Un Philosophe historien - M. Taine

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Un Philosophe historien - M. Taine
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 126-159).
UN
PHILOSOPHE HISTORIEN

: Les Origines de la France contemporaine, par M. H. Taine, de l’Académie française, — T. I. L’Ancien Régime, — T. II et III. La Révolution, 3 vol. in-8o, Paris, 1877-1881 ; Hachette. 


I

Il y a deux sortes et comme deux races d’historiens : ceux qui écrivent pour raconter et expliquer les faits, ceux qui ne font de l’histoire que pour démontrer une thèse, et qui dans l’étude du passé ont toujours en vue les luttes du présent. M. Taine n’est pas de ces derniers, il s’en défend avec énergie, et l’on peut l’en croire sur parole. L’histoire, pour lui, n’est qu’une science d’observation, et il la traite comme telle, sans passion ni arrière-pensée. Il peut se rendre ce rare témoignage d’être exempt de toute prévention politique, nationale, religieuse, de tout préjugé de tempérament, d’éducation, ou de classe ; aucun historien n’a jamais été dans de meilleures conditions d’impartialité, et, pour employer le mot de l’école, d’objectivité. Et pourtant, parmi les nombreux lecteurs des Origines de la France contemporaine, bien peu oseraient soutenir que c’est là une œuvre entièrement objective, dégagée de toute idée préconçue, de tout subjectivisme. Où donc est la raison de cette apparente contradiction entre l’historien et son œuvre ? Elle est avant tout dans sa philosophie. Si, en politique, M. Taine n’est inféodé à aucun parti, ne relève d’aucune école, il n’en est pas de même en philosophie. De ce côté, il a des idées fort précises, fort impérieuses, et, chez lui, comme chez tout grand esprit dont les idées se tiennent, le philosophe subjugue d’habitude l’historien.

L’auteur du livre de l’Intelligence est avant tout un philosophe, non point, comme on se le représente souvent dans le monde, un sceptique n’ayant qu’une critique dissolvante, mais un dogmatique à système coordonné. Si on ne peut le traiter de doctrinaire, on ne saurait nier qu’il ait une doctrine, et cette doctrine pénètre toutes ses études, laisse son empreinte sur tous ses livres. Aucun écrivain de notre temps n’a abordé des sujets plus divers, et ses œuvres, d’une variété si brillante et si touffue, qui s’épanouissent avec une sève si féconde dans tous les domaines de la pensée, philosophie, histoire, critique littéraire ou artistique, ont une frappante unité, une homogénéité de conception et de pensées qu’elles doivent avant tout à la doctrine inflexible dont elles relèvent.

M. Taine a sur le monde et la vie sa philosophie et ses formules, qu’il applique avec la même énergie de conviction à toutes les branches des connaissances humaines, à l’art et à la littérature comme à la métaphysique, à la religion, à la science, aux faits de l’ordre politique et social comme aux faits de l’ordre moral ou intellectuel, à l’histoire des peuples comme à la biographie des individus. A ses yeux, une des marques de la vérité de sa théorie, c’est précisément cette faculté de se prêter aux adaptations les plus diverses. Avec elle il ne s’est jamais trouvé à court et n’a jamais rencontré d’impasse. Aussi traite-t-il l’histoire de la révolution française comme l’histoire de la littérature anglaise, comme la philosophie de l’art en Grèce, en Italie, en Flandre. C’est toujours le même instrument, les mêmes procédés d’investigation, appliqués avec la même superbe logique, avec la même précision d’analyse et la même rigueur de déduction, aux études et aux sujets les plus divers, au mécanisme de l’intelligence et aux émotions de l’âme, aux toiles du peintre, aux rêves du poète, aux révolutions des états.

Or, cette doctrine, au creuset de laquelle le hardi penseur a entrepris de faire passer les origines de notre société moderne, se trouve presque a priori en opposition avec l’esprit, avec les espérances et les prétentions de la révolution française. Ainsi s’expliquent l’antipathie manifeste de M. Taine pour la révolution dès ses premiers et plus beaux jours, et ces sévérités de l’historien dont les sentences n’ont rien d’imprévu pour qui connaît le philosophe.

Quelle est, en effet, la doctrine fondamentale de M. Taine, la norme scientifique qui lui sert de guide et comme de fil d’Ariane à travers l’obscur labyrinthe des connaissances humaines? C’est, pour la résumer d’un mot, qui revient fréquemment sous sa plume, la théorie des milieux, c’est-à-dire, un système d’après lequel les idées de même que les êtres vivans, les gouvernemens et les formes politiques, aussi bien que les arts, les littératures, les philosophies sont le produit de conditions variables et d’antécédens multiples, le produit du lieu et du temps, du sol et du climat, le fruit changeant d’une race, d’un état social ou religieux.

Ce principe bien simple est en apparence inoffensif, et cependant nous n’avons pas besoin d’en suivre très loin les conséquences pour apercevoir par quels côtés il est en contradiction avec les idées génératrices de la révolution, avec les sentimens, les théories, les maximes dont s’est inspiré 1789. La révolution française, — et c’est ce qui la distingue entre toutes, ce qui en fait la révolution tout court, sans épithète nationale, sans désignation de temps ou de lieu, — la révolution française, considérée dans son principe, est avant tout la revendication des droits de l’homme, des droits du peuple et du citoyen, en dehors de toute considération de pays, d’époque ou de race, sans égard, en un mot, aux influences de milieu qui, pour notre philosophe, règnent partout en souveraines. De ce désaccord dans le point de départ découlent, entre M. Taine et la révolution, des divergences de toute sorte qui les placent presque aux deux pôles de la pensée humaine.

On peut dire que, entre la révolution et son nouvel historien, il y a antipathie de principes, qu’entre eux il y a un différend plus profond qu’un différend politique, il y a une manière opposée d’entendre l’homme et la marche des sociétés, et, comme tous deux sont également confians dans leur doctrine et également logiques, leur opposition éclate plus bruyamment.

Au risque de paraître toucher au paradoxe, j’oserai dire que, par son système et ses habitudes d’esprit, notre philosophe rationaliste se trouve, vis-à-vis de la révolution, dans une position analogue à celle de certaine école religieuse, de Bonald ou de Joseph de Maistre, par exemple. Entre elle et lui, c’est une incompatibilité de croyances, de foi. On sait comment la révolution était jugée par Joseph de Maistre, un de ces puissans esprits systématiques lui aussi qui font tout rentrer dans le moule d’un seul principe. La trouvant en contradiction avec toutes ses notions et ses axiomes sur le gouvernement des sociétés, il la déclarait satanique et ne voyait en elle qu’une sorte d’incarnation de l’esprit du mal. Ce que M. Taine semble y voir, ce n’est pas le génie du mal, mais le génie de l’erreur, de l’erreur érigée systématiquement en doctrine, s’efforçant per fas et nefas de se formuler en acte, de se traduire en société vivante, en état organisé. A ses yeux comme aux yeux de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, la révolution repose sur un faux dogme; à travers la variété et la confusion de ses sectes en luttes intestines, c’est une fausse religion dont il importe à la science et à l’humanité de démasquer le mensonge, de détruire les puériles et dangereuses superstitions. Ce qui émeut M. Taine, ce qui l’arme contre la révolution, ce sont moins ses inconséquences ou ses crimes que ses maximes, confessées et révérées de la plupart de ses victimes, que ces « immortels principes de 1789, » inscrits au fronton de toutes nos constitutions et d’où, en dépit de notre ignorante admiration, ne pouvaient sortir que ruine et désordre. Pour lui, Robespierre et Danton, Vergniaud et Brissot, Sieyès et Mirabeau sont tous également les apôtres et les dupes d’une erreur colossale, d’autant plus pernicieuse qu’elle est plus séduisante aux sens et à la raison infatuée d’elle-même. Pour lui les maux et les déceptions de la révolution ne viennent point des vices ou des crimes de ses chefs, mais de leur éducation intellectuelle, de leur philosophie consciente ou inconsciente, car toute la révolution est sortie d’une théorie, et toute son histoire n’est que r effort violent de cette théorie pour passer de la région vide de l’abstraction dans le monde changeant des faits.

Pour M. Taine comme pour les philosophes du XVIIIe siècle, il n’y a guère d’autre philosophie que la psychologie ; mais la psychologie du XVIIIe siècle est radicalement fausse; et c’est parce que sa psychologie était erronée que la révolution devait aboutir à un abîme. Au lieu de considérer l’homme comme un être réel et vivant, en étroite liaison avec le sol et tout ce qui l’entoure, en constante dépendance du milieu physique et moral où il vit, au lieu, par exemple, de considérer les Français de son temps dans la variété de leurs états et de leurs conditions, le XVIIIe siècle s’est forgé un homme abstrait, sans réalité et sans vie, un homme idéal et chimérique, l’homme universel et naturel, que les philosophes se flattaient de découvrir partout et à toutes les époques et qui, en fait, n’a jamais existé en aucun temps. C’est cette ombre vaine, cette abstraction creuse, pure entité, éclose sous la baguette métaphysique, dont la révolution a proclamé les droits; c’est pour ce « fantôme philosophique, ce simulacre sans substance, » que constituans et conventionnels ont légiféré, c’est en son nom que les jacobins ont régné, c’est au bonheur de cet être de raison qu’ils ont sacrifié sans scrupule des milliers d’êtres vivans.

Comment s’est formé cet homme de convention, insensible idole à laquelle des fanatiques aveugles immolent avec conviction vingt-cinq millions de Français ? On l’a formé par simplification, par diminutions et mutilations successives, en retranchant expressément toutes les différences qui séparent un homme d’un autre, un Français d’un Papou, un Anglais moderne d’un Breton contemporain de César. « On a obtenu ainsi un résidu prodigieusement mince, un extrait infiniment écourté de la nature humaine, c’est-à-dire, suivant la définition du temps, un être qui a le désir du bonheur et la faculté de raisonner.[1] » Voilà l’homme de la révolution, et le peuple est taillé sur le même patron. On le suppose composé de millions d’êtres absolument semblables entre eux, tous égaux, sans passé, sans parens, sans tradition, sans habitudes, comme autant d’unités arithmétiques, toutes équivalentes.

Cet homme, ce peuple imaginaire, on le croit raisonnable et même bon par essence. Le mal, dans la société comme dans l’individu, provient de l’éducation, de la tradition, des institutions qu’il faut renverser pour rétablir l’homme dans sa bonté et son intelligence naturelles. Tel est depuis Rousseau le dogme fondamental. L’homme est par définition un être sensible et raisonnable. L’homme du peuple en particulier est naturellement affectueux, touché par les bienfaits et disposé à les reconnaître. Aussi, dès la veille de 1789, « le gouvernement parle-t-il au peuple comme à un berger de Gessner. » La révolution éclaté en pleine églogue.

Il est triste, quand on s’endort dans une bergerie, de trouver à son réveil les moutons changés en loups. C’est ce qui devait fatalement arriver à la révolution. Pourquoi? Parce que, contrairement à l’optimisme des philosophes, l’homme n’est ni bon ni raisonnable par nature. A cet égard, M. Taine s’exprime avec autant de netteté et de décision qu’un théologien rempli du souvenir de la chute originelle. Un mystique, convaincu de l’incurable faiblesse de la raison humaine et de l’humaine vertu, ne serait pas plus catégorique; les motifs de la sentence seraient autres, le jugement ne serait pas plus sévère. « Ce que dans l’homme nous appelons la raison n’est point un don inné, primitif et persistant, mais une acquisition tardive et un composé fragile. Il suffit des moindres notions physiologiques pour savoir qu’elle est un état d’équilibre instable, lequel dépend de l’état, non moins instable, du cerveau, des nerfs, du sang et de l’estomac. » Et là-dessus, le philosophe se plaît à nous décrire en naturaliste le mécanisme compliqué des ressorts nerveux mis en mouvement par la plus simple opération mentale. Il suppute les milliards de cellules et de fibres du cerveau, il nous représente les millions de rouages qui, pareils à ceux d’une horloge, tirent et poussent à l’aveugle, chacun pour soi, chacun entraîné par sa propre force, chacun maintenu dans son office par des compensations et des contre-poids. « Si l’aiguille marque l’heure à peu près juste, s’écrie-t-il, c’est par l’effet d’une rencontre qui est une merveille pour ne pas dire un miracle, et l’hallucination, le délire, la monomanie qui habitent à notre porte, sont toujours sur le point d’entrer en nous. A proprement parler, l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature. La santé de notre esprit, comme la santé de nos organes, n’est qu’une réussite fréquente et un bel accident[2]. » Quel prédicateur catholique ou calviniste, quel théosophe, de Pascal à Joseph de Maistre ou à Lamennais, a autant appuyé que ce rationaliste sur l’infirmité radicale de la raison humaine? Je ne veux pas insister sur les conséquences pratiques de pareilles vues, prises à la lettre ; elles pourraient conduire à la Politique tirée de l’Écriture sainte de Bossuet ou plutôt au Leviathan de Hobbes, que le sanglant spectacle de la révolution d’Angleterre avait amené à une pareille défiance de l’homme et du peuple. Ce que nous voulons rappeler, c’est combien M. Taine, sur ce point capital, est éloigné des idées du XVIIIe siècle, dont à tout prendre il est le fils et le continuateur; c’est comment, en politique, sa psychologie pessimiste le place a priori aux antipodes de la révolution et de l’optimisme du XVIIIe siècle. Toute la doctrine de la révolution, en effet, peut se résumer dans l’apothéose de la raison, à laquelle 1793 devait finir par dresser des autels et rendre un culte public. Cette bizarre religion révolutionnaire, en apparence enfantine et ridicule, n’était au fond que le symbole logique et le légitime emblème des croyances de la révolution et du XVIIIe siècle. Personne n’a moins dégoût que M. Taine pour le culte de Chaumette. A ses yeux, la raison, ainsi déifiée, n’est qu’une trompeuse idole que la science et la philosophie doivent renverser de son piédestal.

S’il est faux que l’homme soit raisonnable par essence, il l’est non moins que l’homme soit bon par nature, et cela pour des motifs analogues. Le maître de l’homme, selon M. Taine, ce n’est pas la raison, qui dans la conduite de l’individu et de l’humanité ne joue qu’un petit rôle. Les maîtres de l’homme sont avant tout le tempérament physique, les besoins corporels, l’instinct animal, puis les préjugés, l’imagination, la passion, l’intérêt personnel. Pour démontrer que l’homme n’est ni doux ni vertueux par nature, notre philosophe fait de nouveau, selon son habitude, appel à l’histoire naturelle et aux modernes théories scientifiques, qu’il retourne contre les apologistes de la nature humaine. « S’il n’est pas sûr, nous dit-il, que l’homme soit par le sang un cousin éloigné du singe, du moins il est certain que, par sa structure, il est un animal très voisin du singe, muni de canines, carnivore et carnassier, jadis cannibale, par suite chasseur et belliqueux. De là en lui un fond persistant de brutalité, de férocité, d’instincts violens et destructeurs, auxquels s’ajoutent, s’il est Français, la gaîté, le rire et le plus étrange besoin de gambader, de polissonner au milieu des dégâts qu’il fait. »

Avec une telle psychologie, on peut prévoir ce qui adviendra, le jour où la main imprudente des théoriciens de la révolution aura débarrassé l’animal humain des chaînes morales et matérielles, des entraves religieuses et politiques qui le liaient et le contenaient depuis des siècles. Que voit-on apparaître alors? Sera-ce le règne de la raison et de la vertu, prédit des philosophes ? Non assurément; si l’homme revient à l’état de nature, c’est à l’état de nature tel que le conçoit Hobbes, et non Rousseau; on verra le débordement du tempérament, le déchaînement de l’instinct, la souveraineté des passions et des convoitises. Ce qui surnagera dans l’homme nouveau, dans cet homme soi-disant libre, ce ne sera pas la raison, mais l’animal et la bête sauvage, juste l’inverse de ce qu’attendaient les naïfs libérateurs de l’humanité. Conformément à cette théorie, il n’y a pas à s’étonner que M. Taine aboutisse logiquement à voir surtout dans la révolution « un triomphe de la brutalité sur l’intelligence, un mardi gras meurtrier et politique, une formidable descente de la Courtille[3]. »

Cette vue, en effet, domine toute l’histoire de M. Taine. Ce qu’il représente de préférence, c’est, dès la convocation des états-généraux, l’émeute et les jacqueries, ce sont les emportemens de l’instinct animal, c’est la brusque éruption des appétits du corps et des âpres convoitises de l’esprit, c’est la fureur et la cruauté, l’orgueil et la présomption, tout le chœur sombre et bruyant des passions humaines. Cette peinture, il la fait avec une vigueur, un relief, un éclat incomparables; car, chez lui, il y a deux hommes qui se complètent mutuellement et travaillent l’un pour l’autre. Derrière le philosophe, il y a toujours l’artiste, un artiste d’une singulière énergie, un peintre de race à la brosse large et rude, violente et fougueuse, à l’imagination luxuriante, chaude et colorée, qui dans toute notre littérature, dans toute l’Europe contemporaine peut-être, n’a pas son égal pour rendre la vie, le mouvement, la lutte, la force, un Rubens en un mot, qui excelle à peindre les chocs, les mêlées, les batailles, les violences ou les convulsions, les bacchanali s de satyres ou les kermesses populaires. Et, comme le peintre d’Anvers, le nouvel historien de la révolution se complaît à ces scènes tumultueuses où son art triomphe, sauf à revenir, lui aussi, à ses heures, aux splendeurs éblouissantes du luxe, aux riches costumes des fêtes de cour et aux chatoyantes étoffes.

Chez M. Taine, du reste, la théorie est sur ce point d’accord avec le penchant et le savant avec l’artiste. Cet historien a une méthode qu’il a enseignée aux autres avant de la pratiquer lui-même. Selon lui, l’histoire s’est trop longtemps enfermée dans les abstractions ; ce qu’elle doit se proposer avant tout, c’est de faire voir l’homme, l’homme vivant, l’homme en chair et en os, dans ses besoins, dans ses goûts, dans ses habitudes, dans ses sentimens. À ses yeux, les historiens se sont trop uniquement occupés de la politique, de la religion, de la diplomatie, des institutions, des lois ; tout cela, pour lui, ne nous en apprend guère plus que les batailles, les sièges et les campagnes dont sont remplies tant de prétendues histoires ; encore ces batailles démodées représentent-elles peut-être davantage la vie. L’important, c’est l’individu. « Une langue, une législation, une constitution, a-t-il dit, voilà vingt ans, dans un véritable manifeste d’historien naturaliste, n’est jamais qu’une chose abstraite ; la chose complète, c’est l’homme agissant, l’homme corporel et visible qui mange, qui marche, qui se bat, qui travaille ; laissez là la théorie des constitutions et de leur mécanisme, des religions et de leurs systèmes, tâchez de voir les hommes dans leurs ateliers, dans leurs bureaux, dans leurs champs, etc.[4]. » Telle est la théorie de l’historien : l’auteur s’y conforme. Comment s’étonner après cela du peu de place que tiennent dans son grand ouvrage les délibérations et les lois des assemblées, comment être surpris d’y trouver à peine le nom de Mirabeau ?

Ce n’est pas ici une histoire politique à la manière d’un Thiers ou d’un Guizot. Il est vrai que, à croire sa préface, M. Taine n’aurait entreprisses Origines de la France contemporaine que pour se faire à lui-même une opinion politique ; mais, si c’était là son intention primitive, il l’a souvent oubliée en chemin. Son tempérament et sa théorie étaient d’accord pour l’en faire dévier. Une fois fait historien, la politique devait de nouveau lui apparaître comme un accessoire dans la vie du passé. Il ne pouvait être infidèle à sa propre doctrine. « Faire de l’histoire, nous dit-il quelque part encore, c’est faire de la psychologie, » et pour lui, comme pour la plupart de ses contemporains, la psychologie est inséparable de la physiologie. Aussi est-ce là ce qu’il fait surtout ; — physiologie du XVIIIe siècle, physiologie de la révolution, physiologie des jacobins ; — c’est là le côté le plus neuf et le plus frappant de son ouvrage. Aucun historien n’a ainsi démêlé les idées et disséqué les doctrines. Il fait pour ainsi dire l’autopsie de la révolution, car, en vrai fils du XIXe siècle, il est anatomiste comme il est peintre ; il scrute les organes les plus cachés, il en démontre les lésions, il met à nu les viscères et il trouve le cerveau détraqué et le, cœur pourri. Aux yeux de l’historien naturaliste, la révolution finit par devenir une sorte de maladie organique attaquant à la fois le corps et l’esprit. Il se la figure comme une affection nerveuse, provoquée par l’alcoolisme. Pour résumer ses impressions, il termine le premier volume de la Révolution par une page que, sauf la dignité du style, on dirait empruntée à l’Assommoir de Zola, nous représentant le peuple, comme le Coupeau du romancier, « enivré de la mauvaise eau-de-vie du Contrat social et de vingt autres boissons frelatées et brûlantes, » en proie au delirium tremens et capable de toutes les folies et de tous les crimes. Certes, une pareille image semblerait plutôt convenir à la sanglante et stérile commune de 1871. Il n’est pas besoin d’en appeler à Mirabeau et à Lafayette pour démontrer que ce n’est pas là toute la révolution; mais, dans la France de 1793, peut-on nier que, durant des semaines et des mois, la révolution n’en fût tombée là?

A tout prendre, il n’est, du reste, pas mauvais que l’historien ou le moraliste nous découvre de temps en temps l’animal et la brute toujours vivante au fond de l’homme civilisé, qu’il nous fasse voir le sauvage ou le cannibale que nos vieilles sociétés raffinées portent toujours dans leur sein et qui, aux époques d’anarchie, se rue en aveugle contre tout ce qui fait le prix de notre civilisation. N’auraient-elles d’autre avantage que de nous empêcher de nous endormir dans l’optimisme idyllique et les rêves d’églogue du XVIIIe siècle, de telles peintures auraient leur utilité. Chaque génération, en effet, n’est que trop disposée à croire impossible le retour des forfaits et des extravagances dont ses pères ont été témoins. Qui de nous n’entendait, à la veille de la commune de 1871, nier la possibilité d’une nouvelle terreur? Pour emprunter une comparaison chère à M. Taine, nous nous persuadons qu’au fond des peuples modernes la bête féroce est morte pour toujours, ou, mieux, nous nous flattons que la panthère humaine a été domptée et dressée par la science, adoucie par l’instruction, apprivoisée par la civilisation, qu’il n’y a plus rien à redouter de sa dent ou de ses griffes, et nous sommes tout étonnés lorsque, à ses heures de révolte, nous la voyons revenir à ses appétits sanguinaires. Peut-être le fauve disparaîtra-t-il un jour de l’homme et le sauvage du peuple; mais pour cette élimination des derniers instincts de l’animalité et de la brute, il faudra des siècles. En attendant, nous aurons longtemps encore parmi nous des barbares, rendus plus forcenés aux heures de trouble par le breuvage empoisonné des fausses doctrines, et plus dangereux par les instrumens de destruction que peut mettre la science en leurs mains aveugles. C’est là une sorte de memento qu’il est bon de répéter de temps en temps à une société parfois trop fière de ses progrès et de sa richesse et à une démocratie qui rencontre plus de serviles adulateurs que de guides éclairés. M. Taine, dans son Anarchie spontanée ou dans sa Conquête jacobine, comme M. Maxime Du Camp dans ses Convulsions de Paris, ont le droit d’accomplir cette tâche ingrate; mais, si l’histoire de la commune tient presque tout entière dans ses massacres, ses pillages et ses incendies, si, en dehors de quelques banales utopies et de l’apothéose des convoitises, l’historien y cherche en vain des idées, il n’en est pas de même de la révolution. On ne saurait la résumer dans les crimes qui l’ont souillée on dans le fiévreux déchaînement du tempérament et de l’instinct animal. Il y a autre chose chez elle, il y a de l’intelligence et du cœur de l’homme, dans leur plus haute acception, il y a une foi dans les idées, un enthousiasme pour l’humanité et la vérité, que nous avons trop souvent perdu, et qui a soutenu la nation à travers toutes ses luttes, accompagné les promoteurs et les victimes de la révolution jusque dans la charrette des exécutions, et donné à leurs descendans intellectuels l’énergie de reprendre leur œuvre à chaque génération, sans jamais se laisser décourager par les déceptions. Quel est cet esprit de la révolution? Comment s’est-il formé? Quels en sont les qualités et les défauts? M. Taine n’a garde d’omettre toutes ces questions. Si, dans ses récits, il laisse souvent au premier plan les phénomènes extérieurs, le tempérament et l’éruption des appétits, il est loin d’avoir négligé l’analyse des doctrines. A vrai dire, cette genèse intellectuelle de la révolution est même une des parties les plus saillantes et les plus originales de son grand ouvrage, l’une de celles qui, à notre sens, commandent le plus d’attention.


II.

La révolution est la fille légitime de la philosophie du XVIIIe siècle. C’est là une vérité devenue une sorte de lieu-commun. M. Taine a, pour la première fois peut-être, montré comment elle se rattachait non-seulement au XVIIIe siècle, mais au XVIIe au siècle de Louis XIV, à notre âge classique, catholique et monarchique. Il a fait voir qu’entre l’esprit ancien et l’esprit nouveau il n’y avait pas de lacune, pas de faille ou de solution de continuité, que, si la révolution avait deux parens, l’un d’eux était l’esprit classique.

On n’a pas oublié cet ingénieux système, inspiré des lois de la chimie moderne : selon M. Taine, il y a un poison dans la philosophie du XVIIIe siècle comme dans la révolution, poison étrange « dont les principaux ingrédiens ont cela de particulier qu’étant séparés, ils sont salutaires et qu’étant combinés ils font un composé vénéneux. » Ces deux ingrédiens, ce sont l’acquis scientifique et l’esprit classique. Peut-être aurait-on le droit d’objecter que, si ces deux élémens, excellens en eux-mêmes, ont produit des effets funestes, ce n’est pas tant par leur combinaison que par leur application à un domaine étranger où ils n’avaient que faire, par leur intrusion dans la politique et la sociologie, pour nous servir d’un de ces termes d’école, redevenus à la mode dans notre âge pédantesque. En modifiant légèrement la thèse, nous dirions d’une façon plus générale, mais moins neuve et moins frappante, que l’esprit scientifique et l’esprit littéraire sont, dans leur opposition même, également impropres à la politique, que le savant et l’homme de lettres y apportent d’ordinaire des méthodes, des points de vue, des tendances presque également dangereuses; et cela, en fait, reviendrait simplement à dire que la politique et les sciences sociales ont leur méthode propre, aussi bien que leur domaine particulier, qu’elles exigent non-seulement des connaissances spéciales, mais des aptitudes ou des habitudes d’esprit, également étrangères au géomètre et au poète, au naturaliste et au littérateur. L’un des malheurs de la révolution est d’avoir été faite par des hommes sans éducation politique, dominés par l’esprit littéraire ou l’esprit scientifique, souvent même par un bizarre alliage des deux, et croyant de bonne foi tout résoudre avec des généralités oratoires ou des formules mathématiques. Mais n’insistons pas, revenons à la terminologie et à l’explication de M. Taine, laquelle, pour sembler un peu subtile, n’en a pas moins presque autant de vérité que de nouveauté.

Selon lui, « l’esprit classique » est la forme fixe de l’esprit français, la structure de notre œil intérieur, et c’est cette forme d’intelligence qui, appliquée à « l’acquis scientifique, » a produit la philosophie du dernier siècle et la révolution. Qu’entend M. Taine par l’esprit classique? Est-ce, comme quelque naïf lecteur pourrait être tenté de le croire, l’influence de l’antiquité, les souvenirs de la Grèce ou de Rome? Nullement, bien que l’antiquité ait pu contribuer à la formation de ce moderne esprit classique. Il n’y a là rien de commun avec les vues de Bastiat, dans son pamphlet sur le Baccalauréat et le Socialisme. A quoi M. Taine reconnaît-il la présence de cet esprit classique? A divers indices, notamment au style oratoire, régulier, correct, tout composé d’expressions générales et d’idées contiguës, à l’absence du sentiment historique, à l’appauvrissement graduel de la langue, au dédain du mot propre et technique, au goût des termes abstraits, toutes choses qui lui révèlent une conception écourtée de l’homme. On songe si peu d’ordinaire au lien intime des mots et des idées qu’on ne s’attend pas à voir le vocabulaire, la grammaire, la rhétorique fournir une explication des causes et des déceptions de la révolution, et cependant, pour tout lecteur sans parti-pris, la démonstration est incontestable. Le nouvel historien ne fait, du reste, qu’appliquer en grand au XVIIIe siècle et à la révolution le mot de Buffon : « Le style, c’est l’homme. »

L’esprit classique, ainsi défini, a un défaut originel, l’étroitesse; il est impropre à figurer la chose vivante, l’individu réel, tel qu’il existe effectivement dans la nature et dans l’histoire. Arrivé à son dernier terme, il admet implicitement que l’homme est partout le même et le fait partout parler de la même manière. A cet égard, notre théâtre du XVIIe siècle, notre tragédie surtout, avec ses caractères généraux, ses personnages plus ou moins abstraits et ses conventions uniformes, avec ses longues dissertations et son ton oratoire, annonce de loin les généralités de la philosophie du XVIIIe siècle et les abstractions des droits de l’homme. Corneille et Racine pourraient être considérés comme d’involontaires et inconsciens précurseurs de Rousseau et de Mably, et le Télémaque de Fénelon n’est pas sans parenté avec le Contrat social.

Tocqueville avait montré qu’au point de vue administratif, si ce n’est au point de vue politique, la révolution n’avait fait le plus souvent que continuer l’ancien régime, après avoir déplacé le principe d’autorité. Le nouvel émule de Tocqueville a fait plus, il a découvert qu’à remonter à leur source cachée, les procédés intellectuels de la révolution, sa manière de concevoir l’homme et l’humanité procèdent directement du XVIIe siècle, de notre grand âge classique de Louis XIV. La révolution n’a été que le dernier terme d’une longue évolution de notre histoire et de notre esprit national. Si Voltaire et Rousseau en sont les pères. Descartes, Corneille et nos grands tragiques en sont déjà les aïeux. Le moule de l’intelligence française est resté le même, l’esprit est presque identique avec des traits plus accentués par le temps et par l’âge; les idées ont seules changé avec les croyances, transformées par « l’acquis scientifique. » De Louis XIV à Robespierre, le goût de l’absolu, le goût des simplifications et des généralités persiste, et c’est ce penchant qui fait l’originalité de la révolution française. Le jour où, grâce aux découvertes scientifiques, il devait être tenté de s’émanciper des croyances traditionnelles, l’esprit français, coulé dans ce moule séculaire, devait spontanément s’abandonner aux abstractions politiques, se laisser entraîner à légiférer non-seulement pour son pays et pour son siècle, mais pour l’homme en soi et le monde entier, conservant dans la politique ce caractère de généralité et d’universalité, qui était la marque de la littérature française aux deux derniers siècles.

Pour combattre l’esprit de la révolution, M. Taine ne le rapetisse pas. Dans la doctrine, « née de l’acquis scientifique élaboré par l’esprit classique, » il reconnaît une nouvelle religion aspirant au gouvernement du monde, « ayant l’ambition de refondre l’homme et de modeler toute la vie humaine d’après un type préconçu. » C’est cette prétention de plier l’homme vivant, le monde concret à un idéal abstrait, que M. Taine réprouve par-dessus tout; mais, en le supposant mérité, le reproche peut se renvoyer, à bien plus forte raison, à la plupart des religions, à celles notamment qui ont exercé le plus d’empire sur la civilisation, au christianisme, par exemple, qui, lui aussi et, avec une bien autre énergie, a prétendu refondre l’humanité d’après un type idéal, sans tenir compte des degrés de latitude ou des différences de race, au christianisme qui, à travers la diversité de sectes, plus ou moins appropriées aux divers peuples, y a plus d’une fois réussi. Or, si, en un sens, on peut soutenir que, par ses doctrines absolues, la révolution était portée à faire violence à l’homme et à la vie, cette contrainte était naturellement bien moins forte que celle imposée par la plupart des religions. Que l’on compare, sous ce rapport, notre révolution à la révolution d’Angleterre, au règne des puritains dans la Grande-Bretagne ou en Amérique, dira-t-on que c’est en France que la nature a subi la plus rude et la plus longue contrainte? De ce côté, la révolution française avait un avantage : n’étant pas emprisonnée dans des dogmes immuables et ne relevant que de la raison, elle pouvait plus facilement se plier à la vie, se modeler sur l’homme, au lieu de prétendre le refaire à son image.

Si la révolution, comme l’avait déjà remarqué Tocqueville, peut être assimilée à une religion, elle diffère, en effet, de toutes les religions par un point capital : c’est, selon l’observation de M. Taine, qu’elle s’impose au nom de la raison au lieu de s’imposer au nom de Dieu. L’observation est juste et reste même un peu en-deçà de la vérité. Non-seulement la révolution s’est présentée au nom de la raison, mais, comme nous en avons déjà fait la remarque, elle n’est guère au fond qu’une déification de la raison, un effort pour substituer dans le gouvernement des choses humaines, si ce n’est dans la conscience, le règne de la raison au règne de Dieu et des autorités se réclamant de la loi divine. Or, le lecteur s’en souvient, la raison abstraite, la raison raisonnante est un Dieu devant lequel M. Taine est peu disposé à fléchir le genou. Il est par principe plus enclin à en redouter l’intervention dans les affaires du monde qu’à s’en féliciter. Jusqu’alors la raison, nous dit-il, avait peu de part dans les actes et les opinions des hommes ; le gouvernement appartenait à la tradition, et, dans sa préférence pour cette dernière, notre philosophe n’hésite pas à lui donner raison contre la raison. L’objet de ses prédilections est ce qu’il appelle le préjugé héréditaire ; il y voit « une sorte de raison qui s’ignore, » ou, comme dans l’instinct, «une forme aveugle de la raison. » C’est là une des vues les plus neuves de l’auteur. A ses yeux, « le préjugé héréditaire, » — et sous ce nom assez peu respectueux, il comprend la coutume, la religion, l’état même, dans les notions qui lui servent de base, — le préjugé héréditaire, ayant pour source une longue accumulation d’expériences, et fondé sur des motifs profonds de physiologie, d’hygiène, de prévoyance sociale, est indispensable au maintien des sociétés. Pour prendre le gouvernement des âmes et se transformer en ressort d’action, il faut « qu’une doctrine se dépose dans les esprits à l’état de croyance faite, d’habitude prise, d’inclination établie, de tradition domestique. » Et l’on aboutit ainsi à cette maxime rendue plus frappante par son allure paradoxale : « La raison s’indigne à tort de ce que le préjugé conduit les choses humaines, puisque, pour les conduire, elle doit elle-même devenir préjugé. »

En dépit de l’exagération voulue de la forme, j’avoue que cette thèse me paraît contenir une grande part de vérité. Dans le domaine moral en particulier, l’homme, dégagé de tout préjugé d’éducation, d’honneur, de devoir, n’entendant plus la conscience comme un instinct, obligé de tout raisonner et de tout peser, me paraîtrait un ami peu sûr et un citoyen peu gouvernable ; une famille, une société composée de tels individus, aurait peine à vivre. S’ensuit il que la raison doive toujours s’arrêter devant le préjugé héréditaire et que, « pour devenir active, une doctrine doive, — comme le veut M. Taine, — devenir aveugle ? » Je ne le pense pas ; la raison a au moins le droit de vérifier la tradition, d’en contrôler les titres, d’en modifier et perfectionner les données. Cela est surtout vrai du gouvernement les sociétés, de la politique. Condamner la raison à s’ignorer perpétuellement elle-même, ou à toujours abdiquer devant la tradition, ce serait condamner l’homme à rester éternellement enfant et les sociétés à demeurer toujours à l’état barbare. Si l’on compare l’enfant à l’homme, on voit que chez ce dernier la sphère de l’irréflexion et de l’instinct est sensiblement moindre, et, si nous rapprochons l’homme cultivé de l’homme inculte, nous ferons forcément partout la même remarque. Il y a là une évolution naturelle et comme une loi biologique, aussi indéniable pour les sociétés que pour les individus. Quand la raison vient à se substituer au préjugé dans le gouvernement des choses humaines, c’est la marque qu’un peuple est entrain dépasser de l’enfance à l’âge adulte. Et, de fait, les sociétés où la raison tient le moins de place, où la tradition est toute-puissante, ce sont les tribus sauvages. Les nations les plus policées, comme les plus riches, sont celles où la libre réflexion a le plus de part au gouvernement[5]. Si l’intervention de la raison spéculative a ses inconvéniens et ses dangers, la coutume autorise souvent les pratiques les plus barbares. N’est-ce pas elle, par exemple, qui a maintenu durant des siècles l’esclavage, la torture, l’intolérance religieuse, triple legs de la tradition, dont les révoltes de la raison nous ont seules délivrés ?

La raison raisonnante a-t-elle pour défaut de tout remettre sans cesse en question, l’aveugle obéissance à la tradition a pour effet de tout également consacrer. Si l’une enfante l’extrême mobilité, l’autre conduit à une inévitable stagnation. Qu’en faut-il conclure ? Une seule chose, semble-t-il, c’est que pour unir la stabilité au progrès, ni la coutume qui conserve, ni la raison abstraite qui innove ne doivent avoir un empire exclusif : en d’autres termes, c’est que les changemens se doivent faire peu à peu, avec mesure et précaution, en tenant compte des intérêts et des habitudes; c’est, en un mot, qu’un état ou une nation n’est pas une maison qu’on livre à la pioche des démolisseurs pour la reconstruire à neuf.

Cette vérité, devenue une banalité pour tous les hommes éclairés, la révolution et le XVIIIe siècle l’ont méconnue, et cette erreur a été le principe de tous leurs déboires. Avec une ingénuité excusée par leur inexpérience, la révolution et la raison abstraite, dont elle s’inspirait, ont débuté en politique par une méthode toujours en honneur chez les intelligences simples et près des masses populaires, la méthode radicale. On a voulu faire table rase pour être plus libre de rebâtir suivant le plan idéal. En cela, on pourrait dire que, à ce premier essai, la raison raisonnante se montrait peu raisonnable, puisque dans sa juvénile infatuation, elle oubliait de rechercher la raison de ce qu’elle renversait. C’est là un des principaux griefs de M. Taine contre les hommes de la révolution. Il se plaît à leur rappeler les titres passés et présens de la tradition, à leur prouver, l’histoire à la main, que toutes les institutions qu’ils repoussent ou dont ils sapent les bases, royauté, aristocratie, église, corporations, ont leur justification et leur raison d’être dans des services séculaires. Si, dans ce profond plaidoyer en faveur de la tradition, il met tant de chaleur, de verve, de véhémence, c’est qu’en fait, sa propre théorie est en cause, c’est qu’ici encore l’historien n’est que l’organe du philosophe. Dans ses destructions systématiques, non moins que dans ses constructions a priori, la révolution, en effet, est en révolte ouverte contre la loi de l’histoire, telle que l’a formulée M. Taine. Aux yeux de ce dernier, la tradition et les institutions qui en dérivent représentent les influences du milieu ; elles ont, pour la science, un droit préétabli et imprescriptible, car elles ne sont pas la création d’une fantaisie éphémère, mais bien le produit spontané et légitime des siècles, du sol, de la race, de la civilisation, c’est-à-dire des facteurs éternels des sociétés humaines.

Dans son ardeur à en revendiquer les droits, l’éloquent avocat de la tradition va parfois jusqu’à oublier que plusieurs des institutions dont il établit victorieusement les titres dans le passé pourraient avoir perdu leur utilité dans le présent. Un lecteur imbu de sa doctrine serait, à certaines pages, tenté de lui faire observer que des trois facteurs principaux, reconnus par lui dans l’histoire, la race, le milieu, le moment, il semble par instans négliger le dernier, ne plus tenir compte de l’époque, ne plus se souvenir du temps, l’infatigable agent des variations humaines, grâce auquel toutes choses se modifient, et les meilleures vieillissent et dépérissent.

Après les destructions, les constructions. Sur les ruines vénérables de la tradition, que va édifier la raison spéculative? Écoutons l’historien. « Conformément aux habitudes de l’esprit classique et aux préceptes de l’idéologie régnante, elle construit la politique sur le modèle des mathématiques. » Le sol à peine déblayé, elle y bâtit, selon des règles imaginaires, sans aucun souci de l’expérience et des faits, avec l’équerre de la justice théorique, une cité idéale pour l’homme abstrait. Au-dessus de la constitution et des lois nouvelles, on place une déclaration métaphysique d’où tout le gouvernement doit découler. Ces nouvelles tables de la loi, qui résument toute la doctrine et la foi de la révolution, ce sont les Droits de l’homme. Ce Credo déclamatoire ne saurait trouver grâce devant un philosophe ennemi des universaux, qui ne voit dans le monde que des peuples divers, composés d’individus différens, pour lequel le Français, au sens général du mot, n’est guère plus réel que l’homme abstrait, car, à ses yeux, l’homme vivant ne diffère pas seulement par la race ou le climat, mais par le rang social, par la naissance, l’éducation, les aptitudes héréditaires, qui en font autant d’hommes dissemblables. Sur ces fondations idéales, sur ces principes inscrits dans l’air, comme de vides figures de géométrie, comment ces géomètres politiques pourraient-ils élever un monument durable et édifier une société-vivante? Ce n’est pas sur de pareilles bases spéculatives que les Anglais, ont assis leur liberté séculaire, et, si les Américains ont mis en tête de leur déclaration d’indépendance quelques généralités analogues, c’était, selon notre auteur, « une réclame de circonstance à l’adresse des philosophes européens[6]. »

Il est facile de railler « le fatras métaphysique » des droits de l’homme ; bien d’autres l’ont fait avant M. Taine ; mais est-ce uniquement par goût pour les déductions abstraites que les constituans de 1789 ont solennellement proclamé « cet évangile philosophique ? » Une des raisons pour lesquelles ils recourent aux abstractions, ne serait-ce point que, pour leurs revendications, ils ne peuvent trouver de point d’appui dans le monde réel, dans le sol de la patrie? S’ils invoquent les droits de l’homme, n’est-ce pas un peu parce qu’ils ne sauraient invoquer les droits des Français? La tradition, l’histoire nationale, les institutions existantes ne leur fournissaient pas de titres anciens ou ne leur en offraient que de confus, de périmés, d’oblitérés depuis des siècles : il leur fallait en découvrir de nouveaux ou en inventer d’imprescriptibles, et ces titres qu’ils ne pouvaient trouver dans les archives ou les chartes, ils ont été les chercher en eux-mêmes, au fond de leur conscience. Là, dans l’âme et la nature même de l’homme, au-dessous détentes les conventions sociales, ces sujets sans droits reconnus, ce tiers taillable et corvéable à merci, s’est déterré des titres dont, depuis cent ans, aucun gouvernement n’a osé contester en face la validité et l’authenticité. Quelque vague et emphatique qu’en soit la rédaction, quelque ambiguë ou contradictoire qu’en paraisse à l’analyse telle ou telle clause, les droits de l’homme, 1er s principes de 1789 n’en sont pis moins devenus le droit national des Français, droit si bien incrusté dans nos consciences que les pouvoirs qui en tenaient le moins de compte ont toujours fait profession de les respecter.

Edgar Quinet l’a fort bien vu : « La constituante, ne pouvant s’appuyer sur les précédens historiques de la France, prit pour base la tradition des penseurs[7]. » Où en aurait-elle pu prendre une autre? où étaient, chez nos pères du tiers ou de la noblesse, les vivantes traditions de liberté qui eussent pu lui servir de point d’appui? M. Taine nous a montré ce qu’il en restait depuis Louis XIII. « Dans ce laborieux enfantement, dit Quinet à propos de 89, on sent un peuple désorienté, sans aïeux, sans passé. Pas d’issue, pas de sentier tracé. Derrière eux la servitude, devant eux l’inconnu. Ismaël perdu dans les sables! » Comment s’étonner si, dans ce désert sans piste et sans guide, les promoteurs de la révolution ont demandé leur chemin aux lueurs vacillantes de la raison et se sont orientés d’après les étoiles du ciel? Comment être surpris qu’ils aient souvent fait fausse route et aient été dupes de menteurs mirages ?

Grâce à cette indigence de traditions, la France du XVIIIe siècle dépossédée de tout droit historique, était prédestinée à fonder ses revendications sur les principes abstraits. Le monde réel, le milieu politique, le régime en vigueur, avec ses injustices patentes, avec ses institutions confuses et bizarres jusqu’à l’absurdité, « qui semblaient devoir éterniser leur existence, après avoir perdu toute vertu[8], » tout contribuait à dégoûter des choses anciennes et de la tradition, tout conduisait à vouloir rebâtir la société d’après un plan entièrement nouveau. Ce qu’elle a fait, il est vrai, avec une présomptueuse infatuation, la France était condamnée à le faire par la pauvreté de son héritage politique, par les spoliations séculaires d’un pouvoir qui ne lui avait laissé d’autre domaine que la théorie et d’autre liberté que celle des rêves.

Ces principes de 1789, ces droits primordiaux, proclamés antérieurement à toute loi positive, le politique est-il autorisé à n’y voir qu’un « simple décor ou une enseigne pompeuse, » que de vains « axiomes littéraires ou une vide phraséologie? » Peut-on contester que, pris dans leur généralité, ils aient une base dans la conscience? La preuve n’en est-elle pas qu’aucun des peuples auxquels la révolution les a révélés n’a pu les oublier? Allons plus loin : nier la valeur des droits abstraits, n’est-ce pas, somme toute, nier le droit ? Affirmer qu’il ne peut y avoir de droits de l’homme, n’est-ce pas soutenir que les hommes ne sauraient avoir de droits et proclamer implicitement le règne et la légitimité de la force? En inscrivant au fronton de la société nouvelle leur emphatique déclaration des droits de l’homme, les promoteurs de la révolution n’ont été ni aussi puérils, ni aussi chimériques qu’ils peuvent le paraître. Qu’on rejette tel ou tel article de ces droits de l’homme, qu’on en blâme les vagues définitions métaphysiques, qu’on reproche, si l’on veut, à la constituante d’avoir parlé uniquement aux hommes de leurs droits et non de leurs devoirs, bien que droits et devoirs soient au fond des termes corrélatifs qui se supposent mutuellement ; qu’on supprime toute cette déclaration pour la réduire à la simple notion du droit en lui-même, par cette seule affirmation du droit, la révolution s’est creusé, au fond de la conscience, une base solide et impérissable. Ici encore elle agit à la façon des religions, qui procèdent, elles aussi, au nom d’un droit éternel et imprescriptible, ce qui seul leur vaut une force morale immense.

Spectacle singulier et instructif! les laborieuses constructions de la révolution, ses nombreuses constitutions politiques, échafaudées coup sur coup avec la présomption de l’inexpérience, se sont toutes écroulées. Au milieu de toutes ces destructions et ces ruines, une seule chose est demeurée debout, et c’est précisément cette base spéculative, objet de tant de dédains, ce sont ces principes de 1789, devenus comme le roc sur lequel repose toute notre société moderne. Si tout ce qu’on a élevé sur cette base a été fragile et caduc, c’est que, par sa nature même, la raison pure ne pouvait fournir que les fondations spéculatives et qu’à l’expérience, à la raison pratique revient la tâche d’y édifier un monument durable, conforme aux besoins de chaque âge et de chaque pays. Et si la raison pratique n’aboutit pas plus vite, si elle démolit si souvent son œuvre pour la recommencer à neuf, c’est qu’elle a été rendue plus exigeante par les liantes conceptions de la raison pure, qui, dans la vie des sociétés, a introduit la recherche de l’idéal et de l’absolu.

Cet idéalisme est à la fois le fort et le faible de la révolution; elle lui doit ses succès comme ses déboires. C’est à lui et à sa logique abstraite qu’elle doit cette force d’expansion, sans exemple dans l’histoire, depuis la prédication du christianisme; mais c’est à lui qu’elle doit son inhabileté à trouver sa forme définitive, son apparente inaptitude à couler ses principes dans un moule politique durable. Là est le secret de ses triomphes comme de ses avortemens. C’est parce qu’elle procède de principes généraux qu’elle résiste à ses propres désenchantemens, et c’est pour cela qu’elle a tant de peine à se concilier avec la réalité, à s’harmoniser avec les conditions de la vie. Grâce à la nature abstraite de ses principes, la révolution française a fait ce qui ne s’était pas vu avant elle, elle a trouvé au dehors un sol presque aussi préparé qu’au dedans, elle a réalisé son ambition de travailler pour tous les peuples à la fois, si bien que, malgré tous leurs défauts, ses droits de l’homme sont en quelque sorte devenus la charte de l’humanité. A cet égard, la révolution me paraît avoir raison contre son critique. Les faits sont pour elle. Un des grands griefs de M. Taine contre nos pères de 1789, c’est, nous l’avons dit, qu’au lieu de ne songer qu’à leur temps et à leur pays, ils avaient la prétention d’inaugurer dans le monde un ordre nouveau, avec des institutions ou des maximes aptes à gouverner tous les peuples, sans différence d’origine ou de latitude. C’est là, pour le philosophe de la théorie des milieux, une des hérésies scientifiques de la révolution ; peut-on nier que la révolution n’ait en grande partie réussi dans cette audacieuse entreprise ? Chez combien de peuples n’ont pas pénétré ses principes et quels gouvernemens civilisés ont résisté à l’ascendant de son esprit? On chercherait en vain dans toute l’histoire un pareil exemple d’acclimatement moral.

Au reproche de M. Taine on pourrait répondre par le reproche inverse, lui objecter qu’à force de scruter les différences de climat d’origine, d’éducation, il a peut-être trop perdu de vue l’unité fondamentale de l’esprit humain, dans les peuples de notre race et de nos latitudes du moins. Un législateur de la révolution, Sieyès ou Condorcet, par exemple, pourrait l’accuser de n’avoir pas assez tenu compte du grand fait historique dans lequel se résume toute notre civilisation, la lutte de l’homme contre la nature, contre le milieu extérieur. Plus le monde va, plus la science conquiert d’empire, plus les hommes et les peuples tendent à l’uniformité, plus l’on voit les idées et les usages se rapprocher comme les distances, les divergences encore grandes s’atténuer, et tout converger vers un idéal commun. La thèse de M. Taine, quant aux trois facteurs de l’histoire, ne cesse pas d’être vraie, mais l’importance relative de ces trois facteurs s’altère avec le temps, en sorte que la théorie du milieu explique mieux le passé que le présent ou l’avenir. Si puissante et bien assise que semble l’influence de la race, du climat, du sol, elle n’est plus exclusive. Les antécédens historiques même perdent de leur empire devant les envahissemens d’une science et d’une civilisation essentiellement unitaires et assimilatrices. Pour parler le langage de M. Taine, je dirai que, au sein du monde extérieur si varié et multiple, l’homme moderne se crée peu à peu un milieu homogène, milieu moral qui l’emporte de plus en plus sur le milieu matériel, sur la race et toutes les causes extérieures. C’est ce qui explique la diffusion presque instantanée des idées de la révolution d’un bout du monde civilisé à l’autre, et comment on leur pourrait appliquer ce que La Fayette disait de son drapeau. Si ses principes ont si vite fait le tour du globe, c’est précisément qu’étant abstraits, ils pouvaient presque également s’adapter à tous les peuples. Il y aurait des êtres doués de raison dans d’autres planètes, et l’homme pourrait se mettre en rapport avec eux, que les principes de 1789 seraient capables d’y faire des prosélytes et d’y effectuer des révolutions.

Encore une fois, c’est là le fort et le faible de la révolution, ce qui lui a donné son caractère d’universalité avec sa prodigieuse vitalité, et ce qui lui rend si difficile de trouver sa propre assiette. La première raison de ses échecs, comme de ses succès, c’est qu’elle tend à la recherche de l’absolu dans le domaine du relatif, du contingent, du variable par excellence. Elle s’est fait un idéal abstrait et elle a oublié qu’entre l’idéal et la réalité il y a un abîme toujours béant que les siècles seuls peuvent remplir, sans jamais le combler entièrement. A cet égard, on pourrait dire que l’erreur de la révolution est moins dans ses principes, car des principes sont toujours abstraits et en un sens absolus, que dans la manière dont elle a prétendu les appliquer. Sa faute capitale a été de rêver une métamorphose soudaine, d’avoir voulu créer d’un coup, à l’aide d’une sorte de fiat lux de la raison, d’avoir cru à une espèce de génération spontanée des états et des gouvernemens. Sa faute capitale est d’avoir oublié que le temps est en toute chose un collaborateur indispensable, en d’autres termes, d’avoir ignoré la doctrine moderne de l’évolution et des transformations lentes, erreur sur la nature des choses qui a faussé toutes ses vues, vicié toutes ses entreprises, et qui, par l’impatience des obstacles et des retards, l’a conduite aux violences les plus opposées à son principe.

Cette erreur biologique, comme diraient les positivistes, a été aggravée par une erreur politique non moins funeste, une fausse conception de la souveraineté. La révolution concevait la souveraineté à l’antique, comme illimitée, par suite l’état comme omnipotent; et toutes les ressources de l’état, elle se croyait le droit de les mettre au service de ses idées, comptant qu’avec un pareil instrument rien ne saurait lui résister, et que la nation se moulerait docilement dans le moule gouvernemental. Pour elle, comme pour les anciens, la liberté consistait à posséder une part de souveraineté. Elle ne se doutait pas que la liberté réelle de l’individu se trouverait ainsi noyée dans la souveraineté idéale de la collectivité; elle ne prévoyait point que, sous l’étendard de la liberté, elle allait relever un autre despotisme, d’autant plus intolérant et d’autant plus absolu que, étant censé procéder de la volonté générale, il admettrait moins de résistance.

Cette erreur, qui vicie tout le Contrat social de Rousseau, qui a justifié tous les crimes du jacobinisme, la raison abstraite en est-elle seule responsable? Non assurément, cette conception de la souveraineté n’est pas de son invention; elle lui vient avant tout de la tradition, à laquelle, sur ce point capital, la révolution n’a été que trop fidèle ; elle lui vient simultanément de la tradition classique, païenne, gréco-romaine, de la tradition monarchique, chrétienne, française. Au lieu d’innover, la révolution n’a fait qu’emprunter au passé, et cet emprunt est le point de départ de toutes ses imitations de l’ancienne monarchie, dictature de l’état, centralisation outrée, tutelle administrative. A cet égard, je dirai avec Tocqueville : C’est l’ancien régime qui a fait l’éducation révolutionnaire du peuple. M. Taine lui-même le reconnaît : « En ceci l’ancien régime conduit au nouveau. » La révolution n’a fait que déplacer le siège de la souveraineté, que le transporter d’un seul à tous, du roi au peuple. L’omnipotence, que l’un réclamait au nom de Dieu et de la tradition, elle l’a dévolue à l’autre au nom de la raison et de la volonté nationale, restaurant au profit du nouveau souverain jusqu’au crime de lèse-majesté, sans s’apercevoir qu’elle rétablissait d’une main l’absolutisme qu’elle prétendait détruire de l’autre, qu’en reconnaissant l’infaillibilité politique des masses ou des majorités, elle risquait d’aboutir de nouveau au règne de la force, à l’oppression des droits de la conscience, proclamés en 1789. Ainsi entendu, en effet, le dogme de la souveraineté du peuple, « interprété par la foule, ne peut produire que la parfaite anarchie et, interprété par les chefs, il produira le despotisme parfait. » Grâce à ce sophisme, légué par Rousseau aux jacobins, la révolution victorieuse, mentant à ses propres maximes, va se retourner contre son principe et se dévorer elle-même.


III.

La théorie de la révolution exposée, M. Taine a entrepris d’en montrer l’application. Il a été ainsi conduit à écrire, non plus une philosophie, mais une histoire de la révolution, histoire originale et nouvelle, sans précédent dans notre littérature, anecdotique, fragmentaire, à la fois incomplète et surabondante, qui laisse volontiers dans l’ombre les événemens les plus connus pour mettre en lumière les petits faits oubliés, de façon qu’au premier abord, elle semble préférer l’accessoire au principal, le superflu au nécessaire. C’est que, pour l’écrivain, ce qui semble à d’autres l’accessoire est en réalité le principal. Dans ce tableau de la sombre tragédie révolutionnaire, la scène et la salle, les décors, les machines, les dessous du théâtre appellent proportionnellement plus d’attention que le dialogue et les tirades des acteurs. Les comparses obscurs, le chœur grossier du peuple, la foule anonyme des fîgurans rejettent souvent au second plan les personnages principaux. Cela tient à la manière dont notre philosophe conçoit l’histoire. Pour lui, le drame historique ne se comprend qu’à l’aide du cadre extérieur, des dehors et des accessoires, dont les historiens littéraires ou politiques sont trop disposés à faire fi ; pour lui, les acteurs de second ordre, les utilités ou les comparses de l’histoire révèlent souvent mieux l’esprit du temps que les grands premiers rôles de la scène politique.

Rien d’étonnant si, dans son récit, les jardins et les tripots du Palais-Royal tiennent presque autant de place que la constituante et ses délibérations. L’histoire ne se fait-elle pas alors dans la rue plus que dans les assemblées ou dans les bureaux des ministres? Chez lui, la province, d’ordinaire si négligée, les campagnes et les petites villes, avec leurs passions locales, ne vont pas remplir moins de pages que Paris et Versailles. A chaque époque critique, sous la constituante, la législative, la convention, il refait son tour de France, enregistrant avec une infatigable ponctualité les repoussantes scènes de violence que, du nord au midi, il rencontre sur sa route. Ce récit, qui nous fait voir 1789 et les trois années suivantes sous un aspect nouveau et si navrant, M. Taine, on le sait, l’a rédigé, d’après les correspondances officielles, conservées aux archives. La couleur et la teinte de l’histoire dépendent naturellement beaucoup des documens à travers lesquels on la voit. Les volumineux rapports d’intendans, d’administrateurs, ou d’officiers de police, souvent mal disposés pour la révolution, ont pu avoir une réelle influence sur le plan ainsi que sur les vues de M. Taine. A une époque qui professe pour l’inédit et le document authentique un goût qui va jusqu’à l’engoûment, ces correspondances, riches de découvertes de détails, ne pouvaient manquer d’exercer un grand empire sur un écrivain passionné pour l’exactitude, et avant tout jaloux « de prendre les faits sur le fait. » S’il a été entraîné par ses trouvailles dans des énumérations et des répétitions qui à certains lecteurs paraissent fastidieuses, ce n’est cependant point uniquement, comme l’a dit un des maîtres de la critique, pour utiliser les matériaux entassés devant lui[9].

Loin de là, en cédant à cette tentation, M. Taine cédait en même temps à ses penchans de savant et à ses instincts de peintre. A-t-il dévié de son plan primitif, c’est suivant sa propre méthode et son système favori. Les anecdotes, les traits particuliers, le détail vivant et pittoresque, lui ont toujours semblé une des parties capitales de l’histoire, qui, à ses yeux, n’est que le groupement des faits dans l’ordre de leurs causes et dans leur enchaînement naturel. Pour lui, expliquer un grand événement, c’est le résoudre dans la diversité des faits dont il est la résultante ; faire connaître une époque, c’est en reproduire les sentimens et les sensations aussi bien que les idées. C’est visiblement ce que, à l’aide des archives, il s’est piqué de faire pour la révolution, employant la méthode d’énumération et d’accumulation, décrivant par le menu toutes les émeutes et les atrocités, sans souci de paraître monotone ni de rebuter le lecteur, car, à ses yeux, c’est là une méthode scientifique. On a beau éprouver une certaine lassitude à voir se dérouler tant de scènes d’horreur, décrites avec une implacable fidélité, l’esprit en ressent involontairement l’impression. Cet amoncellement de petits faits entassés opère, malgré vous, comme une suite de preuves et une série d’argumens. On dirait d’une grêle continue de projectiles sous laquelle le lecteur accablé est obligé de se rendre.

Ce que M. Taine démontre avec ce luxe de preuves et de citations, tout homme ayant un peu étudié la révolution le savait plus ou moins ; les autres l’avaient peut-être trop oublié : c’est que dès les premiers jours, à ses plus belles heures d’enthousiasme, la France de 1789 est tombée dans le désordre et l’anarchie. Conformément à sa psychologie pessimiste, l’historien philosophe se fait un devoir de nous montrer que, dès les premières semaines de la constituante, la révolution faite au nom du droit abstrait aboutit à la souveraineté des passions libres. Cette radieuse aurore de la révolution, que nous aimions à nous représenter comme une époque bénie, sans pareille peut-être dans l’histoire, M. Taine se complaît à la faire voir souillée de boue et de sang. Ce que d’autres avaient fait pour 1792 et pour l’empire, il le fait pour 1789, il déchire la légende. Au risque d’être accusé de sacrilège par ses nombreux dévots, il dépouille la révolution naissante du nimbe éblouissant dont l’avait couronnée la reconnaissance des générations.

Après l’avoir lu, on ne saurait guère contester l’exactitude de sa démonstration. L’enfantement de la révolution a, comme son règne, été pénible et sanglant. Devant la quantité de faits étiquetés dans ce dossier et classés dans cet inflexible réquisitoire, on n’a plus à plaider que les circonstances atténuantes, l’ignorance et les souffrances des coupables, les imprudences, les préventions, les inconséquences ou l’aveuglement des victimes. On connaît le mot de Malouet : « La terreur date du 14 juillet, et l’on serait en droit de la faire remonter plus haut. » Cette parole eût pu servir d’épigraphe à l’un des volumes de M. Taine. A la terreur légale et systématique de 1793 il montre une devancière dans la terreur incohérente des foules. Les campagnes de la France, en 1789, ressemblaient singulièrement aux campagnes d’Irlande, durant ces dernières années, avec cette différence qu’en France, il ne restait plus de gouvernement pour tenir tête aux émeutiers et défendre la loi. Aussi ne s’étonne-t-on plus de la rapidité de l’émigration en 1789. Dès les premiers jours, plus de loi, plus de pouvoir central, plus de force armée pour faire respecter la vie et les biens des sujets du roi. Mais « cette anarchie spontanée, » comme l’appelle M. Taine, cette impuissance du gouvernement dès l’ouverture des états-généraux, est-ce la révolution, encore à la veille de naître, qui en est vraiment responsable? Sont-ce les seules prédications des apôtres des droits de l’homme qui poussent les campagnes au pillage des châteaux et la populace des villes à la révolte contre les magistrats? Nullement. M. Taine nous montre, avec une singulière faculté d’évocation, la sinistre puissance qui soulève le peuple. C’est une vieille connaissance de l’ancienne France, c’est la famine ou, comme dit Carlyle, en cela le précurseur de notre historien, c’est la Faim, Hunger, — avec une lettre majuscule, — spectre odieux, pareil à une fée malfaisante, survenue à l’improviste au berceau de la révolution pour lui jeter un sort. Les émeutes d’affamés, les arrestations de convois de blé, les massacres de boulangers ou d’accapareurs, était-ce là une nouveauté? Non, assurément. M. Taine a raison de retrouver là « les mœurs des grandes famines féodales. »

Faire jouer, à une époque aussi solennelle, un aussi grand rôle à la disette et à la misère, c’est, dit-on, tomber dans le matérialisme. Comment cela? Les calamités physiques et les causes économiques n’ont-elles pas, sur le cours des événemens, un empire d’autant plus grand que leur action se fait sentir partout et affecte directement l’organisme? Un homme qui a l’estomac vide est facilement pris de vertige et disposé à l’hallucination. Une des fatalités de la révolution a été d’avoir pour avant-coureur la famine, pour escorte la misère, le déficit et la banqueroute, bientôt accompagnés de la guerre civile et étrangère. Il y a eu là, pour le jeu régulier des forces abstraites, pour toute la marche de la révolution, autant de causes perturbatrices, qui ont été pour beaucoup dans les violences de l’ère nouvelle, dans les fureurs du peuple, déçu en ses espérances et d’autant plus exaspéré que les remèdes, conseillés par la crédulité des fanatiques ou le charlatanisme des démagogues, ne faisaient qu’empirer ses maux.

Aux troubles populaires qui devancent la réunion des états-généraux, aux six jacqueries énumérées par M. Taine durant la constituante, de quelle façon a contribué la révolution? Elle y a contribué en dévoilant à tous les yeux l’inique répartition des charges publiques, en apportant aux misérables l’espoir d’un soulagement prochain et la persuasion qu’ils y avaient droit, en substituant par là l’esprit de revendication à l’esprit de résignation. Cette part de responsabilité faite aux idées nouvelles, pourquoi « les trois cents émeutes, » qui en province précèdent la prise de la Bastille, rencontrent-elles dès le premier jour si peu de résistance? Pourquoi, à Paris et dans toutes les villes, les attroupemens populaires deviennent-ils si vite un pouvoir politique et le pouvoir dominant? C’est qu’il n’y a plus de force publique, c’est qu’avant même que la révolution y ait pu porter la main, l’autorité est disloquée. Toute la vieille machine gouvernementale tombe en morceaux, et les rouages isolés n’en peuvent plus fonctionner; justice, finance, administration, armée même, se détraquent simultanément. Selon le mot profond de M. Taine, « ce n’est pas une révolution, mais une dissolution. » Pour comprendre ce soudain effondrement du vieil édifice, il n’y a qu’à relire son premier volume. Jamais on n’a mieux montré les causes multiples de la ruine de l’ancienne société et de l’ancienne monarchie. A bien analyser les faits, « cette anarchie spontanée » de 1789 est moins l’enfantement laborieux du nouveau régime que les dernières convulsions et l’agonie de l’ancien. Comme un corps épuisé, dont le cœur n’a plus la force de faire circuler le sang, la France de 1789 à 1792 semble tomber en décomposition. Pour en maintenir l’unité, il faudra la rude main de la convention.

A voir l’absolue impuissance de l’administration royale, à voir cette subite paralysie de tous ses membres, ainsi constatée sur place, d’un bout du territoire à l’autre, on pourrait dire que l’ancienne Fiance était virtuellement morte avant que les états-généraux rassemblés pour la guérir l’eussent condamnée. Telle est, pour nous, la conclusion de tout ce long tableau des désordres de 1789. Le passé avait vécu et on n’en pouvait guère rien conserver; toutes ses institutions séculaires avaient perdu leur raison d’être avec leur efficacité. La France demeurait sans gouvernement, vouée à l’anarchie et aux violences, car on ne saurait improviser un gouvernement que lorsque les ressorts de l’état restent intacts.

Les émeutes de carrefour et la guerre aux châteaux ne sont pas toute la révolution. M. Taine le sait autant que personne, et de la rue il nous ramène aux assemblées dont, pour la plupart de ses devanciers, l’histoire est toute l’histoire du temps. Constituante, législative, convention, il les étudie suivant sa méthode habituelle, moins curieux de leurs discussions, de leurs votes, de leurs lois que de leur physionomie, de leur altitude, de leurs sentimens et de leurs émotions. Il ne se contente pas de nous faire entrer dans ces législatures, à la fois si différentes et si semblables, presque également composées de jeunes gens sans expérience ni éducation politique; il nous fait monter aux tribunes, au milieu de cette assemblée sans mandat, qui si souvent impose à l’autre sa volonté; il fait défiler devant nous la troupe bariolée et impérieuse des pétitionnaires. Il nous fait voir que, jusque sur cette scène officielle, les premiers acteurs ne sont pas toujours ceux qui figurent sur l’affiche et tiennent les grands rôles; qu’au milieu même de la représentation, les injonctions ou les sifflets du parterre bouleversent toute la pièce et en altèrent le dénoûment. Il nous fait comprendre, par le spectacle et le désordre de leurs séances, les incohérences et les contradictions de ces assemblées, qui prétendent établir le règne de la liberté et ne sont elles-mêmes pas libres. Il nous explique fort bien la fréquente impuissance de l’éloquence et de la raison dans ces turbulentes assises; pourquoi tous ces grands conciles de la révolution ont si souvent l’air de chambres d’enregistrement des volontés de l’émeute; comment à la constituante, à la législative, à la convention, la majorité est peu à peu dominée par une minorité, qui pour elle a l’ascendant de la logique avec l’appui du seul pouvoir effectif de l’époque, l’attroupement, les clubs, les piques des sections.

C’est la constituante qui sort la plus amoindrie des mains de l’implacable historien ; il la représente subissant déjà docilement, à Versailles comme à Paris, ce joug de la rue sous lequel ses deux sœurs seront écrasées. Il nous la peint aveuglément soupçonneuse et provocante vis-à-vis du débile monarque, naïvement confiante et flatteuse en face du nouveau souverain dont le despotisme la menace à distance. Il y a dans ces reproches une grande part de vérité, il nous est facile de découvrir après coup de quel côté était le danger le plus pressant; mais, pour être équitable envers les constituans, il faut s’enfermer avec eux dans la salle du jeu de paume, à côté de l’immense château, devant cette monarchie absolue dont l’autorité et l’appareil restaient extérieurement intacts. L’ombre de l’échafaud de Louis XVI ne se projetait pas pour eux sur 89. Ils ne pouvaient sentir comme nous la faiblesse de la cour. Ce qui attirait leurs yeux, c’étaient ses résistances avouées ou cachées, c’étaient les projets de contre-révolution, agités autour du roi ou autour de ses frères dans l’émigration.

Tout entier à suivre le développement logique de ses deux facteurs de la révolution « des passions de la cervelle et des passions de l’estomac, » M. Taine néglige la cour, la reine, leur diplomatie secrète, les princes, les émigrés, le côté droit. Il n’entre guère au château de Versailles ou aux Tuileries qu’à travers les grilles arrachées, à la suite de la foule émeutée, aux 5 et 6 octobre, au 20 juin, au 10 août. Personne encore, entre tant d’illustres émules, n’avait peint d’un trait aussi précis, d’une couleur à la fois aussi vive et aussi vraie, toutes ces célèbres « journées : » pour le mouvement et pour le relief, ces grandes toiles d’histoire égalent les plus belles pages de Michelet. Il ne leur manque qu’une chose, dont l’absence nuit à leur clarté : les provocations de la cour et des contre-révolutionnaires. Lors de la prise de la Bastille, par exemple, rien des projets du château, rien des rassemblemens de troupes aux portes de Paris. Chez M. Taine, le pouvoir semble, dès le premier jour, désarmé et résigné. Pour lui emprunter une de ses métaphores favorites, l’auteur nous fait voir le taureau populaire lâché dans l’arène politique, se ruant aveuglément sur tout ce qu’il rencontre, labourant de ses cornes furieuses le sol de la vieille France, défonçant les faibles palissades dans lesquelles on s’était flatté de l’enfermer ; mais il omet de nous montrer les imprudens qui, du haut des galeries, se plaisent à l’exciter par leurs cris, les fous qui, dans l’enceinte, l’irritent à plaisir en agitant devant lui le drapeau de la contre-révolution, et tous les toreros littéraires et les picadores des gazettes, qui ne cessent de le piquer de leurs épigrammes et de leurs pamphlets.

Ce n’est pas là l’unique lacune de ce tableau de 1789 ; sur un autre point encore, l’historien paraît injuste parce que son cadre est incomplet. Ayant laissé à d’autres l’analyse des travaux de la constituante telle qu’on la trouve, par exemple, dans certaines biographies de M. Mignet, M. Taine a l’air d’en méconnaître l’activité et la fécondité. Si l’on ne pèse, en effet, que leur œuvre politique, que l’informe constitution qui leur a valu leur nom dans l’histoire, l’œuvre des constituans est singulièrement légère. L’expérience en fait aujourd’hui sauter les défauts aux yeux, et M. Taine n’a pas de peine à nous les découvrir. Jamais, il est vrai, on n’avait aussi lumineusement démontré les inconvéniens de l’affaiblissement systématique du pouvoir exécutif et de l’érection d’une administration collective, de l’intrusion de l’état dans les affaires de l’église, et de l’abus du principe électif, de l’institution d’une seule Chambre, et de l’exclusion des ministres du parlement, toutes hérésies politiques proclamées par la constituante, et, pour la plupart, reprises sous nos yeux par les incorrigibles du radicalisme. La constitution de 91 était à la fois enfantine et chimérique; mais cette constitution mort-née n’était que l’enveloppe extérieure, la forme éphémère de la société nouvelle qui a vécu et dont la constituante a posé les principes essentiels.

Ces principes, M. Taine, il faut le dire, les apprécie peu ; il n’en goûte ni les bases abstraites ni l’application pratique. Dans son aversion à leur égard, il rappelle parfois l’humoriste Carlyle, traitant les délibérations de la constituante « de théories des verbes irréguliers ou de conjugaison des verbes défectifs. » La nuit du 4 août, dans laquelle nous étions habitués à symboliser tout ce qu’il y avait de généreux dans la révolution, ne lui inspire qu’un railleur et ironique dédain. Pour lui, comme pour tel contemporain, cet empressement des privilégiés à sacrifier à la foi nouvelle des prérogatives héréditaires n’est qu’une maladive et aveugle ivresse. Après avoir si bien montré comment les privilèges avaient depuis longtemps perdu leur raison d’être, il se prend à en regretter la brusque abolition ; il eût voulu que la constituante conservât à la France une aristocratie héréditaire. Qu’est-ce au fond? Demander un tel acte à la révolution, c’est lui demander de se renier elle-même, car, en fait comme en théorie, toute la révolution pourrait se résumer dans la suppression des privilèges.

Le philosophe nous semble ici glisser dans le défaut qu’il reproche à la constituante, dans les thèses abstraites, dans l’a priori de l’esprit classique. Il se représente une aristocratie idéale ou, ce qui revient au même, il envisage une aristocratie étrangère, il en dépeint en termes magnifiques la grandeur et les avantages, et, ce tableau achevé, il blâme la constituante d’avoir détruit une noblesse qui, en 1789, n’avait rien de commun avec l’aristocratie idéale par lui décrite. Dans son Ancien Régime, M. Taine nous avait lui-même prouvé par le menu que, depuis longtemps, la noblesse française ne remplissait plus sa fonction. Entre son Ancien Régime et sa Révolution, il y a ainsi une sorte de contradiction. Il regrette dans un volume la chute de ce que, dans le précédent, il dépeint comme condamné à une ruine prochaine. Lorsqu’il réprouve l’abolition des ordres privilégiés, lorsque, dans la noblesse, il veut trouver les élémens d’une chambre haute, il oublie que cette noblesse était elle-même imbue des idées et des préjugés de l’époque, qu’elle était démocrate à sa façon, si bien que, dans ses cahiers, elle réclamait l’égalité de tous ses membres; il oublie l’attitude de la majeure partie des nobles à l’intérieur comme dans l’émigration et le rôle de cette droite de la constituante, qui, selon ses propres expressions, n’a su résister aux fautes et aux folies que par des fautes et des folies presque égales. Il oublie enfin le courant du temps, les idées du jour, tout ce que, dans sa théorie, il appelle le « moment. »

D’où vient cette apparente contradiction chez un esprit si ferme, où d’ordinaire tout se tient si solidement? C’est que, si dégagé qu’il soit de tout esprit de parti, M. Taine a ses préférences politiques, et ici ses préférences se font jour au détriment de l’historien et du philosophe. Il a, lui aussi, ses rêves de cité idéale; mais, conformément à ses habitudes d’esprit positif, son type politique n’a rien d’abstrait, il est réel et vivant. Ce n’est rien autre que l’Angleterre et la constitution britannique. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à relire ses rapides et profondes Notes sur l’Angleterre, notes qui, à bien des égards, pourraient servir de préambule à ses Origines de la France contemporaine. Quand il définit le rôle possible de la royauté, de la noblesse, des corporations, c’est manifestement nos voisins qu’il a en vue[10]; ce qu’il reproche à la constituante, c’est, au fond, de ne les avoir pas imités. Autant vaudrait presque reprocher à la France de n’être pas l’Angleterre. Cette constitution pondérée, dont M. Taine fait un si magistral tableau, elle est sortie du sol anglais, du tempérament anglais, de l’histoire de l’Angleterre. Comment s’étonner que, d’un pays et d’un peuple différens, il ait surgi une autre révolution, une autre conception politique, une autre société? Le théoricien de l’influence du milieu se trouve ainsi en contradiction avec son propre système ; il oublie que les institutions sorties du sol national sont les seules vivantes; il semble considérer la constitution anglaise comme le seul type politique, le seul moule raisonnable de l’état moderne, refaisant à son tour, en un autre sens, le songe que, chez la révolution, il taxait tout à l’heure de chimère puérile, rêvant une constitution rationnelle et cosmopolite, applicable aux différentes contrées et aux différens peuples, sans tenir compte de leur tempérament ou de leur passé.

On comprend les défiances de l’écrivain pour la démocratie; mais on s’étonne que ces défiances aient pu amener un esprit aussi systématique, un déterministe aussi résolu, à se dissimuler ce qu’il y a de puissant et de fatal dans le courant qui entraîne la France et l’Europe à la démocratie. C’est là, j’oserai le dire, le côté faible de son grand ouvrage. S’il s’explique en partie par sa psychologie, ce défaut n’en aboutit pas moins à le mettre en contradiction avec l’ensemble de son système. Pour apprécier plus largement la révolution, il n’a qu’à revenir à sa thèse sur « le milieu et le moment. » Sous ce rapport, le grand prédécesseur de M. Taine dans sa nouvelle carrière, Tocqueville, se montre plus philosophe. Pour n’avoir qu’une médiocre confiance dans la démocratie, Tocqueville n’en a pas moins bien vu que, en 1789, l’avènement de la démocratie était inévitable, et il ne s’est pas attardé à rechercher ce que la constituante eût pu lui substituer.

D’un historien aussi sévère pour la constituante on ne saurait attendre grande indulgence pour la législative ou la convention. A leur égard, l’excès de sévérité nous choque moins. M. Taine a lui-même, du reste, tracé d’une façon émouvante la terrible situation que leur faisait à toutes deux l’omnipotence croissante de la populace. A le lire, on sent que, pour ne point se plier à la dictature de l’émeute, il eut fallu des assemblées de saints ou de héros. Rien de plus triste peut-être, dans toutes ces navrantes peintures que le tableau de la pâle et incertaine législative laissant détruire pièce à pièce une constitution dont en grande majorité elle désirait le maintien, et présidant à la chute de cette royauté qu’elle eût souhaité sauver. C’est cette faible assemblée, rendue plus terne par le voisinage de ses deux grandes sœurs, qui, de propos délibéré et par calcul de parti, a déchaîné sur l’Europe une guerre où devaient succomber six millions d’hommes, et où la révolution devait trouver pour couronnement le despotisme militaire.

Longtemps nous nous sommes persuadés que c’étaient les monarchies, désireuses d’étouffer la révolution, qui avaient attaqué et envahi la France. Les historiens, l’Allemand H. de Sybel notamment, avaient déjà prouvé pièces en main le mensonge de cette légende. M. Taine a complété la démonstration, non plus avec des documens diplomatiques, mais avec les discours, les mémoires et les aveux mêmes des vrais coupables. C’est la France, c’est la législative qui a jeté le gant à l’Europe, et cela sous l’inspiration des girondins et de leur leader politique, Brissot. M. Taine explique fort bien les raisons de cette machiavélique combinaison des « brissotins. » Il montre que, sans la guerre, si les troubles du dedans n’avaient pas été compliqués par les dangers du dehors, l’opinion aurait tourné, que la pratique aurait bientôt dévoilé les défauts de la constitution et en eût provoqué la réforme, qu’au bout d’un an ou deux, « la nation se fût prononcée pour les magistrats contre les clubs, pour la gendarmerie contre l’émeute, pour la loi contre la populace[11]. » Tel était, d’après lui, le calcul de Louis XVI, et si l’expérience n’eût pas été dérangée, ce calcul eût sans doute été juste et la France eût abouti à une monarchie constitutionnelle régulière. Ainsi, selon notre historien, quel que fût le vice originel de la révolution, c’est la guerre qui l’a fait définitivement dévier et en a abandonné la direction aux exaltés et aux forcenés. La guerre, en effet, a été pour 1792 et 1793 ce que la famine avait été pour 1789 : elle a exaspéré les passions populaires, ravivé les plaies que la paix eût pu cicatriser. C’est elle qui, grâce aux bruits de trahison, grâce à la peur de Brunswick et de ses complices du dedans, a conduit au 10 août, aux massacres de septembre, à la terreur.

Comme le roi était en droit de compter sur la paix, les ennemis de la cour étaient fondés à voir dans la guerre un piège infaillible pour le roi et la constitution. C’est ce qu’ont fait les girondins, qui se croyaient les héritiers naturels des constitutionnels, et ils s’en sont plus tard vantés avec Brissot[12]>. Ils craignaient de laisser la révolution languir et l’opinion revenir au roi; pour réveiller les patriotes et rallier derrière eux la nation, déjà lasse du désordre, ils la contraignirent par la guerre à choisir entre la révolution et l’ancien régime. La question ainsi posée, ils savaient que, pour l’immense majorité, qui derrière les étrangers voyaient les émigrés, le choix ne saurait être douteux. C’était là un jeu aussi téméraire qu’impie : il effrayait Danton et Robespierre ; il tenta Brissot et avec lui Vergniaud et Gensonné. La gironde jeta les dés, la révolution gagna la partie, mais le gain ne fut pas pour ceux qui avaient ainsi osé jouer la France.

Si la guerre amène, en effet, le triomphe des adversaires de la constitution, les politiques de la gironde, qui se flattaient de régner sur les ruines de la royauté, se voient bientôt entraînés dans sa chute. Le pouvoir passe aux mains des plus exaltée et des moins scrupuleux, aux mains de la montagne, appuyée sur les clubs et les piques des sections. De l’anarchie sort ainsi un despotisme nouveau qui, maître du gouvernement par la violence, va s’y maintenir par la terreur. La guerre étrangère ne fait qu’aider les jacobins à achever la conquête de l’intérieur, conquête préparée de longue main et dont M. Taine a le premier marqué les rapides étapes, d’un bout du territoire à l’autre.

Dans la convention, les girondins semblent tout-puissans par le nombre, par l’ascendant du talent et de l’éloquence; mais tout cela ne leur sert à rien devant les émeutes de la populace. Moins libre encore que les assemblées précédentes, la convention, courbée sous le joug des clubs et de la commune, livre ses chefs aux vengeances populaires et commence, par les girondins, à se décimer elle-même. En attendant le jour où l’excès de la peur lui rendra le courage de se révolter, la convention mutilée devient « une machine de gouvernement au service d’une clique. » Si sévère qu’il soit pour elle, M. Taine n’est pas plus dur que le républicain Quinet pour « cette assemblée maîtresse et esclave, hardie à accepter toutes les fantaisies d’abord de la foule, puis bientôt, de quelques-uns, enfin d’un seul[13]. »

Entre les vainqueurs et les vaincus du 31 mai, il y a du reste peu de différence aux yeux de notre historien. Pour les principes, pour la foi aux abstractions, pour l’infatuation et le dédain de l’expérience, les girondins ressemblent singulièrement aux montagnards. Ils sont aussi impies et intolérans, non moins téméraires et utopistes, non moins raides et sectaires. La partie paisible de la population ne s’y trompe point. La grande majorité de la bourgeoisie et du peuple de Paris, qui au printemps de 93 regrette encore la constitution de 91, ne distingue pas les girondins de leurs adversaires. A ses yeux, ce sont tous également des usurpateurs et, de fait, les girondins semblent bien des révolutionnaires, dans li pire sens du mot. Jusqu’à la chute de la royauté, ils n’ont montré pour la légalité que des scrupules de forme ; s’ils n’ont pas fait les émeutes, ils leur ont aplani la route avec Pétion, ils en ont recruté le contingent avec Barbaroux, ils les ont équipées et leur ont mis en main les piques des sections en décrétant l’armement des citoyens passifs.

Entre les girondins et les jacobins la grande différence, c’est que les premiers sont plus polis, plus lettrés, qu’ils ont gardé des habitudes de tenue et même des goûts d’élégance, que de l’ancien régime ils conservent le goût de la société et de la conversation, qu’ils ne savent point imiter les familiarités populacières de Danton, ni se loger comme Robespierre chez un menuisier, ce qui, aux yeux du peuple, leur donne un faux air d’aristocrates. Par penchant comme par principe, ils répugnent à la dictature de la canaille; ils prétendent établir, dans leur cité idéale, le règne des lois, mais leurs combinaisons abstraites sont chimériques, et, dans la lutte, toutes leurs qualités de penseurs et d’hommes du monde sont pour eux une cause de faiblesse, sans compter qu’avec leur incohérence et leur indiscipline, tous ces beaux parleurs, sans chef reconnu, n’ont jamais su former un vrai parti politique.

Les girondins ne sont pas les seuls à sortir amoindris de la Conquête jacobine. Les chefs de la montagne ne sont pas plus heureux, Danton en particulier, a qui avec une double infidélité recevait, l’argent du roi pour empêcher l’émeute et s’en servait pour la lancer[14], » Danton, dont M. Taine a de nouveau démontré la participation aux massacres de septembre, et qui, au 31 mai, conspirait contre la représentation nationale, de même qu’au 10 août contre la royauté. Je ne m’arrêterai pas à plaider les circonstances atténuantes ni pour Danton, ni même pour les girondins, —-leurs tardifs scrupules, leur sincérité, leur désintéressement, la noblesse de leur mort. La superstitieuse dévotion d’adorateurs en quête d’idoles peut seule diviniser tel ou tel des grands lutteurs de la révolution ; en fait, elle me paraît manquer de saints ou de héros dignes d’elle. On ne saurait la personnifier dans aucun nom, l’incarner dans aucun homme. Chez ses principaux acteurs la grandeur morale est rare, chez presque tous il y a plus que des taches, il y a des souillures. À cette époque, où le mot de vertu est sur toutes les bouches, les actes de la vie ne répondent pas à la hauteur des aspirations. Par ce côté, les hommes de la révolution ressemblent à leurs pères, les philosophes du VIIIe siècle, eux aussi presque tous plus grands par l’esprit et les principes que par le caractère, par les mœurs. A cet égard, la révolution française est décidément inférieure aux grands mouvemens religieux, au christianisme des IVe et Ve siècles, à la réforme du XVIe ; elle est même inférieure aux révolutions d’Angleterre et d’Amérique, qu’elle domine par tant d’autres côtés. Elle n’a ni Hampden ni Washington, elle n’a même ni Milton ni Franklin. Veut-on en personnifier les plus généreux instincts dans quelque figure vivante, on est obligé de recourir au naïf La Fayette, ou de s’adresser à des personnages épisodiques, peut-être de préférence à des femmes, à Mme Roland, à Charlotte Corday, ces deux païennes et stoïques Romaines.

C’est Là un des traits de la révolution que, dans ses actes et ses péripéties, comme dans ses acteurs et ses chefs, elle ne saurait exciter une admiration sans mélange. Jamais le bien et le mal ne se sont autant mêlés, et les rêves les plus élevés des philosophes ainsi associés aux plus grossiers appétits de la foule. De tous les historiens de la révolution, aucun ne nous avait aussi bien fait comprendre ces étranges contrastes qui, à bien des égards, durent encore. Si l’auteur a souvent fait ressortir de préférence les côtés sombres, il y était entraîné à la fois par sa théorie, par sa passion de la vérité, et sa haine des lieux-communs. Avant de le taxer d’étroitesse et d’injustice, il convient de connaître la conclusion de son grand ouvrage. En attendant, pour être pleinement équitable envers la révolution et envers ses sinistres athlètes, M. Taine n’aurait qu’à répéter ce qu’il répondait lui-même à l’un de ses prédécesseurs en sévérité, le puritain Carlyle : « Ces logiciens ne fondaient la société que sur la justice, ces épicuriens embrassaient dans leur sympathie l’humanité entière. Ils avaient pour but le salut universel comme vos puritains le salut personnel. Ils ont combattu le mal dans la société, comme vos puritains dans l’âme. Ils ont eu comme eux un héroïsme, prompt à la propagande, et qui a réformé l’Europe, pendant que le vôtre ne servait qu’à vous[15]. »


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Révolution, t. I, p. 183, 184 ; Cf. t. II, p. 383 et Ancien Régime, I, III, chap. II.
  2. L’Ancien Régime, p. 312. Cette conscience de la débilité de la raison n’est pas nouvelle chez M. Taine. Déjà, en parlant de Hamlet, dans son Histoire de la littérature anglaise (liv. II, chap. IV), il opposait à la conception classique française de l’homme la conception naturaliste de Shakspeare : « Si Racine ou Corneille avaient fait une psychologie, ils auraient dit avec Descartes : «L’homme est une âme incorporelle servie par des organes, douce de raison et de volonté, dont l’action harmonieuse et idéale se développe par des discours et des répliques, dans un monde construit par la logique, eu dehors du temps et du lieu. » Si Shakspeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol : « L’homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, et déraisonnable par essence. »
  3. La Révolution, t. I, p. 138. Il est curieux de voir à quel point M. Taine se rencontre ici avec Carlyle, le mystique puritain anglais. Ce dernier avait déjà dit, dans sa French Revolution, t. I : « Ce qui restera, ce seront les cinq sens inassouvis avec le sixième sens insatiable (la vanité) ; ce qui restera, ce sera toute la nature démoniaque de l’homme. »
  4. Histoire de la littérature anglaise. Introduction.
  5. « Sans s’indigner contre le préjugé, (écrivait ici même M. Fouillée, on peut et on doit vouloir qu’il ait une influence de moins en moins grande. En fait, les peuples modernes se rendent mieux compte de la façon dont ils se gouvernent que ceux du moyen âge, et ils se gouvernent mieux. » Voyez la Revue du 15 avril 1879.
  6. Révolution, t. I, p. 294, note.
  7. E. Quinet, la Révolution, t. I, liv. VII.
  8. Tocqueville a là-dessus un admirable chapitre : Ancien Régime, t. III, ch. II.
  9. M. E. Scherer.
  10. En Angleterre même,. M. Taine fait honneur à l’aristocratie de ce qui ne lui appartient pas toujours. Des trois hommes d’état, cités par lui, comme un exemple de la sélection aristocratique, Pitt, Canning, Peel, aucun ne faisait partie de l’aristocratie privilégiée.
  11. Révolution, t. II; la Conquête jacobine, p. 142-143.
  12. Pour être équitable, il convient de rappeler que, par une trop fréquente aberration, tous les partis étaient alors plus ou moins enclins à chercher le salut dans une diversion extérieure. Tous, du moins, comptaient des politiques qui, pour des motifs opposés, tablaient sur la guerre; les girondins afin de précipiter la révolution ; certains constitutionnels, avec le ministre Narbonne, afin de rétablir la discipline dans l’armée, de relever le prestige de la couronne et de faciliter par là une révision de la constitution; la reine enfin et les contre-révolutionnaires afin de ramener l’ancien régime avec l’intervention étrangère. Louis XVI, lui-même, ne paraît pas toujours avoir autant redouté la guerre que semble le dire M. Taine. Voyez, par exemple, la Correspondance de Marie-Antoinette avec Fersen et une fort curieuse étude de M. A. Sorel sur la Mission du comte de Ségur à Berlin en 1792.
  13. Quinet, la Révolution, t, II, p. 17, cf. p. 9.
  14. Révolution, t. II; la Conquête jacobine, p. 258-289.
  15. L’Idéalisme anglais, étude sur Carlyle.