Un Peintre du Japon - Lafcadio Hearn

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Un Peintre du Japon - Lafcadio Hearn
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 556-592).

UN PEINTRE AU JAPON
LAFCADIO HEARN


Glimpses of Unfamiliar Japan, 2 vol. Kegan Paul, Trench, Trübner, London. — Kokoro, 1 vol. Gay and Bird, London. — Kotto, 1 vol. Macmillan, New-York. — Shadowings, Little, Brown, Boston. — Exotics and Retrospectives, id., etc.


I

La guerre entre la Russie et le Japon prête une saveur nouvelle à tous les livres écrits sur l’Extrême-Orient, et, parmi ces livres, il n’en est pas qui offrent un plus vif intérêt de renseignemens et d’art que l’œuvre de l’écrivain, exquis dans son étrangeté, qui signe Lafcadio Hearn.

Kipling, Stevenson, Hearn, ces trois noms mériteraient d’être cités au même rang dans la littérature d’un même pays, si l’on ne tenait compte que du talent, nourri chez tous les trois d’exotisme. D’où vient que les deux premiers sont universellement connus, tandis que le troisième n’a été apprécié jusqu’ici à sa valeur que par un groupe de délicats ? La raison en est peut-être à son dédain de la popularité et des moyens qui y conduisent. Ses ouvrages, d’une distinction unique, ne sont pas nombreux, et dans le même volume se trouvent rassemblés comme au hasard des nouvelles, des essais, des souvenirs personnels, des impressions de voyage, de la psychologie, des contes fantastiques. Le gros du public n’aime pas ces mélanges qui le déroutent ; il apprécie fort en revanche les éditions Tauchnitz auxquelles ne sont jamais descendus ces beaux livres plus ou moins illustrés et tous assez coûteux ; enfin il demande à un auteur anglais des qualités anglaises, beaucoup d’humour en particulier. Or Lafcadio Hearn ne se pique pas d’humour ; il n’est Anglais en rien, et d’abord il lui manque pour l’être le mépris des races qui ne sont point anglo-saxonnes. Kipling, jusque dans la jungle, se fait l’interprète belliqueux et impérialiste de l’Inde conquise ; l’Écossais, protestant dans l’âme, transparaît chez Stevenson, même quand il est le plus fortement imprégné des mœurs, des sensations nouvelles vers lesquelles le portent ses croisières sur l’océan Pacifique. Hearn, au contraire, s’est laissé absorber par le Japon, où le retient un exil volontaire, où il a perdu en partie sa personnalité européenne. Nationalisé Japonais, marié à une Japonaise, il est devenu dans la patrie de son choix Koizumi Yakumo : ce n’est guère que comme membre honoraire de la Japan Society qu’il se rattache encore au monde savant et littéraire de Londres. Renoncer à l’honneur insigne d’être sujet britannique serait déjà chose grave, mais déclarer en outre que, sans être absolument bouddhiste, on n’est pas du tout chrétien ; prétendre, à la face des missions protestantes que le Japon ne pourrait rien gagner à se convertir, voilà des audaces qui nuisent nécessairement au succès général d’ouvrages écrits en langue anglaise, cette langue fût-elle la plus pure, la plus poétique, la plus imagée, avec des qualités de forme et de couleur qui lui donnent une valeur plastique incomparable ; — à moins qu’on ne veuille la comparer à celle de Loti.

Je ne sache guère qu’un critique qui ait pleinement rendu justice à Lafcadio Hearn, celui qui, aux Etats-Unis, signe ses pénétrantes études du nom de Paul Elmer More. Il a montré, mieux que nul ne peut essayer de le faire après lui, comment ce merveilleux artiste s’efforce d’interpréter dans la langue de l’Occident le mystère insaisissable de la vie asiatique, et comment, pour cela, il a fondu en un savant mélange trois élémens qui jusque-là n’avaient jamais été associés, l’un des trois paraissant être destructeur des deux autres : l’instinct religieux de l’Inde ; le sentiment esthétique du Japon ; et l’esprit investigateur de la science occidentale, le tout produisant, grâce aux sympathies particulières qui le guident, une sensation psychologique auparavant inconnue. « Il a plus qu’aucun auteur vivant, écrivait naguère M. More, ajouté un frisson nouveau à notre expérience intellectuelle. Quant aux procédés de son art, ils font penser à ce que lui-même dit de la poésie japonaise : à « ce coup de cloche qui vibre indéfiniment en ondes sonores et en murmures prolongés. » Réserve et suggestion, habitude de laisser dans la pensée du lecteur l’émotion et la curiosité de l’inexprimable, c’est le secret de la poésie japonaise ; et Lafcadio Hearn semblerait le lui avoir emprunté si, avant même d’avoir abordé l’île heureuse qui devait le retenir, il n’avait donné raison à ceux qui prétendent que, depuis les jours de la Grèce antique, les Japonais sont les seuls artistes absolument originaux. Car ce Japonais d’adoption est Grec de naissance ; — nous ne l’avions pas encore dit.


II

Son histoire est aussi étrange, aussi subtilement composite que son œuvre elle-même, aussi voilée de mystère. Il vit le jour à Leucade (Sainte-Maure) en 1850, d’un père d’excellente famille irlandaise que le hasard des garnisons avait amené aux îles Ioniennes, et d’une mère grecque. Son premier souffle aspira dans une poétique atmosphère l’essence même des fables et des symboles de la mythologie dont il est resté pénétré jusqu’aux moelles. Par ses origines, il semble avoir été prédestiné au rêve plutôt qu’à la vie prosaïque de nos civilisations contemporaines. Si nous cherchons, à travers les admirables fragmens épars qui composent son œuvre, les confidences qu’il n’a pas faites, nous croyons deviner que la frêle petite plante hybride, fleurie sur le rocher de Leucade, fut bientôt déracinée, transplantée, torturée par un système de répression septentrionale antipathique à sa nature. Quelques pages des Ombres (Shadowings) font voir que, dès son enfance, le jeune Grec se trouva mal à l’aise dans les climats du Nord. Il nous raconte comment, bien avant l’âge de raison, il fut conduit à l’église et combien la vue de l’architecture gothique le frappait d’un sentiment d’horreur, horreur étant employé ici dans le sens classique d’épouvante. L’élancement des hautes nefs, la forme aiguë de l’ogive, ce qu’il appelait dans son langage enfantin les pointes, les terribles pointes, en prêtant à ces formes gigantesques une pensée, une vie menaçante, la vie monstrueuse d’un fantôme multiple, tout cela s’associait aux cauchemars qui tourmentaient ses nuits. A cinq ans, on le condamnait à coucher seul sans lumière et enfermé à clef, sous prétexte de le corriger de la peur et au risque de détraquer à jamais les nerfs de cet être impressionnable, chez lequel se manifesta dès lors la puissance d’hallucination qui est restée une des caractéristiques de son génie, comme elle l’est du génie de Poe ou de Quincey. Le surnaturel l’a touché tout petit. Seul chez nous, Maupassant a ressenti la peur avec cette communicative intensité. L’auteur de Nightmare Touch (la Touche du Cauchemar) croirait volontiers à quelque expérience de ce supplice dans d’autres vies que la sienne ; la terreur du rêve serait alors la somme accumulée d’une expérience ancestrale. Quelque vague survivance de craintes sauvages et primitives, qui sait, les terreurs incomparablement plus anciennes de la bête se retrouveraient dans les cauchemars de l’enfance ; les profondeurs de notre moi, cet abîme où n’a jamais pénétré aucun rayon de soleil, seraient étrangement agitées sous l’apparence du repos, et de leurs ténèbres surgirait un frémissement de la mémoire, impossible à calculer, fût-ce par des millions d’années. Quoi qu’il en soit de cette théorie, Lafcadio Hearn naquit avec le don d’exprimer l’épouvante. Ses premières tentatives littéraires furent consacrées à rendre les visions qui, des glaces du pôle aux plages tropicales, ont, de tout temps, défrayé la légende des peuples et fait trembler les navigateurs.

J’ai trouvé les Stray leaves from strange literatures et Chinese Ghosts dans toutes les bibliothèques de la Nouvelle-Orléans. C’est en effet à la Nouvelle-Orléans qu’il commença d’écrire. Pour lui, les années d’école avaient été courtes ; cet esprit si riche de connaissances variées s’est formé tout seul ; l’éducation de Lafcadio lui vint principalement de lui-même. À dix-neuf ans, il se laissa tenter par l’aventure et, comme ses précurseurs dans la découverte d’un monde, prit le chemin le plus long pour atteindre la Chine. Nous le voyons d’abord, lui aussi, égaré en Amérique. Il y apprend modestement le métier d’imprimeur, puis il s’essaye au journalisme. Sa plume novice fait penser déjà au plus brillant des pinceaux. Trop brillant peut-être ; ce ne fut qu’au contact de la retenue japonaise qu’il éteignit cet excès d’éclat dans le style et renonça une bonne fois à la recherche de l’effet.

Quelques défauts peuvent être reprochés au roman intitulé Chita, où il a peint avec puissance des réalités bien voisines du fantastique par l’horreur et par l’étrangeté : la destruction d’une île que balaye et emporte le Mississipi, l’enlèvement des femmes en toilette de fête par le tourbillon dévastateur qui roule une avalanche de cadavres jusqu’au golfe où tout disparaît. Puis l’auteur de Chita fut attiré vers d’autres régions plus suggestives encore de la vie à outrance, brûlée par un ciel de feu, entrecoupée de cataclysmes, molle et ardente tout à la fois. Errant jusqu’en 1890, il nous donne ses esquisses, si chaudement colorées, des Antilles françaises, où il a passé deux années fécondes : Two years in the French West Indies. Enfin sa bonne étoile le porte au Japon et, à peine débarqué, il se sent enveloppé soudain de « ce charme intangible et volatil comme un parfum qui est le charme du pays. » Il nous le dit en racontant sa première promenade hors du quartier européen de Yokohama :

« Il y a un charme inexprimable dans l’air matinal, frais de la fraîcheur d’un printemps japonais et des ondes que le vent souffle là-haut, au cône neigeux du Fuji, un charme qui tient surtout peut-être à la merveilleuse limpidité atmosphérique où, à travers un soupçon de bleu, les objets les plus lointains se précisent extraordinairement. Le soleil n’a qu’une chaleur douce, la kuruma est le plus commode des véhicules, et la perspective des rues où je plonge, par-dessus le chapeau blanc, en forme de champignon qui danse sur la tête de mon coureur en sandales, possède une séduction dont je ne me lasserais jamais. Tout ici semble fantastique, tout et chacun est petit, bizarre et mystérieux, les petites maisons avec leurs toits bleus, les petites boutiques à stores bleus, le petit monde souriant habillé de bleu. L’illusion n’est rompue que par le passage d’un étranger ou par de certaines enseignes absurdes en anglais. »

Et le voilà déjà ennemi déclaré d’une odieuse société qui s’est fondée dans le dessein utilitaire d’introduire l’usage des caractères anglais dans l’écriture japonaise : « L’idéographe ne fait pas sur le cerveau japonais une impression similaire à celle que crée dans le cerveau occidental une lettre ou une combinaison de lettres, symboles écrits et inanimés des sons. Pour le Japonais, un idéographe est un tableau vivant qui respire, parle, gesticule. Et toute la longue étendue d’une rue japonaise est pleine de ces caractères expressifs, — des mots qui peuvent sourire et grimacer comme autant de visages.

« Il n’est pas surprenant, si l’on considère l’esprit animé, changeant, personnel, ésotérique des lettres japonaises, qu’il existe des légendes de calligraphie, expliquant comment les mots, écrits par des saints experts en cet art, s’incarnèrent et descendirent de leurs tablettes pour converser avec le genre humain. Dans les échoppes de ces rues étonnantes, tout est exquis, ne fût-ce qu’un paquet de cure-dents enveloppé d’un papier délicieusement illustré de lettres en trois couleurs. Les billets de banque, la monnaie de cuivre sont choses de pure beauté, oui, jusqu’à la tresse nuancée qui lie le paquet renfermant votre dernière emplette. De quelque côté que vous regardiez, les merveilles abondent. Ne les regardez pas, c’est dangereux : à chaque coup d’œil, quelque chose d’irrésistible vous forcera d’acheter, à moins que vous ne preniez la fuite. Jamais le marchand ne vous fait de propositions, mais ses marchandises sont enchantées, et elles ont beau être à bas prix, vous êtes ruiné d’avance… Les ressources de ce bon marché artistique sont inépuisables. Le plus grand des steamers qui traversent le Pacifique ne suffirait pas à contenir tous les riens qui vous tentent, car, sans qu’on se l’avoue peut-être, ce qu’on a envie d’acheter n’est pas seulement le contenu de la boutique, c’est la boutique elle-même et le boutiquier et les rues entières de boutiques, avec tout ce qu’elles recèlent, c’est toute la ville avec la baie et les montagnes qui lui font une ceinture, et la blanche magie du Fujiyama, suspendue au-dessus d’elle dans le ciel sans tache, enfin c’est tout le Japon avec ses arbres féeriques et sa lumineuse atmosphère, et ses cités, et ses temples, et quarante millions du peuple le plus aimable de l’univers… »

De pareilles impressions constituent à n’en pouvoir douter le coup de foudre et, une fois parti sur cette pente, Lafcadio Hearn ne s’arrêtera plus.

Quel mépris lui inspire le mot grossier d’un Américain pratique : — « Peu importe un incendie au Japon, les maisons ne valent pas cher ! »

Comme si la maison ne valait pas surtout par ce qu’elle renferme ! Ce qui les rend belles ces frêles maisons de bois, provisoires comme des huttes, ne saurait être remplacé, car le Japon est la terre de la variété infinie, faite à la main ; les machines n’ont encore réussi à introduire ni monotonie, ni laideur utilitaire dans les productions les plus humbles, sauf quand il a fallu satisfaire le mauvais goût étranger. Heureusement, dans ce pays d’incendies fréquens, l’impulsion artistique a une vitalité qui survit à chaque génération d’artistes et défie la flamme si prompte à réduire leur travail en cendres ou à le fondre en une masse informe. L’idée dont le symbole est mort ressuscitera dans d’autres créations après un siècle peut-être, modifiée sans doute, mais encore reconnaissable, conservant un air de famille avec le passé.

Chaque artiste est un ouvrier spirituel. Ce n’est pas par des années de tâtonnemens et de sacrifices qu’il atteint à sa plus haute expression ; le passé est en lui, son art est un héritage, ses doigts sont guidés par les morts dans la délinéation d’un oiseau qui s’envole, quand il retrace les vapeurs d’un sommet, les couleurs du matin, la structure des branches, l’épanouissement printanier des fleurs. Des générations de savans travailleurs lui ont transmis leurs secrets et revivent dans la magie de son dessin. Ce qui était effort conscient au début est devenu inconscient dans la suite des siècles, presque automatique ou plutôt instinctif. Voilà pourquoi une image coloriée par Hokusaï ou Hiroshige, vendue moins d’un sou à l’origine, peut renfermer en réalité plus d’art que beaucoup de peintures occidentales estimées au prix que coûterait une rue tout entière au Japon. Et Lafcadio est, la plume à la main, un digne émule de Hiroshigo et de Hokusaï : regardez plutôt avec lui ce paysage :

La mer et le ciel se mêlent dans le même bleu clair délicieux. Au-dessous de moi se soulève une houle bleuâtre, celle des toits pressés qui atteignent le bord de la mer, immobile à droite, et le pied des vertes collines boisées qui flanquent la ville de deux côtés. Une haute rangée de montagnes dentelées, silhouettes d’indigo, domine ce demi-cercle verdoyant. Et à une hauteur énorme au-dessus de la ligne qu’elles tracent, plane une apparition de beauté, un cône solitaire et neigeux si vaporeusement exquis, d’une si spirituelle blancheur que, n’était sa silhouette familière de temps immémorial, on croirait à un nuage. La base en reste invisible, étant de la même teinte que le ciel ; seulement, au-dessus des neiges éternelles, le cône rêveur apparaît, comme suspendu, fantôme d’un pic entre la lumineuse terre et le ciel lumineux, la montagne sacrée, l’incomparable Fujiyama.

Voici maintenant un autre genre de kakémono qui nous pénètre de l’« orageuse dignité », de la « force d’ouragan » incarnées dans deux antiques idoles :


Au coin d’une rue étroite, le petit temple, à peine plus grand que la plus petite des boutiques… et, de chaque côté de la porte, deux figures monstrueuses, nues, d’un rouge de sang, démoniaques, aux muscles effrayans, avec des pieds de bois, des mains qui brandissent une foudre dorée, des yeux de délirante fureur. Ce sont, gardiens de choses saintes, les Ni-O, les deux Rois. Et, entre ces monstres empourprés, une jeune fille debout nous regarde ; sa svelte figure en robe gris d’argent, avec ceinture violet d’iris, se détache, sur l’obscurité crépusculaire de l’intérieur. Son visage impassible et curieusement délicat serait partout charmant, mais ici, par le contraste avec les terribles grotesques plantés à sa droite et à sa gauche, elle produit un effet inimaginable. Et tout à coup j’en viens à me demander si mon sentiment de répulsion contre ces monstres jumeaux est juste, puisqu’une si ravissante fille les trouve dignes de vénération. Ils cessent même de me sembler laids tandis que je la contemple posée, gracieuse et légère, à leurs côtés, tel un papillon magnifique, et regardant toujours, d’un œil naïf, l’étranger, sans se douter que ses dieux aient pu lui paraître profanes et hideux.

Et voici qui est supérieur encore, ce morceau sur les renards de pierre dispersés dans tous les coins de la campagne japonaise, par paires généralement, ou même en beaucoup plus grand nombre :


Aux environs de la capitale et à Tokio même, parfois dans les cimetières, vous voyez de belles figures idéalisées de renards, élégans comme des lévriers ; ils ont de longs yeux de cristal vert ou gris et vous impressionnent fort à titre de conceptions mythologiques. Mais, dans l’intérieur, les images de renard sont beaucoup moins artistement façonnées. À Izumo en particulier, ces pierres sculptées offrent un aspect tout primitif. Il y a dans la Province des Dieux, un nombre inouï d’images de renards, images comiques, bizarres, grotesques, ou monstrueuses, et, pour la plupart, très grossièrement travaillées. Je ne les trouve pas pour cela moins intéressantes. L’œuvre du sculpteur de Tokio se conforme à une tradition de grâce légère et de spiritualité. Les renards rustiques d’Izumo n’ont pas de grâce, ils sont rudes, mais de mille façons ils trahissent les fantaisies personnelles de leurs créateurs. Il y en a de toutes physionomies drôle, apathique, inquisitoriale, morose, joyeuse, ironique ; ils veillent, ils ronflent, ils louchent, ils ricanent, ils vous guettent en dessous ; ils écoutent en dressant l’oreille, le museau ouvert ou fermé. Il y a chez chacun d’eux une amusante individualité, un air parfois de moquerie consciente, même chez ceux qui ont le nez cassé. En outre les vieux renards de campagne ont de certaines beautés naturelles dont ne peuvent se vanter leurs frères modernes de Tokio. L’âge les a parés de divers habits mouchetés de couleurs douces absolument délicieuses, tandis qu’assis sur leurs piédestaux, ils regardaient couler les siècles, tout en toisant le genre humain d’une grimace fantastique. Leurs dos sont revêtus d’un beau velours vert mousse ; des lichens délicats ont tacheté d’or ou d’argent mat leurs membres et le bout de leur queue. Et les lieux que hante Kitsune, comme on les appelle, sont des plus aimables : des bois pleins d’ombre où chante l’uguisu dans le vert crépuscule, au-dessus de quelque temple sans voix dont les lampes et les lions de pierre sont moussus et herbeux au point de ressembler à des choses sorties du sol, comme les champignons.

Mais nous trouverions dans Japoneries d’automne des descriptions qui ne le cèdent en rien à celles de Lafcadio Hearn ; et il serait le premier à en convenir, lui qui parle si volontiers de Pierre Loti, comme du premier des poètes en prose contemporains. Ce qu’il nous donne en revanche d’unique, à titre de Regard sur le Japon inconnu, c’est le Journal d’un maître d’anglais, sa propre expérience dans les écoles de l’intérieur, à Matsue.

Il enseigna en même temps au Jinjo Chugakko (école secondaire) et au Shihan-Gakko (école normale). Le premier, un grand bâtiment de bois, peint en gris-bleu, à deux étages et de style européen, est fréquenté par trois cents externes environ. L’école normale, construite à l’angle opposé de la même place carrée, est beaucoup plus vaste encore, d’une blancheur de neige et surmontée d’un petit dôme. Les cent cinquante étudians sont tous pensionnaires. Présenté au directeur et à ses futurs collègues (c’était en 1890), le nouveau professeur, une fois instruit de tout ce qui concernait les livres et les heures de classes, alla saluer le gouverneur de la province, avec lequel il avait passé un contrat. Dans la préfecture, construite et meublée à l’européenne, il fut reçu par un homme que sa haute taille et la force placide de sa physionomie faisaient ressembler aux héros antiques du Japon ; autour de lui une douzaine de fonctionnaires et de professeurs en costumes de cérémonie, hakama de soie, robes chatoyantes, pardessus enrichis de leurs armes de famille, avaient l’air de pygmées. Obligeamment, en prenant le thé, il entretint son hôte des traditions de la province d’Izumo, la plus ancienne du Japon et dont Matsue est le chef-lieu. Ensuite, retour à l’école. L’épreuve de l’enseignement commence. Elle n’a rien de dur, quand il s’agit de petits Japonais. Presque tous depuis leurs premières années ont étudié déjà l’anglais. Ils sont en outre merveilleusement dociles et patiens, d’une scrupuleuse politesse.

Lafcadio Hearn donne presque tout son temps au Chugakko.

À l’École normale, où il ne fait que quatre leçons par semaine, il se trouve en présence de jeunes gens en uniforme militaire gros bleu, chacun d’eux assis devant un tout petit pupitre reposant sur un support à trois pieds. Au bout de la salle, claire et blanchie à la chaux, se trouve une plate-forme avec un pupitre plus élevé que les autres, la place du maître.

Tous les étudians se lèvent comme un seul homme et saluent, au commandement de l’un d’eux qui porte les galons de capitaine. Cette école est une institution de l’État. On y est admis après examen, mais le nombre des étudians est limité. Ils ne payent rien ni pour la pension, ni pour les livres, ni pour le vêtement ; mais, en échangeais doivent, munis de leurs brevets, servir dans l’enseignement cinq années de suite. L’examen de sortie est difficile, la discipline rigoureuse et toute militaire, si bien que l’étudiant breveté qui quitte l’école est déjà, un soldat. Il ne passe qu’une année au régiment. Jamais en classe ne se produit une distraction ni un chuchotement, l’étudiant interpellé par le maître se lève en répondant avec une énergique netteté, presque déconcertante par le contraste avec le silence et la retenue des autres.

Le département des femmes, où se forment une cinquantaine de futures institutrices, occupe un quadrangle à deux étages tout à fait isolé des autres bâtimens et invisible au milieu des jardins. Ces jeunes filles ne sont pas seulement initiées à la science européenne, mais à tous les arts japonais : broderie, décoration, peinture, arrangement des fleurs.

Le dessin européen est admirablement enseigné ici comme dans toutes les écoles japonaises, mais toujours combiné avec les méthodes du pays. L’habitude de tracer les caractères chinois, si compliqués, contribue de bonne heure à l’éducation de l’œil et des doigts.

Attachée à l’École normale et se reliant par une galerie au Chugakko, une grande école primaire, à laquelle s’ajoute un Khidergarten, réunit les élèves des deux sexes. Les classes y sont faites par les étudians, hommes et femmes, qu’un entraînement pratique prépare ainsi au service de l’Etat. Rien de joli comme cette foule de tout petits enfans d’une gentillesse de poupées, les garçons en kimono gros bleu, les petites filles en robes de toutes couleurs avec le hakama bleu ciel, — car l’obligation de porter l’uniforme ne commence que plus tard, — tous courbés sur des feuilles de papier d’un noir de charbon qu’ils noircissent encore à grands traits d’encre de Chine, l’encre humide ressortant suffisamment sur l’encre sèche. C’est la leçon d’écriture. Dans une autre chambre, les enfans apprennent à manier les ciseaux d’une seule pièce en forme d’U, découpant ainsi des fleurs et des symboles. Ils ont aussi une classe de chant où le professeur accompagne les voix avec un accordéon. Le chant national éclate : Kimi ga yo wa. D’heure en heure, dix minutes de récréation leur sont accordées. Ils jouent de bon cœur, mais sans se disputer ; durant les années qu’il passa dans

plusieurs grandes écoles japonaises, Lafcadio Hearn n’a jamais surpris aucune querelle brutale, et cependant quelque huit cents jeunes gens ont passé par ses mains.

Les exercices au grand air sont cultivés au Japon presque autant qu’en pays anglo-saxons, bien qu’ils soient un peu différens. Hearn nous raconte que, chaque année au mois d’octobre, des luttes athlétiques ont lieu dans un vaste cirque improvisé que domine la tribune pavoisée du gouverneur. Les écoliers des villes et villages, à vingt-cinq milles à la ronde, arrivent en foule, et un bon tiers de la population de la ville assiste à leurs exploits. Ce sont des jeux d’adresse, des courses, de l’escrime exigeant beaucoup plus d’agilité que la nôtre. On s’évertue à ramper, à grimper, à sauter. Les petites filles ramassent en courant des balles de trois couleurs différentes parmi d’autres balles innombrables semées sur le gazon. Elles ont aussi la course du drapeau, un concours de volant, et tandis qu’elles y déploient leurs grâces mignardes, les garçons montrent leur vigueur en tirant, cent contre cent, les deux bouts d’un câble qui forme « le nœud de la guerre. » Mais le triomphe du jour est la cloche muette : six mille garçons et filles massés en rangs de cinq cents de profondeur, six mille paires de bras s’élevant et retombant en mesure, six mille paires de sandales avançant ou reculant au signal des maîtres de gymnastique, six mille voix chantant à la fois, le « un, deux, trois, » qui règle les gestes de la cloche muette. C’est aussi le jeu curieux de la prise du château, deux hautes tours en papier se dressant aux deux extrémités du terrain de manœuvre et qui, bombardées avec des balles parties de deux camps opposés, prennent feu toutes seules ; des vases découverts remplis d’un liquide inflammable sont disposés intérieurement à cet effet.

De huit heures du matin à cinq heures du soir, les jeux continuent, des milliers de voix entonnent pour la clôture l’hymne national terminé par trois acclamations en l’honneur de Leurs Majestés impériales. Les Japonais en ces circonstances ne hurlent pas, ils chantent, chaque cri prolongé produisant l’effet d’un immense chœur a a a a a a a a.

L’application des sciences est liée très utilement à l’habitude des longues marches. Même dans cette partie reculée du vieux Japon, la botanique, la géologie, etc., sont enseignées selon les méthodes les plus avancées. Des travaux connus jusqu’en Europe prouvent déjà que les Japonais ont à un haut degré le goût de l’histoire naturelle. Il se manifeste de bonne heure. Hearn cite un écolier de seize ans qui a rassemblé et classé plus de deux cents variétés d’algues marines ; un autre, du même âge, peut, sans références et sans omission, dresser la liste scientifique de tous les papillons de la contrée. La physiologie des plantes et la nature des tissus végétaux sont étudiés à Matsue sous d’excellens microscopes et dans leurs rapports avec la chimie. À intervalles réguliers, chaque professeur emmène sa classe à la campagne et lui fait tirer des exemples du sol même. L’agriculture, enseignée par un agrégé de la fameuse école spéciale de Sapporo, est pratiquement appliquée sur des fermes acquises dans un dessein purement éducatif. Les cours de géologie sont complétés par des visites à la montagne, au lac, aux falaises où les étudians peuvent se familiariser avec les formes de stratification et l’histoire visible des roches. Tous les environs se trouvent étudiés ainsi physiographiquement.

Pour les étudians les plus robustes, on organise des congés spéciaux impliquant de longs voyages à pied vers des sites célèbres. Les camarades sortent de la ville en bon ordre militaire, accompagnés de quelques-uns de leurs maîtres. La sandale de paille étroitement attachée au pied nu laisse leur marche parfaitement libre. Ils dorment la nuit dans les temples et préparent leurs repas en plein air.

Les plus jeunes apprennent aussi à marcher en mesure. Le maître qui les conduit entonne un à un les vers d’un chant héroïque qu’ils répètent après lui, et la gravité d’une classe de petits garçons en kimono, en sandales et nu-tête, obéissant des pieds et de la voix à un maître en habit japonais est le plus amusant des spectacles. L’attention et le respect avec lesquels les élèves reçoivent tous les genres d’enseignement seront mieux compris quand on aura vu combien l’Empereur lui-même, par l’entremise du ministère de l’Instruction publique, veille à entretenir ces sentimens dans les écoles. À la date du treizième jour du dixième mois de la vingt-troisième année de Meiji par exemple, maîtres et professeurs se réunirent en grand cérémonial pour entendre les paroles impériales, sur l’éducation ; en voici le résumé. L’Empereur rappelle que les ancêtres de sa maison ont établi leur autorité sur des principes de la plus profonde humanité. Sur ces mêmes principes a été fondée au Japon l’éducation : « Donc vous, nos sujets, soyez soumis à vos parens, affectueux envers vos frères, en harmonie comme mari et femme, fidèles à vos amis ; conduisez-vous avec convenance, étendez à tous vos voisins la bienveillance et la générosité, appliquez-vous à l’étude, cultivez votre intelligence, élevez votre moral, favorisez les bénéfices publics, faites-vous les promoteurs des intérêts sociaux, conformez-vous aux lois et à la constitution du pays, faites preuve de courage et d’esprit public toutes les fois que le pays en aura besoin, et soutenez ainsi la prérogative impériale qui est coexistante avec le ciel et la terre. Une telle conduite de votre part ne fortifiera pas seulement le caractère de nos bons et loyaux sujets, il contribuera aussi à la gloire de vos dignes ancêtres. »

Rien dans ces paroles n’est de nature à encourager l’ambition personnelle ni l’égoïsme, ou à faire prévaloir l’obéissance passive. Le maître, en effet, n’obtient d’influence que par la douceur, grand sujet d’étonnement pour les Anglais qui recommandent la verge. Avec ses élèves, le maître est comme un frère aîné ; il n’ordonne ni ne gronde, la punition existe à peine. Un maître qui frapperait un élève serait congédié sur-le-champ. Le seul châtiment consiste à rester dans la salle d’étude aux heures de récréation ; encore le but n’est-il pas d’infliger une peine par la privation d’un plaisir, mais de dénoncer publiquement la faute. L’indépendance dont jouissent les écoliers est faite pour surprendre. En Occident, les maîtres expulsent un élève ; au Japon, il arrive tout aussi souvent que les élèves expulsent un maître, chaque école étant une petite république où le directeur et les professeurs représentent le Président et le Cabinet, celui-ci susceptible d’être renversé. La rébellion est silencieuse ; elle ne résulte presque jamais d’une animosité personnelle, mais d’un manque de confiance dans les capacités du professeur ; on le supportera dur et désagréable, s’il enseigne bien, et on pourra demander le renvoi d’une aimable et indulgente médiocrité, c’est-à-dire se mettre en grève pour ainsi dire, cesser de fréquenter son cours.

Quoique populaire parmi ses élèves, Hearn lui-même a essuyé, assure-t-il, des critiques, généralement assez justes. Il a trouvé parmi cette jeunesse de bien rares mérites, sauf, règle générale, l’originalité. Exemple : chaque semaine, il fait écrire aux étudians de troisième, quatrième et cinquième années, une composition en anglais sur des sujets japonais, et il est émerveillé de l’habileté de quelques-uns pour exprimer leurs pensées ; mais les compositions, toujours marquées à l’empreinte du sentiment national, ne révèlent guère de caractère individuel. Il cite une de ces compositions sur la Lune, qui nous semble ravissante par la nouveauté des images, des pensées, des comparaisons ; cependant ces mêmes pensées, ces mêmes images se retrouvent dans une trentaine de compositions à la fois. L’imagination que paraît posséder le Japonais n’est que réminiscences ; elle a été formée, il y a des siècles et des siècles, en Chine d’abord, puis au pays natal. Depuis l’enfance, il a appris à sentir la nature comme l’ont sentie ces merveilleux artistes, à qui quelques coups de pinceau suffisent pour jeter sur le papier la sensation en couleur d’une aurore glaciale, d’une ardente après-midi ou d’un mélancolique soir d’automne. Durant toute sa jeunesse, il a appris par cœur les plus beaux passages de la littérature ancienne ; il s’est approprié la vision du Fuji pareil à un éventail renversé, suspendu sur le bleu du ciel, et la comparaison qui montre le cerisier en fleur retenant captifs entre ses branches les nuages roses de l’été. Il a appris à reconnaître, dans certaines feuilles tombées sur la neige, la chute des textes au pinceau sur une feuille blanche ; ainsi de suite ; il ne fait qu’utiliser l’héritage des vieux poètes, et la supériorité d’une composition ne prouve que de la mémoire jointe à une combinaison plus ou moins adroite de pensées anciennes. De même les enfans ont été dressés à découvrir une moralité en toutes choses animées ou inanimées. Si on leur parle de mouches phosphorescentes, ils vous content l’histoire de l’étudiant chinois qui, trop pauvre pour s’acheter une lampe, emprisonna ces insectes en grand nombre dans une lanterne et parvint à travailler la nuit avec leur secours jusqu’à ce qu’il fût devenu un grand savant.

La pivoine ?… Elle est belle à voir, mais son odeur est désagréable. Telle la beauté attire souvent, mais la désillusion suit cet attrait.

Le moustique ?… Il est utile parce que sa piqûre ramène au devoir de l’étude l’écolier somnolent, etc.

Ils ne trouvent rien de tout cela, ils se rappellent. L’uniformité apparaît de même dans les sentimens. Ayant demandé à plusieurs classes une réponse écrite à la question : — Quel est votre plus cher désir ? — Vingt pour cent des réponses furent, avec de très légères variantes : — Mourir pour Sa Majesté sacrée notre Empereur bien-aimé. — Presque toutes les autres expriment le désir de faire du Japon la première des nations par l’héroïsme et le sacrifice.

L’uniformité de la physionomie chez les étudians s’harmonise avec celle de l’esprit.

Regardez les rangées successives de jeunes visages dans une école ; vous ne remarquerez rien qui s’impose, rien d’incisif ; les traits paraissent à demi esquissés, tant sont doux les contours n’indiquant ni agression, ni timidité, ni sympathie, ni curiosité, ni indifférence. Mais quoi, alors ? Quelques-uns ont un air de fraîcheur et de franchise enfantines qui semble appartenir à l’âge le plus tendre, quelques autres sont d’une beauté féminine déconcertante ; il y en a d’insignifians, mais tous sont sans caractère, empreints d’une douceur singulière, reflet du repos parfait, de la placidité rêveuse qui marque la face d’or de Bouddha. Plus tard, à mesure que vous le connaîtrez mieux, chaque visage s’individualisera pour vous davantage ; mais les nuances imperceptibles que vous arriverez à discerner n’effaceront pas chez vous la trace de cette première impression, et le temps viendra, où beaucoup d’expériences variées vous prouveront qu’elle vous a fait pressentir quelque chose du caractère japonais. Vous avez entrevu du premier coup d’œil l’âme de la race avec son amabilité impersonnelle et ses impersonnelles faiblesses. Vous avez eu à demi conscience d’une vie dans laquelle l’Occidental peut trouver un confort psychique comparable au soulagement qu’on éprouve en passant soudain d’une atmosphère étouffante dans un air pur et léger.

Au contraire, les figures d’Occident produisent sur un Chinois ou sur un Japonais l’effet le plus brutal : l’œil enfoncé, le front proéminent, le nez accusé, la forte mâchoire leur paraissent des symboles de force agressive et ils éprouvent ce qu’un animal apprivoisé peut éprouver devant un fauve. Les premiers matelots européens firent l’effet de démons, les démons de la mer, au petit Japonais imberbe ; en Chine, on les appelle encore les diables étrangers, et, dans tels villages écartés, les enfans pleurent à la vue d’une figure européenne ou américaine. Un officier français, qui vint jadis à Matsue comme instructeur militaire, a laissé derrière lui une légende et certaine chanson qui est supposée imiter son langage avec le refrain expressif : Sacr-r-r-r-r-é-na-nom-da-Jiu !

Petit, mince et brun, Lafcadio Hearn se laisse confondre beaucoup plus facilement avec la population indigène, et c’est ainsi qu’il a toujours pu explorer, sans être poursuivi par la curiosité ni la méfiance, les parties les plus reculées de l’empire où d’autres voyageurs n’avaient avant lui jamais posé le pied. L’adoption de sa personnalité toute cosmopolite par la patrie qu’il s’est finalement choisie, commença dans cette école bizarre sur les murs de laquelle les idéographes se mêlent aux tableaux représentant des faits zoologiques envisagés à la lumière de l’évolution. Il sut pénétrer dans l’intimité de ses élèves, ne se bornant pas à leur faire la leçon, mais les invitant à causer ; ces conversations en classe sur des sujets étrangers au Japon étaient souvent pour lui très instructives. On demandait par exemple s’il était vrai qu’un Européen pût aimer sa femme plus que père et mère. Quelle immoralité !… — Et si tout de bon les mères européennes portaient leur enfant dans les bras, ce qui rend impossible qu’elles puissent travailler en même temps. Quelle imprévoyance !

Un petit groupe de privilégiés venaient en outre rendre visite au maître, chez lui. Il nous présente et nous rend infiniment sympathiques plusieurs de ces jeunes gens choisis parmi les mieux doués. Avec le formalisme de rigueur, ils lui envoyaient leurs cartes pour s’annoncer, et, laissant leurs chaussures sur le seuil, entraient dans son cabinet avec de profonds saluts, prenaient ensuite le thé, accroupis sur le plancher rembourré qui, dans les maisons japonaises, est comme un matelas très doux. Après un an de séjour, Lafcadio Hearn, accoutumé au costume de l’endroit, en était venu à trouver l’usage des chaises incommode, et le coussin d’agenouillement lui était familier.

La communauté d’habitudes aide au rapprochement des esprits. Les étudians se sentaient à l’aise, bien que la conversation eût lieu en anglais : conversation entrecoupée de longs silences, car la visite avait surtout pour but de témoigner leur sympathie et souvent ils restaient plongés dans une sorte de rêverie heureuse ; et puis, c’étaient des dons de fleurs ou bien quelque objet curieux, quelque trésor de famille, bronze ou kakémono apporté pour le faire voir au maître. Jamais l’ombre de curiosité impolie ; un tact imperturbable, bien que ces jeunes gens ne fussent pas tous d’une bien haute condition. L’un des plus distingués par le caractère est fils d’un charpentier, un riche protecteur faisant, comme il arrive, les frais de son éducation : un autre, d’humeur stoïque, s’est toujours refusé à goûter aux gâteaux, parce que, voué par la pauvreté à une vie dure, il ne veut se permettre aucun luxe éventuel qui la lui ferait paraître ensuite plus dure encore.

Ils ne rient guère, mais le sourire qui a inspiré à Lafcadio Hearn l’un de ses plus admirables essais, ne quitte guère leur visage. Ce sourire, résultat d’une étiquette antique défie l’égoïsme, puisqu’il est inspiré par la crainte d’attrister l’interlocuteur en lui montrant un visage sombre ou maussade ; il peut être héroïque à l’occasion, car un Japonais sait sourire devant la mort, comme il sourit à la vie. Tel fut le sourire du petit Shida, l’un de ces jeunes garçons qui, malade, écrivait, pour les attacher soigneusement au-dessus de son lit, les paroles suivantes :

« Toi, mon âme, mon seigneur, tu me gouvernes. Tu sais que je ne peux me gouverner moi-même en ce moment. Daigne me guérir vite. Ne me permets pas de trop parler. Fais-moi obéir en toutes choses aux ordres du médecin.

« Du corps malade de Shida à son âme. »

Pauvre Shida ! Si vaillante que fût son âme, elle ne réussit pas à sauver le corps irrémédiablement atteint ! Et celui de ses camarades qui, le jour des funérailles, continua dans un éloquent discours le colloque avec l’âme du jeune défunt, Yokogi, l’austère Yokogi qui se refusait à manger des gâteaux, ne tarda pas à succomber lui aussi. La maladie cérébrale qui l’emporta fut attribuée par les médecins au surmenage. Dans les intervalles de son délire, il répétait sans relâche : « Je veux aller à l’école. » Et un robuste serviteur lui donna cette dernière joie de remporter une nuit sur ses épaules devant le grand bâtiment presque noir dans les ténèbres. Il revit la fenêtre de sa classe, le porche où pendant quatre ans il avait, chaque matin, échangé ses bruyantes geta contre de silencieuses sandales de paille, il revit la silhouette de la cloche. Et il murmura : « Je me rappelle maintenant… J’avais oublié, j’étais si malade ! Me voilà content d’avoir revu l’école. » Chez celui-là aussi s’éteignit le sourire.

Comme à l’ordinaire, les prêtres bouddhistes arrivèrent avant même d’être avertis, l’âme du défunt ayant, selon la tradition, frappé à la porte du temple de la famille, et ils accomplirent les minutieuses cérémonies qui ont lieu devant l’autel domestique, au pied duquel gît le cadavre en compagnie de l’épée nue qui doit éloigner les mauvais esprits. Dans le kwan, ce curieux cercueil carré qui ressemble à un palanquin, le mort fut déposé, muni de la somme voulue pour les six Jizo[1] qui gardent les chemins de l’ombre. Puis une procession funèbre se mit en marche, suivant à pas lents la clochette du prêtre, quelques-uns portant des bannières blanches, d’autres des fleurs, tous des lanternes en papier, car les adultes de la province d’Izumo sont enterrés le soir. Le cercueil, au bras des fossoyeurs parias, venait derrière, et, après lui, les femmes toutes de blanc vêtues comme des fantômes. Au temple, le kwan est déposé devant la porte, et un autre service s’accomplit, une musique lente se mêlant à la récitation des sutras. La procession repart, toujours éclairée fantastiquement par les lanternes, elle tourne autour de la cour du temple, gagne le cimetière ; mais l’enterrement ne se fera que vingt-quatre heures après. Les corps sont rarement brûlés dans Izumo où le shintoïsme forme le fond des croyances. Une fois encore, le maître revoit son élève vêtu de blanc, souriant, les yeux fermés, presque du même sourire dont il accueillait en classe une explication difficile à comprendre, seulement le sourire est plus doux et il exprime une connaissance plus large de choses plus mystérieuses.

Le service commémoratif coûte très cher, et Yokogi était pauvre, mais une souscription des maîtres et des étudians a couvert les dépenses. Ce tonnerre de bronze, la grande cloche de Tokoji résonne pour lui au-dessus du lac ; il est répercuté par le cercle des montagnes. Des prêtres de tous les temples principaux sont accourus. Mille chaussures s’entassent à la porte. Offrandes de fleurs et de fruits, nuages d’encens, déploiement de soies éclatantes sur les épaules des superbes officians qui se tiennent côte à côte, en longues rangées. La cloche s’arrête, la prière qu’accompagne l’offrande de nourriture faite aux esprits est récitée, puis s’élève un chant plaintif entrecoupé de coups frappés en mesure sur le mokugyo, une énorme tête de poisson en bois laqué et doré. C’est la magnifique invocation à Kwannon, la Madone japonaise, la déesse de pitié qui refusa le repos du Nirvana pour s’employer à sauver les âmes :

Ô toi dont les yeux sont clairs, dont les yeux sont bienveillans, dont les yeux sont pleins de pitié et de douceur, ô toi, si belle avec ton beau visage et tes beaux yeux. — Ô toi si pure, dont la lumière est sans tache et la science sans une ombre. — Ô toi qui brilles à jamais comme ce soleil contre la gloire duquel nulle puissance n’a de prise. — Toi, pareille au soleil dans le cours, de ta miséricorde, tu répands la lumière sur le monde.

Les baguettes d’encens s’allument et, avec la fumée odorante de chacune d’elles, monte un vers de la liturgie. Après quoi, les prêtres retournent à leurs places et les adresses à l’âme du défunt commencent ; ses camarades, un de chaque classe, disent leur douleur et leurs espérances. Dernière, parmi les étudians, une jeune fille de l’école normale, a la voix douce comme celle d’un oiseau. C’est maintenant le tour des maîtres ; le poète Katayama, professeur de chinois, vénéré de ses élèves comme un père, vient déplorer en paroles éloquentes que la mort ne l’ait pas pris, lui, si vieux, plutôt que cet être de dix-sept ans, plein de jeunes vertus et de fortes promesses.

Lafcadio Hearn nous parle ici de croyances et nous décrit de pompeuses cérémonies religieuses. Gardent-ils donc la for, quoi qu’on en dise, ces Japonais instruits et civilisés ? Sa réponse mérite d’être opposée aux affirmations négatives trop absolues de beaucoup de voyageurs. Une éducation scientifique, dit-il, a détruit comme partout les superstitions courantes parmi les illettrés. Les formes extérieures du bouddhisme ont cessé d’intéresser nos étudians. Neuf fois sur dix, ils se montrent plutôt honteux des signes de la foi populaire manifestés autour d’eux. Mais le sens religieux qui se cache sous le symbolisme demeure cependant au plus profond d’eux-mêmes. Presque tous les étudians sont sincèrement shinto, non pas par le culte des huit cents myriades de Kami, mais comme observateurs fervens de ce que le Shinto recommande : piété filiale, obéissance aux parens et aux supérieurs, respect des ancêtres. Le Shinto, lié à l’idée moniste qui s’affranchit du bouddhisme inférieur et lui survit, représente pour le Japonais, — qu’il se pique ou non de raisonner. — les éthiques de la famille, un esprit de fidélité, devenu tellement inné qu’à l’appel du devoir la vie elle-même cesse de compter, sauf comme instrument pour accomplir ce devoir.

— De la forme grossière et agressive de scepticisme si répandue en Occident, je ne trouve pas trace parmi mes élèves, ajoute Lafcadio Hearn.

Peut-être l’a-t-il rencontré davantage à Tokio où il occupe maintenant une chaire de conférencier sur la littérature anglaise à l’Université impériale ; car il répète le mot déjà ancien d’un étudiant qui, entendant sonner la cloche d’un temple, s’écriait : « N’est-il pas honteux qu’au XIXe siècle, un tel son retentisse encore à nos oreilles ? »

Les habitans des grandes villes voisines de la mer sont souvent, je suppose, moins dévots que Lafcadio lui-même qui, le jour où il se trouva, — premier Occidental admis à ce privilège, — devant le sanctuaire de la célèbre déité de Kitzuki, fit une pieuse offrande au « centre symbolique du respect d’une nation pour son passé. » Jamais il ne manqua de rendre hommage aux dieux qu’il visitait dans leurs temples ; et surtout aux vieilles divinités des routes et de la terre, bizarres, usées, moussues, passées de mode et passablement délaissées. La foi primitive s’émiette lentement sous l’influence corrosive d’une nouvelle philosophie ; « mais, dit-il, je le sens, je suis encore païen et j’aime ces simples vieilles divinités, ces dieux de l’enfance d’un peuple. Ils ont besoin d’un peu d’amour humain, naïfs et innocens qu’ils sont et très laids. Les belles divinités vivront à jamais par cette douceur féminine qu’idéalise chez elles l’art bouddhique ; éternelles sont les Kwannon et les Benten, elles n’ont besoin d’aucun secours des hommes, elles s’imposeront au respect quand les grands temples seront à leur tour sans prêtres et sans voix. Mais ces pauvres dieux bizarres et croulans qui ont consolé tant d’affligés, réjoui tant de cœurs simples, entendu tant de prières naïves, avec quel plaisir je prolongerais leur vie en dépit de l’irréfutable philosophie de l’évolution ! » D’ailleurs que les dieux disparaissent, que les temples s’écroulent, rien ne détruira le shinto, cette religion primitive qui a tant de rapports avec le panthéisme grec et qui tient au sol lui-même. Culte des ancêtres, mêlé au culte de la nature, il n’existe ni dans les livres, ni dans les rites, ni dans aucun commandement, mais dans le cœur du peuple dont il est l’émotion la plus haute et toujours jeune. Lafcadio Hearn l’a senti palpiter à Matsue chez tous ceux de ses élèves qui se croyaient le plus absolument pénétrés des doctrines de Darwin, de Huxley et de Herbert Spencer. Il l’a retrouvé dans tous les actes de leur vie et de leur mort, car il en a vu, hélas ! beaucoup mourir.

Ils tombent en grand nombre, les pauvres étudians japonais. Si peu payée que soit l’éducation qu’ils reçoivent, elle leur coûte encore trop cher bien souvent, puisqu’elle leur coûte la vie ; ils meurent d’épuisement, de surmenage, de privations. Les externes d’Izumo ne dépensent guère plus d’une centaine de francs par an, ce qui représente un ordinaire où le riz bouilli et l’eau claire tiennent presque toute la place. Comment s’assimileraient-ils la somme de savoir des étudians occidentaux auxquels ne manquent ni la viande ni le vin ou la bière ? La science démontre que les races bien nourries ont été les races dominatrices et la question de nourriture est un problème qui s’impose au Japon s’il veut devenir prépondérant.

Notez que la déperdition de forces est plus grande chez l’écolier japonais que chez son modèle d’Occident. Il lui faut sept ans d’études pour acquérir la connaissance nécessaire de son triple système d’idéographes, c’est-à-dire de l’énorme alphabet qui représente la littérature nationale Cette littérature, il faut qu’il l’étudie aussi, avec l’art difficile des deux formes de langage parlé et écrit ; il faut qu’il apprenne l’histoire et la morale de chez lui, tout cela en dehors des connaissances que lui apporte l’étranger ! L’anglais exige de lui un terrible effort, étant si différent du japonais que la plus simple phrase ne peut être rendue par une traduction littérale, non pas seulement des mots, mais de la forme de la pensée. Avec cela, il mange à peine, il est insuffisamment vêtu de minces cotonnades. Les poêles commencent bien à être introduits dans les écoles, mais longtemps l’étudiant n’eut pour se dégeler les doigts qu’un hibachi renfermant quelques morceaux de charbon allumé sur un lit de cendres. Comment s’étonner qu’un nombre relativement petit de Japonais récoltent le fruit de leurs longs efforts ? Et ceux qui succombent ne sont pas les médiocres, ce sont au contraire les meilleurs d’entre ces élèves, l’orgueil de l’école. Depuis quelques années, il y a certainement progrès pour les questions d’hygiène autant que les finances le permettent, mais le bien-être des étudians, dont dépend en grande partie leur santé, laisse encore beaucoup à désirer.

Une invasion de choléra asiatique acheva de décimer les écoles où enseignait Lafcadio Hearn. Il n’y eut point de panique, la discipline fut maintenue, tandis qu’on prenait les mesures sanitaires indispensables ; maîtres et élèves tombèrent à leur poste. Un jeune garçon, voyant le président du collège s’approcher de son lit, trouva la force de se soulever sur son coude pour faire le salut militaire. Et, en saluant, il passa dans le grand silence…

Cette épidémie attrista singulièrement la fin du séjour que Lafcadio Hearn fit à Matsue, avant d’aller occuper le poste qu’on lui offrait au Sud, dans un grand collège du gouvernement. Mais il ne quitta pas sans regret la province des dieux, la curieuse maison emmurée, remontant aux temps féodaux, qu’il habitait après des samuraï de haut rang, le jardin qui était à ses yeux tout ensemble un poème et un paysage. Pour quelque initié d’autrefois, le dessin de ce jardin dut exprimer une idée abstraite : la foi, la chasteté, le calme, le bonheur conjugal, mais il n’est pas besoin d’interprète quand on ne lui demande que de la beauté. Les pruniers y fleurissent dès les premiers jours du printemps, un bon mois avant les cerisiers, et nul n’ignore que cette floraison est un si merveilleux spectacle qu’elle donne lieu à des congés et à des processions populaires. L’idée que les arbres ont une âme semble naturelle devant certains arbres japonais qui ont toute la grâce des dryades. Leurs possesseurs les traitent avec respect, avec amour[2] ; parmi eux Tenoki reçoit les honneurs religieux ; chaque fleur, chaque insecte a sa légende ; des espèces nombreuses de semi, de cigales chantent dans le jardin, quelques-unes rivalisant avec les oiseaux ; et les mouches phosphorescentes, semblables à des étincelles agitées par un vent doux, recherchent les coins les plus enténébrés pour y mener leur ronde lumineuse. Chaque jour, Lafcadio Hearn, après avoir donné ses cinq heures de leçons, revenait vers ce paradis japonais, où, ayant échangé son uniforme de professeur pour la robe flottante, il s’abandonnait, accroupi sous la véranda ombreuse, à ses rêves. Il bénit les antiques murailles qui empochent jusqu’au murmure de l’existence des villes d’arriver jusqu’à lui. Dehors, il y a le Japon des journaux, des télégraphes, des bateaux à vapeur, mais il a ici à lui seul le Japon du XVIe siècle, les spectres charmans des dames qu’on ne rencontre plus que dans de vieux livres d’images. La lumière qui effleure les formes bizarres de pierre grise, qui vibre à travers le feuillage des arbres longtemps aimés, lui apporte des caresses fantômes… Ce sont les jardins du passé. L’avenir ne les connaîtra que comme les créations d’un art évanoui. Plus d’un a été converti déjà en champ de riz et en bois de bambou ; la curieuse ville, atteinte à la fin par une ligne de chemin de fer, depuis longtemps projetée, deviendra peut-être en dix ans vulgaire et commerciale, elle réclamera ce terrain pour y bâtir des fabriques. « Tout passe, » songe en lui-même ce quasi-bouddhiste de Lafcadio Hearn en évoquant pour se consoler le texte sacré qui fait entrer finalement dans le Nirvana les plantes, les arbres, les rochers et les pierres. Mais avant même cette immortalité, il en décerne une autre à ce qui l’entoure. Le jardin décrit par lui vivra dans la mémoire des hommes, et c’est dans ce cadre adorable qu’il a dû méditer une à une ses interprétations de légendes, de poésies, de curiosités japonaises, entremêlées, comme il le dit, à diverses toiles d’araignées dans le livre illustré par un Japonais et intitulé Kotto.

C’était avant la guerre !


III

« Manzai ! Manzai ! » Ses élèves, du haut des quais, lui souhaitent dans ce dernier salut de vivre dix mille ans. L’heure du départ a sonné. Un long a a a a a a a a a part des rangs pressés d’uniformes. Pendant son séjour à Matsue le maître n’a rencontré chez tous que de la bonté, de la courtoisie ; personne n’a eu, même par inadvertance, le plus léger tort envers lui. Et il se demande si dans d’autres pays que le Japon la même expérience pourrait donner les mêmes résultats. En général, les comparaisons, sous sa plume, aboutissent à la plus grande gloire des Japonais. Comme tous les amoureux, il doit être parfois aveugle, mais il sait découvrir aussi, comme le font dans l’objet aimé les véritables amans, des beautés nouvelles et insoupçonnées, de sorte que, même après les nombreux ouvrages anglais, français et américains, quelques-uns d’une très haute valeur, qui ont paru récemment sur le Japon, il y aura toujours beaucoup à apprendre de cet Européen acclimaté qui longtemps habita l’intérieur, prisonnier pour ainsi dire des jardins du passé. N’exigeons pas de lui une logique imperturbable, ne lui demandons pas d’être parfaitement conséquent avec lui-même. Les feuilles éparses que de temps à autre il réunit en volume reflètent le fait, la figure, la sensation qui passe, fendant en paroles mélodieuses la musique étrangère que sait percevoir son oreille, rapportant ses entretiens avec le commun du peuple encore attaché aux vieilles coutumes, la seule société dont il se soucie.

Les Japonais d’une autre classe, les lettrés, les critiques, collaborateurs estimés des Revues américaines, lui en veulent un peu de ses préférences, tout en reconnaissant qu’il est l’Occidental qui les a le mieux compris. Ils lui reprochent de ne pas les suivre assez dans les sentiers de la vie moderne, de rétrograder trop volontiers vers les régions légendaires d’un Japon mystique[3], au lieu d’aborder la psychologie actuelle et vivante, comme il fit par exemple en écrivant la petite nouvelle, petite par le nombre de pages, grande par le sujet : À la Station du Chemin de fer. La voici en quelques mots :

Un criminel a été arrêté après s’être dérobé plusieurs années aux recherches de la police ; il doit être jugé pour meurtre à Kumamalo, et un officier de police va au train de midi le recevoir. Il y a foule ; on redoute quelque violence, car la population de Kumamato n’est pas endurante et la victime était très aimée dans cette ville.

Le prisonnier descend du train sous bonne garde, les mains liées, derrière le dos, et il se produit une poussée formidable pour le voir ; mais, du geste, l’officier de police, écarte la multitude, en appelant un nom, et aussitôt une toute petite femme, un enfant sur le dos, s’avance. C’est la veuve de l’homme assassiné, l’enfant qu’elle porte est son fils. Dans l’espace resté vide autour de l’assassin, elle se tient immobile au milieu d’un silence de mort. L’officier parle, non pas à elle, mais à l’enfant ; il lui dit : — Petit, cet homme a tué ton père, il y a quatre ans ; tu n’étais pas né, tu étais encore dans le sein de ta mère. Si tu n’as plus de père à aimer, c’est Ta faute de cet homme. Regarde-le, regarde-le bien. N’aie pas peur…

Et mettant la main sous le menton du meurtrier, il le force à lever la tête.

Par-dessus l’épaule de la mère, l’enfant regarde avec des yeux terrifiés, puis il se met à sangloter, mais, tout en (pleurant, il regarde, il regarde encore le visage qui se convulse. On dirait que la foule a cessé de respirer. Soudain le misérable se jette à genoux, malgré ses fers, et bat la poussière de son front, tout en criant d’une voix rauque étranglée par le remords :

— Pardon ! Pardonne-moi, petit.

Et il se confesse, et il se déclare content de mourir,… il veut mourir… Et le mot de Pardon revient toujours. Et l’enfant continue de pleurer. Et soudain la foule entière se met à pleurer avec lui.

Cette scène est d’un pathétique inexprimable. La justice obtenant l’aveu du crime par le simple appel d’un témoin muet ; le coupable criant grâce, sans souci de la peine capitale qui va suivre ; la populace qui comprend tout, qui accepte silencieusement la contrition et la honte en expiation du péché. — Mais le trait significatif de cet épisode, c’est que l’appel au remords a été fait à travers le sentiment paternel, l’amour des enfans tenant une place immense dans l’âme de tous les Japonais. On raconte que le plus fameux des brigands, Ishikawa Goëmon, oublia une nuit de voler et de tuer dans certaine maison où il s’était introduit, et cela sous le charme du sourire d’un bébé qui lui tendit les bras.

Nous ne faisons nulle difficulté pour reconnaître que cette scène toute réaliste, saisie sur le vif ; À la Station du Chemin de fer, est l’un des meilleurs récits de Lafcadio Hearn ; mais le plus beau de tous, Une danseuse, est tiré des chroniques de ce lointain passé où il a mille fois raison, quoi qu’on en dise, de puiser ses inspirations. C’est l’histoire de la courtisane amoureuse.

Au comble de sa célébrité, cette idole d’une capitale disparaît de la vie publique sans que personne sache pourquoi. Laissant la fortune derrière elle, elle fuit, enlevée par un pauvre garçon qui l’aime. Ils se construisent une petite maison dans la montagne ; là, ils n’existent plus que l’un pour l’autre. Mais l’amant meurt par un froid hiver et elle reste seule, sans autre consolation que de danser encore pour lui tous les soirs dans la maison déserte. Car il avait aimé à la voir danser et il devait toujours y trouver plaisir. Donc, quotidiennement, elle place sur la tablette funéraire les offrandes accoutumées et elle danse, la nuit, dans tous ses atours, comme au temps où elle faisait les délices d’une grande ville. Et le jour vient où, vieille, décrépite, mourante, réduite à la mendicité, elle porte son costume superbe, défraîchi par le temps, à un peintre qui l’a vue au temps de sa beauté, pour qu’il l’accepte en échange d’un portrait fait de mémoire qui sera déposé devant l’autel toujours chargé d’offrandes, afin que son bien-aimé la voie jeune à jamais, la plus belle des shirabyoshi, et qu’il lui pardonne de ne plus pouvoir danser.

La shirabyoshi, avec le recul du temps, nous apparaît ici parée de je ne sais quelle dignité hiératique que ne sauraient avoir les modernes geisha Lafcadio Hearn ne prétend nullement dans les pages qu’il leur consacre idéaliser outre mesure ces dernières, qui apparaissent sous sa plume comme de gentils animaux assez dangereux, mais n’est-ce pas leur métier de l’être ? Quel que soit le rang de la femme japonaise, il ne parle d’elle qu’avec une extrême discrétion et des précautions qu’on chercherait vainement dans le portrait de Mme Chrysanthème. La volupté subtile dont son style est empreint ne s’étend jamais aux scènes qu’il représente ; elle est immatérielle à un degré rare ; il sait nous faire entendre ce qu’il veut, sans qu’un mot blesse jamais ces convenances chères aux Japonais, plus que la vertu même. Et, à l’en croire, la jeune fille bien élevée, l’honnête épouse sont au Japon les types les plus parfaits de féminité qu’il ait rencontrés sur aucun point du monde, lui qui a tant voyagé ! Les opinions formulées à la légère par les globe-trotters sur ce sujet qu’il effleure à peine, par respect, l’indignent autant qu’elles peuvent indigner les Japonais de naissance. Évidemment il a pénétré la vie intérieure de ceux-ci, le mystère de leurs pensées, les ressorts cachés qui les font agir, au point de partager leurs sentimens. Ce phénomène s’est produit chez d’autres que lui après de longs séjours au Japon, chez le poète Edwin Arnold, l’auteur de The Light of Asia, qui, lui aussi, épousa une Japonaise ; chez le peintre John La Farge qui a rendu avec une sorte de piété l’image virginale de Kwannon à l’auréole lunaire, dont Hearn nous dit qu’après avoir pris dans l’Inde cent formes diverses, elle est devenue au Japon comme le symbole divinisé des plus adorables qualités de la femme.

De symbole en symbole, de sanctuaire en sanctuaire, et parmi toutes les traditions ressuscitées d’autrefois, l’auteur des deux volumes intitulés Glimpses of unfamiliar Japan, nous promène, curieux et ravis jusqu’au bout. Ses impressions de voyages, de pèlerinages plutôt, sont encore le meilleur de son œuvre.

Et du Japon moderne, que nous dit-il ?… Il nous dit que si occidentalisé qu’il paraisse, on aurait tort de croire qu’en trente ans, le caractère moral et mental de la race ait pu changer : le Japon a, selon lui, emprunté des armes à l’Occident pour mieux résister à ses insidieuses influences ; ses véritables progrès n’ont jamais été opérés que du dedans. Rien de vraiment remarquable ne sera obtenu dans des directions étrangères à l’âme de la race. Le développement, prétendu subit et quasi miraculeux, n’est qu’un réveil national, tendant à rendre le Japon aux seuls Japonais, à expulser les influences étrangères commerciales et autres.

Mais à travers la Société japonaise contemporaine nous avons eu ici même un guide sûr et abondamment documenté, M. André Bellessort[4]. C’est à lui qu’il faut nous reporter pour savoir ce qui reste des antiques vertus ancestrales au Japon européanisé et pour corriger par quelques antidotes l’effet des enchantemens de Lafcadio Hearn. Nous renvoyons à son livre daté d’hier ceux qui sont curieux de connaître les héritiers des daïmo, des samuraï et des geisha légendaires, dont un poète survenu au bon moment dans leur patrie, où tout est, comme il le dit, impermanent, nous a retracé l’histoire et laissé les portraits.

Cette impermanence, M. Bellessort l’a qualifiée : goût déplorable du provisoire et du changement, mais voyez comme Lafcadio Hearn la poétise ! Rien n’a jamais été fait au Japon, nous dit-il, avec une idée de durée : les sandales de paille sont changées à chaque étape du voyage ; la robe n’est qu’une étoffe, attachée çà et là par quelques points, la maison se construit en peu de jours : partout la même absence de solidité, de stabilité, sauf dans la forme immémoriale du costume des paysans et de leurs instrumens de travail. Depuis le commencement de son histoire, le Japon a eu plus de soixante capitales ; sauf quelques temples, quelques forteresses, la plupart des villes n’ont que la durée d’une génération ; la terre elle-même est celle de l’impermanence, il n’y a pas de nature plus sujette aux transformations : les pics volcaniques s’écroulent, les vallées sont bloquées par la lave, les lacs paraissent et disparaissent ; il ne demeure que des lignes générales et le caractère général des saisons. La beauté même du paysage est en grande partie illusoire, une beauté de couleurs changeantes, de brumes mouvantes, de mirage. Et si les dieux s’attardent, répandant une vague émotion religieuse à travers le crépuscule des bois qui enveloppent leurs demeures, c’est peut-être parce qu’ils sont sans forme et sans substance. De l’Inde aryenne, par la Chine, est venue se joindre à cette impermanence naturelle l’impermanence psychique du bouddhisme.

Une religion qui enseigne que l’univers tout entier est illusion, la vie une halte momentanée dans un voyage infini, que tout attachement aux personnes ou aux choses ne produit que chagrin, que l’humanité ne peut atteindre la paix éternelle que par la suppression de tout désir, une telle religion devait s’harmoniser avec le sentiment de la race. Le peuple ne chercha jamais à pénétrer la philosophie plus profonde de la religion importée, mais sa doctrine d’impermanence influença profondément le caractère national et ajoute chez lui à la patience originelle. Même dans l’art japonais, elle a laissé sa trace, car le bouddhisme enseignait bien que la nature était un rêve, une fantasmagorie, mais il enseignait aussi aux hommes à saisir l’impression fugitive de ce rêve et à l’interpréter en relation avec la plus haute vérité. Voilà pourquoi les Japonais ont saisi dans le passage d’un nuage ou la floraison rapide du printemps des paraboles d’une signification éternelle ; voilà pourquoi dans les nombreuses calamités qui les ont assaillis, incendies, inondations, tremblemens de terre, ils n’ont vu que la preuve incessante et répétée de l’illusion qui passe. L’absence de témoignages réellement solides et grandioses des très grandes choses qu’a accomplies le Japon indique les procédés spéciaux de sa civilisation : des chefs-d’œuvre se fabriquent sous de simples hangars, l’industrie reste dispersée, le capital industriel n’existant pas, et le gouvernement donne le même spectacle, rien n’y est fixe, sauf le trône. Tous les hauts fonctionnaires civils et militaires sont changés à de courts intervalles. Dans les écoles, directeurs et professeurs se déplacent incessamment. Nous sommes habitués à croire qu’un degré quelconque de stabilité est nécessaire à tous les grands progrès, mais le Japon a donné la preuve irréfutable du contraire. Et l’explication en est dans le caractère de la race uniformément mobile, uniformément impressionnable, marchant comme un seul homme vers un but qui l’intéresse tout entière, soumettant ses quarante millions d’individus à des chefs qui les manient comme le vent peut manier le sable. Et cette soumission aux formes qu’on lui imprime appartient aux plus anciennes conditions de sa vie qu’a dominées longtemps deux qualités : l’absence d’égoïsme et la foi.

Mais domineront-elles longtemps encore ? La foi, tout au moins, n’existe plus guère que dans le peuple des campagnes, à moins qu’il ne s’agisse de la foi en soi-même qui est portée jusqu’à l’exaspération, depuis la guerre.

Sur la guerre, il nous faut encore interroger l’auteur de Kokoro[5]. Ce qu’il raconte du conflit avec la Chine éclaire d’un jour très vif celui qui se poursuit présentement contre la Russie.


IV

Les rues sont pleines d’uniformes blancs, elles retentissent de la musique des trompettes et du fracas de l’artillerie ; les armées du Japon, pour la troisième fois dans l’histoire, ont conquis la Corée ; la déclaration de guerre contre la Chine a été publiée dans les journaux de la ville, imprimés sur papier cramoisi. Tous les pouvoirs militaires de l’Empire sont en mouvement. La première ligne de réserves a été appelée ; les troupes affluent à Kumamoto (où se trouvait alors Lafcadio Hearn). Des milliers de soldats sont logés chez l’habitant, les casernes, les auberges, les temples ne suffisant pas à abriter ces hôtes de passage ; la place manque, bien que des trains spéciaux emportent les régimens aussi vite que possible, vers le nord. Cependant, malgré tout cet immense mouvement, la ville est étrangement tranquille ; nul signe extérieur n’avertirait l’étranger du sentiment public, la race comme l’individu devenant au Japon d’autant plus calme en apparence que ses émotions sont plus profondes. L’empereur a donné un exemple que chacun s’efforce de suivre en envoyant des présens à ses troupes de Corée : les provisions de riz, de fruits, de tabac partent par chaque bateau, et la nation tout entière a souscrit aux fonds de guerre, le chèque du riche marchand se mêlant au dollar en papier de l’artisan, à la dîme du manœuvre. On ne refuse même pas les dons puérils des enfans.

Quant aux soldats, ils sont silencieux et doux comme de petits écoliers en classe. Ni vantardise, ni gaîté ; les prêtres bouddhistes exhortent les escadrons dans la cour des temples ; une grande cérémonie religieuse a été célébrée sur le terrain de parade, l’application d’une lame de rasoir sur chaque jeune tête de soldat symbolisant le renoncement volontaire aux vanités de la vie. Dans tous les antiques sanctuaires, ce sont des prières aux dieux des armées, aux ombres des héros qui moururent pour leur empereur. Mais les rites les plus imposans sont célébrés à Houmyöji, le monastère où pendant trois siècles ont reposé les cendres de Kato Kiyomasa, le conquérant de la Corée, l’ennemi des Jésuites, le protecteur du bouddhisme ; à Houmyöji, le chant sacré des pèlerins sonné comme le rugissement de la mer. Aussi le bruit circule-t-il que, la nuit, des chevaux invisibles piaffent dans la cour du temple et qu’une ombre puissante est sortie de son sommeil pour conduire une fois de plus à la victoire les armées du Fils du ciel. Les soldats, des garçons ignorans et simples venus de la campagne, ne discutent pas plus cette légende que les Athéniens ne discutèrent la présence de Thésée à Marathon. Mais ce n’est point avec ceux-là que s’entretient Lafcadio Hearn dans le touchant récit intitulé : Un vœu réalisé.

Un de ses anciens élèves est venu lui dire adieu, un beau garçon dont le régiment va partir le jour même pour la Corée. Ils devisent ensemble du bon temps de Matsue, au cours du repas qu’ils prennent en tête à tête. Fils de riches fermier ? Asakichi a fait des études complètes, ce qui ne l’empêcha pas, à sa sortie de l’école, d’aider ses parens dans leurs travaux ; puis, à dix-neuf ans, il a été convoqué au temple pour un examen tant intellectuel que physique, après lequel on le déclara propre au service militaire. Inscrit comme ichiban (de première classe) par le médecin et le major recruteur, il fut pris à la conscription suivante. Sergent au bout de treize mois, il a demandé de quitter sa garnison dans la crainte de n’être pas envoyé en Corée.

— Maintenant, je suis si heureux ! s’écrie-t-il avec une soudaine rougeur, honteux d’avoir ainsi trahi ses sentimens.

— Vous rappelez-vous, lui dit le maître, quand, à l’école, vous exprimiez le désir de mourir pour Sa Majesté l’Empereur ?

— Oui, répond-il, et cette chance est venue, non seulement à moi, mais à plusieurs de ma classe.

Et il parle presque gaîment de l’honneur qu’il y a à tomber sur le champ de bataille. Après, le gouvernement prend soin de la famille ; il est triste sans doute pour quelques-uns de mourir sans laisser un fils qui perpétue le nom et continue les offrandes aux ancêtres, mais lui, quoique célibataire, n’aurait rien à regretter, car il est fils cadet, ses parens sont encore jeunes et l’aîné les soutiendra dans leur vieillesse. En outre, ils seront beaucoup à la maison pour l’aimer, car les morts ont besoin d’amour.

Le sentiment des Japonais au sujet de l’âme est ici exprimé d’une manière intéressante. Les esprits protecteurs des parens hantent la demeure familiale pendant cent ans et veillent sur ceux qui survivent, ce qui n’empêche pas le long voyage au Meido que tous doivent faire, car l’âme est une et multiple tout ensemble. Elle peut être en maints lieux à la fois ; l’idée du Meido, du culte familial et des prières au temple n’offre donc rien de contradictoire. L’état de Bouddha est sans fin et sans limites, immense comme l’élément de l’éther, ce qui n’empêche pas qu’après la mort on reste dans sa famille, au milieu de ses parens et de ses amis, on jouit de la lumière du monde comme auparavant.

Lafcadio, en écoutant Asakichi, se souvient de la composition d’un de ses élèves sur l’avenir du juste : « Son âme flottera éternellement dans l’univers. » Les croyances des Japonais sur ce chapitre ressemblent beaucoup à celles des Grecs de l’antiquité. Mêmes sacrifices aux morts, mêmes honneurs rendus aux mânes des héros, mêmes bûchers allumés après la bataille pour recueillir autant que possible les cendres des guerriers qui seront renvoyés dans la patrie. L’Empereur lui-même les tiendra en vénération et ils auront l’amour du peuple tout entier qui les priera d’aider le Japon aux temps de dangers nationaux. Cette foi, ces espérances sont nourries dans l’âme des jeunes gens dès les années d’école. On les conduit en excursions militaires aux sanctuaires où sont honorés les héros ; en bon ordre, dans les demi-ténèbres du bois sacré, ils se rangent silencieux ; la trompette fait retentir un appel de bataille ; tous présentent les armes, et c’est chez chacun d’eux le genre d’émotion qu’a chantée un poète japonais qui fut soldat avant de devenir prêtre :

La cause je ne peux la dire, — mais quand j’aborde le temple, — des larmes de reconnaissance me coulent des yeux.

Asakichi rappelle tout cela ; en somme, ce qu’il dit n’a rien d’individuel, il n’est qu’une des petites vagues d’une mer insondable, il n’exprime que le sentiment ancestral, l’émotion vague, mais incommensurable, du shinto qui chez lui se mêle aux aspirations les plus hautes du bouddhisme. La nuit tombe, les étoiles et les feux électriques de la citadelle brillent à l’envi, le clairon sonne et, de la forteresse à Kiyomara, roule dans la nuit, comme un grondement de tonnerre, le chant de dix mille hommes. Nishi me higashi me, traduction libre :

Oh ! le pays, du Sud au Nord, est couvert d’ennemis, à l’Ouest, à l’Est, en avant, tout est noir d’ennemis. Nul ne peut dire le nombre des hordes qui se répandent de la plage de Satsuma, du rivage de Tsukushi.

Tous les soldats connaissent ce chant, le Chant du Siège, — qui défie la ruine d’atteindre l’Empire éternel, quand bien même la terre se déchirerait en deux, quand bien même tomberait le ciel, quand bien même les montagnes se mêleraient à la mer.

Le maître ne reverra plus son élève après qu’au seuil de sa demeure celui-ci lui a envoyé un dernier salut ; le tonnerre des chants belliqueux continue et le mugissement des trains qui emportent tant de vaillance et de fidélité vers la fièvre des rizières chinoises et les cyclones menaçans de la mort. Bientôt le nom d’Asakichi figure sur la longue liste publiée par les feuilles locales. Ce soir-là, le vieux serviteur japonais décore et illumine l’alcôve de la chambre de réception comme pour une fête, il met des fleurs dans les vases, allume les baguettes d’encens et place au milieu de tout cela une photographie devant laquelle est servi le festin traditionnel en miniature : du riz, des fruits, des pâtisseries.

— Peut-être, dit-il, plairait-il à son esprit que le maître consentit honorablement à lui parler. Il comprendra l’anglais du maître !

Et le maître parla au petit portrait qui semblait lui sourire à travers les spirales d’encens.


Dès le premier instant de la déclaration de guerre, personne au Japon n’avait douté de la victoire. L’enthousiasme fut universel et profond. L’histoire de succès éclatans, écrits de confiance et publiés en fascicules, se répandait dans tout le pays, longtemps avant leur réalisation ; les fabricans de jouets mettaient en vente d’ingénieux mécanismes représentant la déroute grotesque des Chinois. Un commerce énorme d’images coloriées à bas prix gravait dans l’esprit du peuple les hauts faits accomplis ou projetés. En même temps, les théâtres célébraient la guerre avec tout le réalisme possible. Chaque épisode glorieux était aussitôt transporté à la scène : par exemple, la mort d’un clairon qui, le poumon traversé, acheva de sonner la charge en y mettant son dernier souffle, et l’héroïsme des quatorze troupiers qui tinrent ferme contre trois cents fantassins, et la charge de coolies sans armes contre un bataillon chinois qui ne fut pas le plus fort, etc. Ces incidens et beaucoup d’autres se firent applaudir frénétiquement. Sur le passage des troupes, c’étaient des illuminations ; à Kobé, elles continuèrent des semaines de suite dans toutes les rues par les soins des habitans. Les industries du pays se consacraient à la guerre ; on alla jusqu’à inventer des paquets de cure-dents où chaque petit bâton portait inscrit en caractères microscopiques un poème différent sur des sujets belliqueux.

L’enthousiasme fut, il est vrai, suivi d’une déception profonde ; le Japon se trouva frustré par les conditions de la paix, et si, à cette époque, le sentiment public eût été seul écouté, la guerre se serait continuée entre la Russie et son allié de la veille, malgré le renfort qu’apportaient à la grande puissance européenne la France et l’Allemagne. Mais le gouvernement fut sage. Il bâillonna la presse et parut se contenter du peu qu’on lui donnait. Hearn croit cependant que les forces de réserve au Japon sont beaucoup plus considérables qu’on ne le suppose, ses vingt-six mille écoles lui composant un colossal appareil préparatoire.

Mais alors la marine était le point faible, quoiqu’elle eût suffi à annihiler la flotte chinoise, et les frais d’une nouvelle guerre eussent été désastreux pour le commerce et l’industrie. Il fallait attendre, si cruellement blessé que fût l’orgueil national. Le mécontentement général se dissimula sous des témoignages d’allégresse :

Hyogo, 5 mai 1895.

Hyogo ce matin est baigné dans une splendeur de lumière limpide, la lumière du printemps, qui, vaporeuse, prête un charme d’apparition aux choses lointaines entrevues à travers. Les contours restent nettement des- sinés, mais des couleurs presque idéales, qui ne leur appartiennent pas, les transfigurent, et les grandes montagnes, derrière la ville, s’élancent vers un bleu sans nuage que l’on prendrait pour l’âme de l’azur, plutôt que pour l’azur même. Au-dessus d’un talus gris bleu, — les toits agglomérés — frémissent et voltigent des formes extraordinaires ; le spectacle n’est pas nouveau pour moi, mais il m’enchante toujours. Partout flottent, attachés à de hauts bambous, des poissons de papier immenses qui s’agitent et chatoient comme choses vivantes. Leur taille varie d’ordinaire de cinq à quinze pieds de long, çà et là, il y en a de plus grands, portant un bébé accroché à la queue. Quelques bambous retiennent quatre ou cinq poissons superposés… Les liens légers qui les attachent aboutissent au dedans de la tête, et le vent, lorsqu’il entre dans la bouche ouverte, gonfle le corps en le faisant onduler, monter, descendre, se tordre absolument comme s’il s’agissait de poissons véritables, tandis que la queue et les nageoires jouent d’une façon irréprochable. En nageant contre le ciel, le bruit qu’ils font est celui du vent dans un champ de cannes… Tout le monde sait que ces carpes de papier ou koi ne sont hissées que durant la période du festival anniversaire de la naissance des garçons, le cinquième mois ; ils symbolisent l’espoir qu’ont les parens de voir leur fils faire son chemin dans le monde en dépit des obstacles, comme la grande carpe du pays remonte contre le courant de rapides rivières… Mais en ce radieux printemps de l’année japonaise 2555, le koi symbolisait quelque chose de plus grand que l’ambition paternelle, — la confiance d’une nation régénérée par la guerre. La résurrection militaire de l’Empire, le vrai jour de naissance du nouveau Japon, commença en effet avec la conquête de la Chine. La guerre a pris fin, l’avenir, quoiqu’il ne soit pas sans nuages, paraît plein de promesses et, malgré les obstacles à des succès plus complets et plus durables, le Japon ne craint rien, ne doute de rien.

Voici un autre tableau :

Hyogo, 15 mai.

Le Matsushima Kan, revenu de Chine, est à l’ancre devant le Jardin du plaisir de la Paix. Ce n’est pas un colosse, quoiqu’il ait accompli de grandes choses, mais il a certainement l’air formidable au repos, dans cette claire lumière, forteresse d’acier gris de pierre, se dressant au-dessus d’une nappe bleue tout unie. La permission de visiter a été accordée au peuple, qui s’y rend en habits de fête comme au festival d’un temple. Tous les bateaux du port semblent avoir été réquisitionnés à l’intention des curieux, tant il y en a autour du cuirassé, quand nous l’atteignons. Il n’est pas possible que tant de monde entre à la fois ; nous devons attendre, tandis que des centaines de visiteurs sont alternativement admis et congédiés.

Le spectacle de la joie populaire vaut qu’on le guette. Quel élan quand votre tour arrive ! Quel fourmillement, quelle poussée ! Deux jeunes femmes tombent à la mer et, tirées de l’eau par des marins, disent qu’elles ne sont pas fâchées d’être tombées parce qu’elles pourront se vanter de devoir la vie aux hommes du Matsushima Kan !

Mais on doit vraiment aux hommes du Matsushima Kan quelque chose de plus important que la vie de deux femmes ; et le peuple cherche à le reconnaître par des témoignages d’affection, car la discipline militaire interdit les présens. Les officiers et l’équipage doivent être bien las ; ils se laissent néanmoins questionner et répondent avec une amabilité charmante. Tout est montré, expliqué en détail, le canon de gros calibre, les batteries, les torpilles, la lanterne électrique.

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On me raconte l’histoire émouvante de la grande bataille du Yalu. Pendant ce temps, les grands-pères chauves, et les femmes, et les marmots du port sont maîtres pour un jour du Matsushima. Les officiers, les cadets, les matelots n’épargnent rien pour leur plaire. Ceux-ci parlent aux vieillards ; ceux-là laissent les enfans jouer avec la poignée de leur sabre ou leur apprennent à jeter leurs petites mains en l’air avec le cri : Teikoku Banzai ! Et, pour les mères fatiguées, des paillassons ont été disposés à l’ombre, dans l’entrepont. Ces ponts, il n’y a que quelques mois, étaient rougis de sang ; des taches sombres ont résisté au nettoyage et le peuple les contemple avec un tendre respect, ainsi que les cicatrices laissées au bateau par les coups de ses antagonistes immédiats, deux cuirassés chinois de 7400 tonnes chacun, tandis que le tonnage du Matsushima n’est que de 4280… Mon guide me dit : « Les Chinois avaient des canons européens. Si nous n’avions pas eu à lutter contre des armes occidentales, notre victoire eût été trop facile… »

Et il donne ainsi la note juste. Rien, par ce beau jour de printemps, n’eût ravi les hommes du Matsushima Kan autant que l’ordre d’attaquer les grands croiseurs russes, là-bas, en vue de la côte.

Voici maintenant, rapidement ébauché, le retour des troupes.

L’année dernière, en voyageant de Shimonosaki vers la capitale, je vis beaucoup de régimens en route pour le théâtre de la guerre, tous vêtus de blanc, car la saison chaude n’était pas encore passée. Ces soldats ressemblaient tant à mes anciens élèves (et des milliers en réalité sortaient de l’école), que je ne pus m’empêcher de trouver cruel qu’on les envoyât au feu si jeunes !…

Eh bien, aujourd’hui, j’ai vu revenir quelques-uns des régimens. Des arcs de triomphe ont été dressés dans les rues où ils doivent passer pour se rendre de la station au grand temple dédié à l’âme héroïque de Kusunoki Masashigé. Les citoyens ont payé six mille yen l’honneur de servir aux soldats leur premier repas. Les hangars sous lesquels les bataillons s’attablent dans la cour du temple sont décorés de drapeaux et de guirlandes, et il y a de petits cadeaux pour tous.

J’attendis d’abord avec mon vieux Manyemon devant la station, voisine du temple. Le train s’arrêta,… la police repoussa la foule,… les bataillons parurent en une colonne régulière, conduite par un officier qui boitait en marchant, une cigarette à la bouche. La foule s’épaissit encore autour de nous, mais il n’y eut pas d’acclamations, pas un mot, le silence n’était rompu que par le pas mesuré de la troupe. Étaient-ce bien les mêmes hommes que j’avais vus partir ? Brûlés par le soleil, les traits ravagés, portant parfois de grandes barbes… Les uniformes d’hiver en drap bien étaient usés, déchirés, les souliers n’avaient plus forme de souliers ; mais la démarche énergique était celle de soldats endurcis. Non, ce n’étaient plus des enfans, c’étaient des hommes solides, capables de tenir tête à toutes les troupes du monde ; des hommes qui avaient tué, donné l’assaut, des hommes qui avaient souffert ce que l’on n’écrira jamais. Les physionomies n’exprimaient ni joie, ni fierté, les yeux chercheurs regardaient à peine le décor de fête, peut-être parce que ces yeux-là avaient vu trop de choses faites pour rendre sérieux… Les spectateurs semblaient émus d’un changement dont ils devinaient les causes, mais n’importe, les soldats n’en étaient que de meilleurs soldats maintenant !…

Je dis à Manyemon : — Ce soir, ils seront à Osaka et à Nagoya. Ils entendront l’appel, et ils penseront aux camarades qui ne reviendront plus.

Mais le vieillard me répondit avec une gravité simple :

— Peut-être les gens d’Occident croient-ils que les morts ne reviennent jamais ; nous ne pensons pas de même. Les morts japonais reviennent tous, ils connaissent le chemin. De Chine et de Chosen, et du fond de la mer, tous nos morts sont revenus, tous ! Ils sont maintenant avec nous. Chaque soir, ils se réunissent pour entendre les trompettes qui les ont rappelés chez eux. Et ils les entendront aussi le jour où les armées du Fils du Ciel seront dirigées contre la Russie.


Ces paroles lues à neuf années d’intervalle sont saisissantes. Dès lors, le Japon, sans perdre un seul navire ni une seule bataille, avait abaissé le pouvoir de la Chine, créé une nouvelle Corée, agrandi son propre territoire et changé la face politique de l’Orient. Aujourd’hui, la lutte désirée contre la Russie commence dans des conditions qui sont pour exalter encore l’orgueil japonais. Et l’orgueil est toujours dur…

Le Japon s’endurcit, il marche en outre vers un officialisme qui a été la malédiction et la faiblesse de la Chine. Lafcadio Hearn constate à regret que les résultats moraux de la nouvelle éducation occidentalisée ne sont pas à la hauteur des résultats matériels. Jusqu’ici, l’absence relative de tout individualisme égoïste dans le caractère national avait été le salut de l’Empire. Le Japon devait cela aux deux grandes religions qui ont créé et conservé sa puissance morale : le shinto qui enseigne à l’individu le devoir de penser à son empereur et à sa patrie avant de penser ni à lui-même ni aux siens, et le bouddhisme qui lui commande de maîtriser les regrets, d’endurer la souffrance, d’accepter comme une loi éternelle l’évanouissement des choses. Mais elles sont maintenant, ces religions, bien souvent détournées de leur sens. L’individualisme envahit le Japon. Lafcadio Hearn s’en aperçoit à l’Université de Tokio. Il remarque dans les compositions des étudians des aperçus nouveaux qui le chagrinent : « Le changement, écrit l’un d’eux, est dans la nature de notre vie. Combien de gens voyons-nous qui, riches la veille, sont pauvres le lendemain ? Résultat de la concurrence humaine, selon les lois de l’évolution. Nous sommes exposés à cette concurrence, il faut se battre, même si l’on n’en a pas envie. Et avec quel sabre nous battrons-nous ? Avec le sabre de la science, forgé par l’éducation. »

Ah ! que nous voici loin de la culture du moi, comme on l’entendait, il y a une dizaine d’années, aux écoles de la Province des Dieux, par le développement exceptionnel de toutes les nobles qualités !

Les Japonais de l’avenir, mieux nourris et plus généralement instruits, pourront être physiquement et intellectuellement supérieurs, mais Lafcadio Hearn est de ceux qui croient « que le cœur humain, même dans l’histoire d’une race, vaut infiniment plus que l’intellect humain et qu’il peut tôt ou tard répondre beaucoup mieux que lui à toutes les énigmes du sphinx de la vie. » Il est intéressant de voir que sur le chapitre des comparaisons entre l’ancien et le nouveau Japon, le maître de conférences à l’Université de Tokio invoque l’opinion d’un conférencier d’Occident, M. Ferdinand Brunetière, qui a dénoncé avant lui l’individualisme comme l’ennemi de l’éducation et de l’ordre social :

« Quoi que nous veuillons faire pour la famille, pour la société, pour l’éducation, c’est contre l’individualisme qu’il faut aujourd’hui travailler, car la société humaine est fondée sur le sacrifice de soi. »

Un chrétien, Lamennais, l’avait dit ; M. Brunetière l’a répété avec éloquence et, au nom des meilleures traditions shinto et bouddhistes, c’est également l’opinion de l’auteur de Kokoro, observateur incomparable du « cœur des choses au Japon. »


Th. Bentzon.

  1. Jizo, sous ses formes multiples est l’une des plus aimées parmi les divinités populaires, celle que les mères en deuil implorent avec le plus de confiance ; il préside au Sai-no-Kawara où vont les enfans après leur mort et s’y fait leur ami, le compagnon de leurs jeux.
  2. L’idée de l’influence de l’amour sur les objets même prétendus inanimés est courante au Japon. Une jeune fille à qui Hearn demandait si elle croyait vraiment qu’une poupée pouvait vivre, fit cette réponse charmante et profonde : — Oui, si vous l’aimez assez pour cela.
  3. In Ghostly Japan, 1 vol. Boston.
  4. Voyage au Japon. La Société Japonaise, 1 vol. Perrin.
  5. Un mot qui en japonais veut dire « cœur, » et aussi, sens caché, le « cœur des choses. »