Un Ministre de Philippe Le Bel - Guillaume de Nogaret/01

La bibliothèque libre.
Un Ministre de Philippe Le Bel - Guillaume de Nogaret
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 328-349).
02  ►
UN MINISTRE
DU ROI PHILIPPE LE BEL

GUILLAUME DE NOGARET
PREMIÈRE PARTIE.
L’ATTENTAT D’ANAGNI.

Le règne de Philippe le Bel est peut-être le plus extraordinaire de notre histoire. Jamais le gouvernement de la France ne fut plus original, plus tranché, plus hautement novateur. Rompant avec les principes les plus essentiels de la société du moyen âge, le roi petit-fils de saint Louis inaugura définitivement sur les ruines du droit ancien la conception de l’état, le pouvoir absolu du souverain, l’immoralité transcendante de la politique, une sorte de protestantisme, si l’on convient de désigner par ce mot la dévolution faite au laïque des fonctions relatives au maintien de la foi et à la surveillance de l’église. Peu de règnes cependant ont été jusqu’à nos jours plus mal connus. Ce roi extraordinaire, dont l’action cachée se montre partout si puissante, reste pour l’historien un mystère. On ne sait presque rien de sa personne; il n’a eu ni Joinville ni Commines; les chroniqueurs ne donnent qu’une idée tout à fait insuffisante de ses desseins. Les hommes qui l’entourèrent semblent de même avoir fui la publicité; leurs mémoires, leurs projets sont restés ensevelis jusqu’à notre temps dans les archives secrètes de l’état. Vigor, François Pithou, Dupuy, Baillet, les gallicans du XVIIe siècle, commencèrent les premiers à percer cette obscurité; mais ils se bornèrent à éclaircir ce qui intéressait les luttes ecclésiastiques. C’est à la critique de notre temps, aux vastes travaux sur l’histoire nationale, qui sont la gloire de notre École des chartes et de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qu’il était réservé de présenter un tableau clair et certain de ces années obscures et pourtant si décisives. Tout était à débrouiller. Les pièces originales de la politique de Philippe sont assez nombreuses, mais elles présentent des difficultés particulières ; les dates que leur assignent Dupuy, Baillet, Raynaldi, sont presque toutes fausses ; aucun récit historique contemporain ne pouvant servir à les lier entre elles et à les agencer, il faut, pour en déduire les faits, beaucoup d’attention, de patience et de sagacité. Cette tâche a été parfaitement remplie par M. Boutaric[1] et par M. Natalis de Wailly[2]. Grâce au zèle de ces deux investigateurs, nous possédons maintenant une trame excellente du règne de Philippe IV ; on pourrait avec leurs travaux faire presque jour par jour l’histoire du prince, de ses ministres, de ses conseillers. Il y a un an, nous essayâmes de résumer ici les travaux de MM. Boutaric et de Wailly sur un des publicistes de Philippe, l’avocat Pierre Du Bois[3] ; aujourd’hui nous tenterons la même chose pour le plus célèbre des hommes énergiques qui attachèrent leur fortune à celle du plus audacieux des rois. Guillaume de Nogaret n’est un modèle à suivre pour personne ; mais tout ce qui est puissant doit passer à sa manière pour une salutaire leçon. Poussées à un certain degré de force et employées pour de grandes causes, l’impudence même et la scélératesse donnent une haute idée de la race, et, comme la lecture d’une pièce de Shakspeare, d’où Dieu et le sens moral sont absens, elles élèvent, assainissent, ne fût-ce que par la réaction qu’elles provoquent et par l’espèce d’effroi qu’elles inspirent.


I

Guillaume de Nogaret naquit à Saint-Félix de Carmaing ou Caraman, aujourd’hui chef-lieu de canton du département de la Haute-Garonne, qui faisait alors partie du Lauraguais et du diocèse de Toulouse. On ignore la date précise de sa naissance. Ce nom de Nogaret, équivalent de Nogarède ou Nougarède, est la forme méridionale d’un mot dont la forme française serait Noyeraie ; aussi le sceau de notre Nogaret porte-t-il pour armes un noyer de sinople en champ d’argent. Il paraît qu’il y a eu près de Saint-Félix un fief appelé Nogaret, mais ce nom put être postérieur à l’anoblissement de Guillaume, et venir de sa famille.

L’homme célèbre dont il s’agit appartenait à cette portion éclairée, intelligente, pleine de feu, de la race languedocienne qui, au XIIIe siècle, sous le couvert du catharisme, au XVIe siècle et de nos jours, sous le couvert du calvinisme, a su invariablement protester contre les superstitions dominantes. Le grand-père de Guillaume fut brûlé comme patarin. La terreur religieuse qui régna dans le midi pendant tout le XIIIe siècle pesait lourdement sur les familles qui avaient vu un de leurs membres condamné par l’inquisition. Le père de Guillaume eut probablement à en souffrir ; Guillaume lui-même s’entendit reprocher toute sa vie la mort de son grand-père, mort qui est à nos yeux un courageux martyre, mais qui passait alors pour la plus triste marque d’infamie.

La famille de Nogaret n’était pas noble. Aucun titre antérieur à 1299 ne donne à Guillaume le titre de miles ; dom Vaissète, avec sa critique ordinaire, a relevé des preuves positives qui établissent qu’en 1300 il était un anobli de fraîche date ; Jacques de Nogaret, tige des Nogarets d’Épernon, ne fut anobli que par Charles V. On sait que les anoblissemens, rares encore sous le règne de Philippe le Hardi, se multiplièrent sous le règne de Philippe le Bel.

Guillaume de Nogaret se voua de bonne heure à la profession qui, depuis la deuxième moitié du XIIIe siècle, a conduit en France aux premières fonctions de l’état. L’étude des lois arrivait à une importance extraordinaire et primait déjà de beaucoup la théologie. Guillaume débuta dans la vie avec le simple titre de magister et de clericus. L’amour-propre des Toulousains, qui les a portés à se rattacher Nogaret comme un compatriote, les a induits aussi à prétendre qu’il fit ses études à Toulouse. Le fait est que c’est vers 1291 que nous commençons à posséder quelques renseignemens certains sur Nogaret, et qu’à cette époque nous le trouvons « docteur en droit et professeur ès-lois » à Montpellier ; il y était encore en 1293. En 1294 et 1295, il est juge-mage (judex major) de la sénéchaussée de Beaucaire et de Nîmes. En décembre 1294, Alphonse de Rouvrai, sénéchal, le charge d’une commission délicate. Il n’y avait qu’un an que le roi avait pris possession de Montpelliéret par ledit sénéchal. Selon sa constante pratique, Philippe cherchait à profiter du pied qu’il avait mis dans Montpellier pour étendre ses droits sur la ville entière et supprimer les droits qui restreignaient le sien. Le sénéchal fit citer les habitans de la ville et de la baronnie de Montpellier à se trouver en armes à un lieu marqué ; ils refusèrent. Le sénéchal alors fit assigner à son tribunal le lieutenant du roi de Majorque à Montpellier et les consuls de la ville pour rendre compte de ce refus. Ils comparurent le samedi avant la Saint-André (30 novembre), donnèrent par écrit les raisons de leur conduite, et en appelèrent au roi. Le sénéchal, au mois de décembre, chargea Guillaume de Nogaret de réfuter l’argumentation des consuls. Tout d’abord Nogaret nous paraît ainsi comme un de ces légistes qui ont contribué, au moins autant que les hommes d’armes, à construire l’unité française et à fonder La puissance de la royauté. Nul doute que dès cette époque il n’ait énergiquement secondé la politique de Philippe le Bel, qui, surtout dans le midi, consistait à séculariser la société et à transférer au pouvoir laïque plusieurs attributions qui jusque-là avaient été entre les mains du pouvoir religieux.

Ce fut probablement en 1296 que Nogaret fut appelé par le roi pour faire partie de son conseil, et devenir l’agent des principales affaires de la royauté. En cette année, il intervient pour régler les difficultés qu’entraînait la réunion du comté de Bigorre à la couronne de France. En cette même année, il remplit une mission pour le roi et la reine dans les comtés de Champagne et de Brie. Il y porta, ce semble, l’âpreté anticléricale dont il donna plus tard tant de preuves ; nous voyons en effet le clergé de Troyes réclamer énergiquement contre ses décisions. En 1298, il juge dans les affaires les plus graves du parlement. En 1300, il est député par le roi pour faire la recherche de ses droits au comté de Champagne. C’est en 1299 qu’il fut anobli. Les actes de 1298 ne lui donnent que le titre de magister ; au contraire, dans un acte passé à Montpellier à la fin de juillet 1299, il est qualifié miles ou « chevalier. » C’est sous le règne de Philippe le Bel que l’on voit paraître ces « chevaliers ès-lois » que l’on peut considérer comme la vraie origine de la noblesse de robe. On appelait ainsi les légistes qui avaient été créés chevaliers sans avoir porté les armes. Le titre officiel de Nogaret sera désormais legum doctor et miles, ou miles et legum professor, ou simplement miles régis Franciœ, chevalier du roi de France. Une classe d’hommes politiques, entièrement nouvelle, ne devant sa fortune qu’à son mérite et à ses efforts personnels, dévouée sans réserve au roi qui l’avait créée, rivale de l’église, dont elle aspirait en bien des choses à prendre la place, faisait ainsi son entrée dans l’histoire de notre pays et allait inaugurer dans la conduit des affaires un profond changement.

En 1300, Nogaret figure pour la première fois dans la grande lutte qui devait rendre son nom célèbre, c’est-à-dire dans le différend du roi Philippe le Bel et du pape Boniface VIII. Ce différend avait commencé l’an 1296. La réconciliation du roi et du pape, après leurs premiers démêlés, n’avait été qu’apparente ; deux orgueils rivaux aussi énormes que celui de Boniface et celui de Philippe ne pouvaient vivre en paix. Poussant à l’extrême les ambitions politiques de la papauté italienne, Boniface ne voulait souffrir que rien se fît en Europe sans sa permission. La sentence arbitrale qu’il avait rendue le 30 juin 1298 entre le roi de France et le roi d’Angleterre était une source de difficultés sans fin. Le pape surtout n’admettait à aucun prix que le roi de France reconnût pour roi des Romains Albert d’Autriche, arrivé à l’empire par le meurtre d’Adolphe de Nassau. Un sentiment supérieur à l’affreuse barbarie de son temps guidait souvent Boniface ; mais la prétention de régner sur toute l’Europe sans armée qui lui appartînt, dans un temps où la force devenait la mesure du droit, était chimérique. C’est dans ces circonstances que Philippe envoya au pape une ambassade à la tête de laquelle était Nogaret. Le roi se disait sérieusement disposé à partir pour la croisade ; c’était uniquement en vue de faciliter une telle entreprise qu’il avait accepté la sentence arbitrale du pape ; l’alliance particulière qu’il avait conclue avec le roi des Romains n’avait pas d’autre but. — Des députés d’Albert d’Autriche se trouvaient en même temps à Rome ; Nogaret se mit en rapport avec eux, et les deux ambassades allèrent ensemble trouver Boniface. Le pape resta inflexible. Nogaret eut beau alléguer l’éternel argument dont aimaient à se couvrir les avocats gallicans de Philippe le Bel, l’intérêt de la croisade. Boniface soutint que Philippe n’exécutait de la sentence arbitrale que ce qui lui convenait ; il trouva mauvais que le roi et l’empereur fissent leurs traités sans sa participation, et il déclara qu’il voyait dans leur alliance une ligue contre lui. Boniface insinuait ouvertement que, si le roi des Romains ne donnait la Toscane à l’église romaine, il ne régnerait jamais en paix, qu’on trouverait moyen de lui susciter des affaires qui l’empêcheraient de s’établir. — Nous ne connaissons les faits de cette ambassade que par Nogaret lui-même, et il est probable que les besoins de son apologie ont eu beaucoup de part dans la manière dont il en présente le récit. S’il fallait l’en croire, le pontife se serait violemment emporté, et aurait tenu sur le roi des propos si désobligeans que l’ambassadeur se serait vu forcé de prendre hautement la défense de son maître et d’adresser à Boniface sur diverses actions de sa vie passée et sur sa conduite présente des avis qui équivalaient à des reproches. On serait mieux assuré de ce fait si plus tard l’astucieux légiste n’avait eu un intérêt suprême à ce que les choses se fussent passées de la sorte. Après l’attentat d’Anagni, Nogaret soutiendra qu’il avait prévu depuis 1300 les maux que devait causer au monde l’humeur du pape, et que dès lors le zèle qu’il avait pour le repos de l’église ainsi que son ardeur jalouse pour l’honneur de la France le portèrent à dire à sa sainteté ce qu’il avait cru capable de lui ouvrir les yeux. Cette admonition, vraie ou prétendue, sera la base sur laquelle Nogaret essaiera de s’appuyer pour prouver que Boniface était un incorrigible, et que, l’ayant semoncé en vain, il avait eu, lui Nogaret, le devoir de procéder par la force contre un ennemi aussi dangereux de l’église.

On a mêlé Nogaret avec Plaisian, Flotte et Marigni au parlement de Senlis (1301) contre Bernard de Saisset, mais on n’a pu fournir les preuves d’une telle assertion. On a donné aussi Nogaret pour compagnon à Pierre Flotte dans son voyage à Rome en l’an 1301, voyage qui amena l’éclat de la bulle Ausculta fili, mais cette supposition paraît gratuite. Au contraire nous possédons les pièces originales de deux missions qui lui furent confiées en 1301, et où il eut pour collègue Simon de Marchais. Par la première de ces pièces, il est chargé de choisir et de nommer un gardien pour l’abbaye de Luxeuil. L’autre mandat nous révèle combien le souci des intérêts commerciaux était vif chez les hommes d’affaires qui entouraient Philippe. La Seine n’était alors navigable que jusqu’à Nogent. Le roi a entendu dire qu’on pourrait la rendre navigable jusqu’à Troyes ou même plus loin vers la Bourgogne, et aussi qu’il serait possible d’établir une ligne de navigation fluviale de la Seine à Provins. Il donne aux deux chevaliers des pleins pouvoirs pour l’exécution de ces travaux et en particulier pour indemniser les moulins qu’il sera nécessaire de déplacer. Au milieu de tant d’actes d’une administration peu scrupuleuse, on est heureux de trouver une pièce qui allègue pour motif le bien public, inséparable de celui du roi (ad utilitatem publicam et nostram). Les dépenses doivent être faites par les villes, les localités et les personnes qui tireront profit de ladite canalisation. On ne sait si l’ordre de Philippe fut réalisé ; la Seine, en tout cas, n’est restée navigable que jusqu’à Méry, entre Nogent et Troyes.

En 1302, Nogaret reçoit une commission plus singulière : le roi le charge par lettres patentes de recueillir les coutumes de la ville de Figeac. Nogaret fit exécuter le travail par un clerc dont on possède aux archives nationales la rédaction originale chargée de ratures ; à la marge sont des notes brèves, dures, impératives, non est utile, non est rationis, d’une belle et forte écriture, qui est sûrement celle de notre légiste. M. Boutaric croit que la rédaction définitive ne fut pas faite ou du moins ne fut pas mise en vigueur. En cette même année 1302, on dit que le roi nomma Nogaret « chevalier de son hôtel, » et lui confia le commandement de 200 hommes d’armes. Beaucoup de biographes ont supposé que ce fut aussi en 1302 que le roi l’investit de la garde du grand sceau, et qu’il succéda dans cette charge à Pierre Flotte, tué à la bataille de Courtrai (11 juillet 1302). Dom Vaissète a victorieusement réfuté cette erreur. Nogaret n’a été chargé de la garde du grand sceau qu’à partir du 22 septembre 1307 ; nous montrerons même que Nogaret ne fut jamais proprement chancelier, et qu’il ne fut appelé ainsi que par une sorte d’abus. « Il paraît cependant, ajoute dom Vaissète, qu’il exerça quelque charge dans la chancellerie et peut-être celle de secrétaire du roi, car il est écrit sur le repli d’une charte du roi du mois de juin 1302 : Per dominum G. de Nogareto. »

Sans document précis et par simple supposition, on a mis Nogaret parmi les légistes qui, au commencement de 1302, entourent le roi et lui donnent les moyens de répondre aux agressions papales. Une telle supposition est assurément très vraisemblable. Cependant ce n’est qu’au commencement de 1303 que Nogaret joue dans la grande lutte un rôle principal. À ce moment, l’animosité du pape et du roi arrivait à son comble. Les ennemis acharnés de Boniface, les Colonnes, étaient en France, et mettaient au service du roi leur profonde connaissance des intrigues italiennes. Boniface, par son caractère hautain et sa manie de se mêler de toutes les affaires, avait fait déborder la haine. Les Florentins, les gibelins, les Colonnes, les Orsini eux-mêmes, le roi de France, le roi des Romains, les moines, les mendians, les ermites, tous étaient exaspérés contre lui. Les saints, tels que Jacopone de Todi, le souvenir sans cesse tourné vers leur homme de prédilection, Pierre Célestin, que le nouveau pape avait si étrangement fait disparaître, envisageaient Boniface comme l’ennemi capital du Christ. Déjà les Colonnes avaient levé l’étendard de la révolte et montré la voie de l’attaque. Boniface était un homme mondain, peu dévot, de foi médiocre ; il ne se gênait pas assez pour les exigences de sa position. Ses allures, tout vieux qu’il était, pouvaient sembler celles d’un cavalier plutôt que celles d’un prêtre ; il détestait les frati, les ermites, les sectes de mendians, qui pullulaient de toutes parts, et ne cachait pas le mépris qu’il avait pour ces saintes personnes. La démission de Célestin V, qu’on disait avoir été forcée, le rôle équivoque que Boniface avait joué dans ce singulier épisode, les circonstances bizarres de la mort de Célestin, faisaient beaucoup parler. Un parti se trouva bientôt pour soutenir que Boniface n’était pas vrai pape, que son élection avait été invalidée par la simonie, que Célestin n’avait pas eu le droit de se démettre de la papauté, que Boniface était incrédule, hérétique. Les libelles des Colonnes exposaient toutes ces thèses dès l’année 1297 ; Étienne Colonna, réfugié en France, répétait les mêmes assertions jusqu’à satiété. Les folles violences de Boniface, la croisade prêchée contre les Colonnes, la bulle outrée Lapis abscissus, achevèrent de tout perdre. La rage des Colonnes et les profonds mécontentemens de Philippe firent ensemble alliance. Par le conseil des Italiens, qui, dès cette époque, donnaient à la France des leçons de politique perfide, le roi et ses confidens conçurent le projet le plus extraordinaire : aller chercher Boniface à Rome pour l’amener à Lyon devant un concile qui le déclarerait hérétique, simoniaque, et par conséquent faux pape.

L’étonnante hardiesse de ce plan n’a été dépassée que par la hardiesse de l’exécution elle-même. Nogaret fut l’homme choisi pour le mener à bonne fin. Sa haine de légiste contre les pouvoirs exorbitans de la juridiction ecclésiastique, sa docilité sans borne envers la monarchie absolue, sa haine de Français contre l’orgueil italien, son vieux sang de patarin et le souvenir du martyre de son aïeul lui firent accepter une commission dont certes personne, dans les siècles antérieurs du moyen âge, n’aurait osé admettre l’idée.


II

Ce plan dut être arrêté en l’année 1303, vers le mois de février. Trois personnages, Jean Mouschet, qualifié de miles, Thierry d’Hiricon, Jacques de Gesserin, qualifiés de magistri, furent donnés pour compagnons à Nogaret. Le premier de ces personnages est bien connu. C’était un Florentin ou, comme on disait alors, un « Lombard. » Son vrai nom était Musciatto Guidi de’ Franzesi ; dans les documens français il est appelé « monseigneur Mouche » ou « Mouchet. » On le voit avec son frère Biccio (Biche ou Bichet) mêlé, quelquefois d’une manière odieuse, souvent aussi d’une façon honorable, à presque tous les actes financiers de l’administration de Philippe le Bel. On a eu tort de présenter uniquement ces deux personnages comme des agens de fraudes et de rapines. Il est sûrement difficile de les justifier sur tous les points ; cependant les nombreux documens officiels où leur nom figure dénotent deux financiers habiles, deux élèves exercés de la grande école des banquiers de Florence, pas toujours assez scrupuleux sans doute, en tout cas deux avant-coureurs de ces légions d’italiens consommés dans l’art de gouverner qui, au XVIe et au XVIIe siècle, furent les agens de la politique et de l’administration françaises. Philippe le Bel est le premier souverain français que nous voyions ainsi entouré d’Italiens. La haine religieuse des ultramontains a voulu conclure du nom de’ Franzesi donné par Villani que les Mouschet étaient Français d’origine. Nous ne demanderions pas mieux ; mais il faut remarquer que ce nom est rendu en latin par de societate Frescohaldorum et Francentium. Au mois d’octobre 1302, Philippe avait déjà chargé Jean Mouschet d’une mission importante à Rome. En 1301, Jean Mouschet avait aussi accompagné Charles de Valois en Italie, l’avait reçu à son château de Staggia et avait été son agent principal dans la fâcheuse campagne où les intrigues de ce même pape, qu’il s’agissait maintenant de briser, avaient engagé le frère du roi de France et l’avaient si tristement compromis.

Les lettres patentes qui conféraient à Nogaret, Mouschet, Hiricon, Gesserin la mission inouie d’aller arrêter le pape au milieu de ses états pour le faire comparaître devant le tribunal qui devait le juger sont datées du 7 mars 1303. Les pouvoirs qu’on leur attribue sont à dessein exprimés en termes vagues. Le roi déclare qu’il les envoie ad certas partes, pro quibusdam nostris negotiis ; il leur donne « à tous et à chacun le droit de traiter en son nom avec toute personne noble, ecclésiastique ou mondaine, pour toute ligue ou pacte de secours mutuel en hommes ou en argent qu’ils jugeront à propos. » Il n’est pas douteux que le roi ne fût dès lors dans le secret et ne sût parfaitement ce qu’ils allaient faire et les moyens qu’ils se proposaient d’employer.

Le plan de campagne ainsi conçu et les commissaires étant nommés, on procéda aux formes légales. Une assemblée se tint au Louvre le 12 mars 1303. Cinq prélats y assistaient ; Philippe était présent ainsi que Charles de Valois et Louis d’Evreux, frères du roi, Robert, duc de Bourgogne, et d’autres princes. Quand l’assemblée fut constituée, Nogaret, qualifié miles, legum professor venerabilis, s’avança et lut une requête dont il déposa copie entre les mains du roi. La pièce débutait comme un sermon par un texte de l’Écriture ; Nogaret emprunta exprès son texte à une des épîtres attribuées à saint Pierre : Fuerunt pseudoprophetœ in populo, sicut et in vobis erunt magistri mendaces. Boniface est un vrai Balaam ; un âne va le remettre dans le droit chemin. — Puis venait un acte d’accusation en quatre articles : 1° Boniface n’est point pape, il occupe injustement le saint-siège, il y est entré par de mauvaises voies, en trompant Célestin, et il ne sert de rien de dire que l’élection qui a suivi l’a légitimé ; son introduction, ayant été vicieuse, n’a pu être rectifiée ; 2° il est hérétique manifeste ; 3° il est simoniaque horrible, jusqu’à ce point d’avoir dit publiquement qu’il ne pouvait commettre de simonie ; 4° enfin il est chargé d’une infinité de crimes énormes, où il se montre tellement endurci qu’il est incorrigible et ne peut plus être toléré sans le renversement de l’église. C’est pourquoi Nogaret supplie le roi et les prélats, docteurs et autres assistans, qu’ils excitent les princes et les prélats, principalement les cardinaux, à convoquer un concile général, où, après la condamnation de ce malheureux, les cardinaux pourvoiront l’église d’un pasteur. Nogaret offre de poursuivre son accusation devant le concile. Cependant, comme celui qu’il s’agit de poursuivre n’a pas de supérieur pour le déclarer suspens, et comme il ne manquera pas de faire son possible pour traverser les bons desseins des amis de l’église, il faut avant tout qu’il soit mis en prison, et que le roi avec les cardinaux établisse un vicaire de l’église romaine pour ôter toute occasion de schisme jusqu’à ce qu’il y ait un pape. Le roi y est tenu pour le maintien de la foi, et de plus comme roi, dont le devoir est d’exterminer tous les pestiférés en vertu du serment qu’il a fait de protéger les églises de son royaume, que ce lupus rapax est en train de dévaster ; il y est tenu aussi par l’exemple de ses ancêtres, qui ont toujours délivré d’oppression l’église romaine.

L’accusation fut reçue. Un roi que saint Louis avait tenu enfant sur ses genoux, et qui était lui-même un homme de la plus haute piété, crut sincèrement ne faire que suivre les principes de ses ancêtres en s’érigeant en juge du chef de la catholicité et en se portant contre lui défenseur de l’église de Dieu.

Nogaret et ses trois compagnons partirent sans doute de Paris peu de temps après l’assemblée du 12 mars. Un acte de ce même mois, daté de Paris, montre que ses services lui furent en quelque sorte payés d’avance. Cet acte accorde à Guillaume et à ses héritiers un revenu de 300 livres tournois payable sur le trésor du roi à Paris, en attendant que ce revenu lui soit assigné en terres. Les quatre envoyés étaient sûrement partis le 13 juin, puisqu’à cette date nous trouvons une nouvelle assemblée du Louvre, où figure non plus Nogaret, mais Guillaume de Plaisian, lequel répète à peu près l’acte d’accusation du 12 mars, et déclare expressément qu’il s’en réfère à ce qu’a dit antérieurement Nogaret. Le roi consent à la réunion du concile en invoquant pour motif ce que lui avait auparavant représenté Nogaret ; il renouvelle en même temps son adhésion à l’acte d’accusation du 12 mars[4].

Nous ne savons rien de l’itinéraire des quatre légistes jusqu’à Florence. Ils s’arrêtèrent quelque temps dans cette ville, où ils avaient une lettre de crédit pour les « Perruches » ou Petrucci, banquiers du roi. On s’était arrangé pour que les Petrucci ignorassent l’usage qu’on voulait faire de l’argent. L’opération eut de la sorte un caractère de guet-apens assez messéant à la dignité du roi, et qui d’ailleurs recelait un défaut profond ; il était clair en effet que la surprise devait réussir, mais que le premier moment d’étonnement une fois passé serait suivi d’un retour dangereux. Si l’enlèvement du pape était bien organisé, les moyens pour le garder et l’amener en France n’étaient pas suffisamment concertés. On sent en tout cela un plan italien, une conjuration hardie, mais sans longue portée. Comme il arriva plus tard dans les grandes expéditions françaises en Italie, personne ne pensa au retour. Ardens foyers de divisions intestines, les villes de la péninsule offraient toujours un accueil empressé à l’étranger riche ou puissant qui venait servir les haines de l’un des partis ; mais bientôt la réaction se produisait ; tous les partis étaient ligués contre l’intrus, qui ne réussissait pas sans peine à sortir du nid d’intrigues où il avait imprudemment mis le pied.

De Florence, les envoyés de Philippe se rendirent à Staggia, près de Poggibonzi, sur le territoire de Florence, près des frontières de Sienne. Mouchet possédait là un château, où il avait hébergé Charles de Valois en 1301. INogaret et sa bande y firent un assez long séjour, durant lequel ils organisèrent leur expédition. Peut-être à Florence avaient-ils déjà recueilli des partisans parmi les gibelins, irrités contre Boniface. De Staggia, ils envoyèrent en Toscane et dans la campagne de Rome des agens munis de lettres et chargés de faire des offres d’argent à tous ceux qu’on jugeait capables d’entrer dans la ligue du roi. Nogaret et ses amis dissimulaient complètement leur dessein. Ils disaient qu’ils étaient venus traiter d’un accord entre le pape et le roi. Quelques seigneurs puissans du pays, tous ou presque tous du parti gibelin, se mirent avec eux. C’était d’abord Jacopo Colonna, surnommé lo Sciarra, homme violent qui portait aux derniers excès les haines de sa famille, et qui d’ailleurs avait de grandes obligations à Philippe ; les enfans de Jean de Ceccano, dont le pape retenait le père prisonnier depuis longtemps ; les enfans de Maffeo d’Anagni, quelques autres barons de la campagne de Rome. Sciarra forma ainsi une troupe de 300 chevaux, que suivait un nombre assez considérable de gens de pied. Environ 200 chevaux, reste de l’armée de Charles de Valois, se joignirent à la bande de Sciarra ; cela faisait en tout environ 800 hommes armés. Tout ce monde était payé par le roi, portait l’étendard des lis, criait vive le roi !

Boniface avait par ses fautes miné en quelque sorte le sol sous lui. Roi profane beaucoup plus que père des fidèles, il faisait servir ses pouvoirs spirituels à ses ambitions laïques ; par une suprême inconséquence, il opposait ensuite le bouclier du respect religieux aux coups qu’il s’était légitimement attirés par ses intrigues politiques. La nature semblait l’avoir formé pour mener aux abîmes à force d’excès l’altière conception de la papauté créée par la grande âme de Grégoire VII.

La conjuration grossissait chaque jour. Nogaret tenta vainement d’y engager le roi de Naples, Charles II d’Anjou. Il s’adressa aux Romains sans plus de succès ; mais il réussit pleinement auprès de Rinaldo ou Rainaldo da Supino, originaire d’Anagni et capitaine de la ville de Ferentino. Boniface s’était fait un ennemi mortel de cet homme dangereux en le dépouillant du château de Trevi, qu’il tenait en fief. Un tel personnage était bien ce qu’il fallait à Nogaret. Vassaux du saint-siège, Rainaldo et ses amis pouvaient être présentés comme obligés d’obéir à une réquisition faite pour l’intérêt du saint-siège[5]. Ils avaient caractère pour agir en l’affaire, ce que n’avait pas Sciarra. Rainaldo et les siens furent bientôt gagnés ; cependant ils ne voulurent pas s’engager sans avoir obtenu la promesse d’être mis à l’abri par le roi des suites spirituelles et temporelles de l’entreprise. Nogaret les rassura, ainsi que la commune de Ferentino, en leur livrant une copie authentique des pleins pouvoirs que Philippe lui avait donnés ; il leva les derniers scrupules en stipulant que tous ceux qui obéiraient à la réquisition du roi en cette pieuse entreprise seraient largement payés de leur peine. Rainaldo tremblait bien encore par momens. En vain Nogaret disait-il agir en bon catholique et ne travailler que pour le bonheur de l’église ; les Italiens se montraient justement inquiets de ce qui arriverait après le départ des envoyés de Philippe. Ils exigèrent que Nogaret promît de marcher le premier avec l’étendard du roi de France. Nogaret n’accepta cette condition qu’avec regret ; il aurait voulu ne paraître en tout ceci que le chef élu des barons de la campagne de Rome[6]. Il crut tout arranger en déployant à la fois la bannière fleurdelisée et le gonfanon de saint Pierre. A partir de ce moment, Rainaldo devint l’homme du roi de France[7], lié à lui « pour la vie et la mort du pape. » Toute sa famille, son frère Thomas de Meroli, et beaucoup de gens de Ferentino s’engagèrent avec lui. La ville de Ferentino fournit un corps de troupes auxiliaires qui grossit le parti, et surtout lui donna un air de légalité qui lui avait si complètement fait défaut jusque-là.

Sciarra commençait cependant à rôder avec sa bande autour d’Anagni. Nogaret prétend dans ses apologies qu’il fit à cette époque ce qu’il put pour ramener Boniface à de meilleurs sentimens, et qu’il essaya de le voir ; mais c’est là sûrement un artifice auquel le rusé procureur eut tardivement recours pour colorer sa conduite du zèle de la foi et de la discipline ecclésiastique. Pendant tout l’été de 1303, Boniface ignora ce qui se tramait contre lui. S’il quitta Rome (avant le 15 août) pour aller demeurer à Anagni, dont il était originaire et où étaient les fiefs de sa famille, ce fut moins par suite d’une appréhension déterminée que par ce motif général que le séjour de la turbulente ville de Rome était devenu presque impossible pour lui. D’Anagni, nous le voyons sans cesse lancer contre le roi ces bulles d’un grand et beau style sonore, dont aucun pontife du moyen âge n’eut aussi bien que lui le secret. Ses cardinaux l’accompagnaient ; mais ils étaient loin d’approuver ses exagérations. Sans parler des Colonnes, expulsés du sacré-collège, beaucoup de cardinaux gémissaient des violences où ils voyaient leur fougueux chef se laisser emporter.

L’or de Nogaret avait déjà pénétré dans Anagni, et Boniface n’avait aucune défiance. Il était tout entier occupé à la composition d’une nouvelle bulle, plus ardente encore que les autres, qui devait paraître le jour de la Nativité de la Vierge, le 8 septembre. Cette bulle renouvelait l’excommunication contre le roi, déliait ses sujets du serment de fidélité, déclarait nuls tous les traités qu’il pouvait avoir faits avec d’autres princes. Boniface, dans cette bulle, parle des Colonnes ; mais il n’y dit pas un mot de Nogaret ni de ses associés. Évidemment, il ne se doutait pas du péril qui le menaçait. Au contraire Nogaret était averti de la nouvelle bulle préparée par le pape. L’excommunication portée contre le roi en des termes si redoutables eût été un coup très grave ; il résolut de la prévenir. Le samedi 7 septembre au matin, Nogaret, Sciarra, les seigneurs gibelins et la troupe qu’ils avaient formée se disposèrent à faire leur entrée dans Anagni. Hiricon, Gesserin, Mouchet, n’étaient plus avec Nogaret, car celui-ci déclare qu’il n’eut avec lui à Anagni que « deux damoiseaux de sa nation ; » d’ailleurs ces personnages ne figurent jamais dans les procès auxquels donna lieu la capture du pape ; ils étaient restés sans doute à Staggia. Quant à Nogaret, évitant tout rôle militaire, il affectait de n’être que l’huissier qui portait au pontife romain l’assignation fatale de son juge souverain.

La ville d’ Anagni trompa complètement la confiance que Boniface avait mise en elle. L’or de Philippe avait opéré son effet. Les portes furent trouvées ouvertes, et quand les lis entrèrent, ce fut au cri de Muoia papa Bonifazio ! Viva il re di Francia ! A côté de l’étendard du roi, Nogaret faisait porter le gonfanon de l’église, pour bien établir que c’était l’intérêt de l’église qui le guidait dans son exploit. La noblesse d’Anagni et quelques cardinaux du parti gibelin, entre autres Richard de Sienne et Napoléon des Ursins, se déclarèrent pour les Français. D’autres s’enfuirent déguisés en laïques ou se cachèrent ; beaucoup de domestiques du pape firent de même.

Les conjurés voulaient d’abord marcher droit sur le palais du pape ; mais il fallait passer devant les maisons du marquis Pierre Gaetani, neveu de Boniface, et de son fils, le seigneur de Conticelli. Ceux-ci, assistés de leur famille, résistèrent, firent des barricades. Les maisons sont forcées ; Gaetani est pris avec tous ses gens. Les palais de trois cardinaux amis du pape sont de même enlevés, et les cardinaux faits prisonniers. Nogaret arriva ainsi jusque sur la place publique d’Anagni. Là, il fit sonner la cloche de la commune, assembla les principaux de la ville, en particulier le podestat et le capitaine, leur dit son dessein, qui était pour le bien de l’église, les conjura de le vouloir assister. Les Anagniotes acquiescèrent. Leur capitaine était Arnolfo, un des seigneurs de la campagne, gibelin et ennemi capital du pape ; Arnolfo décida de la trahison, les Anagniotes se joignirent à la bande des envahisseurs. Comme ces derniers, ils portaient en tête de leur troupe l’étendard de l’église romaine. La faiblesse radicale de l’ambition des papes se voyait ainsi dans tout son jour. Ne possédant pas de force armée sérieuse, jetés au milieu des passions féodales et municipales, ils devaient périr par un coup de main. Plus tard, privée de la papauté, qu’elle regardait comme son bien, l’Italie se repentit de ne pas lui avoir fait une vie plus tenable ; on peut même dire qu’elle s’amenda ; à partir du XVe siècle, les différens pouvoirs de l’Italie connivèrent à la conservation de la papauté ; mais au moment où nous sommes, les mille petits pouvoirs qui se partageaient l’Italie rendaient impossible un rôle comme celui qu’avait rêvé Boniface. Il était trop facile au souverain mécontent de trouver autour du pontife, dans sa maison même, des alliés et des complices.

Le pape surpris chercha, dit-on, à obtenir une trêve de Sciarra. On lui accorda en effet neuf heures de réflexion, depuis six heures du matin jusqu’à trois heures du soir. Après quelques efforts pour gagner les Anagniotes, efforts déjoués par Arnolfo, Boniface fit demander ce qu’on voulait de lui. « Qu’il se fasse frate, lui fut-il répondu, qu’il renonce au pontificat, comme l’a fait Célestin. » Boniface répondit par un énergique « jamais. » Il protesta qu’il était pape, et jura qu’il mourrait pape.

La maison qu’habitait le pontife était un château fortifié, attenant à la cathédrale et communiquant avec elle. Les portes du château étaient fermées ; ce fut par l’église que les conjurés résolurent d’y pénétrer. Ils mirent donc le feu aux portes de la cathédrale. Les fleurs de lis du petit-fils de saint Louis entrèrent par effraction dans le parvis sacré ; l’église fut pillée, les clercs chassés et dépouillés s’enfuirent, le pavé fut souillé de sang, en particulier de celui de l’archevêque élu de Strigonie. Les gens du pape tentèrent quelque résistance à l’entrée du passage barricadé qui menait de l’église au château ; ils durent bientôt se rendre aux gens de Sciarra et d’Arnolfo. Les agresseurs alors se précipitèrent de l’église profanée et éclairée par les flammes dans le manoir papal.

La nuit approchait. Quand le vieux pontife entendit briser les portes, les fenêtres, et qu’il vit y mettre le feu, quelques larmes coulèrent sur ses joues. « Puisque je suis trahi comme Jésus-Christ, dit-il à deux clercs qui étaient à côté de lui, je veux au moins mourir en pape. » Il se fit revêtir alors de la chape de saint Pierre, mit sur sa tête le triregno, prit dans ses mains les clés et la croix, et s’assit sur la chaire pontificale, ayant à côté de lui deux cardinaux qui lui étaient restés fidèles, Nicolas Boccasini, évêque d’Ostie (depuis Benoit XI), et Pierre d’Espagne, évêque de Sabine. A ce moment, la porte céda. Sciarra entra le premier, s’élança d’un air menaçant, et adressa au pontife vaincu des paroles injurieuses. Nogaret, qui s’était un moment écarté, le suivit de près. Le dessein de Nogaret était d’intimider le pape, de l’amener à se démettre, ou à convoquer lui-même le concile qui l’eût déposé. Fidèle à son rôle de procureur, il expliqua au pape, « en présence de plusieurs personnes de probité, » la procédure faite contre lui en France, les accusations dont on le chargeait (accusations sur lesquelles, ne s’étant point défendu, il était, d’après le droit inquisitorial, réputé convaincu), et l’assignation qui lui était faite de comparaître au concile de Lyon pour y être déposé, vu sa culpabilité notoire comme hérétique et simoniaque. « Toutefois, ajouta l’envoyé du roi, parce qu’il convient que vous soyez déclaré tel par le jugement de l’église, je veux vous conserver la vie contre la violence de vos ennemis, et vous représenter au concile général, que je vous requiers de convoquer ; si vous refusez de subir son jugement, il le rendra malgré vous, vu principalement qu’il s’agit d’hérésie. Je prétends aussi empêcher que vous n’excitiez du scandale dans l’église, surtout contre le roi et le royaume de France, et c’est à ces motifs que je vous donne des gardes pour la défense de la foi et l’intérêt de l’église, non pour vous faire insulte ni à aucun autre. » Boniface ne répondit pas. Il paraît qu’aux gestes furieux de Sciarra il n’opposa que ces mots : Eccoti il capo, eccoti il collo. Chaque fois qu’on lui proposa de renoncer à la papauté, il déclara obstinément qu’il aimait mieux perdre la vie. Sciarra voulait le tuer, Nogaret l’en empêcha ; seulement, pour intimider le vieillard, il parlait de temps en temps de le faire amener garrotté à Lyon. Boniface dit qu’il était heureux d’être condamné et déposé par les patarins. Il faisait sans doute par ce mot allusion au grand-père de Nogaret. Peut-être cependant désignait-il par là l’église de France ; Boniface, en effet, avait coutume de dire que l’église gallicane n’était composée que de patarins.

Pendant que cette scène étrange se passait, le manoir papal, ainsi que les maisons de Pierre Gaetani et des cardinaux amis du pape, étaient livrés au pillage. Le trésor pontifical, qui était très considérable surtout depuis le jubilé de l’an 1300, les reliquaires, tous les objets précieux, furent la proie des Colonnes et de leurs partisans ; les cartulaires et registres de la chancellerie apostolique furent dispersés, les vins du cellier bus ou enlevés. Tout cela se pas sait sous les yeux du pape et malgré les efforts de Nogaret. Celui-ci jouait très habilement son rôle d’homme de loi impassible. Il voyait avec inquiétude le tour que prenait l’affaire. Le pillage du palais et du trésor pontifical avait été le principal mobile des condottiers italiens ; ce pillage accompli, il était bien à craindre que pour eux l’expédition ne fût terminée. Nogaret inclinait dans le sens d’une modération relative. Grâce à lui, François Gaetani, neveu du pape et l’un des plus compromis dans les actes du gouvernement de Boniface, put sortir d’Anagni et gagner une place voisine, où Nogaret défendit de le forcer. Ceux des cardinaux qui voulurent demeurer neutres dans le conflit furent libres de se retirer à Pérouse.

Jamais, sans contredit, la majesté papale ne souffrit une plus cruelle atteinte. Quoi qu’on en ait écrit cependant, il n’y eut pas de la part de Nogaret d’injures proprement dites ; de la part de Sciarra, il n’y eut pas de voies de fait. Villani parle d’outrages adressés au pape par Nogaret (lo scherni). La situation était outrageuse au premier chef ; mais il n’est nullement conforme à la froide attitude judiciaire que Nogaret, Plaisian, Du Bois, gardèrent envers la papauté, de supposer que l’envoyé du roi se soit laissé aller à des paroles qui eussent affaibli sa position d’huissier portant un exploit ou de commissaire remplissant un mandat d’arrestation. Une tradition fort acceptée veut que Sciarra ait frappé Boniface de son gantelet. Un tel acte n’est pas en dehors du caractère d’un bandit comme Sciarra ; toutefois cette circonstance manque dans les récits les plus autorisés, en particulier dans celui de Villani, qui, par ses relations avec les Petrucci, put être si bien informé. Dans ses apologies, Nogaret se fait à diverses reprises un mérite d’avoir, non sans peine, sauvé la vie à Boniface et de l’avoir gardé des mauvais traitemens. Nous ne nions pas que la brutalité de Sciarra n’ait été capable des derniers excès et ne les ait tentés ; nous disons seulement que rien n’indique qu’aucun sévice ait eu lieu en réalité. Le moine de Saint-Denis paraît assez près de la vérité, et en tout cas il s’écarte peu de la relation de Nogaret, quand il veut que ce dernier ait défendu le pape contre les violences de Sciarra. Cette version fut généralement accréditée et devint presque officielle en France. Il faut sûrement ranger parmi les fables les ouvrages qu’on aurait fait subir au pape dans les rues d’Anagni. Dante paraît avoir été plus poète qu’historien quand, parlant des dérisions, du vinaigre et du fiel dont fut abreuvé le pontife, il compare Nogaret à Pilate :

…………………….
Veggio in Alagna entrar lo flordaliso,
E nel vicario suo Cristo esser catto.

Veggiolo un’altra volta esser deriso;
Veggio rinnovellar l’aceto e’l felle,
E tra vivi ladroni esser anciso.

Veggio ’ l nuovo Pilato si crudele
Clie cio nol sazia, ma senza decreto
Porta sul tempio le cupide vele.


III

Autant la suite des faits qui s’accomplirent dans la journée du samedi 7 septembre 1303 est claire et satisfaisante, autant ce qui se passa les jours suivans est obscur et inexpliqué. Le dimanche 8 septembre, les envahisseurs du château de Boniface paraissent être restés oisifs. Pourquoi ce moment de repos ? pourquoi Nogaret, dont le plan s’est développé jusqu’ici avec une sorte de rigueur juridique, s’arrête-t-il tout à coup ? Sans doute Nogaret ne trouva pas chez ses associés la ferme suite d’idées qu’il portait lui-même en son dessein. On ne peut le disculper cependant d’un peu d’imprévoyance. Son projet d’un coup de force à exécuter au cœur de l’Italie sans un seul homme d’armes français, avec l’unique secours des discordes italiennes, eût été bien conçu, si, le coup une fois frappé, il n’eût eu qu’à se dérober ; mais sa retraite avec un pape prisonnier jusqu’à Lyon, au milieu de populations qui, une fois l’orgueil de Boniface humilié, n’avaient plus d’intérêt à seconder son vainqueur, et que d’ailleurs leur patriotisme italien et leurs instincts catholiques devaient indisposer contre un étranger sacrilège, une telle conception, dis-je, était entachée de toute sorte d’impossibilités. Si l’on avait pu appuyer cette hardie tentative sur l’expédition qu’avait faite Charles de Valois en Italie deux ans auparavant, à la bonne heure ; mais cette expédition avait été dans un sens contraire, elle avait été en faveur du pape et des guelfes contre les gibelins : Charles de Valois resta toujours au fond un secret partisan de la papauté et combattit énergiquement l’influence que les légistes gallicans exerçaient sur l’esprit de son frère. De la sorte, les tentatives d’intervention française en Italie dans les premières années du XIVe’ siècle furent, comme toutes celles qui devaient se produire plus tard et jusqu’à nos jours, pleines de décousu et de contradictions. Nogaret échoua par suite de la légèreté, sinon de la perfidie, de ses alliés. Toutes ces étourderies italiennes, ces vengeances sans autre but que la satisfaction d’une haine personnelle, ces débordemens de passion sans règle supérieure, firent avorter son plan. Sa petite bande, toute composée d’Italiens et dont il n’était pas bien maître, fondit entre ses mains. Pendant la journée du dimanche, Nogaret ne bougea pas du château pontifical. Il assure qu’il fut occupé tout ce temps avec Rainaldo da Supino à garder le pape ainsi que les Gaetani, ses neveux, et à les préserver des mauvais traitemens, tâche difficile à laquelle il ne put réussir qu’en y engageant quelques Anagniotes et des étrangers. Il voulait aussi, dit-il, sauver ce qui restait du trésor de l’église. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il vit le pape ce jour-là. S’il fallait l’en croire, Boniface aurait reconnu avec une sorte de gratitude les efforts qu’il avait faits pour arrêter le pillage des meubles et du trésor. Nogaret s’attribue aussi le mérite d’avoir relâché Pierre Gaetani et son fils Conticelli, qu’on avait faits prisonniers dans le premier moment. Assurément, les apologies de Nogaret portent à chaque ligne la trace d’une attention systématique à créer autour du fait principal et indéniable des circonstances atténuantes ; nous croyons néanmoins qu’il montra en effet dans le manoir une certaine circonspection. Peut-être l’impossibilité de faire quelque chose de suivi avec un fou comme Sciarra le frappa-t-elle, et dès le dimanche chercha-t-il à sortir le moins mal possible de l’entreprise téméraire où il s’était engagé.

On assure que le pape ne prit durant tout ce temps aucune nourriture ; si cela est vrai, ce ne fut pas sans doute par suite d’un refus de ses gardiens, ce fut par sa propre volonté, soit qu’il craignît d’être empoisonné, soit que la rage le dévorât, Nogaret prétend qu’il lui fit servir ses repas, en prenant toutes les précautions possibles contre un empoisonnement.

Le lundi 9 septembre, ce qui s’est passé mille fois dans l’histoire des révolutions italiennes arriva. Il y eut un revirement subit. Les habitans d’Anagni, après s’être donné le plaisir de trahir Boniface, se donnèrent le plaisir de trahir ceux qu’ils avaient d’abord accueillis contre Boniface. A la voix du cardinal dei Fieschi di Lavagna, ils sont pris d’un soudain repentir. Dès le matin, renforcés par les habitans des villages voisins, ils s’arment en masse aux cris de Vive le pape ! Meurent les traîtres ! Ils se portent en même temps, au nombre de dix mille, vers le château pour réclamer le pontife. On parlementa quelque temps. Les conjurés soutenaient qu’ils étaient chargés par l’église universelle de garder Boniface. Les Anagniotes répondaient qu’on n’avait plus besoin d’eux pour cela : « Nous saurons bien tout seuls, disaient-ils, protéger la personne du pape ; cela nous regarde. » La lutte s’engagea et fut assez vive. La bande de Sciarra et de Rainailo perdit beaucoup d’hommes ; accablée par le nombre, elle fut obligée de sortir du château et de la ville. Une partie du trésor papal fut reprise ; la bannière des lis, qui avait été arborée sur le palais pontifical, fut traînée dans la boue. Nogaret abandonna précipitamment la place. Il était temps ; au moment où il franchissait la porte, des forces nouvelles arrivaient au pape et allaient rendre irrévocable la défaite du parti français.

Un des vices essentiels du complot de Nogaret et de Sciarra était qu’on n’avait pas pu y engager les Romains. Les gibelins de Rome, à qui l’on en fit la confidence au mois de juillet et d’août, ne crurent pas au succès ou craignirent la prépondérance qui en résulterait pour les Français. Quand on apprit à Rome (sans doute dans la matinée du dimanche) l’attentat commis à Anagni, l’émotion fut grande. Les divisions de partis furent un moment oubliées ; la haine contre les Français se réveilla. On expédia au pape quatre cents cavaliers romains, conduits par Matthieu (cardinal) et par Jacques des Ursins. Cette troupe arriva au moment où Nogaret sortait d’Anagni. Elle fit mine de l’attaquer ; Nogaret alla se réfugier avec son ami Rainaldo derrière les murs de Ferentino, qui n’est qu’à une heure d’Anagni.

Dès que les gens du parti français eurent pris la fuite, le pape sortit du palais et vint sur la place publique. Là il se laissa, dit-on, aller à un mouvement d’effusion populaire qui n’était guère dans sa nature. La foule s’approcha, il causa avec elle, demanda à manger, donna des bénédictions et, à ce que l’on assura plus tard, des absolutions. Boniface était délivré, mais à demi mort. L’orgueil était si bien le fond de son âme, que, cet orgueil une fois abattu, l’altier Gaetani n’avait plus de raison de vivre. Il ne convenait pas à un tel caractère d’être victime ou martyr. On prétend qu’un moment il admit la possibilité de se réconcilier avec le roi, et qu’il offrit de s’en rapporter au jugement du cardinal Matthieu Rossi touchant le différend qui déchirait la chrétienté. Cela est bien peu vraisemblable ; ce qui l’est moins encore, c’est le récit inventé plus tard pour la défense de ceux qui s’étaient compromis, et selon lequel il aurait pardonné à ses ennemis, aux cardinaux Richard de Sienne et Napoléon des Ursins, ainsi qu’à Nogaret et à Rainaldo da Supino, à tous ceux enfin qui avaient volé le trésor de l’église. S’il le fit, ce fut sûrement par dégoût de la vie plutôt que par mansuétude évangélique. Le ressort de l’âme était brisé chez lui ; il n’était pas capable de survivre à l’affront qu’il avait reçu à la face de l’univers.

Les Anagniotes auraient voulu garder chez eux Boniface ; mais, après la trahison dont ils s’étaient rendus coupables, le pape ne pouvait plus avoir en eux aucune confiance. Malgré leurs supplications, il partit pour Rome, escorté par les cavaliers romains, qui étaient venus achever sa délivrance. Le sacré-collège se reformait ; plusieurs des cardinaux traîtres ou fugitifs étaient venus le rejoindre ; Napoléon des Ursins, en particulier, ne le quittait pas. Il vint de la sorte à Saint-Pierre, où il prétendait, dit-on, assembler un concile pour se venger du roi de France. En réalité, il n’avait fait que changer de prison. Les Orsini le tenaient en charte privée ; ils essayaient en vain de le réconcilier avec les Colonnes ; Napoléon des Ursins interceptait les lettres qu’il écrivait à Charles II, roi de Naples. L’amas d’intrigues que le vieux pontife avait entassé autour de lui l’étouffait. La rage était d’ailleurs trop forte dans cette âme passionnée ; elle le tua. Ses domestiques le trouvaient toujours sombre ; il avait des momens d’aliénation mentale, où il ne parlait que de malédictions et d’anathèmes contre Philippe et ses ministres. On le voyait seul dans sa chambre se ronger les mains, se frapper la tète. Comme son âme était cependant grande et forte, il retrouva, ce semble, le calme à ses derniers momens. Il mourut le 11 octobre, à l’âge de quatre-vingt-six ans, et avec lui finit la grande tentative, qui avait à moitié réussi au XIIe’ et au XIIIe siècle, de faire de la papauté le centre politique de l’Europe. La papauté va maintenant expier par un abaissement de plus d’un siècle l’exorbitante ambition qu’elle avait conçue et en partie réalisée, grâce à une incomparable tradition de volonté et de génie.

Nogaret passa l’intervalle depuis le 9 septembre, jour de son expulsion d’Anagni, jusqu’au 11 octobre, jour de la mort de Boniface, à Ferentino, auprès de Rainaldo. Le projet avait échoué, et certainement la situation des conjurés eût été fort critique, si la vie de Boniface se fût prolongée. Ce n’est pas impunément que Nogaret fût resté chargé de la responsabilité d’avoir, sans ordre bien précis, compromis la couronne de France dans un complot de malfaiteurs. La mort du pape vint changer sa défaite en victoire. Ce qu’il y a d’extraordinaire en effet dans l’épisode d’Anagni, ce n’est nullement que le pape ait été surpris par Rainaldo et Nogaret, c’est que cette surprise ait amené des résultats durables ; c’est que la papauté, loin de prendre sa revanche, ait été abattue sous ce coup, c’est qu’au prix de satisfactions illusoires obtenues sur des subalternes, elle ait fait amende honorable au roi sacrilège, et reconnu qu’en emprisonnant le pape et en amenant sa mort, ledit roi avait eu d’excellentes intentions et agi pour le plus grand bien de l’église. Cela ne s’est vu qu’une seule fois, et c’est par là que la victoire de Philippe le Bel sur la papauté a été dans l’histoire un fait absolument isolé.

Pendant le court intervalle qui s’écoula entre la mort de Boniface (11 octobre) et l’élection de son successeur (22 octobre), Nogaret reste à Ferentino. Son attitude n’était nullement celle d’un vaincu. Le 17 octobre, nous le trouvons logé chez Rainaldo, traité en ami, bien reçu par la commune[8]. Ce jour-là, il donne à Rainaldo un acte notarié pour le rassurer sur les suites de l’échauffourée. Il lui promet au nom du roi tous les secours d’hommes et d’argent nécessaires pour le venger des habitans d’Anagni et des parens de Boniface, ainsi que le dédommagement entier de ce qu’il a souffert et de ce qu’il souffrira dans la suite pour la même cause. Nogaret est qualifié dans cet acte excellentissimi régis Franciœ miles et nuntius specialis ; tout ce qu’il a fait, il l’a fait « en faveur de la foi orthodoxe ; » la conduite des Anagniotes dans la journée du lundi 9 septembre est qualifiée de trahison ; ils seront punis : après avoir commencé par promettre aide et conseil à Guillaume et tenu un moment leur parole, n’ont-ils pas essayé de lui faire subir une mort cruelle ? n’ont-ils pas traîné dans les rues d’Anagni le drapeau et les armes du roi de France ?

L’élection du pieux et doux Boccasini (Benoît XI), qui eut lieu le 22 octobre à Pérouse, sembla donner une entière satisfaction à Nogaret. A l’altier Gaetani succédait l’humble fils d’un notaire de Trévise, préparé par sa piété, ses habitudes monacales et la modestie de son origine à toutes les concessions, à toutes les amnisties, à ces pieux malentendus dont se compose l’histoire de l’église, et dont tout l’artifice consiste à donner raison au plus fort « pour éviter le scandale. » C’est alors qu’on vit la grandeur de la victoire remportée par Philippe. Il avait par le prestige de sa force tellement dompté la papauté que la complaisance dont on pouvait être capable envers lui devenait le titre principal pour être élu pape. Boccasini avait été témoin oculaire de la scène d’Anagni, et pourtant il ne perd pas un jour pour traiter avec Philippe. Un nouvel envoyé royal, Pierre de Péred, prieur de Chiesa, était arrivé en Italie la veille de la mort de Boniface, ayant pour mission de soulever les Italiens contre ce pape. Benoît XI, à peine nommé, le reçut. Péred ne recula pas sur un seul point ; il s’étendit en lamentations sur les plaies faites à l’église par Boniface, il insista sur la nécessité de convoquer un concile à Lyon ou en tout autre lieu non suspect ni incommode aux Français, afin de réparer les maux causés par le défunt antipape. Benoît XI était si frappé de terreur qu’il promit tout ce qu’on voulut. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ce bon pape put triompher de ses légitimes répugnances jusqu’à entrer en relation, non-seulement avec Péred, mais avec l’insolent envahisseur du palais d’Anagni, avec celui qu’il avait vu de ses yeux quelques jours auparavant accomplir sur la personne de son prédécesseur un attentat inouï jusque-là. Loin de mollir en effet, la conduite de Nogaret continuait d’être le comble de l’audace. Il déclarait hautement de Ferentino que la mort de Boniface n’avait pas interrompu les poursuites qu’il était chargé d’intenter contre lui. Les crimes d’hérésie, de simonie, de sodomie pouvaient se poursuivre contre les morts ; les fauteurs de Boniface, ses héritiers, étaient des coupables vivans qui ne pouvaient rester impunis. Son zèle pour les intérêts du roi l’obligeait d’ailleurs à tirer une éclatante vengeance de la trahison des habitans d’Anagni. Voilà ce que Nogaret répétait hautement. Dès qu’il apprit l’élection du nouveau pape, il eut l’impudence de s’approcher de Rome en avouant le dessein de venir continuer ses poursuites contre la mémoire de l’hérétique défunt et contre ses fauteurs.

Benoît XI n’avait aucune force armée ; n’étant en rien militaire, il sentait sa faiblesse en ce siècle de fer. Il n’osait venir à Rome, ville redoutable, qui avait rendu la vie si dure à plusieurs de ses prédécesseurs ; il restait à Pérouse, et ne songeait qu’à éteindre l’incendie allumé par Boniface. L’effronterie de Nogaret, toujours armé des pouvoirs du roi, le remplissait d’inquiétude. Benoît le fit prier instamment par l’évêque de Toulouse de ne pas passer outre sans nouveau commandement du roi. Il ajoutait qu’il était décidé à faire cesser le scandale, à donner satisfaction au roi et à rétablir l’union entre l’église romaine et le royaume. Il demandait à Nogaret de retourner le plus tôt possible en France, afin d’engager le roi à envoyer une ambassade pour traiter de la paix[9]. Ainsi l’auteur du crime le plus effroyable qu’on eût jamais commis envers la papauté devenait le négociateur choisi par la papauté elle-même. Voilà certes qui dut troubler plus profondément dans leur tombe les Grégoire et les Innocent que le tumulte d’Anagni et le prétendu soufflet de Sciarra.

Tout ceci se passait en décembre 1303 et janvier 1304. Nogaret, chargé d’une mission papale, repartit en hâte pour la France, et joignit le roi à Béziers vers le 10 février de l’an 1304.


ERNEST RENAN.

  1. La France sous Philippe le Bel. Paris, 1861 ; Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. XX, 2e partie ; Revue des questions historiques, t. X et XI (1871 et 1872).
  2. Recueil des historiens de la France, t. XXI et XXII.
  3. Revue des Deux Mondes, 15 février et 1er mars 1871.
  4. Non recedendo ab appellatione per dictum G. de Nogareto interposita, cui ex tunc adhœsimus ac etiam adhæremus. »
  5. « Requisivisse ex parte régis ut devotos et filios Ecclesisæ romanæ, cujus agebatur negotium in hac parte. »
  6. « Accersitis baronibus aliisque nobilibus Campaniæ, qui me ad hoc pro defensione Ecclesiæ capitaneum elegerunt et ducem. »
  7. « Miles illustrissimi principis domini régis Franciœ. »
  8. « Post ejus exitum de Anagnia, ipsum apud Ferentiaum, cum communi civitatis ipsius, recepimus et eum fovimus. »
  9. « Statim seu infra modicum tempus, Benedicto ad summum pontificatum assumpto, ad instantiam ipsius dicti Benedicti, in partibus Romanis existens, veni celeriter ad dominum regem pro conservatione pacis et unitatis Ecclesiæ Romanæ ac domini régis et regni, ad procurandum etiam ut dominus rex legatos seu nuntios suos mitteret ad dictum dominum Benedictum pro conservatione pacis et unitatis prœdictæ, quod me procurante fecit dominus rex prædictus. » — Autant le récit de Nogaret est suspect quand il s’agit de faits sur lesquels personne ne peut le démentir, autant il mérite créance pour des allégations comme celle-ci, relative à des faits bieu connus du roi et des personnages en vue desquels il écrit ses apologies.