussi ce que c’est que les précieuses et leurs mœurs. Il y aura, de plus, un sommaire de leur origine, progrès, guerres, conquêtes et victoires, etc., avec un dénombrement des villes les plus remarquables et des princesses du royaume des précieuses, comme aussi des autres personnes illustres de ce pays, ensemble les éloges de ceux et celles qui ont excellé en quelque chose ; outre cela, un traité des hérésies qui s’y sont glissées, ensemble la description de tous leurs États, empires, villes, provinces, îles, mers, fleuves, fontaines, et leur géographie, tant ancienne que moderne. » Ce prospectus n’est point menteur ; le livre parut, en effet, rédigé sur ce plan bizarre et dans ce goût d’allégorie.

Lui aussi est complètement dénué de valeur littéraire. Que l’on imagine les portraits d’un Cyrus mal écrit, découpés et rangés par ordre alphabétique, avec d’interminables dissertations sur l’histoire du précieux, des prédictions faites après coup, des phrases d’auteurs précieux jetées au hasard et sans classement à la suite de chaque lettre, et l’on aura une idée fidèle de cet étrange livre. Comme style, c’est toujours Somaize, avec sa diffusion, sa prétention et sa platitude. Ailleurs il imitait Molière, en croyant le corriger, et l’on sait avec quelle maladresse ; ici, il est le disciple authentique de Mlle de Scudéry, qu’il comble d’éloges. Son livre représente le dernier degré de cette littérature languissante et délayée dont Sapho est le grand écrivain et ses romans les œuvres les plus parfaites. Mais, comme fonds, il semble bien qu’il n’a point menti en déclarant qu’il a travaillé sur mémoires et pièces authentiques. Il ne le dit pas seulement dans la préface, mais souvent aussi dans le corps du volume. Il se rengorge alors, plein de son importance ; il regrette de ne pouvoir « répondre au désir de toutes celles qui souhaiteroient que l’on parlât d’elles, » et « contenter ceux qui lui apportent tous les jours des mémoires. » Il devance les procédés de la réclame moderne ; sans idées et sans style, insolent et plat, gonflé d’importance, il y a du reporter chez lui, et, de même que la presse reconnaît son fondateur dans Théophraste Renaudot, le reportage pourrait saluer un ancêtre dans Somaize. A vrai dire, cet art, que notre temps devait élever à un si haut degré de perfection, est encore bien imparfait dans ces mains maladroites. Somaize expose trop naïvement les procédés du métier ; il ne cache pas assez sa cuisine. Il dira, par exemple : « Puisque l’on ne m’a pas dit autre chose de lui, je suis d’avis, pour me venger de ces gens chiches, d’écrire deux lignes et de n’en pas dire davantage. » Ou encore : « Diaphanise, première du nom, est une fille qui m’a fait pester, bien que je ne l’ai jamais vue ; aussi, n’est-ce pas se moquer d’écrire à un homme : « Je vous prie de ne pas oublier Diaphanise dans votre dictionnaire des précieuses ; elle l’est en vérité ; » et d’ajouter : « Je suis votre, etc., » sans me mander si elle est belle ou laide, jeune ou vieille, grande ou petite, si elle n’a qu’un alcôviste ou si elle en a plusieurs, comme si j’avois le don de deviner toutes ces choses sans qu’on me les eût dites ? Ainsi, si je ne dis rien d’elle, ne vous en plaignez pas à moi. » Il semble même, çà et là, user du chantage ; certains passages ont quelque chose de louche et de menaçant ; ainsi l’histoire de Scilaris et de ses trois filles. Il a beaucoup de réticences venimeuses dans le genre de celle-ci : « Il est certain que les vers, la musique et les cadeaux sont les divertissemens ordinaires de Trasimène, et que Lucilius est un de ses premiers alcôvistes : sa qualité et l’estime où son esprit l’ont mis en sont des raisons assez grandes sans que je sois obligé d’en alléguer d’autres, que je veux ignorer et que peu de gens peuvent savoir. » Il conte, à mots couverts, beaucoup d’histoires scandaleuses ; on croit comprendre, à l’exagération des éloges, que certains portraits ont été payés à l’auteur, que d’autres, par la rage de dénigrement qui les anime, sont des vengeances. D’autre part, il est visible, à la différence des styles, qu’en bien des passages Somaize n’a fait que transcrire les lettres et copier les notes qu’il avait à sa disposition. Quelques histoires, trop agréablement contées, quelques portraits trop bien venus, trahissent une autre main que la sienne ; en bien des endroits, par le tour de la médisance, à la grâce féline de certaines méchancetés, on devine qu’une femme a passé par là.

Et cependant, comme je le disais plus haut, Somaize est exact dans l’ensemble ; les Historiettes de Tallemant des Réaux permettent souvent de le contrôler, et, dans ce cas, il est assez rare qu’on le prenne en flagrant délit de mensonge complet ou d’erreur capitale ; il exagère, il contrefait même, par maladresse ou parti-pris, mais il n’invente pas. Par le goût du commérage et du cancan, par la nature des histoires qu’il raconte, il est lui-même une sorte de Tallemant, moins l’esprit et la qualité de la langue, comme aussi la nature et l’étendue de l’information. Tallemant, en effet, riche, bien né, reçu dans le meilleur monde sur un pied d’égalité, a vu de ses yeux ou entendu de ses oreilles presque tout ce qu’il raconte. Somaize est un simple chroniqueur d’antichambre ; quoi qu’il en dise, il a peu fréquenté la bonne société ; il n’en a guère connu que la vie extérieure et publique ; pour la vie intime et l’intérieur des ruelles, il n’en a su que ce qu’on a bien voulu lui dire ou lui écrire. Il est donc moins bien complet que Tallemant, et, comme il fait souvent double emploi avec lui, beaucoup de ses portraits ont perdu de leur intérêt depuis la publication complète des Historiettes.

Ce qui nuit encore à la lecture du Grand Dictionnaire, c’est la forme allégorique et mythologique dont l’auteur l’a affublée, d’après les habitudes littéraires si fort à la mode au temps de Mlle de Scudéry, et que l’on retrouve, par exemple, dans l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin. Tous les portraits portent un nom antique, et, bien qu’une clé nous donne les noms véritables sous les noms de convention, rien n’est plus fatigant que cet air de pastorale et de Cyrus répandu sur tout l’ouvrage. À ce sujet, il importe de mettre en garde contre une erreur assez commune. On croit volontiers que ces noms de convention sont ceux que se donnaient les précieuses elles-mêmes. La plupart, au contraire, sont de l’invention de Somaize, et, sauf quelques-uns, bien connus et consacrés par l’usage, ils n’ont jamais été portés. Le plus souvent, Somaize se contente de les forger, en conservant la consonne initiale et quelques lettres du nom véritable, et en ajoutant une terminaison de son cru. Ainsi, de Scudéry il fera Sarraïdès, de Quinault Quirinus ; Mlle de Gournay deviendra Gadarie, Mme de Launay Ligdaride, Mme de Longueville Ligdamise, etc. Cependant, il ne faisait que suivre en cela un procédé favori du monde précieux ; depuis que Malherbe avait baptisé, par anagramme, Mme de Rambouillet du nom d’Artenice, les amis de la marquise se forgeaient, sur ce modèle, des noms d’emprunt, qui devenaient leurs noms littéraires.

Quant aux expressions et aux phrases précieuses, qui se trouvent à la suite de chaque lettre du Grand Dictionnaire, ici encore Somaize les rapporte assez fidèlement, bien que, pour un assez grand nombre, il y ait lieu de faire des réserves. S’il faut l’en croire, il « n’en a voulu mettre aucune sans savoir le nom de celle qui l’avoit fait, si elle s’en étoit servie dans quelque ouvrage, ou si elle n’avoit fait que la dire, bien que, par des raisons cachées, il se soit en quelques endroits contenté de mettre le mot sans en dire davantage. « Il exagère un peu les scrupules de sa critique. Assez souvent, en transcrivant certains passages, il les altère plus ou moins pour en accuser le caractère précieux ; d’autres fois, séparant une expression de tout ce qui l’accompagne et l’explique, par exemple une périphrase, une alliance de mots, une métaphore, empruntées à un poète comme Corneille, à un prosateur comme Balzac, il les défigure complètement. Or, il n’est pas d’écrivain capable de résister à l’emploi de ce procédé commode ; il n’y en a pas un seul dans la littérature française que l’on ne puisse, avec des bouts de phrase et des mots convenablement ajustés, ranger parmi les précieux. Il faudrait donc, pour contrôler Somaize, remonter à la source de toutes les expressions citées par lui et les replacer dans le morceau d’où il les a tirées. On verrait alors qu’il convient d’en rayer un certain nombre. Pour celles qu’il a simplement empruntées à la conversation des précieuses et qui n’ont point passé dans la littérature, le contrôle est plus difficile. Il en a certainement exagéré plusieurs ; mais, en somme, par ce que nous savons d’autre part, on arrivée cette conclusion que, dans l’ensemble, il est assez fidèle et assez complet.

L’obscurité qui lui est habituelle, l’embarras et l’ambiguïté d’un grand nombre de ses phrases, ses perpétuelles contradictions ont fait émettre sur l’intention de ses livres des jugemens très opposés. Les uns voient en lui un ennemi, les autres un ami des précieuses. Un examen attentif ne laisse aucun doute à ce sujet : Somaize était l’ami des précieuses et il voulait les défendre. Il l’a souvent fait maladroitement, et la preuve, c’est qu’on s’est trompé sur ses véritables sentimens, mais nous avons de sa part des déclarations expresses. Il dit, en tête des Véritables Précieuses : « Je n’ai pas prétendu par ce titre parler de ces personnes illustres qui sont trop au-dessus de la satire pour faire soupçonner que l’on ait dessein de les y insérer. » Molière avait fait lui aussi une déclaration du même genre, mais ce n’était de sa part qu’une précaution oratoire. Somaize, au contraire, est précieux d’esprit et de cœur, mauvais précieux, mais précieux authentique. Plein d’admiration pour les coryphées de la littérature précieuse, il les comble d’éloges, il les imite de son mieux. « Il n’y a pas plus d’injure, écrit-il, de dire d’une personne qu’elle parle précieux que si l’on disoit d’elle qu’elle parle Bélisandre (Balzac). » Il se propose de « détromper le peuple de l’opinion ridicule qu’il a conçue des précieuses. » Il dit d’une femme qui sort aisément d’un mauvais pas qu’elle agit « en véritable précieuse, c’est-à-dire en femme spirituelle. » Naturellement, il professe la haine des fausses précieuses : « Les mœurs de celles qui affectent de passer pour précieuses, dit-il encore, sont duplicité, grimace, fausse affectation de bonté. » Mais quoi de surprenant à cela ? L’esprit précieux étant, par essence, le désir de faire partie d’une élite, d’être distingué, comme on dira plus tard, en un mot un esprit de coterie, Mlle de Scudéry et ses amies trouvaient naturellement fort impertinentes les prétentions de celles qui voulaient, en les imitant, arriver à l’aristocratie intellectuelle. Ainsi pensent tous les cénacles. Si mauvais original que l’on puisse être, on se trouve volontiers inimitable, et l’on méprise dans autrui, comme la plus outrecuidante des prétentions, ce que l’on adore en soi-même comme un don de nature. Aussi les railleries de Somaize ne doivent-elles pas plus nous donner le change que celles de Mlle de Scudéry ; les unes et les autres procèdent du même sentiment. Il convient encore de faire la part d’une prétention particulière à Somaize : il affecte l’impartialité ; il se donne les airs d’un homme supérieur à son sujet ; de là ses ironies et ses éloges assaisonnés de critiques. Mais, somme toute, il dit des précieuses beaucoup plus de bien que de mal.


IV

Il n’est donc pas sans intérêt, l’exactitude de Somaize une fois établie, de grouper les principaux renseignemens qu’il nous fournit sur la société précieuse de son temps et de fixer d’après lui les traits essentiels de la physionomie qu’elle présentait en 1660, au moment où Molière l’attaquait si vivement.

L’illustre fondatrice de cette société, la marquise de Rambouillet, l’incomparable Artenice, vivait encore à cette date, mais confinée dans la retraite par la vieillesse et les deuils répétés. Elle devait trouver que, depuis 1610, où elle avait ouvert sa chambre bleue, précieux et précieuses avaient bien changé. Rien ne se ressemble moins, en effet, que le cercle de la marquise et celui dont M’le de Scudéry était l’âme. Dans la première période de l’hôtel, lorsque Mme de Rambouillet elle-même y donnait le ton, l’esprit précieux avait exercé la plus heureuse influence sur les mœurs sociales et sur la littérature. C’était alors un esprit de galanterie respectueuse et chevaleresque, de délicatesse dans la conversation et les écrits, de pureté élégante dans le langage. Certes, les défauts inséparables de ces qualités, — le raffinement, la prétention, la pruderie, le purisme, — existaient déjà durant cette période, mais peu sensibles encore. Le contact et l’influence prépondérante des grands seigneurs empêchaient les littérateurs de profession de tomber dans la pédanterie ; le platonisme n’était pas, comme il le devint plus tard, une insupportable affectation ; les femmes n’écrivaient pas. Lorsque la marquise vieillissante partage la direction du cercle avec sa fille Julie d’Angennes, la future marquise de Montausier, les défauts en germe dans l’esprit précieux se développent et le gâtent ; on veut trop se distinguer à tout prix ; les hommes de lettres de second ordre, les femmes prétentieuses commencent à donner le ton ; l’hôtel devient une coterie. Alors paraît cette fameuse Guirlande de Julie, où la société précieuse croyait mettre le meilleur d’elle-même, et où elle ne fit qu’étaler ses ridicules. Lorsque le mariage de Julie disperse les familiers de l’hôtel, Mlle de Scudéry les recueille et forme un nouveau cercle. Dès lors commence le règne des fausses précieuses. Avec elles, l’esprit précieux n’est plus que la subtilité dans les sentimens, la fadeur dans la galanterie, la prétention dans le langage, le faux goût en littérature ; les grands seigneurs sont en petit nombre ; les pédans dominent. Il est temps que Molière et Boileau viennent ruiner une influence qui, en se prolongeant, fait courir de sérieux dangers à la littérature et à l’esprit français. D’autant plus qu’à l’exemple de ce cercle, il s’en est formé un grand nombre d’autres à Paris et dans les provinces, qui l’imitent maladroitement et répandent la contagion.

De ces trois périodes du précieux, Somaize n’a connu que la dernière. Sur l’hôtel de Rambouillet il ne sait rien ; lorsqu’il rencontre les noms des amis d’Artenice, il se tire d’affaire avec quelques mots d’éloge banal ; souvent même il se contente de remarquer que tel ou telle furent célèbres « du temps de Valère, » c’est-à-dire de Voiture. Il n’a d’information précise que sur les précieux de son temps, des précieux de décadence. Mais, comme il peint les mêmes originaux que Molière, ses renseignemens sont d’un grand prix ; grâce aux Précieuses ridicules et aux Femmes savantes, il a pour nous le même intérêt que ces scoliastes de l’antiquité, plats grammairiens et critiques sans goût, désormais inséparables des grands écrivains auxquels ils se sont attachés.

Qu’est-ce donc, selon Somaize, qu’une précieuse ? Entre les nombreuses définitions qu’il nous offre, on n’a que l’embarras du choix. La plus complète se trouve dans la préface du Grand Dictionnaire. Il y distingue quatre sortes de femmes. Les premières, tout à fait ignorantes, ne sachant « ce que c’est que de livres et de vers et incapables de dire quatre mots de suite ; » celles-là, naturellement, n’existent pas pour lui. Les secondes, intelligentes, mais lisant peu, « esprits bornés qui ne s’élèvent ni ne s’abaissent, et qui doivent tout à la nature, rien à l’art ; » elles ont peu d’importance. « Les troisièmes sont celles qui, ayant un peu plus de bien ou un peu plus de beauté que les autres, tâchent de se tirer hors du commun ; et, pour cet effet, elles lisent tous les romans et tous les ouvrages de galanterie qui se font. » Cependant, elles n’en font pas elles-mêmes, et se contentent d’ouvrir leur maison aux littérateurs et aux gens de goût ; « elles tâchent de bien parler et disent quelquefois des mots nouveaux sans s’en apercevoir, qui, étant prononcés avec un air dégagé et avec toute la délicatesse imaginable, paraissent souvent aussi bons qu’ils sont extraordinaires. » Voilà, selon Somaize, les femmes que Molière a raillées : « Ce sont ces aimables personnes que Mascarille a traitées de ridicules dans ses Précieuses, et qui le sont, en effet, sur son théâtre par le caractère qu’il leur a donné, qui n’a rien qu’une personne puisse faire naturellement, à moins que d’être folle ou innocente. » Quant à la quatrième sorte de femmes, « ce sont celles qui, ayant de tout temps cultivé l’esprit que la nature leur a donné, et qui, s’étant adonnées à toutes sortes de sciences, sont devenues aussi savantes que les plus grands auteurs de leur siècle et ont appris à parler plusieurs belles langues aussi bien qu’à faire des vers et de la prose. Ce sont de ces deux dernières sortes de femmes dont M. de Somaize parle dans son dictionnaire sous le nom de précieuses. »

L’idéal d’une vraie précieuse, selon Somaize, est donc celui-ci : « Voir beaucoup de monde, et surtout des gens de lettres, parler de toutes choses, mettre au monde quelque auteur, ce que chacune d’elles affecte en particulier, faisant gloire de donner de la réputation à ceux qui s’attachent à leur montrer ce qu’ils font de nouveau. » Les éloges qu’elle tient à cœur de mériter, « c’est d’aimer fort la lecture, les vers, et surtout la conversation ; de savoir bien coucher par écrit, d’avoir de grandes connaissances, de faire des romans, de bien parler et de savoir inventer des mots nouveaux. )) Son étude sera « un rien galant, un je ne sais quoi de fin et le beau tour des choses ; » elle fera « une guerre continuelle contre le vieux langage, l’ancien style, les mots barbares, les esprits pédans. » Elle tiendra « pour hérétique toute précieuse qui ne s’habille pas à la mode, eût-elle cinquante ans passés, comme aussi tous ceux et celles qui n’estiment pas le Cyrus et la Clélie, et généralement tout ce que font M. de Scudéry et sa sœur, et tous leurs cabalistes. » Elle se pénétrera bien de « la nécessité d’avoir un alcôviste particulier, ou du moins d’en recevoir plusieurs ; de celle de tenir ruelle, ce qui peut passer pour la principale ; car, pour être précieuse, il faut, ou tenir assemblée chez soi, ou aller chez celles qui en tiennent. » Elle sera « fortement persuadée qu’une pensée ne vaut rien lorsqu’elle est entendue de tout le monde ; » elle aura pour maxime « qu’il faut nécessairement qu’une précieuse s’exprime autrement que le peuple, afin que ses pensées ne soient entendues que de ceux qui ont des clartés au-dessus du vulgaire. » Elle parlera le plus possible, et, quand elle sera obligée de garder le silence, elle se dédommagera par une mimique expressive : « L’esprit étant le fondement de tout ce qui regarde les précieuses, et le silence en dérobant la connaissance, elles ont cette maxime de ne l’observer jamais sans l’accompagner de gestes et de signes par où elles puissent découvrir ce qu’elles ne disent pas, et qui mettent sur le visage les sentimens qu’elles ont ou de ce qui se dit ou de ce qui se fait devant elles. » Que l’on ne prenne pas ce portrait pour une caricature ; Somaize, en le traçant, est aussi sérieux que ses modèles.

Il y avait, bien entendu, des degrés dans la préciosité ; toutes les précieuses n’arrivaient pas à l’idéal que l’Armande et la Bélise de Molière réalisent d’une manière si complète. Mais, par cela même qu’on pouvait être précieux sans tomber dans les dernières extravagances, l’influence de la mode précieuse s’étendait sur toute la société polie. Il est facile de voir, par les énumérations de Somaize et les renseignemens donnés par ses contemporains, que toutes les femmes alors, pour peu qu’elles eussent de loisir et d’aisance, tenaient à honneur de la suivre. Elles n’étaient pas toutes de la même coterie, et toutes les coteries ne frayaient pas entre elles, mais le bon ton était d’appartenir à une de ces coteries. Il est même curieux de voir combien, dans cette société du XVIIe siècle, que l’on se figure profondément divisée par l’esprit de caste, le goût de la préciosité rapprochait les distances et confondait les rangs. A l’hôtel de Rambouillet, déjà, il n’était pas nécessaire d’être noble pour être admis ; non-seulement les hommes de la bourgeoisie, mais les femmes, pouvaient, si elles étaient lettrées et spirituelles, faire partie du cercle le plus intime de la marquise ; ainsi Mlle Paulet, Mme Cornuel, Mme Arragonais. Parmi les précieuses célèbres citées par Somaize, on trouve à peu près autant de roture que de noblesse ; lui-même a bien soin de remarquer « qu’il n’y a point de roturiers dans l’empire précieux, les sciences et la galanterie n’ayant rien que d’illustre et de noble. »

« Qui veut faire l’ange fait la bête, » dit Pascal ; beaucoup de précieuses le prouvèrent à leurs dépens. Malgré leurs prétentions à la galanterie désintéressée et à l’amour platonique, la nature violentée reprenait ses droits ; on sait par quels écarts de conduite se signalèrent quelques-unes des plus qualifiées, comme Mme de Longueville et Mme de Sablé. À ces noms illustres, Somaize en joint beaucoup d’autres de moins éclatans. Il cite nombre de précieuses qui se plaisaient à faire des heureux et raconte en détail des histoires d’amour fort scabreuses. Il déclare même expressément que, de son temps, on était fort revenu, même en théorie, de l’amour patient ou purement intellectuel qu’exigeaient de leurs adorateurs Julie et Sapho : « La mode est venue, dit-il, que les amans ne veulent plus être si mal traités ; qu’il faut leur promettre ou leur donner lieu d’espérer, la fierté et la froideur n’étant plus des vertus propres à les conserver, dans un temps où la cruauté n’est plus de mise. »

Si la façon dont les précieuses de 1660 entendent l’amour n’est pas toujours très pure, le goût dont elles se piquent pour les lettres et les sciences n’est souvent que faux goût et les conduit tout droit à la pédanterie, bien qu’elles fassent profession de la haïr par-dessus tout. Comme elles prétendent ne le céder en rien aux hommes en fait d’instruction, elles ne se contentent pas de cultiver la littérature d’agrément ; il leur faut l’érudition. Elles écrivent ; elles abordent les sciences les plus particulières et les plus bizarres. Chacune d’elles se fait gloire d’inventer « des mots nouveaux et des phrases extraordinaires ; » et l’on sait quel étrange jargon sortit de cette émulation de néologisme. Elles s’attaquent même à l’orthographe ; de concert avec l’académicien Leclerc, Mmes Roger et Leroi, Mlles Saint-Maurice et de La Durandière se mettent en tête d’en créer une nouvelle, « où l’on écriroit de même qu’on parloit et où l’on diminueroit tous les mots en ôtant les lettres superflues. « Il y a parmi elles de véritables femmes savantes, comme cette Mlle Deschamps, « qui a enseigné le droit publiquement avant qu’un homme de qualité qui l’a épousée à cause de son esprit fût son mari ; » ou de vrais phénomènes, qui pourraient aujourd’hui gagner leur vie en s’exhibant, comme cette Mlle Danceresses, de Narbonne, « qui fait des vers sur-le-champ et réponse sur l’heure à ceux qu’on lui écrit. » D’autres sont aussi fécondes épistolières que Balzac et Voiture, non par nécessité d’affection, comme Mme de Sévigné, mais pour le seul plaisir d’écrire ; ainsi Mme l’abbesse d’Espagne, qui « a un fort grand commerce de lettres en plusieurs provinces. » Mlle Castera, de Toulouse, en écrit aussi beaucoup, mais elle préfère encore en lire, « et, comme c’est, à son goût, le plaisir le plus sensible qu’elle puisse recevoir, elle se le procure par l’ouverture de toutes celles qui passent par ses mains, et elle les referme avec tant d’adresse qu’il est impossible de s’en apercevoir. » Il va sans dire qu’elles produisent en quantité les petits vers, les billets doux et les portraits.

Pour les sciences, c’est pis encore. Molière n’exagère pas lorsque, dans les Femmes savantes, il nous montre Philaminte installant dans son grenier « une longue lunette à faire peur aux gens, » et encombrant sa maison de « brimborions dont l’aspect importune. » C’était alors la mode pour les femmes de faire de l’astronomie et de l’astrologie, de la chimie et de l’alchimie. Une Mme de Gaudeville, dans Somaize, « apprend la philosophie et elle a un maître qui vient tous les jours lui enseigner, comme aussi pour les mathématiques, pour la magie blanche, pour la chiromancie, la physiognomonie, le droit ; et, pour chaque chose, elle a une personne différente qui lui montre. » Quant à Mlle Chataignières, « les sciences dont elle fait le plus d’état sont celles de dire la bonne aventure, de connaître dans la main, de faire l’horoscope, et surtout de la chimie (elle a des fourneaux dans sa maison à ce dessein), et travailler perpétuellement à la pierre philosophale. » Mlle Petit va plus loin ; elle aussi « possède fort bien les mathématiques, » mais « l’on peut même dire qu’elle feroit aussi bien un coup d’épée qu’un homme. » Pour rassurer son lecteur, Somaize s’empresse d’ajouter : « Cela n’empêche pas qu’avec cette humeur martiale, elle n’ait l’agrément, la douceur et la civilité attachée à son sexe. »

Un autre passe-temps, peu littéraire celui-là, auquel les précieuses se livrent avec une prédilection marquée, c’est le jeu, ce fléau de la société du XVIIe siècle. Somaize en cite un très grand nombre qui ont toujours les cartes ou le cornet à la main. Ainsi, Mlle de Neuville, Mme de Launay, Mme Salo, dont « la maison est considérable parce que l’on y joue beaucoup, » Mme de Lescalle, de Dijon, « la femme de France qui a le plus de passion pour le jeu, aussi bien que son mari. »

Ainsi, galanterie souvent poussée très loin, visites, réceptions, jeu, telles étaient les occupations favorites des précieuses. On ne s’étonnera point que tous les maris de ces dames ne fussent pas avec elles en aussi parfaite conformité d’humeur que M. de Lescalle. Il y avait beaucoup de ménages troublés dans le monde précieux. M. Perrin supporte impatiemment les goûts trop relevés de sa femme : « Cette belle s’est vue maltraitée de son mari, qui, jaloux de voir le grand nombre d’amans que son esprit et sa beauté lui attiroient, l’a plusieurs fois enfermée, et même tenté quelque chose de plus violent contre elle. » Souvent, la mésintelligence va plus loin ; Mme de Pommereuil est, « comme beaucoup d’autres, séparée de son mari ; » de même Mme de Moncontour : « La grandeur de son âme passe jusque sur son visage, qui conserve parmi les charmes naturels aux femmes quelque chose de mâle ; aussi s’est-elle généreusement désunie d’avec son époux, trouvant quelque honte à ne pas commander. Ses passions sont pour les galanteries nouvelles, et surtout pour le jeu, qui la domine. Mme de La Garde ayant eu à peu près la même destinée, elles ont aussi les mêmes attaches, sont toutes deux bonnes amies, et ont toutes deux épousé le jeu à la place de leurs maris. » Mme du Canet, d’Aix, a repris aussi sa liberté, mais simplement pour satisfaire sans entraves ses goûts littéraires : « Elle est séparée d’avec son époux, ce qui lui donne plus de facilité pour recevoir les beaux esprits chez elle. » Lorsque la différence d’humeur ne pousse pas les choses à l’extrême, on prend de singuliers accommodemens. Il y a eu longtemps « de la froideur » entre Mme de Saint-Ange et son mari, mais ils sont « parvenus à vivre dans une intelligence fort grande, puisqu’ils s’écrivent deux ou trois fois la semaine, ce qui ne peut partir que d’une union accompagnée d’une civilité et d’un esprit fort agréables. » Le goût du célibat, c’est-à-dire de l’indépendance, l’aversion pour la condition naturelle de la femme, c’est-à-dire la subordination au mari, sont très fréquens chez les précieuses ; aussi, pour elles comme pour Armande, « l’état de fille » est un idéal. Comme Mlle de Scudéry, et pour les mêmes raisons, Mlle de La Flotte « est dans le dessein de ne se marier jamais. » Lorsque l’on a abusé de leur jeunesse pour leur donner un mari, elles ne cachent pas leurs regrets : « L’humeur précieuse règne si fort chez Mme de Bernon, que, si on ne l’eût mariée à quatorze ans, elle n’auroit jamais pu se résoudre à recevoir un maître. » Par suite, elles prisent fort la liberté que donne le veuvage. Mlle Maçon « a été fort peu de temps mariée, et par là elle a eu de bonne heure cette liberté nécessaire à une précieuse de voir tous ceux qu’elles veulent. » L’indépendance suprême serait de n’avoir aucun lien de famille ; Mlle de Villebois et sa sœur « ont toutes les qualités nécessaires à une précieuse, car, premièrement, elles n’ont pas de mère. L’amitié elle-même ne doit pas être poussée trop loin, afin de ne pas engager l’avenir ; selon la maxime du philosophe grec, les précieuses estiment « qu’il ne faut jamais se lier si fort avec une personne, que la séparation et la mésintelligence puissent troubler l’âme ou altérer le divertissement nécessaire à la conversation. »

Avec tant de joueuses, de femmes séparées, de veuves résignées, de filles indépendantes, il était inévitable qu’une forte part de demi-monde se mêlât à la société précieuse. De fait, nombre des précieuses citées par Somaize peuvent, sans hésitation, être rangées dans cette catégorie. Sous ce rapport, il ne fait que confirmer ce que nous apprend d’autre part Tallemant des Réaux. Aux « complaisantes » énumérées par celui-ci on peut ajouter, sans crainte de se tromper, ces deux demoiselles Leseville, filles majeures, l’une de vingt-cinq ans, l’autre de vingt, dont « la maison est d’autant plus la maison des divertissemens, qu’elles sont maîtresses de leurs volontés, et que, n’ayant point de mère et aimant les grandes compagnies, la promenade et généralement tous les plaisirs honnêtes, elles ne rebutent personne de ceux qui peuvent contribuer à leur en fournir les occasions. » L’aînée de ces demoiselles est une sorte de Rolla femelle. Bien qu’elle soit assez riche, elle mène un train supérieur à ses revenus ; aussi a-t-elle formé le dessein « de vivre encore cinq ou six ans de l’air qu’elle fait aujourd’hui, c’est-à-dire dans la joie et les plaisirs, et puis de faire une banqueroute au monde et de se retirer au couvent. « Il n’y a pas de doute possible au sujet de Mlle Bourbon, dont voici l’histoire racontée dans le goût d’allusion qui fournira bientôt à Bussy-Rabutin des modèles d’esprit, de méchanceté et de licence : « Elle est fille et n’a pour parente qu’une tante chez qui elle demeure, et de qui elle fait tout ce qu’elle veut. Cette tante a une amour toute particulière pour la musique, et la nièce, qui aime généralement tous les arts et toutes les sciences, n’a pas de peine à lui fournir toutes les occasions possibles de la contenter ; et c’est ce qui a mis M. Daubigny bien avec elle, car il chante bien et a toujours avec lui deux ou trois musiciens, et joint avec cela la géographie ; si bien que Mlle Bourbon a appris sous sa conduite et comme on aime, et comme on chante, et comme on divise les empires, les royaumes, les terres, les mers et toutes les choses qui concernent la géographie. Elle a même appris de lui quelques règles de fortification ; mais il ne lui a montré que comme on attaque les places et ne lui a pas appris l’art de les défendre. Il est vrai que, naturellement, elle est de celles qui se défendent bien et qui ne se rendent jamais que dans les formes et selon les règles. » Sur celle-là Somaize en dit assez long, plus peut-être qu’il n’y en avait ; sur d’autres, en revanche, qu’il se contente de ranger parmi les précieuses « galantes » (le mot disait alors beaucoup moins qu’aujourd’hui), ses contemporains sont beaucoup plus explicites ; ils nous apprennent que plusieurs, dont la vertu est vantée dans le Grand Dictionnaire, fournissaient, elles aussi, leur contingent à la chronique scandaleuse.

Telle est, d’après Somaize, la société précieuse envisagée sous ses aspects les plus généraux. On ne s’étonne plus que, dès son arrivée à Paris, l’auteur des Précieuses ridicules ait vu en elle la plus ample matière à mettre en comédie. Outre qu’elle était fort plaisante, ses raffinemens, son goût mesquin, ses prétentions, ses faux-semblans répugnaient profondément au génie franc, simple et droit de Molière ; il y avait entre elle et lui antipathie de nature. Il l’attaqua dès le premier jour, et le coup fut terrible.


V

A partir du Grand Dictionnaire, nous perdons la trace de Somaize. La préface nous apprend que l’auteur n’était plus à Paris lorsque le livre fut imprimé, car il avait suivi en Italie la connétable Colonna. Resta-t-il à Rome avec elle ? revint-il en France à sa suite lorsqu’elle quitta le connétable ? mourut-il au-delà des monts ? Autant de questions qui restent sans réponse. Ce qui est certain, c’est que, depuis lors, il ne parut plus rien sous son nom ; les nouvelles comédies de Molière, qui se succèdent rapidement à partir de 1660, ne lui font pas rompre le silence ; sa carrière littéraire est terminée.

Il n’y a, certes, pas lieu de regretter cette disparition. Comme écrivain, Somaize avait donné toute sa mesure et, en continuant, il n’aurait pu que se ressembler à lui-même, c’est-à-dire multiplier les épreuves d’un mauvais original. Inconscient dans le cynisme, type de sottise et de fatuité, mélange de Mascarille et de Trissotin, il unissait la bassesse d’âme et la nullité du talent à un tel degré que, même au XVIIIe siècle, si fécond en gredins de lettres, on aurait peine à trouver son pareil. Pour s’édifier complètement à ce sujet, il faut lire en entier ses préfaces et le portrait qu’il se consacre à lui-même sous le nom de Susarion ; malgré la pauvreté littéraire de ces morceaux, on ne regrettera pas de les parcourir ; ce sont des documens curieux.

Comme historien de la société précieuse, il nous rend de réels services ; on ne saurait écrire sur elle sans le consulter. Mais, de ce chef, il n’a plus rien à nous apprendre, au moment où il disparaît. Non que la société précieuse ait terminé son existence avec lui : malgré le rude coup que lui a porté Molière, elle va subsister, plus modeste et moins affichée, et, dès les premières années du siècle suivant, un nouvel hôtel de Rambouillet s’ouvrira chez la marquise de Lambert, sans que la tradition ait été interrompue un seul jour. L’esprit précieux, en effet, comme l’esprit gaulois, est une part nécessaire de l’esprit français ; il n’a cessé de rendre des services ; il ne finirait qu’au grand dommage de nos qualités nationales, ou plutôt il faudrait pour le détruire une transformation impossible de la vie sociale elle-même. En effet, on le trouve partout où la littérature est un besoin de la société polie ; il représente la fleur délicate de la civilisation. Toutes les fois qu’il prend trop d’ascendant sur les écrivains, les défauts qu’il porte en germe se développent et une réaction se produit ; celle-ci donne son effet utile jusqu’à ce que, abondant elle-même dans son propre sens et tombant du côté où elle penche, elle provoque un retour de l’esprit précieux. À ces diverses périodes du précieux correspondent des historiens de valeur très différente, comme les périodes elles-mêmes. Au XVIIe siècle, Voiture sert de greffier à la bonne époque du précieux ; Mlle de Scudéry le peint dans sa décadence ; lorsqu’il devient une mode partout copiée et travestie, Somaize se présente, digne peintre de modèles ridicules.

C’est dire qu’après avoir donné d’une telle période une image digne d’elle, sa tâche était remplie ; en écrivant encore, il n’eût fait qu’imposer une surcharge inutile à l’histoire littéraire. Puissance singulière, ici comme ailleurs, de l’occasion et du moment ! Somaize a laissé un nom, et ses livres devront être consultés aussi longtemps que l’on s’occupera de ses modèles. Vingt ans plus tôt ou vingt ans plus tard, le précieux se développant dans des milieux fermés pour un tel homme, il n’aurait pu écrire que sur d’autres sujets ; on n’eût jamais songé à le réimprimer, et personne, à la fin du XIXe siècle, ne solliciterait pour lui l’attention. Il y a, en effet, des natures d’écrivains qui, en tout temps, trouvent matière à produire de façon durable ce qu’elles portent en elle ; à quelque date que le sort les fasse naître, elles s’adaptent au moment et au milieu. Il en est d’autres qui n’ont qu’une valeur de hasard ; elles doivent tout à un ensemble de circonstances. Somaize appartient à cette seconde catégorie ; il en est même un exemple particulièrement curieux, par la médiocrité de son talent et l’intérêt de ses ouvrages.


GUSTAVE LARROUMET.

  1. Voir, dans la Revue du 15 avril 1882, la Société précieuse au XVIIe siècle, par M. F. Brunetière.
  2. On a beaucoup écrit sur la société précieuse et on formerait une petite bibliothèque avec les ouvrages qui lui sont consacrés. Les deux plus connus, toujours intéressans, mais pleins de vues paradoxales, surtout le second, sont les Mémoires pour servir d l’histoire de la société polie en France, par Rœderer, 1835, et la Société française au XVIIe siècle d’après le Grand Cyrus, par Victor Cousin, 1858. M. Ch. Livet s’est aussi beaucoup occupé de cette société depuis ses Précieux et Précieuses, 1859, jusqu’à ses Portraits du grand siècle, 1885, et a introduit dans la question, avec des renseignemens nouveaux, une théorie aussi contestable que celle de Cousin. Dans le travail cité plus haut et dans plusieurs passages de ses études sur le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle, M. F. Brunetière a replacé la question sur son véritable terrain ; il n’y aurait qu’à développer ses vues pour écrire une histoire, qui nous manque, des salons en France et de leur influence sur la littérature. En attendant, M. l’abbé A. Fabre a donné une série de bonnes études partielles sur la société précieuse (1871-1891), groupées autour de Fléchier et de Chapelain.
  3. Voir Paulin Paris, De la particule dite nobiliaire. Paris, 1861.
  4. Voir l’amusant petit livre de M. Victor Fournel, Du rôle des coups de bâton dans les relations sociales et, en particulier, dans la littérature, 1858.
  5. Les Véritables Précieuses ont été réimprimées par M. Ch. Livet dans le choix des œuvres de Somaize qu’il a publié en 1850 et qui comprend le Grand Dictionnaire des Précieuses ou la clé du langage des ruelles, le Grand Dictionnaire des Précieuses, historique, politique, etc., les Véritables Précieuses, les Précieuses ridicules nouvellement mises en vers et le Procès des Précieuses. Comme on le verra par l’énumération ou l’analyse des œuvres de Somaize citées dans le présent travail, ce recueil aurait pu comprendre, sans trop s’augmenter, plusieurs autres opuscules aussi intéressans que ceux-là. Il est peu question de Somaize lui-même dans la préface du recueil. Les dictionnaires sont accompagnés d’une « clé historique et anecdotique, » rédigée en grande partie d’après les Historiettes de Tallemant des Réaux.
  6. Voir Pellisson et d’Olivet, Histoire de l’Académie française, édit. Ch. Livet, 1858.
  7. Voir, sur Marie Mancini, Amédée Renée, les Nièces de Mazarin, 1856 ; R. Chantelauze, Louis XIV et Marie Mancini, 1879 ; Ch. Livet, Portraits du grand siècle, 1885.
  8. Voir la clé historique et anecdotique du Dictionnaire des Précieuses, par M. Ch. Livet.
  9. Voir Paul de Musset, Extravagans et originaux du XVIIe siècle, 1863.
  10. Le Songe du rêveur a été réimprimé en 1867 par Paul Lacroix.
  11. Voir Edouard Fournier, Histoire du Pont-Neuf, 1861.