Un Musée chrétien à Rome et les Catacombes

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Un Musée chrétien à Rome et les Catacombes
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 843-885).
UN
MUSEE CHRETIEN
A ROME

Le talent possède une puissance de transformation, et, depuis que le Génie du Christianisme a paru, les voyageurs contemplent Rome sous un nouvel aspect. Rome chrétienne dispute leur attention à l’antique Rome. La réputation du peintre habile des beautés terrestres de la religion peut avoir baissé depuis sa mort ; mais, quoi que des esprits sévères en aient pu dire, son ouvrage, il le faut bien, répondait à quelque besoin jusqu’alors négligé de l’imagination humaine ; car il a ouvert des sources de curiosité, d’admiration et de critique qui jusqu’alors n’avaient pas été captées, et qui coulaient à peine. La pensée neuve du livre, pensée que l’on peut trouver grande ou seulement ingénieuse, comme on le voudra, c’est de prendre le christianisme au point de vue de l’art, et de le montrer puissant et maître dans le royaume de l’imagination. Il en a fait, même à ce titre, le premier des souvenirs de l’humanité. Par un reflet subit, Rome en a été éclairée d’un nouveau jour.

Les voyages en Italie, écrits avant ce siècle, ne laisseraient guère deviner à qui l’ignorerait que l’auteur vient de visiter le berceau de son église et la métropole de sa religion. Il y est bien question du saint-siège, mais comme d’une cour ou d’un gouvernement. Il y est parlé des temples et des autels, mais pour leur mérite comme objets d’art, tout au plus pour leur importance comme points de réunion des fidèles, comme centres ou dépendances de tel ou tel établissement clérical ou monastique. Le côté vraiment chrétien de toutes choses est presque toujours omis. Longtemps le rapport qui unit soit les institutions, soit les monumens aux souvenirs et aux croyances, au passé et au présent de la foi, l’influence exercée par les traditions, que représentent des débris sacrés ou de majestueuses constructions, sur les sentimens encore vivans dans les âmes, semblent n’avoir pas un moment occupé l’esprit des explorateurs mondains de la capitale catholique, et le christianisme est pour eux comme s’il n’avait ni histoire ni poésie.

Mais Rome, sans avoir changé, n’apparaît plus la même depuis le commencement du siècle, et, comme il arrive toujours, on est tombé en la jugeant dans un excès contraire et nouveau. Des sentimens qui n’ont nul rapport avec la vérité ou la beauté des choses ont mis à la mode une admiration indistincte, un enthousiasme de commande, une idolâtrie minutieuse, qui feraient de Rome au besoin la cité de Dieu réalisée sur la terre. Gardons-nous de ces préventions volontaires, de ces émotions de parti-pris que dicte la mode ou la politique ; mais que le désir de nous préserver des effusions du faux zèle, des superstitions de l’esprit de parti, ne nous rende pas insensibles à ce qu’il y a de noble ou de touchant dans les idées et même dans les passions de l’âme religieuse, et par suite dans les créations et les images visibles qui attestent la puissance de ces idées et de ces passions sur toute la nature humaine.

Il est à noter que ce n’est pas la papauté qui des premières a donné l’exemple de la fidélité ou du retour aux antiquités du christianisme, c’est-à-dire à ce qu’il a sur la terre de plus auguste. Longtemps cette diplomatie spirituelle, absorbée par des intérêts qu’elle tâchait de croire sacrés, n’a vécu que dans le siècle en parlant d’éternité. Elle a pris son autorité pour la religion même ; celle-ci, on eût dit qu’elle l’ignorait ou la négligeait dans son essence, dans ses origines, dans tout ce qui explique et honore la puissance de l’école la plus vaste et la plus populaire qui ait été ouverte pour enseigner au monde le mépris de la fortune, du plaisir et de la vie.

Tel est le caractère que le christianisme reprend pour nous avec éminence, dès qu’au lieu d’en voir les plus nobles produits dans le génie dominateur d’un Grégoire VII, les royales qualités d’un Nicolas V, les conquêtes d’un Jules II, les élégantes curiosités d’un Léon X, l’énergique administration d’un Sixte-Quint, nous remontons à des temps bien antérieurs à Constantin même, à ces temps dont Rome est encore le lieu de la terre qui conserve le plus de vestiges. Il est en effet remarquable, encore qu’assez naturel, que les trois premiers siècles du christianisme, cette période de sa plus pure et de sa plus merveilleuse propagation, aient laissé si peu de traces matérielles dans les trois parties du monde, dont il envahit alors presque toutes les régions civilisées. On compterait les monumens ou plutôt les ruines qui, des confins de la Perse à ceux de l’Espagne, qui de la Mauritanie à l’Angleterre, portent l’empreinte visible de la conquête apostolique. À Rome du moins, bien qu’un critique éclairé ne doive pas admettre l’authenticité de tout ce qu’on lui montre ou lui raconte, il trouve encore çà et là sur le sol quelques marques non effacées des premiers pas de ces initiateurs vaillans et naïfs qui ont, sans s’en douter, répandu dans l’univers les fécondes semences de toutes les variétés de la foi universelle. Les maîtres ou les précurseurs de ceux qui devaient fonder ou propager la religion de l’Ecosse comme de l’Espagne, de la Russie comme des États-Unis, de ceux à qui l’humanité doit les leçons d’Origène, d’Athanase et d’Augustin, celles de saint Bernard et de saint Thomas, celles de Luther et de Calvin, tout, jusqu’aux poèmes de Dante et de Hilton, jusqu’à Saint-Pierre de Rome et à Notre-Dame de Paris, Polyeucte et Athalie, les Provinciales et Tartufe, l’orthodoxie guerrière de Bossuet, les témérités de Fénelon, les libres croyances du Vicaire savoyard, le rationalisme austère de Kant, le théisme évangélique de Channing ; les deux apôtres enfin qui semblent représenter les deux esprits du christianisme, Pierre et Paul, ces missionnaires presque inconnus de l’antiquité qu’ils allaient transformer, ont sans doute foulé cette terre de Saturne, saturnin tellus, où des nonnes habitent un palais des césars, où des capucins traînent leurs sandales sur la cendre des Fabius et des Scipion. De là tant de pensées pleines d’enseignement et de rêverie qui prêtent aux choses de Rome un accent et un charme solennel que ne peuvent effacer les misères et les puérilités mêlées à tant de grandeurs et de bienfaits.


I

Et cependant il n’y pas longtemps que ces réflexions se produisent naturellement à la vue de l’intérieur des palais pontificaux. Au Vatican, la Galleria lapidaria ou le musée des inscriptions est du à Gaetano Marini, qui l’a disposé par l’ordre de Pie VII. Encore se peut-il que le côté est de la galerie, contenant la série des inscriptions chrétiennes, ait été depuis lors complété et remanié. Dans tout le reste du palais, on ne trouvera guère que les reliques de l’art sublime de l’antiquité païenne ou de l’art savant de la semi-païenne renaissance, et tout y porte l’empreinte de la mondaine munificence de la papauté. Rien de moins religieux d’aspect que les résidences pontificales. Cependant, en faisant un musée du palais de Latran, Grégoire XVI l’a ramené à une destination moins royale et moins temporelle, et cette succursale du Vatican s’est peu à peu ouverte de préférence aux monumens de l’art chrétien. Elle contient bien encore des antiquités d’un autre genre, des marbres, des mosaïques qui viennent de la Rome impériale, et qui sont dignes de curiosité ; mais tout ce paganisme semble un hors-d’œuvre auprès de ce qui nous attire à Latran, je veux dire le musée chrétien, création toute nouvelle, et dont avant Pie IX aucun pape ne s’était avisé.

Il était difficile d’en concevoir l’idée, et surtout de l’exécuter, tant qu’on n’avait point exploré les catacombes, le flambeau de la science à la main. Il y a longtemps cependant que des pèlerins avaient commencé à venir de toutes parts se prosterner à l’entrée du caveau qui s’ouvrait dans la basilique de Saint-Sébastien, et qui le premier a reçu le nom de catacombes de la région où il était placé, celle du cirque de Maxence et du mausolée de Cecilia Metella[1]. La dévotion n’a sans doute jamais cessé d’attirer les fidèles dans ce caveau, qui passait pour avoir recelé les corps de saint Pierre et de saint Paul ; mais pendant bien des années les sépultures des premiers siècles de l’église n’ont pas reçu d’autre hommage, si bien que la topographie de la nécropole souterraine devint à la longue un secret oublié. Elle est même encore loin d’avoir été retrouvée tout entière. Depuis le VIIe siècle, ou tout au moins le commencement du XIIe, les Romains ont cessé de s’en occuper. On a dit que lorsque Boniface IV eut dédié le Panthéon à tous les martyrs, il s’était cru quitte envers eux, pour avoir fait porter dans le temple ainsi purifié quelques quintaux d’ossemens enlevés des catacombes. Pascal II, qui voulait que toute église eût ses reliques, fit de nouvelles fouilles, en distribua les produits, puis déclara tout consommé. L’entrée d’une partie des catacombes fut murée. Toutes eurent le sort des cimetières abandonnés. Au XVIIe siècle seulement, la curiosité conduisit un voyageur maltais à faire quelques recherches, et ce sont les premières qui aient été écrites (1632). Son ouvrage a porté le premier le titre de Rome souterraine[2]. Les catacombes n’en restèrent pas moins mal connues et assez négligées. En archéologie comme en tout, on répète longtemps les mêmes choses sans les avoir vérifiées, et de nos jours seulement un examen plus attentif a fait succéder une connaissance intelligente de l’emploi et de l’origine des catacombes à des hypothèses qui n’avaient pas manqué de devenir des préjugés établis.

Ainsi l’on croyait généralement, et sans doute on croit encore, que, semblables aux cavités vulgaires qu’on a décorées du même nom et qui s’étendent sous le sol du Paris de la rive gauche, les catacombes de Rome étaient des carrières ou des puits creusés par les anciens Romains pendant sept à huit cents ans pour extraire du tuf volcanique soit les blocs de péperin, soit plutôt la pouzzolane nécessaire aux constructions de leur ville. Lorsque, sous les premiers césars, ajoutait-on, les néophytes baptisés par saint Pierre et saint Paul se sont trouvés trop nombreux ou sentis trop menacés pour se réunir avec sûreté dans les maisons particulières, ils ont cherché un asile dans ces vastes et obscures retraites, et s’y sont peu à peu fait une église clandestine presque, aussi grande que Rome même. Là, dans ces cryptes ainsi sanctifiées, ils entendaient la parole évangélique, chantaient les louanges de Dieu, recevaient les sacremens, et rendaient les derniers devoirs à ceux de leurs frères que la nature ou la persécution arrachait de leurs bras. Les catacombes étaient donc à la fois les refuges, les temples et les tombeaux des premiers fidèles. C’était toute une cité chrétienne cachée dans les entrailles de la ville éternelle.

Cette interprétation, pour être très accréditée, ne peut plus se soutenir, et à la simple inspection des lieux on a de la peine à comprendre qu’une telle supposition ait pu si longtemps prévaloir. C’est l’opinion des derniers et meilleurs antiquaires que les catacombes ont été creusées par les chrétiens. S’il s’y trouve quelques sablonnières ou quelques puits d’extraction de tuf en bloc ou en poudre, c’est que les allées, percées à une autre fin, ont rencontré dans leur trajet ces lieux d’exploitation[3]. Elles n’ont pas été davantage destinées à la célébration habituelle du service divin en présence de l’assemblée des fidèles, dès qu’ils formaient plus qu’une seule famille. Encore moins étaient-elles un refuge permanent préparé aux populations chrétiennes pour un danger de quelque durée. Je n’ai visité que les catacombes de Sainte-Agnès ; mais elles sont citées comme un spécimen excellent qui peut servir à juger du reste, et l’on y reconnaît à la première vue que les catacombes se composent essentiellement d’un ou plusieurs étages de galeries assez semblables à celles des mines. Ces galeries sont creusées dans la couche de tuf granulaire qui couvre une si grande partie de la campagne de Rome, particulièrement sur la rive gauche du Tibre. Tantôt tortueuses, tantôt se coupant à angles droits, elles sont percées dans un terrain facile à tailler, mais assez compacte pour qu’elles puissent généralement se passer de voûtes, d’arceaux bâtis et de murs de soutènement. le temps les a dégradées, leurs parois ne sont point lisses ; la courbure du plafond n’est pas régulière, et en tout temps le travail en a dû être assez grossier. De droite et de gauche, sur les faces latérales, il a été pratiqué des excavations ou des alvéoles d’une grandeur inégale, mais pouvant recevoir dans leur profondeur un ou plusieurs corps sans cercueil. Ces tombes, étagées les unes au-dessus des autres en nombre variable, étaient fermées par une plaque de marbre, de pierre ou de brique, souvent revêtue d’inscriptions ou d’emblèmes chrétiens. De temps à autre, une niche cintrée est creusée au-dessus d’un sarcophage ou d’une sépulture placée en long contre la paroi, et ces enfoncemens se rencontrent ordinairement dans certaines salles rectangulaires, chambres sépulcrales réservées sans doute à une famille, et qui semblent disposées pour les cérémonies funèbres. C’est là ordinairement que des niches ou des voûtes en stuc et des tombeaux plus ornés offrent de précieux échantillons de l’art des premiers fidèles ; mais ces sortes de chapelles ne sont ni nombreuses ni spacieuses, et le grand développement des catacombes est en longueur. Comme elles n’ont pas été toutes visitées, il est impossible d’en évaluer l’étendue ; mais des calculs plausibles donnent à supposer qu’elles ont pu contenir plus de six millions de morts. Ce nombre serait loin d’être exagéré, lorsqu’on songe que du Ier siècle au VIe elles ont été consacrées à la sépulture des chrétiens.

Mais cette description ne permet plus d’admettre que des couloirs assez étroits, interrompus ou flanqués rarement par des salles dont les plus grandes ne contiendraient pas vingt personnes à l’aise, aient été des asiles préparés pour des multitudes persécutées. Comment, pendant trois ou quatre cents ans, des populations se seraient-elles de temps en temps entassées, sans air et sans jour, dans ces boyaux inhabitables, tant que durait la persécution, lorsqu’il leur était facile d’y creuser une ville souterraine, puisque par la supposition leurs ennemis ne les poursuivaient pas rigoureusement dans ces secrets asiles ? Il se peut qu’en des momens de pressant péril des chrétiens voisins d’une catacombe y aient cherché un refuge passager et accidentel, de même qu’il semble probable que la persécution a dû quelquefois les y poursuivre. Ils ont pu aussi, dans les plus mauvais jours, être réduits à ne célébrer leur culte que dans ces cryptes lugubres ; mais, même avant Constantin, les chrétiens étaient trop nombreux pour n’avoir pas d’autres lieux de réunion. Les catacombes étaient donc avant tout des cimetières, et dans ces cimetières il pouvait y avoir des chapelles employées aux offices des morts. Telle est l’apparence des catacombes, et, suivant les autorités les meilleures, l’apparence est la réalité.

« Quand j’étais enfant, dit saint Jérôme, et que je m’instruisais aux études libérales, j’avais coutume, avec d’autres du même âge et de même occupation, de visiter aux jours du Seigneur les sépulcres des apôtres et des martyrs, et de pénétrer souvent jusque dans les cryptes[4]. » C’est le nom que portaient ces lieux célèbres, non celui de catacombes, employé pour la première fois en ce sens vers l’an 600 par Grégoire le Grand.

La destination n’en avait pas alors changé. L’église continua d’y déposer les morts longtemps après Constantin et la fin des persécutions ; mais cet usage était de beaucoup antérieur. Les fidèles avaient dû de bonne heure être ensevelis dans un lieu réservé, loin des tombeaux de leurs ennemis. La terre des gentils ne pouvait recevoir leur poussière. Des chrétiens devaient reposer en terre sainte. Quoique l’usage de brûler les morts ne fût pas universel, il était assez commun pour être regardé comme la coutume païenne. Les Juifs ne l’avaient jamais connu. C’était dans la pierre qu’ils creusaient les tombeaux. « Joseph, ayant pris le corps, l’enveloppa dans un linceul blanc, le mit dans son sépulcre, qui n’avait pas encore servi et qu’il avait fait tailler dans le roc, et, après avoir roulé une grande pierre à l’entrée du sépulcre, il se retira, » (Matth., XXVIII, 59, 60.) Cette description précise du plus saint des tombeaux donne une exacte idée du mode d’ensevelissement usité à Jérusalem et pour les morts qu’on voulait le plus honorer. Il est assez simple que les premiers néophytes l’aient adopté, et que la sépulture du Christ soit devenu la sépulture chrétienne. Quand les apôtres venus de l’Orient ne le leur auraient pas prescrit, les premiers Romains convertis devaient se régler naturellement sur les exemples du Calvaire. Or l’ensevelissement dans les cavités latérales des parois des catacombes était l’imitation la plus exacte de l’inhumation hébraïque, de l’inhumation du Sauveur. Aussi a-t-il été continué, même lorsque les chrétiens n’avaient plus nulle raison de se cacher pour aucun devoir. Ainsi s’explique l’usage plus tard adopté de creuser des niches dans le mur des églises ou de leurs cryptes pour y placer les tombeaux, surtout ceux des personnages distingués. Ce ne fut que la continuation de ce qui se pratiquait dans les catacombes, dont certaines dispositions locales sont encore imitées dans nos temples. Puis les tombeaux furent seulement appuyés à la muraille ; d’autres, particulièrement honorés, furent placés sous la pierre de l’autel, lorsque ce ne fut pas l’autel qu’on éleva sur la sépulture. Enfin on creusa dans l’épaisseur des fondations de l’autel, sous le pavé du chœur, puis de la nef elle-même, des places vides où des cercueils furent scellés sous les dalles. Des chapelles votives, autre souvenir des celles attenantes aux galeries des catacombes, furent pratiquées dans le pourtour de l’église, pour devenir la dernière demeure du saint qu’on y invoquait, du bienfaiteur qui l’avait fondée, du pasteur qui l’avait sanctifiée, ou de quelque famille puissante dont on voulait célébrer la mémoire ou reconnaître le patronage. De tous ces usages, qui expliquent comment s’est altérée la simplicité primitive de l’ancienne basilique, le plus fâcheux fut l’abus de ces chapelles latérales et secondaires. Il enrichit et il corrompit l’architecture catholique. Le culte, rendu par là plus commode pour la foule croissante des assistans, perdit de son caractère apostolique. La parole joua un rôle moins important ; la croyance même en fut modifiée. Moins spirituelle dans son essence, elle fut moins évangélique dans ses formes. La présence émouvante du tombeau des martyrs dans les souterrains qui portaient leurs noms avait pu toucher les cœurs à l’égal des traditions de l’Écriture, et peu à peu élever la dévotion des reliques et des saints au même rang que la commémoration des récits sacrés. La liturgie des catacombes s’était chargée ainsi de souvenirs et de rites inconnus aux apôtres. Elle se reproduisit à ciel ouvert, lorsqu’on put célébrer le sacrifice symbolique dans ces oratoires élevés en mémoire des confesseurs de la foi sur le lieu même de leur mort ou à l’entrée de leur tombeau. Ces oratoires devinrent des églises, et s’agrandirent avec les nécessités du culte enfin public ; mais les cérémonies gardèrent l’empreinte funèbre : les lampes et les cierges attestent encore qu’elles avaient pris naissance dans une nuit souterraine. Les cryptes des églises furent des catacombes bâties, et lorsque la mort les eut peuplées, elle s’empara du chœur, de la nef, des porches, des vestibules, des cloîtres, de l’atrium et de la terre même qui entourait l’église (church-yard). Les sépultures furent partout, et nos temples sont ainsi devenus la demeure des morts en même temps que la maison de Dieu. Et voilà aussi comme un jour les catacombes ont été abandonnées et fermées.


II

Tel est non pas le système, car un fait historique n’est pas un système, mais le sens évident de cette première des antiquités chrétiennes. On renoncera difficilement à l’image de ces proscrits fuyant dans les entrailles de la terre pour y adorer le Seigneur en laissant à l’idolâtrie ses temples et ses palais ; mais il faut se faire une idée plus juste du sort des chrétiens, et surtout à Rome, pendant les quatre premiers siècles. On fait les persécutions plus systématiques et plus continues qu’elles ne le furent effectivement. Niées ou palliées par des écrivains prompts à supprimer les faits qui les gênent, les persécutions n’ont été que trop réelles : elles ont été toujours iniques, et souvent la cruauté a encore dépassé l’iniquité ; mais si une tyrannie aussi énergique et aussi savante que celle des césars eût constamment poursuivi à outrance le peuple chrétien, il aurait péri tout entier, ou il se serait soulevé en masse. La propagation de la foi ne se fût pas soutenue sans interruption de Tibère à Constantin. L’histoire prouve au contraire que la société de l’église souvent menacée, souvent opprimée, et par momens persécutée à mort, a par intervalles joui d’une liberté et d’une sécurité comparatives. Elle a presque constamment, toujours peut-être, compté des protecteurs parmi les grands, et, dit-on, parmi les femmes de la maison impériale. Sa situation n’était pas uniforme en tout temps, en tout lieu. Il suffisait, pour la troubler, non pas seulement du caprice d’un empereur ou d’un proconsul, mais du fanatisme ou de la méchanceté d’un magistrat, surtout de la colère ou de la stupidité d’une population. Suivant les époques, les contrées, et au même temps dans la même contrée suivant les villes, dans les mêmes villes suivant les quartiers, les fidèles pouvaient passer d’une condition supportable à la pire des conditions, et les mouvemens de l’opinion ou de la passion populaire ont dû être la principale cause des calamités subites qui venaient fondre sur eux. À Rome surtout, certaines classes de la société ont eu peu à redouter la violence des lois ou des pouvoirs, et avec du crédit et quelques ménagemens des familles entières et toute leur clientèle ont dû fréquemment y échapper. La tyrannie ne peut heureusement réussir à mettre de l’égalité dans ses rigueurs, car l’égalité ressemblerait à une sorte de justice, et même dans le mal la tyrannie ne comporte pas de règles.

La société chrétienne, à travers toutes ses inquiétudes et tous ses maux, a donc pu toujours se concerter pour déterminer ses rites, fixer ses usages, et accomplir une grande partie de ses devoirs moraux et religieux, moyennant une certaine prudence et une circonspection obligée. De tous ces devoirs, celui des funérailles n’était pas le plus difficile à remplir. Tel était le respect des anciens pour les morts, telle était leur sainte horreur pour la privation de sépulture, qu’ils auraient rarement osé poursuivre jusque dans leurs restes inanimés les victimes égorgées par leurs mains. Ils ne poussaient point la vengeance jusqu’à laisser abandonnés aux oiseaux de proie les cadavres de ceux qu’ils avaient livrés vivans à la dent des bêtes féroces. Ils souffraient que des parens et des amis allassent pieusement recueillir les membres déchirés des confesseurs et des martyrs. Les actes et même les légendes nous montrent, dès que ceux-ci ont expiré, leurs restes transportés avec respect et saintement honorés. Dans la peinture du martyre de saint Hippolyte qu’on voyait au IVe siècle sur un des murs de la basilique de Saint-Laurent, un témoin oculaire nous certifie que l’artiste avait retracé les amis du saint ou ses frères en Jésus-Christ ramassant les débris de son corps en lambeaux et même épongeant son sang sur la poussière, afin que rien ne manquât à son tombeau[5]. La légende dit même qu’ils communièrent après l’avoir enseveli et furent mis à mort pour cela ; mais le tombeau subsista longtemps après l’événement, et il a été retrouvé. C’est sur cette tolérance inconséquente, fantasque, si l’on veut, du peuple romain qu’est fondée toute la vérité ou toute la vraisemblance, la possibilité même du culte des reliques. Comment une seule de celles des martyrs eût-elle échappé, si les païens n’avaient respecté les morts ?

Il paraît donc probable qu’ordinairement les morts chrétiens ont pu recevoir la sépulture chrétienne. La cérémonie n’avait pas sans doute toute la publicité, toute la solennité dont elle fut accompagnée plus tard : en fait de liberté, tout avait ses limites et ses périls ; mais précisément parce que les principaux rites funéraires ne se célébraient pas au grand jour, les entraves et les dangers étaient moindres. Dès qu’ils avaient commencé à descendre les degrés des catacombes, les chrétiens, grâce aux scrupules mêmes de leurs ennemis, étaient libres de rendre à leurs frères des honneurs ailleurs interdits, de prier en leur nom le Dieu qu’on leur défendait d’invoquer pour eux-mêmes, et d’annoncer du moins la vie nouvelle sur le tombeau des morts.

Qu’ils aient été parfois troublés dans l’accomplissement de ces devoirs ; que, poursuivis sur les places publiques, chassés de leurs maisons, traqués dans la campagne, quelques-uns aient cherché un refuge dans ces caveaux où leurs ennemis n’avaient pas coutume de descendre, rien n’est plus vraisemblable, et peut-être le respect pour la demeure des morts n’a-t-il pas toujours protégé les vivans ; mais ces extrémités ne devaient pas être habituelles ni durables. Les catacombes ne pouvaient guère recevoir, encore moins contenir longtemps une multitude fugitive. Saint Cyprien, qui raconte que le pape saint Sixte se retira dans celle de Saint-Calixte, ne lui donne que quatre diacres pour compagnons ; la mort vint l’y chercher, mais rien dans l’aspect de ces antiques asiles n’indique que la fureur officielle ou populaire y ait porté une dévastation continuelle et systématique.

Avec quelque respect qu’un chrétien y pénètre aujourd’hui, il se tromperait donc s’il croyait n’y marcher que, sur la cendre des martyrs. La gloire des confesseurs a laissé çà et là quelques vestiges ; mais, comme dans tous les cimetières, une multitude anonyme remplit presque toutes les places. Dans quelques-unes, on peut lire des noms qui ont été depuis insérés au martyrologe. Ces témoignages sont d’un saisissant intérêt, lors même qu’à certaines marques ils sont reconnus d’une date très postérieure à la mort de ceux dont ils honorent la mémoire. D’autres signes, par exemple des objets qui auraient pu servir d’instrumens de torture, des ampoules ou des fioles que l’on a crues jadis remplies d’un sang précieux, ont perdu la signification touchante qu’on leur avait attribuée. Les uns sont les outils de certains métiers, des ustensiles comme on en trouve dans les tombeaux profanes ; les autres portent quelquefois des inscriptions indiquant qu’elles ont pu contenir le vin eucharistique ; on cite surtout ces mots en grec : bois, tu vivras. Il se peut, il est vrai, par compensation, que plus d’un martyr ait été inhumé sans désignation, ou que les indices conservateurs de leurs noms aient disparu. Rien toutefois n’autorise à ne peupler les catacombes que des héros de la religion, et même on a pu supposer que dans quelques places d’autres que des chrétiens avaient trouvé leur dernier asile. Des emblèmes païens ont du moins été admis. On croit à l’existence de cimetières d’hérétiques : il y en avait un pour les Juifs ; mais en dehors de ces exceptions on sent que le christianisme, dès qu’il eut pris de la consistance, dut avoir des cimetières à lui. Telles sont les soixante catacombes que l’on croit exister autour de Rome, la plupart situées sur la rive gauche du Tibre, bordant les quinze routes consulaires, et toutes hors des murs de la cité, comme l’ordonnait la loi des douze tables : « qu’un homme mort ne soit ni enseveli ni brûlé dans la ville[6]. » Elles sont toutes creusées dans le tuf granulaire, aucune dans le tuf lithoïde. Elles suivent les couches d’une dureté moyenne, en évitant les assises inférieures qui dégénèrent en une cendre friable, en une pouzzolane où plongeaient ces arenttriœ ou carrières de sable avec lesquelles on a voulu les confondre. Généralement elles ne sont point maçonnées ni voûtées, excepté celle de Saint-Sébastien, qui est construite en pierre et sort à moitié hors de terre, mais elles sont taillées un peu irrégulièrement dans la masse solide en longues galeries dont la plus grande hauteur est de 2 à 3 mètres et la plus grande largeur de 90 centimètres à 1 mètre. Le développement de ces catacombes est immense, si l’on en juge par le cimetière de Sainte-Agnès, Via Nomentana. La carte qui en a été dressée comprend un huitième de son étendue sur une ligne de plus de trois kilomètres, et l’on en induit que la longueur totale des galeries des catacombes dépasserait 1,400 kilomètres ou 380 lieues. Sur tout ce parcours, les rangées latérales de sépultures rapprochent des tombes de toutes les grandeurs, superposées en nombre inégal, depuis trois ou quatre jusqu’à treize ou quatorze, les unes au-dessus des autres. On calcule que par chaque 21 décimètres de chemin il y en a cinq de chaque côté. C’est ce qui donnerait près de sept millions de tombes. Ces soixante cimetières auraient, suivant quelques auteurs, servi pendant cinq ou six siècles à la partie chrétienne de la population de Rome. Celle-ci est estimée, dans les premiers siècles de l’empire, à deux millions d’âmes[7]. À supposer que les générations se renouvellent trois fois par siècle, la population chrétienne, aurait en moyenne approché du cinquième de la population totale de Rome ; mais ce chiffre, très exagéré avant Constantin et surtout de Tibère à Trajan, est infiniment trop faible pour les Ve et VIe siècles. On comprend de reste combien de telles évaluations sont hypothétiques[8].

Les catacombes sont donc des cimetières, et à Rome on leur en donne le nom. Rien en effet n’y semble avoir été creusé et disposé que pour recevoir et honorer les morts. Chaque tombe paraît faite exprès pour le mortel qu’elle devait contenir. Des milliers n’ont que la taille d’un enfant ; quelques-unes sont assez grandes pour deux corps et même davantage. On les appelle alors du nom de bisomum ou de trisomum et quadrisomum. Elles étaient fermées avec une plaque, une tuile ; mais la plupart ont été ouvertes, au moins dans la partie des catacombes déblayée jusqu’ici, et l’on n’y voit plus guère qu’un enfoncement presque vide, du sable et des débris d’ossemens. Les chambres appelées cubicula, qui donnent sur les galeries ou qui les interrompent, sont des cryptes ou chapelles de forme diverse ; la plupart sont des quadrilatères d’environ trois mètres de côté. Au milieu, une sorte de rond-point en coupole ; au fond, une tombe en travers sous une niche en arceau nommée arcosolium ou opus arcuatum. Dans les chambres un peu grandes, il y a plusieurs sépulcres et des sièges ou cathedrœ ; quelquefois des bancs sont taillés dans le tuf. Les tombeaux, en forme de caisse quadrangulaire, arca, sont recouverts d’une plaque de pierre ou de marbre, mensa, et affectent plus ou moins la forme des sépulcres antiques. Dans ces celles, près de ces restes révérés, l’office divin réunissait souvent les fidèles ; l’agape ou plutôt la cène, au lieu d’être célébrée sur une simple table, l’était sur celle du tombeau même. Les protestans expliquent que par ce seul changement la commémoration de la dernière pâque est devenue le sacrement de l’autel ou la messe. La forme sépulcrale de nos autels attesterait cette origine. S’il fallait en croire Anastase, écrivain de peu d’autorité, ce qui nous semble s’être établi ainsi par l’usage aurait été réglé formellement, vers la fin du IIIe siècle, par le pape saint Félix.

Il est probable que la disposition générale des lieux est d’origine hébraïque. Les Juifs, assez nombreux à Rome, auront commencé par suivre, dans l’inhumation de leurs morts, l’usage de Jérusalem, dont la montagne est toute perforée, le sol tout miné par des excavations funéraires. On a comparé l’église romaine primitive à une confédération de républiques grecques avec de fortes traces de judaïsme. Aux premiers temps surtout, l’esprit de l’Ancien Testament devait se mêler à l’esprit du Nouveau dans les rites comme dans la foi. On montre près de l’inscription grecque de la tombe d’une certaine Faustine, nom romain, l’image du chandelier à sept branches. Une autre épitaphe est celle d’un Juif du nom de Moïse. Le mot hébreu shalom remplace quelquefois celui de pax, si commun sur les moindres tombeaux. Quand les chrétiens ont-ils commencé à se créer des asiles à part ? On l’ignore. La plus ancienne inscription avérée est de l’an 102 ou 107, trouvée dans le cimetière de Lutine, celle de 71, par laquelle commence le recueil de M. De Rossi, n’offrant pas un caractère certain ni une origine assurée[9]. Les dates ne sont pas toujours faciles à fixer. En général, suivant le père Marchi luimême, il y a assez peu d’inscriptions et de peintures décidément antérieures au IVe siècle. Le tombeau de saint Alexandre, pape et martyr en 117 ou 119, a été découvert il y a dix ou douze ans à six milles de Rome sur la Via Nomentana ; mais on en a contesté, j’ignore pour quelles raisons, l’attribution ou la date. Des catacombes plus anciennement connues on a cité longtemps deux épitaphes, l’une du règne d’Adrien, l’autre de celui d’Antonin, ou de 130 et de 160. La seconde exprime, avec un trouble pathétique et des paroles sans suite, l’angoisse des familles chrétiennes dans les temps de persécution ; mais la critique moderne trouvé ces inscriptions trop éloquentes et les rejette comme apocryphes. À ces épitaphes d’un obscur Marius, d’un inconnu Alexandre, elle en préfère de plus historiques, celles qui consacrent la mémoire des papes Urbain, Fabien, Corneille et d’autres du même temps, c’est-à-dire du IIIe siècle, quoiqu’elles puissent à la rigueur dater du pontificat de saint Damase, monté sur le trône de saint Pierre trente ans après Constantin (366 ?). À cette époque, les catacombes changèrent d’aspect. Les emblèmes chrétiens, les souvenirs d’édification, les croyances populaires, les images du Christ et des apôtres, tout se produisit avec plus de liberté. Des restaurations pieuses ajoutèrent les nouveaux signes symboliques à la timide expression du zèle et de la foi des générations précédentes. Les catacombes purent continuer à servir de sépultures jusqu’à la fin du VIe siècle ; mais en même temps les formes du culte, qui s’étaient établies dans ces obscurs refuges, sont transportées en plein air. Les niches en arceaux, les autels en tombeaux, la commémoration des morts, peut-être même les rites qui rappellent la cène et la croix, remontent sur la terre, et l’architecture même des basiliques se modifie et se règle au grand jour sur les usages des chapelles souterraines. Les fêtes du culte conservent un souvenir funèbre ; l’église s’élève sur le tombeau.

Rappelons-nous en effet que les premiers monumens du christianisme ne parlent point d’églises (j’entends ces maisons sacrées que nous appelons ainsi). Il n’y avait de lieu saint à Jérusalem que le temple, qui n’était pas un édifice chrétien. Les apôtres se réunissaient dans une maison. C’est dans une maison que se célébraient les repas, commémoration sacramentelle de la cène. Si nous suivons l’apôtre dans ses voyages missionnaires, nous le verrons prêcher la religion dans les synagogues et dans les basiliques qui étaient des bâtimens civils, souvent dans une chambre et dans sa propre maison[10]. Nous n’avons pas de sanctuaires ni n’autels, dit au IIIe siècle Minutius Félix : delubra et aras non habemus. On ne cite pas, du moins à Rome, d’église de ce temps élevée uniquement pour réunir les fidèles et prier Dieu, excepté peut-être Santa-Maria in Trastevere, monument singulier de la tolérance d’Alexandre Sévère. Encore en dissimulait-on la principale destination, quoiqu’une église ne fût guère alors qu’un lieu d’assemblée. La consécration proprement dite fut donnée primitivement à ces humbles, oratoires, véritables pierres du témoignage, posées en souvenir d’un martyr dans le lieu où il avait souffert, où il était mort, où il passait pour enseveli. Sainte-Praxède, Sainte-Pudentiane, Saint-Sébastien, Sainte-Agnès, Saint-Paul lui-même, ne furent d’abord que des édifices indicateurs de l’entrée des caveaux où les élus dont ils portaient le nom avaient versé leur sang ou laissé leurs os. Que ces édifices soient devenus bientôt en même temps des oratoires, des lieux de dévotion où les fidèles se sont de préférence réunis pour prier, c’est ce que le respect des morts et le souvenir des martyrs rendent fort naturel, et ainsi les celles ou chapelles sépulcrales ont été des lieux saints par excellence. Les rites qu’on y célébrait sont devenus les plus essentiels de la liturgie. Sans soumettre celle de nos temples à une critique hétérodoxe, on conçoit très bien que la communion, plus semblable alors au dernier repas du Sauveur, fût donnée primitivement sur une table. Ne croit-on pas garder à Saint-Jean-de-Latran la table sur laquelle saint Pierre a dû rompre aux fidèles le pain consacré ? Dans les oratoires des catacombes, ce rite a pu naturellement s’accomplir sur la pierre du tombeau le plus vénéré, qui devint ainsi la table et l’autel. Puis, lorsque la religion put étaler son culte à la face du ciel, elle garda, elle imita les formes imposantes ou touchantes auxquelles elle s’était accoutumée dans les catacombes. On bâtit sur le modèle des chapelles placées à l’intérieur ou à l’entrée de ces funèbres galeries les temples pour le culte extérieur. Les autels en forme de sépulcre furent dédiés, ainsi que tout l’édifice, au nom d’un saint, en souvenir de la consécration des premiers oratoires construits en commémoration des martyrs. Une église fut donc une sorte de cénotaphe : on la sanctifia, on l’anima pour ainsi dire en y transportant des reliques dont le culte fut une suite ou une exagération du respect pour la dépouille des martyrs. Pour renouveler et perpétuer les émotions attachées à la religion des catacombes, on enrichit, on rehaussa le culte, désormais public et solennel, par tout ce qu’on put exhumer de ces sombres dépôts de la piété d’un temps solennisé par de tragiques souvenirs. On essaya, par des déplacemens, des emprunts, des imitations, de reproduire artificiellement l’effet de la réalité des anciens jours ; mais, hélas ! il est rare qu’en cherchant l’illusion les hommes ne rencontrent pas la fraude. La légende vint donc s’unir à l’histoire, et la fable gagna du terrains sur l’Évangile. Les écrivains de Rome eux-mêmes, ces orthodoxes de parti-pris, ne savent comment, dans les traditions de toutes leurs églises, faire les parts entre la vérité, l’utilité, la crédulité et l’imposture.

Le fait certain, c’est que les catacombes ont été par suite livrées à un pieux pillage. Une dévotion remuante profana le plus vénérable des monumens du christianisme, et quoique jusqu’au VIIIe siècle les pèlerins vinssent à Rome surtout pour visiter ces cryptes saintes, pour en baiser la terre humide, pour y demander, le front sur la pierre, des grâces souvent imprudentes, pour tracer sur les parois leurs noms ignorés qu’on y peut lire encore, ce palais sépulcral de la foi, vidé par les pontifes eux-mêmes, puis par eux fermé et oublié, est resté presque jusqu’à nos jours comme s’il n’était plus.


III

Si, maintenant qu’il est rouvert, nous voulons y descendre, l’impossibilité de le parcourir tout entier doit nous faire donner la préférence aux catacombes de Saint-Sébastien et à celles de Sainte-Agnès. Les premières sont les plus célèbres et les plus anciennement connues ; mais les secondes sont le meilleur exemplaire de la disposition générale et du véritable emploi de ces asiles, sanctifiés par le respect universel.

Ce cimetière en effet, qui s’ouvre dans un champ non loin de Sainte-Agnès hors des murs, et où l’on descend par des degrés souterrains comme dans un caveau, montre dès le premier coup d’œil que ces lieux ont été pour les chrétiens ce qu’étaient pour les païens les columbaria. Dans ces étroits passages, des populations fugitives n’auraient pu s’abriter que pour un peu de temps. Les celles latérales qu’on rencontre à peu de distance de l’entrée ressemblent plutôt à des oratoires domestiques ou à des caveaux de famille qu’à des églises. Là plus grande de ces chapelles se compose de cinq chambres, de deux mètres de côté. Si, comme on veut le supposer, deux de ces chambres ont servi à l’instruction des catéchumènes, ceux-ci, les sexes restant séparés, ne pouvaient être dans chacun qu’en bien petit nombre, et des locaux aussi resserrés n’auraient pu être creusés pour l’usage des vivans qu’à une époque reculée, où les chrétiens, encore rares, se réunissaient par petits groupes et ne formaient que des cénacles. C’est dans une de ces chapelles, dite celle de Jésus-Christ au milieu de ses disciples, qu’une peinture assez remarquable recouvre le plafond en coupole surbaissée. C’est une composition à huit compartimens séparés par des feuillages. Adam et live, Moïse, Jonas, etc., y sont représentés, et au centre le bon pasteur. Au fond de l’arcosolium, un Christ jeune est assis entre six de ses disciples, dont un seul a de la barbe, peut-être saint Pierre ; mais d’autres croient reconnaître Etienne et les six diacres. Un zèle qui n’avait rien de sacrilège a malheureusement dépouillé les souterrains de Sainte-Agnès de ce qu’ils renfermaient de plus précieux, et aucune sépulture n’est demeurée intacte ; mais il reste dans les cellules vides et ouvertes des ossemens humides et pulvérulens, et peut-être ramasserait-on encore dans le sable quelque débris funèbre du mobilier de cet Herculanum sacré.

Moins expressives et plus célèbres, les catacombes de Saint-Sébastien, à deux milles de la porte du même nom, près de la Voie Appienne, étaient les seules renommées au commencement du moyen âge. L’église actuelle de Saint-Sébastien n’a pas trois siècles d’existence ; mais elle renferme encore une inscription du pape saint Damase, très reconnaissable à la versification et à la calligraphie, et cette inscription, qui ne peut être postérieure à la fin du IVe siècle, annonçait la place où reposait le pape Eutychianus, qui mourut martyr en 283. Une des portes de l’église conduit à l’entrée voûtée des premières galeries souterraines auxquelles on ait donné le nom assez obscur de catacombes. Celle-ci, désignée non moins obscurément par le nom de Platonia, fut longtemps la plus vénérée, peut-être la seule visitée, parce qu’elle passait pour avoir recelé les restes des apôtres Pierre et Paul, jusqu’au jour où ils furent déposés séparément dans les deux basiliques placées sous leur invocation. Dans le même confessionnal, on montrait aussi le siège épiscopal sur lequel le pape saint Etienne avait été martyrisé. On disait que dans ces galeries, qui s’étendaient au loin, cent soixante-dix mille corps avaient été ensevelis. La Platonia ou la partie des catacombes attenante à Saint-Sébastien est proprement un caveau voûté en pierre qui n’est pas enfoui tout entier, qui reçoit le jour par une ouverture. Treize arcosolia entourent une sorte de puits où l’on dit que les restes de Pierre et de Paul furent déposés quelque temps. Cette disposition a été imitée dans le confessionnal de plusieurs églises ; mais cette crypte, en tout temps ouverte au public, fréquentée dans tous les siècles, ne donne pas une idée exacte des catacombes proprement dites. Les peintures qu’elle contient sont, au moins pour la plupart, d’une époque bien postérieure à l’abandon de ce mode de sépulture primitive. C’est à peine si l’on peut accepter comme du IVe siècle un Jésus-Christ avec le nimbe, placé entre deux personnages (Pierre et Paul), et donnant les clés à l’un d’eux. Ce qui recommande d’ailleurs le plus vivement à une pieuse curiosité le cimetière de Saint-Sébastien, c’est le voisinage de celui de Saint-Calixte. D’abord méconnu sous le nom de cimetière de Saint-Prétextat, longtemps confondu avec les dépendances de la Platonia, il n’a été bien étudié que dans ces derniers temps et distingué sous le titre de crypte des papes, parce qu’il contient dans un espace resserré les tombes d’un assez grand nombre de pontifes du IIe et du IIIe siècle, dont la liste est donnée par une inscription du pape saint Damase. Des peintures dont la manière est plus antique que byzantine nous montrent comment les premiers peintres chrétiens de Rome concevaient la représentation des scènes de l’Écriture. C’est là qu’on a trouvé le portrait d’un fossoyeur avec ses outils, et cette inscription : Diogenes fossor in pace depositus octobri kalendas octobris (sic). Une double chambre ou chapelle est datée par un fragment en vers incorrects, qui nous apprend que le diacre Sévère y est enseveli, et qu’il l’avait fait exécuter avec des arcosolia et un soupirail, pour obéir à l’ordre du pape Marcellin (entre 295 et 304), jussu papœ sui Marcellini. C’est peut-être la seule fois que le nom de pape se lit dans les catacombes ; mais il n’a évidemment que ce sens de paternité qui le rendait commun à tous les évêques, ou du moins à d’autres que l’évêque de Rome.

Mais la plus intéressante peut-être des découvertes faites dans les catacombes est celle dont la place est voisine, et qui a prouvé par un récent exemple tout ce que ces lieux funèbres peuvent encore cacher de trésors à l’archéologie chrétienne.

Peu de saintes sont aussi populaires que sainte Cécile. Elle est devenue toute poétique grâce au pinceau de Raphaël. C’est la sainte des artistes. Sur la foi d’un récit qui ne paraissait nullement historique, elle a passé de tout temps pour une jeune fille qui habitait une riche demeure dans le Trastevere. Mariée à un noble romain, Valérien, qui mourut pour la foi comme elle, on disait qu’elle avait donné tout son bien aux pauvres et voulu que sa maison fût une église. La basilique qui lui est dédiée devait en occuper l’emplacement, et l’on montre près de l’entrée une chapelle qui serait la chambre des bains où la jeune martyre aurait péri au commencement du IIIe siècle. Cette basilique très ancienne, puisqu’on la fait remonter à l’an 230, a été rebâtie au XVIe et même au XVIIIe siècle. Elle dépend d’un couvent de bénédictines qui l’entoure, et dont il faut traverser la cour pour arriver à l’église. En y entrant le jour de Noël, je la trouvai vide ; les religieuses, cachées par des grilles dans un triforium, chantaient sans se laisser apercevoir. Dans une crypte, deux urnes couvertes, qui ressemblent à des fonts baptismaux, passent pour avoir servi à recevoir le sang des martyrs. On en montre une tachée du sang de Cécile. Sa statue est couchée sous l’autel. C’est celle d’une très jeune fille dans ses habits de mort, la face à demi retournée vers la terre, la tête étant comme remise à sa place après avoir été séparée du tronc. On dit, c’est une tradition, qu’elle garde le costume et l’attitude où la sainte a été trouvée dans son tombeau. Cette statue est un ouvrage du dernier siècle, plein de grâce et d’expression. On l’aime beaucoup à Rome, et l’on en trouve partout des copies, des réductions, des dessins, des photographies.

J’ai dit que cette statue, d’une naïveté un peu coquette, représentait au naturel la sainte ensevelie. Telle en effet Baronius prétend l’avoir vue, lorsque son cercueil de cyprès fut ouvert en 1599. Ses restes reposaient dans l’église actuelle depuis que Pascal II, le grand déprédateur des catacombes, les y avait transportés ; mais quelle était l’authenticité de la relique et du tombeau ? Malgré la célébrité du nom, rien ne paraissait plus hasardé que la légende, au point que l’honnête Tillemont refusait d’y croire, et prenait la Romaine Cécile pour une martyre de Sicile morte en 178. Cependant il existe un itinéraire de deux pèlerins de Salzbourg dont on place le voyage en Italie au VIIe siècle, sous Honorius. Il est du moins fort antérieur au pontificat de Pascal II. Or ce document singulier a ce mérite d’être confirmé sur beaucoup de points par le premier moderne qui ait visité les catacombes. Ses auteurs y décrivent des choses qu’a retrouvées Bosio au XVIIe siècle. De plus ils disent que de leur temps le tombeau de sainte Cécile, placé près de celui du pape saint Urbain, était l’objet d’une grande vénération ; mais ce tombeau, où l’avaient-ils vu ? Dans certaines catacombes de Saint-Calixte, voisines, mais distinctes de celles de Saint-Sébastien. C’est guidé par leur itinéraire que l’habile antiquaire M. De Rossi a retrouvé en 1854, dans une vigne à droite de la Voie Appienne, et plus près de la ville que l’église de Saint-Sébastien, l’entrée d’une galerie en couloir où des pèlerins ont laissé leurs noms écrits. Par là on arrive à une chambre mortuaire où des inscriptions grecques en lettres grossières indiquent la sépulture d’Éleuthère, d’Anthère, de Fabien, de Lucius, les deux derniers suivis de cette désignation : épis, mar., évêque martyr. Ce sont, comme on sait, quatre papes canonisés à placer entre les années 177 et 256. D’après une inscription indubitablement composée par Damase au IVe siècle, les sépultures d’autres papes, Urbain, Corneille, Sixte II, Eutychianus, ne devaient pas être éloignées. Il serait trop long de raconter par quelle suite de bonnes fortunes et d’adroites recherches les preuves matérielles de tout ce qu’annonçaient les documens écrits ont été retrouvées. Qu’il nous suffise de dire que la crypte pontificale communiquait obliquement avec une chambre plus intérieure et ornée de peintures où, sous une niche en arceau, M. De Rossi a eu la joie de trouver un sépulcre taillé dans le tuf ouvert et vide, et sur la muraille voisine la figure peinte en pied de saint Urbain avec son nom, et, chose fort rare, celle d’une dame romaine richement vêtue, que le plus sceptique doit consentir à nommer sainte Cécile. Ainsi la tradition a été confirmée dans ses points essentiels ; la légende est remontée au rang de l’histoire, et l’archéologie moderne ne peut guère se glorifier de découvertes plus intéressantes pour les annales de l’église et de l’art.

Les origines de la peinture chrétienne sont obscures. On ne saurait affirmer qu’au Ier siècle de l’église l’usage ou même l’idée de retracer les personnages, les événemens ou les symboles de la religion fût en grande faveur. Il semble que la haine judaïque pour les images taillées et le spiritualisme naturel aux adorateurs de Dieu en esprit et en vérité dussent éloigner les premiers chrétiens de toute curiosité pour l’expression visible des objets miraculeux de la foi. Ces moyens imitatifs durent même inspirer à quelques-uns une répugnance scrupuleuse dont l’excès a plus tard donné naissance au fanatisme des iconoclastes. Des écrivains sacrés ont, il est vrai, prétendu que Jésus-Christ, ayant imprimé sa face sur un morceau d’étoffe, l’envoya à Abgare, roi ou satrape d’Édesse, ne pouvant de sa personne se rendre auprès de lui, et que ce portrait authentique se conservait encore dans cette ville au VIIe, d’autres disent au Xe siècle[11]. On a aussi raconté qu’une femme pieuse aurait essuyé le front du Fils de l’homme montant au Calvaire, et le mouchoir dont elle s’était servie, marqué d’une empreinte miraculeuse, serait l’origine de toutes ces véroniques[12] ou vraies images du Sauveur conservées dans plus d’un sanctuaire. La crédulité a enchéri sur cette légende et montré l’empreinte de toute la personne du Christ sur ces linceuls qu’on nomme suaires, et qui sont plus multipliés qu’il ne faudrait pour leur authenticité. C’est encore ainsi que Nicodème aurait, au dire des gens de Lucques, sculpté d’après nature la tête du Christ au tombeau, et son ouvrage, conservé au moins depuis le VIIIe siècle, serait ce saint Voult de Lucques, Vultus de Luca ; si révéré par le moyen âge, si souvent pris à témoin de sermens trop semblables à des blasphèmes par le roi Guillaume le Roux. Mais le moyen âge, trompé par l’homonymie, n’aurait-il pas pris l’image de Lucques pour un ouvrage de Luc et sanctifié la première au nom du compagnon de saint Paul, dont saint Jean Damascène avait fait le patron des peintres, et qui devrait être tout au plus celui des médecins[13] ? On prête à saint Luc jusqu’à onze portraits connus de la Vierge, que les critiques rendent à un certain Luca du XIIe siècle ; mais on peut les reléguer tous avec cette image de Marie qui, lors de la prise de Nicée par les Turcs, s’enfuit de cette ville et passa la mer à la nage pour s’aller réfugier au couvent d’Ivirou dans l’Athos, ou avec celle qui, traversant les airs en 1294, vint s’abattre, ainsi que la santa Casa, sur la colline de Lorette. Toutes ces traditions, plus que hasardées, prouvent seulement que le judaïsme n’avait pas laissé dans l’église de préjugé absolu contre la représentation des saints personnages de l’Évangile ; on avait même, à certaines époques, cherché à s’assurer de leur exacte ressemblance. La parole les avait dépeints à sa manière. On ne peut guère s’arrêter à la lettre très manifestement apocryphe de Publius Lentulus, proconsul de Judée avant Hérode, lequel aurait adressé au sénat romain un signalement informe de la personne du Messie. Cette épître prouve du moins que ceux qui l’ont fabriquée croyaient répondre à la curiosité publique. Saint Jean Damascène, qui défend de représenter Dieu le père, l’incorporel, l’invisible, l’infini, l’incompréhensible, n’interdit pas de peindre son divin fils, le Christ fait homme étant dans son langage scolastique un animal rationale, dont il ne se refuse pas à indiquer en quelques traits l’apparence corporelle et la figure, qui rappelait, dit-il, celle de sa mère et celle d’Adam ; aussi donne-t-il les règles prescrites par l’empereur Constantin à quiconque la voudrait retracer. Saint Anschaire, qui vivait cent ans après Damascène, vit le Seigneur lui apparaître sous une forme peu différente de l’image officiellement approuvée par l’empereur, et un annaliste ecclésiastique, postérieur de près de six siècles, mais qui ne sortait pas de la bibliothèque de Sainte-Sophie, et qui y puisa tous les documens d’une histoire de l’église jusqu’à l’an 1000, Nicéphore, fils de Calliste, a résumé jusqu’aux moindres traits de Jésus et de Marie tels que l’antiquité les avait conservés jusqu’à lui.

Ainsi c’est surtout l’église d’Orient qui semble s’être occupée de recueillir la tradition iconographique. Jamais les Latins n’ont accepté avec une entière confiance le témoignage de cette Grèce crédule ou menteuse. Il nous faut donc d’autres données pour éclaircir les commencemens de l’art chrétien dans l’Occident. Ce qui vient d’être dit ne touche d’ailleurs qu’à deux ou trois portraits traditionnels. Rien encore sur la peinture d’histoire, dont nous ne séparons pas la peinture allégorique. De l’aveu à peu près unanime des historiens, l’introduction ou plutôt la renaissance de la peinture en Italie, au moins dans son application publique aux choses sacrées, devrait être attribuée à l’art byzantin, c’est-à-dire à l’art pratiqué par les mosaïstes de Constantinople. La mosaïque peut avoir en effet. dessiné la première des figures sur les murs des églises telles que nous les connaissons, et elle a ainsi pu donner plus tard naissance à la peinture religieuse du moyen âge ; mais d’abord, et sans encore contester l’hypothèse, est-il nécessaire de faire voyager la mosaïque d’Orient en Italie, où le goût et le talent n’en devaient pas avoir disparu ? On montre à Ravenne des mosaïques du commencement du VIe siècle au plus tard, et la plus ancienne de Sainte-Marie-Majeure paraît antérieure à la mort du pape Sixte III, c’est-à-dire à l’année 440. Or il n’y avait pas à cette époque cinquante ans que l’empire d’Orient s’était séparé de celui d’Occident, il n’y avait guère qu’un siècle que Constantin avait fondé sa ville, et l’on doit faire remonter jusqu’à lui, ou du moins jusqu’à une époque très voisine de son règne l’ornementation de deux édifices aussi visiblement remplis de son souvenir que le baptistère de Latran et celui de Sainte-Constance. L’art de la mosaïque n’a donc pas dû cesser d’être pratiqué à Rome. Seulement il se peut qu’il ne fût exercé que par des Grecs, et le déclin de toutes choses en Italie fut si rapide que bientôt Constantinople dut attirer les meilleurs artistes. Le mouvement et le luxe d’un empire naissant donnaient à leur talent une impulsion nouvelle et un caractère local. Un style visiblement oriental prévalut dans la représentation des êtres et des faits de l’histoire sacrée. Il prit des formes fixes, s’assujettit à des règles et s’enferma dans un cadre hiératique tout à fait contraire aux libertés que se donnait l’art gréco-romain. Ainsi Byzance a pu dans la suite, par son influence et son exemple, modifier et déterminer jusqu’en Italie, et plus loin encore, le système de décoration graphique des voûtes et des absides de nos temples. Une étiquette religieuse très précise et très détaillée gouvernait en effet dans le monde gréco-asiatique l’imagination des peintres d’église. La foi avait son dessin officiel, à peu près comme chez les modernes le blason. Non-seulement on retrouve les marques de ce formalisme en Italie jusqu’au temps de Cimabué, mais il se montre encore intact et inviolable dans l’Orient chrétien. Depuis que M. Didron a rapporté du couvent d’Esphigmenou le Guide ou la Clé de la peinture[14], il n’est plus permis de douter qu’un invariable formulaire soit depuis un temps immémorial imposé en Grèce à la peinture religieuse. Ce manuel des peintres de l’Athos remonte jusqu’au XIIe siècle, et nous fait connaître quelle tradition dominait l’art byzantin sous Andronic Ier. Il nous apprend jusqu’à la couleur qu’il faut donner au manteau de tel ou tel patriarche, de tel ou tel apôtre. C’est la preuve écrite de l’existence d’une orthodoxie iconographique, et quoiqu’elle n’ait peut-être jamais été aussi strictement observée de ce côté-ci de l’Adriatique, nos cathédrales gothiques nous offrent des preuves sans nombre de l’existence d’une imagerie réglementaire, et nous avons de la fin du VIIIe siècle une ordonnance du pape Adrien Ier qui détermine les trois manières de représenter Jésus-Christ dans les églises.

Mais toutes ces règles, qui peuvent avoir influé à travers le moyen âge jusque sur l’art de nos jours, datent-elles donc de la naissance du christianisme et du temps même où l’on ne bâtissait pas d’églises en plein air ? N’ont-elles pas un caractère sacerdotal qui va peu aux époques voisines de l’âge apostolique ? A ces questions, les peintures des catacombes ont répondu. Les voilà les premiers rudimens d’un art chrétien, du moins en Occident. Les inconnus qui décoraient ces parois et ces voûtes obscures obéissaient à d’autres inspirations et satisfaisaient à d’autres besoins que les formalistes de Constantinople. On peut reconnaître plus tard l’influence byzantine dans la marche de la peinture religieuse en Italie, et la suivre jusque sur le seuil des temps modernes ; mais il n’en résulte pas qu’avant Constantin le christianisme n’eût inventé ou adopté aucun moyen de représenter ses souvenirs et ses mystères. Pourquoi n’aurait-il pas su s’approprier telles ou telles des formes, tels ou tels des procédés que conservait l’art antique dans la décadence impériale ? Les lecteurs de l’Épître aux Romains n’avaient pas été élevés par leur maître à ne rien prendre aux gentils. Je sais que Pline nous atteste qu’à Rome, dès le second siècle et même auparavant, l’art de peindre était négligé. Les tableaux anciens étaient encore recherchés, comme le sont aujourd’hui ceux des maîtres de l’Italie : on les faisait à grands frais venir de Grèce et d’Asie ; mais on n’en peignait plus de nouveaux. Quoique le métier de peintre eût été assez estimé de la vieille Rome pour donner un surnom à une branche des Fabius, il était abandonné, et Pline nous parle d’un ton d’oraison funèbre de dignitate artis morientis. Il se peut encore qu’une religion nouvelle, fort occupée d’ailleurs à se soutenir et à se propager, hésitât à faire ouvertement usage d’un art en déclin. Elle cherchait peu les regards du public. Son esprit même ne la portait pas à revêtir ses croyances du prestige du dessin et de la couleur. Pour attirer l’attention en parlant aux yeux, il aurait fallu ne pas la craindre. Attendons-nous donc à voir les chrétiens ne manifester que par de rares essais le désir de prêter un corps et une figure à leurs dogmes et à leurs traditions, et si, malgré tant d’obstacles, ce goût de réalisation sensible des idées spirituelles s’est fait jour parmi eux, ne nous étonnons pas qu’il ait d’abord paru timide et voilé, qu’en cherchant à satisfaire de secrètes sympathies il ait tâché de se dissimuler à la malveillance, qu’il ait enfin réfléchi les scrupules et les craintes d’une société naissante et menacée qui doutait encore de ses droits et de son sort, qui même ne savait pas bien ce que lui permettaient la foi ni la prudence. Les idées sur ce point tardèrent à se fixer. Peu après la fin du IIIe siècle, un concile d’Eliberis interdisait de retracer sur les murailles des églises ce qui est objet de culte et d’adoration, quod colilur et adoratur. Quoique les images peintes aient toujours excité moins d’ombrages que les images taillées qui rappelaient les idoles primitives, l’église n’a pas admis sans hésitation la représentation de la Divinité ; il est douteux qu’elle l’ait jamais formellement encouragée ; jusque dans le XVIIe siècle, on a cru convenable d’interdire au pinceau ou au ciseau toute figure de la Trinité. Il a bien fallu, sur l’autorité de Michel-Ange et de Raphaël, tolérer la personnification du Dieu créateur dans les scènes de la Genèse et de l’Exode : la colombe et les langues de feu ont, conformément au Nouveau Testament, annoncé la présence du Saint-Esprit ; mais l’essence divine dans sa triple personne n’a guère été rendue sensible aux yeux que par des simulacres qu’excusait leur vétusté. On trouverait difficilement, en France du moins, des théologiens éclairés qui autorisassent formellement la représentation de la Trinité. L’un d’eux, après avoir rappelé que le concile de Trente ne parle que des figures de Jésus-Christ et des saints, raconte que Bossuet, dans son diocèse, faisait attacher à la muraille une grande image où était représenté le sujet de la leçon ; « mais, lorsqu’on expliquait la sainte Trinité, on ne montrait aux enfans aucune figure pour leur faire entendre que ce grand mystère ne peut être aperçu par les sens, mais par l’esprit seul que la foi éclaire. »

On conçoit que les anciens n’eussent pas tous la même délicatesse de spiritualisme. Les imaginations asiatiques étaient naturellement portées à aimer les images, si l’on en juge par le soin qu’ont pris le judaïsme et le mahométisme de les leur interdire. Dans le monde gréco-latin, la liberté de l’art était consacrée par les mœurs. En aucun temps d’ailleurs, aucune interdiction n’a dû s’appliquer à l’humanité du Christ, et lorsqu’on eut, dans le second et même dès le premier siècle, essayé de rappeler par des portraits ou des emblèmes le souvenir de chrétiens éminens, de martyrs qui devaient un jour être honorés comme des saints, lorsqu’on eut commencé de figurer les dogmes de la foi qu’ils avaient confessée par quelques images bibliques, il était difficile qu’on ne fût pas presque aussitôt conduit à représenter, au moins symboliquement, le Sauveur en personne dans les œuvres de sa vie terrestre. Bientôt on s’enhardit à le peindre directement, quoiqu’on écartât, pendant longtemps du moins, certains traits qui auraient rendu trop vivement les plus reconnaissables et les plus émouvantes réalités du récit évangélique. Ainsi s’expliquent les caractères les plus frappans des premières peintures des catacombes. La pensée en est chrétienne, quoiqu’elle ne le soit pas librement, hardiment, et qu’elle évite avec une crainte peut-être systématique de rappeler patiemment les grandes scènes du christianisme. L’art est païen, c’est-à-dire qu’il continue l’art de l’antiquité ; il suit, pour les formes et même pour la composition, les procédés et les conventions du métier qui avait, au dire de Pline, remplacé à Rome l’art importé de Corinthe et d’Athènes. Par quelques détails seulement, ce premier style chrétien décèle ce qu’il a de nouveau. Il dissimule quelquefois jusqu’aux sujets sacrés qu’il retrace. Il est en général obscur, monotone et peu original. Tel qu’il est cependant, et malgré des signes d’indécision, de routine et de décadence, il se ressent de son origine ; il vient de l’ancienne Grèce, si supérieure à la nouvelle ; il est de plus noble extraction que l’art de Byzance. S’il n’eût jamais été modifié ou plutôt remplacé par celui-ci, s’il avait pu se maintenir dans sa tradition, persister dans sa voie, en s’identifiant de plus en plus avec les souvenirs et les pensées de la religion, on se demande s’il ne serait pas arrivé directement à cet art composite, à ce savant mélange d’imitation et d’inspiration, de science et de nouveauté, dont la Transfiguration de Raphaël est le type accompli ; mais puisqu’une décadence rapide devait conduire à une interruption inévitable dans la tradition du goût, puisque la peinture, comme toute chose, devait traverser l’épreuve du moyen âge, il est heureux qu’elle ait eu le temps d’être un moment antique et chrétienne, il est heureux qu’à l’époque où l’on ne pouvait avoir d’art public, on ait essayé de se créer un art clandestin dans les ténèbres des catacombes. Là donc il faut chercher le véritable style chrétien primitif, là uniquement on peut découvrir les premières traces des efforts de l’imagination des fidèles pour sanctifier un mode d’expression créé par le génie de l’antiquité profane.


IV

On voit que l’art des catacombes doit être en rapport avec un christianisme hellénistique. Il convient à des gentils convertis. Il est loin de ce formalisme mystique que ne tarda pas à subir l’esthétique de l’orthodoxie. Tout n’est pas cependant de fantaisie dans ces peintures. Un petit nombre de pensées et de faits presque toujours rendus symboliquement et par les mêmes symboles remplit les cadres de ce musée funéraire ; mais le style même des figures et de la décoration est libre, en ce sens qu’il garde presque toujours les allures de l’art antérieur. Tout ou presque tout est romain dans la représentation de ces scènes du monde oriental. Rarement se montre l’effort d’inventer, dans le fond comme dans les accessoires, un genre qui ait une physionomie propre, d’assigner aux personnages et aux emblèmes un caractère neuf, distinct, incommunicable, qui soit chrétien et ne soit que chrétien. Ce n’est pas la peinture des catacombes qui a déterminé la direction ultérieure de l’art religieux. Cette circonstance serait plus particulièrement intéressante à étudier, si l’on pouvait avec plus de précision fixer la date des ouvrages et distinguer toujours avec certitude ce qui a précédé et ce qui a suivi l’émancipation politique de la religion chrétienne par la conversion opportune de Constantin.

Cependant on reconnaît tout d’abord que le système décoratif est, dans sa généralité, imité des anciens caveaux de sépulture romaine. Il était donné par la disposition locale. Il n’y a pas beaucoup de manières de peindre les parois et les voûtes d’un souterrain. Les compartimens, les encadremens, les guirlandes, enfin la partie purement ornementale est donc tout antique, et, aux sujets près, le premier aspect rappelle, avec une exécution un peu plus grossière et moins de variété, les peintures de Pompéi et d’Herculanum ; mais la pensée est, comme on le sent, fort différente. Cette pensée si nouvelle alors, et qui tendait à le devenir davantage, n’innove pourtant que le moins possible dans les formes qu’elle affecte pour s’exprimer. Ainsi les fleurs, les palmes, le phénix, les vendanges, les repas, tous ces emblèmes funèbres de l’art païen se reproduisent, interprétés et comme consacrés à nouveau par une foi plus ferme et plus distincte. La religion, voisine de son berceau, ne s’était pas encore assez emparée des esprits et des mœurs pour oser aisément se créer des signes et des types dont elle ne trouvait pas les analogues dans les traditions de l’art figuratif. Il semble même qu’elle choisît de préférence dans l’Écriture les sujets qui, tels que le déluge, l’aventure de Jonas, le bon pasteur, etc., trouvaient dans certaines fables de Deucalion, d’Hercule, de Jason, de Mercure Criophore, des motifs déjà connus d’agencement et de dessin.

Pour les attitudes et les accessoires, elle ne s’écarte pas des modèles convenus que les décorateurs avaient pour ainsi dire dans la main. Lorsqu’il faut décidément inventer, et que l’image doit être exclusivement chrétienne, l’embarras est visible. On s’aperçoit que le temps n’est point passé où une religion enseignée par des pauvres et des ignorans, au nom d’un Dieu frappé de toutes les misères humaines, repoussait avec scrupule ou dédain l’idée de parler aux sens et d’éblouir par le dehors. Ainsi, prenant à la lettre un verset d’Isaïe, on allait jusqu’à vouloir que le Messie fût sans beauté et sans éclat, puisqu’il n’avait rien qui attirât l’œil[15]. Qu’importait d’ailleurs son image ? Il se peignait dans sa parole.

Cette indifférence aux choses extérieures ne pouvait être ni populaire ni durable. Des générations formées par la Grèce ne pouvaient longtemps mépriser l’expression par la forme. Le goût, l’habitude, l’esprit de l’antiquité reprit le dessus ; on voulut représenter ce qu’on croyait, mais une représentation directe, une imitation littérale des choses sacrées n’était ni sûre ni facile. Les chrétiens de Rome ne se retraçaient pas aisément la vérité des scènes de l’Evangile. Quelle image pouvait se faire du Christ et de sa mère, de saint Jean-Baptiste, d’Abraham ou d’Élie, un Romain, un gentil, qui ne connaissait ni Jérusalem ni le désert ? Au témoignage de saint Augustin, la figure de Jésus et de Marie était demeurée entièrement ignorée. Les formes de l’art, étroitement liées aux idées du paganisme, ne pouvaient être employées sans profanation qu’à la faveur du symbolisme. Depuis longtemps, les sujets mythologiques n’étaient plus heureusement que les emblèmes de certaines idées morales. Les fables de Psyché, d’Adonis, etc., les scènes du culte de Bacchus ne figuraient par exemple sur les tombeaux que comme expression des mystères de la mort et de la vie. À défaut des choses mêmes, le procédé pouvait être imité ; rien n’était davantage dans le génie antique, dont sous ce rapport l’esprit judéo-chrétien était loin de s’écarter. Il était, lui aussi, essentiellement figuratif et parabolique. Il fut donc naturel de débuter dans l’iconographie religieuse par le symbole. L’agneau, la colombe, le poisson, etc., furent les premiers signes auxquels s’arrêta d’abord un art timide ; mais on ne tarda pas à vouloir des représentations plus animées et plus humaines. C’est alors qu’on chercha dans la tradition des personnages et des scènes qui pussent assez exactement se rapporter aux dogmes dont on voulait une image parlante. On en prit dans l’Ancien Testament. On en prit dans le Nouveau, on en prit même dans la mythologie : Isaac sacrifié par son père ou Moïse faisant jaillir la source du rocher, puis le bon pasteur de la parabole rapportant sa brebis, puis Orphée attirant et apprivoisant à sa voix les animaux sauvages, purent être également la figure de Jésus-Christ. Il serait précieux de pouvoir dire par laquelle on commença de ces trois classes d’allégories. Ce qui se peut assurer, c’est qu’elles précédèrent toute représentation directe, tout portrait des personnes et des choses de l’Évangile ; mais lors même qu’on en vint là et qu’on essaya la peinture historique de la religion, on ne s’attacha pas à la ressemblance, on ne chercha pas la fidélité, et les figures du Christ par exemple furent pour la plupart aussi arbitraires que le sont les personnages bibliques des peintres hollandais. Jésus-Christ devint souvent un jeune Romain, désigné par certains accessoires ou par la composition du tableau à ceux-là seulement qui étaient avertis. Ce n’est que postérieurement et peut-être assez tard qu’on s’est rapproché d’un certain type nazaréen dont les catacombes nous offrent deux ou trois exemplaires encore assez différens entre eux ; mais pendant longtemps aucune pensée de réalisme, comme on dit aujourd’hui, ne parut se mêler à la peinture religieuse. La majorité des plus anciennes décorations des catacombes permettrait presque de supposer que pour ceux qui les ont exécutées le symbolisme chrétien est resté une énigme. On dirait que des hommes de métier ont été appelés à reproduire des types connus, des figures usuelles, dont la disposition seule avait un sens pour les initiés. Ils peignaient peut-être ce qu’on leur commandait sans en deviner la pensée secrète, la valeur emblématique. C’est ainsi crue dans la catacombe de Saint-Calixte un Christ enseignant est assis au milieu d’auditeurs de tout âge, comme lui en costume romain, semblable de tout point à un rhéteur dans son école, et le tableau est entouré en demi-cercle d’une vigne dont les fruits sont recueillis par des génies. Le premier artiste venu aurait pu, quelle que fût sa religion, dessiner cette grande composition.

C’était encore une idée païenne que la jeunesse fût l’attribut de la Divinité, et la personne du Christ a été rajeunie quelquefois, comme dans le tombeau de G. Bassus, préfet de Rome, mort vers 359[16]. D’autres fois aussi on a emprunté les détails de la chevelure et certains accessoires aux images classiques de Jupiter, comme pour justifier d’avance l’invocation de Dante au Jupiter suprême que nous avons crucifié sur la terre.

Nous comprendrons mieux ces premiers tâtonnemens de l’art chrétien en regardant de plus près aux peintures des catacombes. On dit que celles de Naples portent des marques encore plus visibles de l’antiquité païenne. Celles de Rome nous apprendront déjà beaucoup en ce sens, et elles commencent à être mieux connues. On doit se souvenir qu’une partie seulement, le tiers peut-être, en a été explorée, et les peintures que nous cherchons sont rares. Presque toutes les parois de ces interminables galeries ont conservé la couleur brun grisâtre du péperin. Seulement dans quelques celles ou chapelles fort espacées entre elles, la voûte est enduite de stuc ainsi que l’enfoncement ou demi-lune des niches sépulcrales. Ce sont ces surfaces concaves ou planes que couvrent souvent des dessins légers d’un bon goût d’ornementation, ou même des sujets emblématiques et des images mystérieusement religieuses. On s’accorde à regarder comme postérieures au IIIe siècle celles de ces peintures où se voient des lettres grecques, X et P, qui représentent les deux premières du nom du Christ (Ch et R), et l’X figurait en même temps la croix ; ce monogramme est réputé celui de Constantin. Naturellement l’expression pittoresque des idées chrétiennes doit être plus explicite et plus claire à partir du moment où elles sont les dogmes de la religion de l’état. Cependant, à toute époque, le symbolisme remplace presque partout la représentation directe. Les sujets sont en général tirés de l’ancien Testament ; or il est difficile de supposer que les néo-chrétiens prissent pour objet habituel de leur pensée et de leur culte Moïse frappant le rocher, Daniel dans la fosse aux lions, Jonas englouti par la baleine ou se reposant, après être sorti de Ninive, sous le lierre miraculeux dont certains interprètes font un palma-christi. De ces trois images, la première devait désigner la fondation de l’église, la seconde la passion de Jésus-Christ ou celle des premiers martyrs, la troisième, empruntée à une comparaison évangélique (Matt., XII, 39), la sainte paix qui attend le fidèle jouissant des fruits de la vigne du Seigneur. La figure du bon pasteur se rencontre, comme on l’a dit, plus d’une fois ; mais, quoique ce soit un souvenir du Nouveau Testament, elle représente paraboliquement le Sauveur des hommes en empruntant une disposition de l’art antique, celle du faune à la chèvre ou de certaines statues de Bacchus. Le goût allégorique est poussé si loin que l’on rencontre jusqu’à des personnages mythologiques comme Orphée et peut-être Mercure et Pluton. À peine voit-on çà et là quelque chose comme l’adoration des mages, ou telle figure de femme qui pourrait être la Vierge. On a même pu croire qu’une sorte d’incertitude régnait encore dans les croyances chrétiennes, ou tout au moins que des artistes mal instruits de la religion mélangeaient sans intelligence et sans choix les seuls sujets qu’ils eussent appris à dessiner et qui leur fussent familiers. Leur travail, sans être dénué de mérite, offre en effet tantôt une gaucherie novice, tantôt une routine naïve, qui trahit le métier d’un artisan plutôt que le savoir d’un peintre, et la pureté ou l’élévation de certains types ne prouve pas qu’ils fussent autre chose que des figures apprises une fois et indéfiniment copiées les unes des autres. Je crois pourtant que l’obscurité et l’indécision avec lesquelles les dogmes ou les événemens de la religion sont indiqués tiennent à deux causes, la prudence imposée aux fidèles par leur situation et le goût décidé de tous les anciens pour les représentations symboliques. Il n’était pas sûr d’exposer aux yeux des choses trop évidemment évangéliques, et l’habitude avait dû être prise de bonne heure de dissimuler sous des formes convenues les traits du christianisme historique. Bien d’ailleurs n’était plus orthodoxe que de prendre les faits de l’Ancien Testament pour figurer ceux du Nouveau, puisque l’Évangile lui-même admet cette sorte d’application, et qu’aujourd’hui encore il existe une liberté presque sans limites d’attribuer un sens figuré à tous les passages de la Bible, pourvu que ce sens soit orthodoxe. Ainsi l’on évitait de retracer dans leur réalité les scènes mêmes de la vie et de la mort du Christ ; on tenait à ne point divulguer une foi qu’on tenait encore davantage à ne point désavouer ; on s’ingéniait à l’indiquer par des signes qui ne fussent pas accusateurs, et un magistrat d’une clairvoyance ordinaire ou modérément sévère aurait pu visiter une bonne partie des catacombes sans y trouver des marques irrécusables de l’adoration du Christ. Indépendamment de ces précautions très permises, une habitude ou une disposition d’esprit beaucoup moins calculée pouvait porter des païens récemment baptisés à préférer dans l’art religieux l’expression indirecte à la traduction littérale du fait positif. C’était dans le génie de l’antiquité, c’était aussi d’une exécution plus facile. Les scènes les plus caractéristiques de l’Évangile offraient des sujets tout nouveaux, et qui rentraient peu dans les combinaisons connues de l’art. Il aurait fallu de grands artistes pour en trouver la forme et l’expression. Or les grands artistes, toujours rares, devaient, s’il en existait, tenir pour le paganisme, et les médiocres, les praticiens dépourvus de modèles, auraient été fort empêchés de rendre d’inspiration l’agonie du Jardin des Olives, la comparution devant Pilate, la flagellation, l’ecce homo. Que seraient-ils devenus si on leur avait demandé la transfiguration, la crucifixion ou la résurrection de l’homme-Dieu ? Le respect même, une certaine crainte religieuse, détournaient aussi d’aborder directement les plus touchans, les plus nobles épisodes du poème évangélique. Les esprits n’étaient certainement pas dégagés de l’aversion des Grecs et des Romains pour l’expression des choses de mauvais augure. Ce que la religion raconte de plus saisissant est tragique. La souffrance, la maladie, la torture, la mort jouent un grand rôle dans le drame ; pour les âmes communes, pour le préjugé vulgaire, il n’y avait pas sûreté à retracer trop fidèlement jusqu’à ces misères, à ces bassesses de l’humanité auxquelles le Sauveur a voulu condescendre. Ce qui l’élève pour nous, ce qui le divinise, aurait pu l’abaisser aux yeux de la foule. Des fidèles même peut-être répugnaient alors à fixer leur pensée sur des souffrances que le chrétien moderne contemple avec attendrissement, et l’on craignait de prêter des armes à l’ennemi en étalant sans ménagement les détails réels et douloureux de l’humble et sanglant berceau de la rédemption. Les nobles paradoxes qui ont placé la dignité morale au-dessus des humiliations de la destinée étaient nouveaux pour la foi elle-même, et ne sont pas du premier coup devenus des lieux-communs de morale et de religion. Les chrétiens étaient embarrassés d’affronter le préjugé public et d’adorer résolument un Dieu fouetté et crucifié comme un esclave. C’est sans doute par un mélange de tous ces sentimens qu’ils ont attendu si longtemps avant de prendre leur parti d’affirmer sous ses traits véritables la passion de Jésus-Christ. Ce n’est, dit-on, qu’au VIIe siècle qu’un concile ordonna de renoncer au symbole pour la réalité et de représenter les instrumens de la crucifixion. Encore le décret ne fut-il pas immédiatement adopté par les papes, et le crucifix tarda encore quelques années à paraître dans les églises. Aussi dans les catacombes la croix se rencontre-t-elle rarement ; elle est plutôt présentée comme un ornement que comme l’instrument d’un divin supplice, c’est-à-dire qu’elle est ou comme brodée sur des draperies, ou enjolivée de palmes et de feuillages qui la transforment en arabesques. Les couronnes du Sauveur ne sont jamais des couronnes d’épines. On s’explique cette réserve et ces ménagemens en voyant une antiquité très curieuse qui se trouve dans le petit musée du collège des jésuites. C’est une pierre détachée d’un mur, et sur laquelle une main fort maladroite a tracé avec un outil pointu l’image d’un homme à tête d’âne mis en croix. Elle est à peu près telle que la dessineraient nos enfans des rues, et le dessinateur a écrit auprès en lettres grossières, mais encore lisibles : « C’est là le Dieu d’Alexandre. » Il se peut que les pareils d’Alexandre ne sussent pas tous encore braver ou repousser ce genre de dérision, et que leurs pasteurs eux-mêmes prissent soin de leur éviter de telles épreuves et la faiblesse de rougir de Jésus-Christ. Le reniement de saint Pierre risquait fort d’être imité encore plus souvent que son martyre.

La personne même du Messie se voit cependant quelquefois dans les catacombes. C’est tantôt la figure en pied d’un jeune homme en tunique, et peut-être alors n’est-ce qu’un symbole, la parfaite et éternelle jeunesse étant pour les anciens le signe et l’emblème de la Divinité ; tantôt, mais rarement, c’est une tête au visage un peu plein, plus âgée, d’une expression calme et douce, avec une barbe quelquefois très légère, les cheveux un peu longs, séparés sur le front à la nazaréenne, et qui ne s’éloigne pas absolument de la ressemblance traditionnelle du Christ. Il n’y en a guère que deux, l’un à Saint-Calixte, l’autre à Saint-Pontien, qui, par l’expression et le style, semblent satisfaire le goût moderne. La dernière a quelque chose de byzantin. On croit apercevoir dans l’une et l’autre quelque imitation du portrait tracé dans la fausse lettre de Lentulus. À Saint-Calixte encore, un profil en mosaïque, avec la barbe et les cheveux rubescens, figure juive et moutonnée, est plus curieux qu’agréable. Il n’y aurait de vraiment beau qu’un autre profil modelé en terre cuite, dont le dessin, et le caractère attesteraient soit une inspiration élevée, soit l’imitation d’un type dignement conçu et fidèlement transmis ; mais on ignore l’âge de cette précieuse image, qui n’appartient pas nécessairement aux catacombes, quoiqu’elle ait été trouvée dans le voisinage de celle de Sainte-Agnès. Dans les compositions où figure le Christ, il n’est pas caractérisé par des signes constans ni par la même physionomie[17]. Le nimbe est presque toujours absent, quelquefois il a été ajouté après coup. Très souvent Jésus est désigné par un manuscrit roulé qu’il porte à la main ou par deux cistes ou corbeilles dans lesquels les livres sacrés étaient placés. Enfant dans la belle peinture de Saint-Prétextat, il est presque partout ailleurs un jeune homme ; il est un vieillard dans la chapelle de l’agape de Sainte-Agnès. Il n’est guère représenté que discutant avec les docteurs, ressuscitant Lazare ou présidant à la cène. Le personnage de saint Pierre est constamment signalé par une tête chauve, un air de vieillesse, un bâton à la main. Paul, à Saint-Sixte, a des sandales et tient un volumen ou manuscrit roulé. Ailleurs il porte une épée. Les figures de la Vierge sont moins caractérisées et plus douteuses. La Mitertheu, comme elle est nommée au cimetière de la Madone[18], n’était pas alors la favorite de la peinture ainsi qu’elle l’est devenue. Il ne faut pas la chercher dans ces femmes dont les bras sont ouverts et les robes flottantes. Quelques-unes sont fort belles, comme la Teudora et la Dionysas de Saint-Prétextat ; ces orante (ainsi parlent les Italiens) personnifient la prière ou l’âme chrétienne qui s’élève vers Dieu après la mort. Dans la quatrième chambre de Saint-Calixte, une niche à droite offre aux yeux l’Orphée qui, la lyre en main, charme les bêtes sauvages, et au-dessus de l’arceau une vierge assise tenant sur ses genoux un enfant qui paraît bien avoir une douzaine d’années. Les rois qui lui rendaient hommage ont disparu. À gauche, le prophète Michée prédit la nativité ; à droite, Moïse, frappant le rocher, montre que c’est là la source du fleuve qui couvrira la terre. Tous ces sujets sont traités dans le style antique ; tout, jusqu’aux vêtemens et aux accessoires, semble grec, et la Vierge est un profil de femme assise et drapée. Celle de Sainte-Agnès, peinte avec soin, parée d’un collier de perles, les bras en orante, a devant elle un enfant debout, à la tête carrée, et dont les cheveux sont coupés à la manière des jeunes Romains. Elle a les yeux d’une femme du Trastevere. Malgré certaines invraisemblances, on peut la prendre pour la mère du Christ. Le père Marchi voudrait qu’elle fût du second siècle, et dans tous les cas antérieure au concile d’Éphèse, qui passe pour avoir autorisé la peinture de la Vierge (481). Ce groupe est cependant entre deux monogrammes regardés comme les signes d’une date plus récente. En général, les sépultures antérieures au IVe siècle n’offriraient pas aisément d’évidentes preuves du culte de la Vierge, ainsi qu’on l’avait espéré d’abord, et généralement, avant de chercher dans les catacombes des lumières sur l’histoire de la dogmatique, il faudrait avoir déterminé avec certitude l’âge des diverses peintures qu’on prendrait pour objet d’étude. Un livre intéressant et judicieux, publié sur cette matière par un prêtre catholique anglais[19], ne nous paraît constater expressément que deux choses, l’ancienneté de l’usage de prier pour les morts et celle de la hiérarchie des évêques, prêtres, diacres et néophytes. Les catacombes n’offrent pas de témoignage direct de la suprématie des papes. Quelques-uns sont nommés sans distinction particulière. Les titres d’EPISC. et de MARTYR sont seuls donnés dans le cimetière de Saint-Calixte aux papes Eleuthère, Fabien, Anthère, Lucius, etc.[20], et même on montre quelque part saint Alexandre placé le second après un évêque.


V

Je ne crois pas m’être sensiblement écarté des idées qui prévalent aujourd’hui dans la science, car il y a, depuis le père Marchi, une vraie science des catacombes. Ce n’est qu’au XIXe siècle, chose assez étrange, qu’on s’en est sérieusement occupé, et il fallait pour y réussir, pour s’y livrer seulement, la révolution qui, au commencement du siècle, s’est faite, jusque parmi les catholiques, dans la manière de considérer la religion. Ce qu’on peut appeler le sentiment esthétique de la religion, développé et presque découvert par M. de Chateaubriand, a fait pénétrer dans l’église un peu de critique historique. Elle est revenue à ses plus beaux souvenirs, et, quoique l’archéologie soit loin d’être florissante à Rome, il y reste un antiquaire éminent que la foi ne peut désavouer, dont la science doit s’enorgueillir. M. De Rossi, quand on l’entend, intéresse l’esprit, persuade la raison, captive la confiance par la sûreté et l’originalité du savoir, par la clarté et la sagesse des interprétations, enfin par cette union d’une sagacité supérieure et d’une probité parfaite qui ne sont pas moins nécessaires l’une que l’autre à l’érudit digne de ce nom. C’est une bonne fortune que de pouvoir visiter avec lui ce musée religieux de Latran, dont il est le créateur ; nous allons y retourner sous sa conduite.

Des tombeaux et des inscriptions composent ce musée presque tout entier. Parmi les premiers, un sarcophage découvert près du confessionnal de saint Paul, et qui ne peut remonter plus haut que le règne de Théodose, donne, dès l’entrée, un excellent échantillon du symbolisme chrétien dans le dernier tiers du IVe siècle. Sur la face antérieure, une série de figures et de sujets forment un bas-relief compliqué et significatif d’une exécution assez rude. Ce sont d’abord trois Vieillards à peu près semblables. Un d’eux est assis entre les deux autres, dans l’attitude de la bénédiction. L’emblème est manifeste : c’est la Trinité. Elle est comme en action pour la création de l’homme. Puis un vieillard, évidemment une des trois personnes divines (on veut que ce soit le Verbe personnifié, mais bibliquement il me semble que ce pourrait être Dieu le père), se tient auprès d’Eve, nouvellement créée (je l’ai prise pour Adam), et plus loin le même personnage signifie à nos premiers parens l’arrêt de proscription qui suit leur péché. Cette première ligne de sculptures contient donc tout le fondement de la religion : la création et la chute. Au-dessous vient l’incarnation, comme l’effet suit la cause. La Vierge et l’enfant reçoivent les hommages des rois d’Orient ; puis Jésus-Christ rend la vue aux aveugles : c’est le monde tiré des ténèbres du péché. Cette première moitié du bas-relief est séparée de l’autre par une figure nue entre deux lions. C’est Daniel ou plutôt une image générale soit de la Passion, soit des persécutions et des martyres. Ce motif, qui se retrouve souvent, ne paraît être là que pour diviser les deux compartimens ; du moins il ne se place pas naturellement dans la série des scènes qu’il interrompt. La première à droite est le changement de l’eau en vin et la résurrection de Lazare, ce qui signifie clairement la conversion des infidèles et la renaissance à une nouvelle vie ; puis, au-dessous, saint Pierre est emmené par des Juifs en présence de Jésus-Christ, et immédiatement après Moïse fait jaillir du rocher la source où s’abreuvent les Hébreux. Cette dernière partie a trait de toute évidence à la fondation de l’église et à la propagation de la foi par une voie miraculeuse. Sous le rapport de l’art, ce tombeau n’a guère d’autre mérite que la clarté dans l’expression littérale. L’œuvre est d’ailleurs grossière, et ne dénote qu’une certaine facilité de main ; mais c’est un des exemples les plus notables et les plus démonstratifs du système iconographique adopté par les artistes et probablement aussi par les docteurs de cet âge du christianisme.

D’autres sculptures sépulcrales confirment et complètent le sens de celle-là. Il est toujours à remarquer que les scènes préliminaires de la Passion sont indiquées avec ménagement ; les outrages que subit le Christ sont adoucis, et la Passion elle-même est figurée soit par le sacrifice d’Abraham, soit tout simplement par la croix au monogramme de Constantin. Souvent le Christ est représenté par un jeune homme, presque un impubère romain. Quelques emblèmes païens, par exemple celui d’une vendange par de petits génies entourés d’une treille, continuent d’être appliqués au christianisme. On a vu que la métaphore de la vigne du Seigneur permettait cette transposition d’un emblème emprunté à la partie mystérieuse du culte de Bacchus.

La nombreuse collection d’inscriptions réunies au palais de Latran, dans la galerie extérieure du premier étage, donnerait lieu à une foule d’observations intéressantes ; mais elles ne sont pas de ma compétence. La science inductive qu’on appelle l’épigraphie a pris de nos jours un développement et une importance que les travaux de M. De Rossi ne peuvent qu’accroître. Parmi les intéressantes remarques que j’ai entendues de sa bouche, une doit être notée : c’est l’absence de toute désignation de maître et d’esclave dans les inscriptions tumulaires des chrétiens. Serait-ce la juste application du verset qui promet, au nom du Seigneur, la même récompense pour le bien accompli dans la servitude comme dans la liberté, ou de celui qui efface dans l’homme nouveau la différence entre le Juif et le gentil, le barbare et le Scythe, le libre et l’esclave[21] ? On voudrait le croire, et dater de là l’effacement de l’esclavage, au moins dans la mort. Il vaudrait la peine de prouver que les lieux séparés pour la sépulture des esclaves, que les puticoli où l’on jetait leurs cadavres[22], n’existaient pas pour les chrétiens. Ce titre de noblesse du christianisme mériterait d’être retrouvé.

Il va sans dire qu’un sentiment religieux anime toutes ces pierres sépulcrales. La mort ne s’y montre qu’accompagnée de la foi dans la véritable vie. Rarement la pensée en est très développée. Jamais, pour la confirmer, de citation de l’Écriture, ce qui mérite d’être remarqué ; le plus souvent l’in pace sacramentel, ou bien une colombe tenant le rameau dans son bec, la feuille de lierre, symbole d’immortalité parce qu’elle ne se flétrit pas, quelquefois l’A et l’Ω. Les conclusions un peu rigoureuses des meilleurs critiques ne nous laissent d’ailleurs que bien peu descriptions des premiers siècles où les espérances de la foi, le mépris de cette vie, la passion de l’autre soient explicitement rendus. Ces sentimens ne s’y traduisent que par un mot. On voudrait rencontrer à Rome plus d’occasions de comparer, dans leurs monumens respectifs, la sagesse antique et l’enthousiasme chrétien. Peut-être le contraste n’est-il nulle part plus saillant que dans le cimetière de Saint-Calixte, où l’on est surpris de rencontrer tout à coup des sépultures païennes au milieu des monumens de la foi. On a, pour en expliquer la présence, supposé que la galerie creusée par les fidèles s’était accidentellement rencontrée, comme un boyau de mine, avec un ancien caveau romain. Enfin les tombeaux sont là, ils occupent une chambre à deux arcosolia. Un distique annonce que l’un est la sépulture de Vincentius, prêtre de Sabasis[23] ; l’inscription de l’autre, où reposait sa femme Vibia, est ainsi conçue : « Vincentius, visite souvent un jour ce que tu vois. Beaucoup m’ont précédée, tous viendront, je les attends. Mange, bois, joue et viens à moi. Tant que tu vivras, fais le bien ; tu n’emporteras que cela avec toi. » On voit que l’idée morale et même religieuse n’est pas absente de cette inscription, toute mondaine qu’elle semble. Les peintures voisines ne sont pas non plus sans valeur pour l’art et la pensée. D’abord Vibia est enlevée par Pluton sur un quadrige dont Mercure conduit à pied les chevaux ; puis elle est amenée devant le tribunal sur lequel siègent Dispater[24] et sa déesse. Près de Vibia se tient Alceste, symbole de l’épouse fidèle. À droite sont les trois Parques, tria Fata, belles d’attitude et de style. Enfin Vibia, jugée, est introduite, par un personnage inscrit sous le nom de Bonus Angelus, au banquet mystique de sept convives, sept élus, sept sauvés apparemment, car une inscription les qualifie de bonorum judicio judicati. Il y a aussi la représentation d’un repas funèbre donné par Vincentius à Septe (m) pii sacerdotes.

Ces images sont si visiblement emblématiques qu’on a voulu même y voir, avec Raoul Rochette, le symbole d’un autre symbole, et comme une traduction figurée des images chrétiennes. Ce serait en vérité abuser de l’allégorie, et le voisinage tant de la sépulture d’un prêtre de Mithra que de la figure d’une femme couronnée qui passe pour Vénus rend ces hypothèses bien invraisemblables. Pourquoi ne pas accepter le rapprochement fortuit ou calculé des deux philosophies de la mort qui se disputaient alors les esprits ? On y peut noter une différence : c’est que, tandis que les chrétiens devaient attacher un sens littéral de réalité à quelques-uns de leurs symboles, les gentils, à cette époque, ne voyaient certainement dans les leurs que des fictions destinées à figurer des vérités mystérieuses. Au fond que savaient-ils les uns comme les autres de mieux que cette parole : « rien ne te suivra dans la mort que le bien que tu auras fait ? »

Une des antiquités les plus précieuses du musée de Latran est la statue de saint Hippolyte. Regardée comme un monument du IIIe ou du IVe siècle, elle a une assez grande importance dans l’histoire de l’église et de la sculpture chrétienne, et cette importance n’a pu qu’augmenter depuis les controverses qui se sont élevées autour du nom d’Hippolyte.

Ce ne semblerait pas le lieu, d’en traiter, si l’occasion ne nous tentait de montrer comment sur cette terre d’Ausonie la découverte et la présence des inappréciables débris que recèle un sol historique provoquent ou suggèrent des questions qui intéressent le passé et le présent, qui nous reportent aux discussions des premiers siècles chrétiens et s’étendent à celles du nôtre. Cette statue donc ressemble à celle d’un philosophe grec. C’est un personnage au front chauve, à la barbe assez touffue. Il porte la toge romaine pardessus le pallium grec. Son coude est appuyé sur un livre. Il est assis sur une chaise antique dans le style particulier à la cathedra, ou chaire cathédrale qui a donné leur titre aux églises épiscopales. Il se peut que le corps soit plus ancien que la tête, que celle-ci soit un morceau rapporté plus tard pour faire d’un philosophe un évêque, que même toute la statue, la tête comprise, ait été appliquée telle quelle d’un personnage à un autre pour perpétuer non la ressemblance, mais la mémoire du saint dont on lui a donné le nom ; mais elle était bien sûrement réputée la statue de saint Hippolyte, car le siège où le personnage est assis porte gravé sur le marbre d’un côté le catalogue de ses ouvrages, de l’autre le calendrier pascal tel qu’il l’a réformé. Le caractère de ses inscriptions ne peut être plus récent que le VIe siècle ; mais la statue, en tant que commémorative de saint Hippolyte, ne peut être postérieure au IVe. Elle a été trouvée à l’ouest de Rome, en face de Saint-Laurent hors des murs, sur la Voie Tiburtine, à l’entrée d’un cimetière chrétien qui porte encore le nom de Saint-Hippolyte. Constantin le premier éleva des monumens religieux à cette place dans le champ appelé Ager Veranus. À cinq ou six lieues de Rome, non loin de l’embouchure du Tibre, il existe encore une tour Saint-Hippolyte. Elle est près de Porto, qui n’est presque plus une ville, et se réduit au palais et à l’église épiscopale, mais qui donne son titre à un des six cardinaux-évêques suburbicaires, considérés depuis plus de quinze siècles comme les suffragans, les conseillers et les électeurs du pontife romain. Et en effet les annales de l’église nomment un martyr Hippolyte, évêque de Portus urbis Romœ : c’était le port des bouches du Tibre depuis que l’ensablement de celui d’Ostia avait forcé Claude, puis Trajan à dériver les eaux du fleuve par un canal direct vers la mer. La comparaison et la discussion des textes qui mentionnent ce nom et de certains fragmens qui figurent dans les recueils établissent que ce père de l’église, renommé pour son savoir et ses écrits, était de Rome ou des environs, qu’il avait été disciple d’Irénée, disciple lui-même de Polycarpe, qui avait entendu saint Jean. Nommé évêque au commencement du me siècle, sous Septime-Sévère, Hippolyte connut les papes Zéphyrin, Calixte, Urbain, Pontien, et, atteint comme ce dernier par les persécutions qu’ordonna l’empereur Maximin, il fut avec le pontife exilé en 235 dans l’île de Sardaigne, dont l’insalubrité proverbiale faisait assimiler cet exil à la peine capitale. Pontien y mourut en effet dans l’année, et ses restes furent rapportés dans les catacombes de Saint-Calixte par Fabien, qui bientôt lui succéda. Il se peut qu’Hippolyte eut le même sort, ou bien il obtint la permission de revenir, mais ce ne fut que pour mourir de la mort des martyrs, au plus tard en 238. En tout cas, il fut inhumé dans les catacombes de la route de Tibur, auxquelles il a laissé son nom.

C’est bien de cet évêque philosophe, écrivain, théologien, martyr et saint, que l’on voit à Latran la statue. Elle n’est pas un modèle de l’art, mais elle appartient encore au style de l’antiquité, et elle est à la fois la meilleure et la plus ancienne statue d’un personnage chrétien qui soit venue jusqu’à nous. De plus, dans la salle même où elle est placée, on montre un tombeau de marbre blanc, un tombeau païen dont l’inscription grecque porte que saint Hippolyte y a été enseveli. Jusque-là, rien que de simple. Hippolyte a joui dans son temps d’une assez grande renommée. On a les titres, des fragmens, et quelques-uns de ses ouvrages. Nous sommes dans le pays où il a vécu, où peut-être il est mort, où dans tous les cas ses restes ont pu être rapportés avec respect. Sa statue et même son tombeau ont été trouvés dans les environs. Voilà bien d’un personnage historique les monumens authentiques et imposans.

L’idée d’une difficulté ne me vint que lorsqu’ayant fait quelques questions sur ce tombeau, dont l’existence ne m’était signalée nulle part, j’obtins pour réponse que c’était le tombeau de saint Hippolyte d’Ostie, comme si cette désignation, qui ne pouvait être que celle de l’évêque de Portus, s’appliquait à un autre personnage que celui de la statue. Il fallait donc que celui-ci ne fût pas réputé le seul Hippolyte, et en effet c’est la croyance commune à Rome qu’il y en a eu plusieurs. La légende parle d’un Hippolyte martyrisé à la suite de saint Laurent, vingt ans au moins après l’évêque de Portus, et c’est celui-là que le bréviaire romain a mis au calendrier. Puis un passage d’Eusèbe mal interprété a fait supposer qu’il y en avait un troisième, un évêque d’Arabie, contemporain des deux autres. Enfin, comme dans quelques martyrologes Hippolyte est simplement qualifié de presbyter, et que les trois autres étaient ou plus ou moins que prêtres, quelques auteurs ont été tentés d’en inventer un quatrième. Quant à celui-ci, on prouve très bien que ce qui est dit d’Hippolyte presbyter est identique à ce qui est dit d’Hippolyte évêque, et comme le nom de presbyterium était officiellement donné au concile épiscopal, au collège de suffragans qui élisaient et conseillaient le pape, les évêques suburbicaires, membres de droit de ce presbyterium, étaient éminemment nommés presbyteri. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui les membres du sacré collège. Pour l’évêque arabe, l’examen des textes prouve que son existence est une supposition hasardée, et dans tous les cas il n’aurait rien de commun avec l’Hippolyte de la statue, avec celui dont parle l’histoire.

Reste le compagnon de martyre de saint Laurent : or voici la difficulté. C’est près de la basilique de ce dernier que la statue a été trouvée, non loin des catacombes dites de Saint-Hippolyte. Une tradition veut que Laurent soit le premier martyr romain, ou plutôt le premier à qui une basilique ait été dédiée, et les actes de son martyre, auxquels ne se fient pas même Raronius et ses pareils[25], racontent que le diacre Laurent, arrêté à la suite du pape Sixte II, fut confié à la garde d’un certain Hippolyte qu’il convertit et baptisa. Puis, lorsqu’il eut expiré sur un gril brûlant, Hippolyte recueillit ses restes, les ensevelit près de la Voie Tiburtine dans un champ de la veuve Cyriaque, et prit part avec d’autres chrétiens à la sainte communion. Arrêtés presque aussitôt et sommés de sacrifier aux idoles, ils refusèrent, furent fouettés de verges, et tous décapités, à l’exception d’Hippolyte, qui, ainsi que le voulaient l’exemple de son homonyme et la signification de son nom, fut écartelé. par des chevaux indomptés. Tout cela se passait trois jours après la mort de saint Laurent, le 13 août 258. Ouvrez l’almanach, et vous y verrez la fête de saint Laurent au 10 et celle de saint Hippolyte au 13 août. Voilà donc la tradition officielle de l’église ; elle a pour elle, bien entendu, les hagiographes romains et les puseyites.

Tout ce récit a l’air purement légendaire ; cependant l’aspect des localités et des monumens semble le justifier. Les monumens publics ne peuvent dater que du règne, de Constantin. La basilique de Saint-Laurent passe pour fondée en 330. Elle est à l’entrée des catacombes de Sainte-Cyriaque, en face de celles de Saint-Hippolyte, près de la Voie Tiburtine, et là a été trouvée la statue, qui ne doit pas être d’une date postérieure. Prudence, qui était né moins de vingt ans après, décrit la basilique de Saint-Laurent, et raconte qu’il y a vu une peinture murale du supplice d’Hippolyte déchiré par des chevaux. Cette description détaillée se trouve dans un poème qu’il consacre à sa mémoire.

Ainsi, moins de cent ans après le martyre de la légende, des faits et des objets matériels semblent prouver que la croyance de l’église et du peuple y était conforme. Cependant des objections de première force s’élèvent contre la vérité des actes de saint Laurent[26]. C’est déjà chose fort extraordinaire que ce titre populaire de protomartyr qui mettrait à Rome sur le même pied que saint Etienne à Jérusalem un chrétien immolé dans la septième ou la huitième persécution. Le premier Romain qui aurait donné son nom à une église ne serait mort que sous Décius ou Valérien ? Ce serait un fait d’où naîtraient des inductions graves contre l’histoire des persécutions et le dénombrement des martyrs, et, quoique les noms grecs soient en majorité parmi ceux des premiers papes et des confesseurs morts en Italie pendant les trois premiers siècles, on s’étonnerait qu’en autant de temps l’Évangile eût fait si peu de progrès dans la population latine. Quoi qu’il en soit, le poète Prudence luimême ne croit pas célébrer dans Hippolyte un simple garde païen converti par un diacre, mais l’évêque philosophe qui résidait :

…….. Tyrrheni ad litoris oram
Quaeque loca aequoreus proxima Portus habet.


Il dit positivement que le saint fut mis à mort à Ostie, et que les fidèles allèrent déposer ses restes sanglans sur le territoire de Rome[27]. Il décrit la grotte étroite où dans les catacombes d’un ancien cimetière la foule allait encore honorer sa mémoire à la fin du IVe siècle. C’était dès lors le jour des ides d’août[28].

Puis enfin la statue, le plus visible et le plus certain des témoignages, est celle de l’évêque. Les inscriptions de la chaire cathédrale ne laissent aucun doute sur ce point. Cette statue a été trouvée en 1551. Elle a été trouvée où elle devait être. Elle a tout de suite été l’objet de la curiosité des savans. Elle est plus ancienne que le fameux bronze de Saint-Pierre, qui paraît byzantin, et qu’on place au VIe siècle. Elle est donc unique dans son genre, et Winckelmann lui attribue une telle antiquité qu’on ne regarde pas comme impossible qu’elle eût été érigée à Portus du vivant même d’Hippolyte, avant d’être transférée au lieu de sa sépulture.

Mais ce qui complique la question, les annales ecclésiastiques parlent d’un désaccord entre Hippolyte et Rome. Prudence lui-même accuse le premier d’avoir touché au schisme de Novatus, et il faudrait admettre alors qu’un père de l’église, un martyr, un saint, se serait séparé des pontifes que nous appelons souverains. Enfin, pour comble de difficulté, voilà qu’il y a dix ans un de nos plus habiles hellénistes, M. Miller, a publié à Oxford une édition princeps très bien faite d’un manuscrit de la Bibliothèque de Paris, avec ce titre (en grec) : Origenis philosophumena. Cet ouvrage curieux contient une analyse succincte des principaux systèmes de la philosophie grecque, puis un dénombrement et un examen des hérésies, et enfin une exposition sommaire de la doctrine chrétienne en ce qui touche Dieu, cause universelle, et le Verbe, dépositaire et agent de sa volonté créatrice. Les amateurs de littérature savent gré à cet ouvrage de leur avoir révélé un fragment inconnu de Pindare ; mais ceux qui s’intéressent à la philosophie et surtout à la théologie l’étudient sous d’autres aspects, et d’abord ils doutent fort que l’ouvrage appartienne à Origène, comme l’a supposé l’éditeur. C’est même une attribution à peu près abandonnée. Puis Bunsen a le premier ouvert l’avis que le véritable auteur était saint Hippolyte, l’évêque de Portus, et il a développé cette opinion dans un ouvrage fort important : Hippolyte et son siècle. Il faut savoir en effet que Photius, Eusèbe, saint Jérôme, attribuent à Hippolyte un traité contre les hérésies ; or c’est le titre du manuscrit des Philosophumena. L’auteur prend lui-même la qualité d’évêque, et il y passe en revue trente-deux hérésies, chiffre égal à celui que Photius attribue aux articles de la réfutation d’Hippolyte. Il y a donc de fortes raisons en faveur de l’opinion de Bunsen, et elle a été adoptée par de graves critiques, dont quelques-uns sont d’ailleurs ses adversaires, par exemple le docteur Doellinger, ce professeur à l’université de Munich qu’une circonstance récente a signalé à l’attention du public[29].

Ce traité contre les hérésies aurait, entre autres choses curieuses, établi un point qui n’est pas nouveau pour les savans, mais qui cependant étonne : c’est qu’à la fin du IIe siècle et au commencement du IIIe, sous la menace et quelquefois sous le coup des persécutions, il y avait dans le monde chrétien ; en Italie et même dans le diocèse de Rome, des divisions doctrinales, des sectes, des églises séparées très hostiles les unes aux autres. Chose encore plus grave, saint Hippolyte ou l’auteur, quel qu’il soit, des Philosophumena, ne place pas les papes hors du cercle de l’erreur. Il accuse tantôt leur foi, tantôt leur conduite. Son neuvième livre est une chronique des pontifes de Rome ses contemporains, et notamment il y donne de saint Calixte une biographie qui en ferait un aventurier, un fripon et un hérétique. Bunsen montre que ce jugement n’avait rien d’extraordinaire de la part d’un auteur qui professait en morale un rigorisme quasi janséniste dès lors réprouvé par le saint-siège, et en matière de foi une doctrine de la subordination du Verbe au père, au Dieu cause universelle, qui tendait à diviser la Divinité, tandis que Calixte, partisan absolu de l’unité de substance, avait pu être accusé de tomber dans l’erreur qui rend la Passion commune au père et au fils. Doellinger, qui prononce le même jugement sur l’auteur du livre publié par M. Miller, n’a d’autre ressource que de lui ôter l’évêché de Portus pour lui donner celui de Rome, c’est-à-dire qu’il fait d’Hippolyte un antipape.

On conçoit la sorte de rumeur que l’apparition d’un tel ouvrage a pu causer dans le monde savant et devrait produire dans le monde dévot, si ces deux mondes n’étaient pas soigneusement séparés. Quel scandale en effet s’if fallait admettre qu’un saint et un martyr comme Hippolyte eût caractérisé si sévèrement un autre saint et un autre martyr comme saint Calixte ! Il aurait osé écrire d’un pape qu’il avait passé de l’erreur de Sabellius à celle de Novatus, et ces deux habitans des catacombes sortiraient après seize siècles de leurs tombeaux pour proclamer la division au cœur même de la catholicité, au centre même de l’unité, et la constater dans ces temps bénis de la primitive église, cités souvent comme l’âge d’or de la religion ! Bunsen est, comme on le pense bien, fort à son aise au milieu de ces démêlés des premiers docteurs chrétiens : il y voit pour ainsi dire le droit commun du christianisme, que la critique allemande ne soustrait pas à la loi générale du développement historique, à cette double condition de toute chose sur la terre, unité et diversité ; mais on conçoit que tout le monde ne peut avoir ses coudées aussi franches, et de plus timides ont grand besoin d’incidenter soit sur l’origine du traité des hérésies, soit sur le rôle et les qualités de saint Hippolyte, soit sur l’identité de tous les Hippolytes cités par les auteurs, et le débat n’est pas près d’être vidé. Les bonnes âmes s’en tireront en disant, comme font d’ordinaire nos docteurs français sur ces sortes de questions, que ces saints personnages ont bien pu avoir quelque désaccord spéculatif, mais qu’ils se sont enfin réunis dans la charité, dans la foi, dans le martyre et dans la gloire, puisqu’ils sont également canonisés.

Nous voilà bien loin de notre statue, pas si loin cependant, car elle prouve authentiquement la vénération de l’église romaine pour un saint Hippolyte qui évidemment lui appartenait, vénération attestée par les hommages solennels qu’elle lui rendait cent ans après sa mort. Ce saint est bien l’auteur d’un calendrier pascal différent de celui d’Alexandrie, et qui commençait, dit Eusèbe, avec le règne d’Alexandre Sévère. Tel est le cycle gravé sur un des côtés du siège de la statue ; on y trouve toutes les fautes qui caractérisaient le travail d’Hippolyte. Enfin ce dernier est bien, selon saint Jérôme, George Syncelle et d’autres, l’auteur des quatorze ouvrages dont les titres sont également inscrits sur le marbre. Il y manque à la vérité la Réfutation de toutes les hérésies ; mais un livre avec ce titre lui est universellement attribué, et cette omission, sur un catalogue d’ailleurs incomplet, n’infirmerait en rien l’opinion de Bunsen, qui reconnaît l’ouvrage dans les Philosophumena. Quant à nous, nous ne faisons qu’indiquer les questions et montrer en passant ce que l’archéologie prend d’intérêt et de vie au milieu des ruines de Rome, et ce qu’en particulier l’archéologie chrétienne peut devoir à la fondation judicieuse d’un musée chrétien.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Circum in catacumbas. — Cœmeteria Callixti juxta catacumbas. Ce dernier mot, qu’on trouve pour la première fois dans une lettre de Grégoire Ier, ne désigne jusqu’au XIIIe siècle que cette petite portion du cimetière Saint-Sébastien, qui n’a du saint martyrisé à Rome en 288 conservé que le nom.
  2. La Roma sottaranea, par Bosio. Ce sont les Pitture sagre de Bottari, les livres imprimés de notre temps par le père Marchi, MM. Raoul-Rochette, Louis Perret, Northcote, et les mémoires publiés par M. De Rossi, qui nous ont guidé dans le présent travail.
  3. Quoiqu’on ne regarde plus les catacombes comme d’anciennes armariœ employées à une autre fin par les chrétiens, il n’est pas impossible que les premières aient eu cette origine, et surtout qu’en perçant ces longues galeries mortuaires on en ait extrait les déblais pour les débiter aux constructeurs de Rome. Cette supposition répondrait à ceux qui demandent ce qu’est devenue la masse considérable de sable et de matériaux tirés de ces excavations souterraines.
  4. Ce nom de cryptes et celui de cimenteria, ou mieux coemeteria, qui signifiait d’abord un tombeau, puis une sépulture commune ou areœ sepulturarum, sont les noms anciennement employés. À Rome même, celui de cimetière est plus usité que celui de catacombes.
  5. Prudence, Hymnes, XI. C’est, je crois, la première peinture avérée d’un martyre.
  6. Cic, De Leg., II, 23.
  7. Deux millions quarante-cinq mille, suivant le dictionnaire de Smith. Quelques-uns croient que l’inhumation dans les catacombes n’a pas duré au-delà de l’année 340.
  8. Elles s’appuieraient sur ces bases conjecturales : l’étendue totale des catacombes, le nombre des sépultures, la durée ne l’emploi des cimetières souterrains, le chiffre de la population de Rome, le nombre des générations par siècle.
  9. Les inscriptions chrétiennes antérieures à Constantin, et dont la date est attestée par des signes certains, sont au nombre de trente et une, comprises entre les années 71 et 310. La première, qui est bien de 71, n’a rien de décidément chrétien. Il est dit vaguement qu’elle a été trouvée dans ces cimetières souterrains. Voyez le bel ouvrage intitulé Inscriptiones christianœ urbis Romœ septimo sœculo antiquiores, edidit J.-B. De Rossi. Rome 1861.
  10. Act. II, 2 ; XI, 7, 8 ; XXVIII, 40, 41, et passim.
  11. La correspondance entre le Christ et Abgare est elle-même tenue maintenant pour apocryphe, et d’ailleurs elle ne parle pas du portrait.
  12. Ce mot, mal forgé pour exprimer une vraie image, est devenu un nom propre, un homonyme de Bérénice, nom de l’hémorroïsse ne l’Évangile, qui serait pour les uns la femme au mouchoir, et qui selon les autres aurait fait couler en bronze une statue de Jésus-Christ. Cette statue invraisemblable aurait été brisée sous Julien l’Apostat. De tout cela, le martyrologe a gardé une sainte Véronique. Quant aux véroniques-images, en France seulement, quatre villes au moins prétendaient posséder une de ces saintes faces. Quatorze bulles avaient, dit-on, certifié véritable celle de Toulouse, tandis que celle de Turin n’avait que quatre bulles en sa faveur. On dit que le Vatican et Saint-Jean-de-Latran gardent aussi de ces sortes de reliques, sans compter bien d’autres églises. Une statue ne sainte Véronique est à l’entrée du confessionnal de saint Pierre.
  13. Ceci soit dit sauf le respect dû à l’auteur (Serantoni) de l’ouvrage intitulé Apologia del Volto santo di Lucca difesa che sia un vero rittrato di Gesu Cristo penante iu Croce, etc., Lucca 1765.
  14. Le titre même, l’Interprétation, ou, si l’on veut, l’Herméneutique de la peinture, semble déjà indiquer que l’art est un symbolisme à expliquer. — Manuel d’iconographie chrétienne, traduit par M. Paul Durand, 1845. — Iconographie chrétienne, par M. Didron, 1843.
  15. LIII, 2. Cf. LIII, 13-16. Cette tradition semble d’ailleurs la plus ancienne. Elle a pour elle Justin, Irénée, Origène, Cyrille, Clément d’Alexandrie, et elle est adoptée et motivée par saint Augustin. Ce n’est guère qu’avec saint Jérôme et saint Jean Chrysostome que les idées commencent à changer sur ce point.
  16. Il a été découvert en 1595 dans la partie la moins ancienne des grotte vaticane, siège du confessionnal de saint Pierre.
  17. « Ipsius Domini facies carnis innumerabilium cogitationum diversitate variatur et fingitur. » (Aug., De Trin., IV.)
  18. Della Madonna della Stella, dans la Voie Appienne.
  19. Le révérend John Spencer Northcote.
  20. Le titre de papa n’aurait d’ailleurs rien de décisif, puisqu’au IVe siècle Prudence le donnait encore à l’évêque espagnol Valérien.
    Rorantes saxorum apices vidi, optimo papa
    (Hymn. XI.)
  21. Ephes., VI, 8. Coloss., III, 10.
  22. Ou puticulœ. (Vairon, L. L. V, 25.)
  23. Sabasius, nom du Bacchus des mystères.
  24. Sans doute Diespiter, père du jour, un des noms de Jupiter.
  25. Tillemont les déclare d’une fausseté insigne.
  26. Act. Martyr, ad ostia Tiberina. Rom. 1795.
  27. ……. Ostia linquunt,
    Roma placet.
    (Hymn. XL.)
  28. Aug. Hippolyti in Via Tiburtina. (Calendar. Libcrian., 382.)
  29. Hippolytus und Kallistus. Regensburg 1853.