Un Incendie en mer

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Un Incendie en mer
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 658-669).
UN
INCENDIE EN MER

Le paquebot de la Compagnie transatlantique, la France, 4,700 tonneaux, commandant Collier, quitta Saint-Nazaire dans l’après-midi du 10 décembre 1886. Nous étions à bord deux cent cinquante passagers, quarante hommes de l’infanterie de marine, quatre gendarmes; en tout, l’équipage compris, environ quatre cents personnes. Toutes les couches sociales et plusieurs nations, principalement l’Italie et l’Amérique centrale, y étaient représentées; mais les Français formaient la très grande majorité. Il y avait des entrepreneurs du canal de Panama, leurs ingénieurs, un grand nombre d’ouvriers s’y rendant avec femmes et enfans, plusieurs ecclésiastiques, des curés des Antilles, un missionnaire, qui devait périr pendant la traversée, des frères de Ploërmel et trois sœurs de Saint-Vincent de Paul, ces dernières chargées de la mission périlleuse de soigner les malades dans les hôpitaux de Panama. Le grand monde de Paris et la société élégante de Caracas (Venezuela) avaient aussi fourni leur contingent. Était-ce le regret de quitter l’Europe ou l’appréhension qu’inspirait le climat meurtrier de l’isthme aux nombreux passagers qui allaient l’affronter, était-ce un triste pressentiment, assez naturel par le temps épouvantable des jours précédens, cette compagnie si nombreuse et si bariolée, loin de se distraire par de bruyans adieux, comme c’est l’usage aux départs des grands paquebots, était triste, maussade et silencieuse.

Après avoir quitté le mouillage, le bâtiment s’arrêta en rade, et nous pûmes assister au spectacle émouvant du chargement de soixante caisses en métal contenant plusieurs tonnes, on me dit 8,500 kilos, de poudre destinée aux garnisons des Antilles et de la Guyane françaises.

À la tempête violente de la veille avait succédé une accalmie. Mais le soleil pâle et le faux bleu d’un ciel sans nuages, sauf un rideau de sinistre apparence qui voilait l’horizon de la mer, me semblaient de mauvais augure. Et, en effet, la France n’eut pas plus tôt franchi la barre de la Loire qu’elle fut assaillie par un furieux coup de vent. À partir de ce moment, des tempêtes qui venaient du nord-ouest se suivirent presque sans interruption. Excepté près du cap de Bonne-Espérance et au sud de la Nouvelle-Zélande, je n’avais jamais vu une mer aussi terrible. La France, bondée dans sa cale et ayant même le pont encombré de marchandises et, surtout, de neuf grands cylindres en fer, roulait d’une manière effroyable et menaçait, à plusieurs reprises, de sombrer. On peut se figurer les souffrances des passagers, privés de sommeil, pendant la nuit, par le mouvement du bateau, et entassés, pendant : le jour, tous ensemble, dans le grand salon, le fumoir, la cage de l’escalier et sur l’arrière-pont, dans les rares intervalles où il n’était pas balayé par les vagues. À cause du grand nombre des voyageurs, on était obligé de doubler les repas. S’il n’est pas facile de dîner par un roulis incessant de 33 degrés, qu’on songe à la difficulté de servir dans de pareilles circonstances. Aussi, en peu de jours, presque toute la vaisselle était cassée ; mais tout le monde rendait justice au pied marin et à la bonne volonté des domestiques. Au dehors du bâtiment, tout était noir, sauf les crêtes blanches que l’ouragan se complaisait-à arracher aux lames. Cependant, l’air de la mer, même quand elle est en fureur, agit sur l’homme comme un élixir de vie. Parfois, rompant la monotonie du gris noir, des lueurs rosâtres venaient errer comme des spectres sur le sombre rideau du ciel. À ces momens fugitifs, la mer, inondée de teintes vertes, ressemblait à une immense vasque d’émeraudes.

Ce cauchemar dura huit jours et huit nuits consécutifs. Enfin, les Açores étaient derrière nous. Le vent, qui soufflait maintenant du nord-est, et la mer, toujours houleuse, commençaient cependant à tomber.

Le 20 décembre, le dixième jour de la traversée, par un vent nord-est assez violent et par un soleil splendide, le tableau, sur lequel était inscrit le point à midi, marquait 25° 56’ latitude nord et 50° 13’ longitude ouest de Paris. Huit cent quatre-vingts milles nous séparaient de la terre la plus rapprochée : Pointe-à-Pitre (Guadeloupe).

C’étaient les premiers sourires du ciel, les premières douces chaleurs des Tropiques, un véritable jour de fête. Malgré le roulis, toujours considérable, on se pressait sur le pont, on organisait une loterie de bienfaisance, et les dames quêteuses, conduites par leurs cavaliers, pour accomplir leur mission eurent l’amabilité de pénétrer dans les cabines des voyageurs. Je commençais même à trouver ces visites un peu trop fréquentes, et on me conseillait de fermer ma porte à clé; mais bien m’en a pris de ne pas commettre un acte aussi peu galant : je l’aurais payé de ma vie.

Ma bonne et spacieuse cabine se trouvait à l’arrière, presque au-dessus de l’hélice, et recevait la lumière par en haut. Étendu sur mon canapé, j’étais occupé à lire lorsque, soudainement, de la fumée et des étincelles pénétrèrent par la claire-voie. À ce moment, mon valet de chambre se présenta criant : « Au feu ! » Si la porte avait été fermée à clé, je n’aurais pas eu le temps de me sauver. Je me précipitai dans le couloir ; il était rempli de fumée, et, les premières flammes dans le dos, nous parvînmes avec peine à gagner la grande salle et, par le grand escalier, le pont. En y arrivant, j’aperçus des flammes qui sortaient déjà de la claire-voie de ma chambre. Les autres passagers me suivirent de près. Tout le monde semblait affolé. On courait dans tous les sens ; on s’entrechoquait, on revint sur ses pas ; on s’arma d’appareils de sauvetage; on se réfugia dans les canots encore suspendus à leurs porte-manteaux, mais tournés en dehors et prêts à être amenés. Pauvre ressource, quand on pense que nous nous trouvions à près de neuf cents milles de terre, dans une mer solitaire où l’on voit rarement un navire en dehors de la route suivie par les paquebots et par les bâtimens à voiles qui remontent, du sud au nord, le long des côtes de l’Amérique; à quoi il faut ajouter que les quatre chaloupes qui n’étaient pas brûlées auraient pu à peine contenir le tiers des hommes que la France portait dans ses flancs. Il fallait l’intervention énergique des officiers pour faire comprendre à ces fuyards que leur poids ferait casser les garans des palans de suspension, et qu’ils seraient précipités dans la mer. Ce qui ajoutait à l’horreur de la scène sinistre de ces premiers momens, c’était le silence absolu qui régnait dans cette foule si agitée. Cette panique, au reste, ne dura pas.

L’incendie s’était déclaré sur l’arrière. Notre direction était sud-ouest. Le vent ayant fraîchi considérablement et soufflant du nord-nord-est, non-seulement neutralisait la brise du bateau, mais produisait un courant d’air très fort du nord-est au sud-ouest, c’est-à-dire de l’arrière à l’avant. Il fallait donc venir debout au vent en mettant le cap au nord-est. Malgré la violence de l’incendie, cette manœuvre, si difficile dans les circonstances données, fut, sous la direction du commandant, qui occupait sa place sur la passerelle, exécutée en quelques minutes. En même temps furent fermés les panneaux de la soute à poudre et les portes des cloisons étanches en tôle qui divisent le bâtiment en diverses parties. Le mécanicien en chef, M. Chenu, dirigea, dès l’abord, des jets de vapeur vers le centre de l’incendie, où se trouvait la poudre, et, au dire du commandant, c’est à lui que nous devons en grande partie notre salut. Pour faire jouer les pompes du pont, il fallait le dégager en jetant par-dessus bord les caisses et les grands cylindres en fer qui l’encombraient, opération délicate, mais qui réussissait parfaitement. Du moment où elle était achevée, le roulis, jusque-là assez fort, cessa complètement et fut remplacé par un léger tangage. Cependant les voyageurs étaient revenus de leur première frayeur; des chaînes furent organisées, et beaucoup d’hommes de bonne volonté, renforcés par les récalcitrans que les gendarmes empoignaient, on peut dire la masse des passagers, allaient se joindre aux braves soldats de l’infanterie de marine, à l’équipage et au personnel du service. Tous, jusqu’aux petits marmitons, qui, habitués au feu, se précipitaient en avant pour verser dans les flammes leurs casseroles remplies d’eau, rivalisaient d’élan, de bravoure et de cette gaîté gauloise dans le péril qui forme un des beaux traits du caractère national. Il y eut, parmi ces vaillans combattans, trois Allemands : un ingénieur, un industriel et un négociant de Hambourg, tous des gens instruits et bien élevés. Ils me parlaient avec admiration des actes héroïques qui s’étaient accomplis sous leurs yeux dans les couloirs étroits, de plus en plus envahis par l’incendie, sur le bord de la grande fournaise, dans le terrible voisinage de la poudre entourée de flammes. Obéissant aux ordres des officiers qui combattaient à la tête de cette petite troupe dévouée, on s’élançait à travers des nuages épais de fumée, on passait près des objets embrasés avec l’insouciance du soldat qui défile à la parade. Ce que je dis n’est pas une phrase, mais la vérité, que je puis affirmer de visu. La nuit suivante, au bivouac de l’avant-pont, plusieurs noms étaient dans toutes les bouches. On entendait citer surtout le mécanicien en chef Chenu, que j’ai déjà mentionné, les officiers du bord Dupont, Gorphe, Landryon, Rapin, le capitaine Martineau, le sous-lieutenant Montméliant de l’infanterie de marine, les deux chauffeurs Certain et Robillot, et, entre tous, le maître-charpentier Hamet, qui, entouré à la lettre de flammes et protégé seulement par des jets de pompe qu’on lui prodiguait, saignant d’une large blessure qu’il s’était faite à un bras, démolissait de l’autre, à coups de hache, les cloisons des cabines qui empêchaient le sauvetage. Plusieurs passagers, parmi eux quelques beaux noms de France noblement portés, rendaient de "rands services. On vit un jeune homme, au moment où le mât d’artimon menaçait de se renverser du côté de la machine, ce qui aurait déterminé la perte du bateau, monter dans les haubans, et, en coupant une corde, dégager le mât, qui, un instant après, tomba dans la mer.

Mais tous ces efforts, qu’on pourrait dire surhumains, semblaient impuissans à empêcher la catastrophe. Le grand salon, l’escalier principal, la cabine des dames, située en-deçà de la cloison étanche, offraient le spectacle d’un chaos de flammes. L’arrière-pont s’était enfoncé en entraînant le spardeck et le fumoir. Le leu s’était déclaré quelques minutes après trois heures de l’après-midi, et, à trois heures et demie, plus d’un tiers du bâtiment était incendié. A quatre heures et demie, tenant les yeux fixés sur l’arrière, je vis un éclair, suivi d’une secousse et d’une forte détonation. C’était la provision de poudre du bâtiment qui venait de faire explosion. A cinq heures, le mât d’artimon, ainsi qu’il a été dit, s’abattit à tribord. Pour ne pas compromettre l’hélice, le commandant se vit obligé de stopper la machine, qui, heureusement, n’avait pas été atteinte par l’incendie. Les chaînes de la barre s’étant tordues par la chaleur et en partie brisées, le bâtiment ne gouvernait plus. La direction dans laquelle s’enfuyait la fumée causée par l’explosion dont je viens de parler prouvait que le bâtiment, privé du secours du gouvernail, commençait à tomber en travers. Si ce mouvement se maintient, dans peu de minutes nous aurons le vent à l’arrière, l’incendie gagnera le centre et l’avant, et tout sera dit.

Cependant, le feu avait déjà réclamé ses victimes : le missionnaire Tavernier, qui, pendant la traversée, s’était par le fort roulis cassé une jambe, ne pouvant s’enfuir, devint dans sa cabine la proie des flammes. Pendant quelques minutes, on entendit ses cris déchirans. Un curé de la Guadeloupe, qui essaya de le sauver, eut des brûlures assez graves pour compromettre sa vie. J’ai eu la satisfaction de le rencontrer six semaines après, presque entièrement rétabli. Un sommelier et un garçon du bord furent brûlés dans la sommellerie. Parmi les hommes occupés aux travaux de sauvetage, les blessures étaient nombreuses, mais légères.

Pendant que ces scènes se passaient sur le champ de bataille, qui était, on le sait, l’arrière du bateau, les non-combattans : des femmes, des enfans, quelques vigoureux jeunes gens de différentes nationalités, qui tâchaient de se soustraire aux regards scrutateurs d’un gendarme toutes les fois que cet hercule breton, aux yeux bleu clair, à la chevelure rousse, à la mine rébarbative, venait recruter des travailleurs, — Les non-combattans, divisés en groupes, remplissaient le gaillard d’avant. Dans les canots, en grande partie évacués après la première panique, on aperçut un jeune couple pétrifié par la peur.

J’ai dit que le bâtiment, allégé du poids qui pesait sur son pont, avait cessé de rouler et que ce mouvement était remplacé par un léger tangage. Il s’en suivit que le peu de personnes qui ne détournaient pas les yeux pouvaient, à des intervalles réguliers, embrasser du regard l’ensemble de l’incendie. Spectacle grandiose, magnifique, terrible ! Au-dessus de nous, un ciel bleu d’azur, au-dessous, la danse macabre des vagues qui, jetant au vent leurs longues crinières d’or, semblent impatientes de nous engloutir. En face, les deux cheminées de la machine et le grand mât, intacts encore et comme indifférens à ce qui se passe près d’eux. Sur la passerelle, la silhouette du capitaine. Il se promène lentement et donne, de temps à autre, quelques ordres, par un signe de la main. Derrière lui, comme fond du tableau, le cratère ouvert vomissant des flammes qui, réunies en une seule colonne verticale rouge, s’élèvent à la hauteur prodigieuse de 40 mètres[1]. Au-dessus, un gros nuage de fumée affecte les formes d’un baldaquin, que le soleil déjà déclinant revêt de teintes bronzées.

A cinq, heures, le commandant, comme j’ai appris plus tard, avait renoncé à tout espoir. Le feu gagnait du terrain, les forces des travailleurs s’épuisaient à vue d’œil, le bâtiment devenu ingouvernable dérivait lentement, les soixante caisses de poudre étaient toujours entourées de flammes, et il était impossible de se rendre compte de l’état de la soute. Le moment suprême semblait proche. Les journaux ont parlé d’efforts faits pour rassurer les passagers en leur cachant l’étendue et l’imminence du danger. En effet, de temps à autre, arrivaient des gens disant que la poudre était complètement noyée, que tout allait à merveille, que tantôt on aurait maîtrisé le feu qui, cependant, sous nos yeux, semblait au contraire trouver à chaque instant de nouveaux alimens. Ces pieux mensonges furent accueillis par des signes d’incrédulité ou d’impatience. Après l’explosion de la poudre du bord, un homme vint nous raconter que c’étaient des signaux de détresse faits par ordre du capitaine! « Pour avertir qui?» demanda-t-on. Quelqu’un répondit : « Les requins. » Tout le monde, y compris le capitaine Collier, avait cru qu’une des soixante caisses avait sauté et que les autres suivraient immédiatement. Il y avait de quoi transformer en atomes le paquebot et ceux qu’il contenait. La vérité est que personne de nous ne se faisait plus d’illusion. Je ne parle pas des braves qui luttaient avec le feu et, semblables à des troupes montant à l’assaut, n’avaient heureusement pas le temps de réfléchir sur les périls qui les entouraient ; mais sur le gaillard d’avant, tout le monde était persuadé que l’heure de la mort était venue.

Il y a une grande différence, je dirai presque il y a contraste absolu, entre la situation de quelqu’un qui se trouve en danger imminent de vie et celle d’un homme placé en présence d’une mort certaine. C’est que le mot danger implique toujours une chance de salut : il y a incertitude. Personne ne dira qu’un condamné qui marche au supplice est en danger. Mais s’il essaie de s’évader et qu’il soit poursuivi, il y a danger. Du moment où on l’a rejoint et où la marche lugubre est reprise, le danger disparaît, puisque l’exécution est certaine. Ce sont donc deux situations tout à fait différentes, et la disposition d’esprit de l’individu en question doit naturellement répondre à l’une ou à l’autre. L’homme en danger entrevoit une chance favorable et ne songe qu’à en profiter. Il n’a pas le temps de donner une seule pensée aux siens, à ceux qu’il aime et qu’il va peut-être quitter à jamais, à ses intérêts de fortune et, s’il est chrétien, au salut de son âme. Toutes ses facultés se concentrent dans un seul désir, dans l’ardent, dans l’âpre désir de vivre. Quelques personnes de ma connaissance et moi-même nous avons éprouvé cette sensation dans des circonstances semblables. Un prêtre, d’une piété notoire, me raconta un jour, non sans se reprocher son attachement à la vie, que, ses chevaux s’étant emportés, il ne s’occupait que de la question de savoir s’il devait sauter en bas ou rester dans la voiture.

Celui qui est ou croit fermement être arrivé au terme de son existence se trouve dans une disposition d’âme tout autre. Il sait qu’il n’a rien à espérer. Selon ses convictions, les vastes horizons de l’éternité avec leurs terreurs secrètes, avec leurs clartés surnaturelles, ou les abîmes du néant s’ouvrent devant lui. Il ne lui reste qu’à choisir entre la résignation ou le désespoir, et, en effet, l’une ou l’autre se peignait sur toutes les physionomies.

Ne pouvant me mêler aux combattans, je tâchais de me rendre utile en passant de groupe en groupe afin de maintenir le moral des pauvres femmes qui, entourées de leurs enfans ou les tenant dans leurs bras, se montraient assez courageuses. Les unes, et c’était la majorité, les yeux levés vers le ciel, priaient avec ferveur ; d’autres se renfermaient dans le silence morne du désespoir. Un sourire, un mot encourageant agissait cependant momentanément comme du baume. Je ne passerai pas sous silence deux d’entre elles qui me frappaient, l’une par l’expression d’un courage physique indomptable, — C’était une grosse et robuste femme du peuple, native de Turin, la cantinière en chef du canal de Panama, — L’autre une dame élégante de Caracas, ravissant type de la beauté andalouse, par la douceur de sa résignation.

A plusieurs reprises, je me rendis sur le théâtre de l’incendie; mais l’eau, qui coulait à flots dans les corridors, m’en chassait aussitôt; je craignais de me mouiller les pieds et de prendre un rhume! Et pourtant personne n’était plus que moi convaincu que l’on touchait au moment suprême ; à tel point qu’en retournant à l’avant-pont, je me demandais toujours si j’aurais encore le temps de rejoindre les sœurs de charité agenouillées près du beaupré[2].

Un silence solennel régnait dans cette partie du bateau. On n’entendait que le bruissement des vagues, les sanglots étouffés d’une jeune femme enlaçant son nourrisson de ses bras, les pleurs d’une toute jeune fille qui appelait sa mère laissée dans quelque hameau au fond de la Bretagne, et les voix sonores des trois sœurs de charité qui, depuis trois heures de l’après-midi jusqu’à dix heures de la nuit, toujours à genoux, ne cessaient de prier. Ces saintes filles ne trahissaient aucune peur et offraient, dans ces circonstances terribles, le spectacle édifiant de l’héroïsme chrétien, du mépris de la vie et du parfait oubli de soi-même. Après avoir invoqué le secours du ciel pour échapper au danger, elles lui demandaient, lorsque tout espoir s’était évanoui, la grâce d’une mort chrétienne.

Mais il était écrit dans les étoiles que cette pauvre France, toute meurtrie et abîmée qu’elle était, ne devait pas périr. A sept heures, on avait refoulé l’incendie vers son foyer; à neuf heures, on pouvait se flatter d’en être maître ; à onze heures, les dernières flammes, léchant les bords de la coque, répandaient des lueurs violacées à travers l’obscurité d’une nuit tropicale. Toute matière combustible était consumée, et, faute d’alimens, le feu finit par s’éteindre.

Un tiers du bâtiment ayant disparu, sauf la carcasse de fer, tout le monde s’entassait sur l’avant et près de la machine. De la viande froide et du vin de matelots, celui des voyageurs étant perdu, furent distribués, et l’administration fit ce qu’elle put pour subvenir aux besoins du moment. Voyageurs, soldats, équipage, étaient exténués de fatigue ou brisés par les émotions des dernières huit heures. Personne ne témoignait sa satisfaction d’être échappé à un si grand péril, parce que personne ne se croyait hors de danger. La soute à poudre est-elle vraiment noyée? C’est la question qu’on se posait, et cette préoccupation, comme on verra bientôt, n’était pas une chimère.

En attendant, le bâtiment ne gouvernait plus, et on restait en cape pendant la nuit. Le lendemain, le commandant fit, tant bien que mal, raccommoder la barre, et à midi on se mit en route vers la Martinique. Quoiqu’elle eût à traîner son arrière rempli d’eau et presque submergé, ce qui fit que nous étions campés sur un plan légèrement incliné, cette excellente France filait ses 12 nœuds. Heureusement, un temps superbe la favorisait. Son arrière étant complètement déponté, elle n’aurait pu résister à un fort coup de vent. Pendant ces quatre jours de navigation, il n’y eut pas de désordre à bord ; mais il y eut de mauvais symptômes : des bruits sinistres répandus on ne savait par qui, de fausses alarmes, de petits vols commis dans les cabines, des fouilles tentées dans les décombres. Il fallait l’attitude énergique du commandant et la présence imposante des quarante soldats d’infanterie de marine pour contenir les moins respectables de mes compagnons de voyage.

Beaucoup de passagers, je suis du nombre, n’ont sauvé que les vêtemens qu’ils portaient. Par une faveur ou par une ironie du hasard, de tous mes effets brûlés dans et avec ma cabine, on n’a rien trouvé, excepté mon ordre de Léopold d’Autriche. Le cordon était presque complètement détruit, la croix ne montrait aucune trace du feu, la plaque était noircie et en partie fondue. C’est le cas de dire : « J’ai tout perdu, hormis l’honneur. » La belle dame de Caracas a vu se convertir en cendres un grand nombre de caisses remplies de chefs-d’œuvre du grand Worth, et je dois lui rendre la justice qu’elle a subi cette cruelle épreuve presque avec la même grandeur d’âme qu’elle avait déployée en présence de la mort.

La conduite du commandant Collier était au-dessus de tout éloge. À ce sujet, il n’y avait qu’une voix. On admirait sa présence d’esprit, son sang-froid et son habileté de manœuvre au moment critique où il fallait mettre le cap au vent pendant que l’incendie gagnait déjà le spardeck, les tentes, enfin près d’un tiers du bâtiment. J’ajouterai que j’admire aussi la justesse de son jugement. Et voici pourquoi. Dans son opinion, pour parler le langage du médecin, à cinq heures, le malade était condamné. Si, à ce moment, il avait dorme l’ordre de mettre les chaloupes à la mer, tout le monde s’y serait précipité, une lutte à mort se serait engagée entre ces quatre cents agonisans, les travaux de sauvetage se seraient arrêtés instantanément, l’incendie, peut-être après des scènes épouvantables, le désespoir et le rhum aidant, car les mauvais élémens ne manquaient pas à bord, aurait fait sa dernière conquête, et la France aurait sauté. Évidemment, notre brave commandant se disait tout cela, et d’après la maxime, contra spem spero, il faisait continuer les travaux et ne donnait pas un ordre qui-les aurait fait cesser. Sans doute, les quatre canots montés par quelques matelots et une douzaine de voyageurs tout au plus, munis de vivres et d’eau, poussés par les courans et les vents alizés, pouvaient, pourvu qu’il n’y eût pas de mauvais temps, atteindre la Barbade ou la Guadeloupe dans l’espace de douze à quinze jours. Mais ces mêmes chaloupes, surchargées de monde, allaient au-devant d’une perte certaine. Et, d’ailleurs, comme cela a été dit, elles n’auraient pu contenir le tiers des passagers et de l’équipage. A tout point de vue, le commandant a été bien inspiré.

En ce qui concerne l’origine de l’incendie, l’enquête officielle, dont le résultat à l’heure où j’écris n’est pas connu, répandra de la lumière sur les causes immédiates et, ce qui est fort désirable, peut-être aussi sur les causes indirectes du sinistre. Jusqu’à présent, on sait seulement que, le jour néfaste, vers midi, l’ordre fut donné d’ouvrir le compartiment de la cale qui contenait les bagages des passagers, et que sous le même panneau se trouvait aussi une grande quantité de dames-jeannes d’alcool. Les malles, selon l’usage hissées sur le pont pour être rendues accessibles à leurs propriétaires, furent ensuite remises à leur poste. Il faut ajouter que M. Collier jugeait nécessaire de rectifier l’arrimage de ce même compartiment. C’est à ce transbordement que quelques touques se seraient cassées. Le contenu serait tombé en pluie dans la sommellerie où se trouvait un fanal, et c’est là où l’incendie se serait déclaré. D’après une autre version, très vraisemblable selon moi, toute cette partie de la cale se serait imprégnée de rhum pendant la traversée, à la suite de la cassure d’un grand nombre de touques causée par le fort roulis. Ce fait, s’il est constaté, expliquerait la rapidité avec laquelle le feu s’est propagé.

Ce drame de mer, unique en son genre, car on ne connaît pas d’exemple d’un navire sauvé après qu’un tiers en eût été consumé par les flammes, donne lieu à de sérieuses réflexions et invite à l’étude de plusieurs questions d’une importance incontestable. Mais c’est aux hommes du métier qu’il appartient de les soulever. Eux seuls sont à même de les traiter avec autorité et profit pour les voyageurs autant que pour les compagnies. C’est à eux que je cède la parole. Je me permettrai seulement d’appeler l’attention du public sur un point, c’est l’obligation où se trouvent en France les compagnies subventionnées de transporter de grandes quantités de poudre appartenant à l’état. On m’assure que les soutes sont aménagées de la même manière que celles des navires de guerre ; que les mêmes précautions sont prises, et que, sous ce rapport, il n’y a absolument aucune différence entre les paquebots et les bâtimens de l’état. Cela est possible ou plutôt, vu l’autorité incontestable des personnes qui l’affirment, cela est certain ; mais cela est vrai seulement en ce qui concerne la construction des soutes, la disposition des tuyaux, des pompes, des robinets, etc. Il y a un point sur lequel l’assimilation des navires de l’état et des compagnies me semble impossible à réaliser. Ceux-là n’embarquent que des hommes placés tous, des officiers jusqu’au dernier mousse, sous le régime d’une sévère discipline. Les passagers transportés par les paquebots ne savent pas même ce que c’est que la discipline. On a toutes les peines du monde à les empêcher de fumer dans leurs cabines, ou d’obtenir d’eux qu’ils se retirent à l’heure du couvre-feu. Il y a, d’ailleurs, voyageurs et voyageurs. Telles lignes, comme celles de New-York, si le bâtiment n’est pas encombré d’émigrans, et de r Indo-Chine, sont fréquentées de préférence par des personnes appartenant aux classes élevées ou aisées ; d’autres, comme celles du Brésil, du Rio de la Plata, de l’Amérique centrale, par des émigrans italiens, espagnols, basques, auxquels viennent se mêler des naufragés de la vie de toutes les nations que les travaux du canal de Panama attirent comme une dernière ressource[3]. On conçoit que, dans des momens critiques, il soit plus facile de faire entendre raison à des personnes bien élevées qu’à des gens dépourvus d’instruction, affolés par la peur, instigués peut-être par des hommes sans aveu, surtout quand il y a, comme c’est le plus souvent le cas, une grande disproportion numérique entre l’équipage, ordinairement réduit au strict nécessaire, et les voyageurs de troisième catégorie et de l’entrepont. Envisagée à ce point de vue, l’assimilation des bâtimens de guerre et les paquebots est illusoire.

Qu’il me soit permis de citer ici deux faits qui, autant que je sache, n’ont été racontés par aucun journal et dont je puis garantir l’authenticité. Trois ou quatre jours après l’arrivée de notre paquebot à Fort-de-France, en remuant les décombres, on vit jaillir des flammes, malgré la grande quantité d’eau qui s’y trouvait encore! Le transport de la poudre, du bâtiment au fort, s’effectua plus tard avec toutes les précautions imaginables. Cette opération permit de constater l’état de la soute. La cloison étanche qui en formait une des parois, rougie pendant l’incendie par les flammes, avait échauffé celles des caisses de métal qui la touchaient, et plusieurs d’entre elles se trouvaient tordues et en partie ouvertes. Le pont en bois qui couvrait la soute était en différens endroits complètement, dans d’autres jusqu’à mi-épaisseur, calciné par le feu. Le hasard, ou le sort, ou la Providence, a voulu que l’eau des pompes tombât sur les caisses ouvertes et que les charbons ardens tombassent sur les caisses fermées!

Je suis arrivé à la fin de mon récit. Le 24 décembre, précisément quatre fois vingt-quatre heures après que l’incendie se fut déclaré, la France, constamment favorisée par un temps superbe, après avoir doublé la pointe nord de la Martinique et passé devant Saint-Pierre, mouilla à trois heures de l’après-midi à Fort-de-France, près de la jetée de la Compagnie transatlantique. Ce fut alors, et alors seulement, que nous pouvions nous dire sauvés.

Je ne saurais mieux résumer mes impressions qu’en empruntant à M. L’amiral Vignes, commandant la station des Antilles, dont j’ai eu la malchance de ne pouvoir faire la connaissance, un mot qu’il a dit après avoir visité le paquebot et constaté l’état lamentable auquel cette terrible aventure l’avait réduit : « Le sauvetage, s’est-il écrié, tient du prodige ! Il fait honneur à la marine française. »


HÜBNER.

  1. La hauteur de la colonne de la place Vendôme sans la statue.
  2. Les journaux ont publié des fragmens de lettre du commandant Collier à sa femme. On y lit : « Je viens d’échapper au plus effroyable des dangers que j’aie courus de ma vie... De 3 h. 15, jusqu’à 9 heures du soir, je me suis attendu à sauter... Il est réellement inouï que nous n’ayons pas été entièrement détruits. »
  3. Je n’ai pas besoin de faire observer que je ne place pas dans cette catégorie les ingénieurs auxquels ces travaux gigantesques servent de haute école et d’étape à des carrières brillantes en Europe, ni les nombreux ouvriers honnêtes qui n’ont pu trouver de travail chez eux ou dans d’autres pays dont le climat soit moins meurtrier que celui de l’isthme.