Un Philosophe ministre sous l’empire romain - Le gouvernement de Sénèque

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UN PHILOSOPHE MINISTRE
SOUS L’EMPIRE ROMAIN

LE GOUVERNEMENT DE SÉNÈQUE

Sénèque n’a jamais manqué de lecteurs en notre pays. Dès l’époque où se forme notre littérature classique, Montaigne le prend, en même temps que Plutarque, pour le guide le plus habituel de ses méditations morales. Un peu après, Charron et Du Vair le pillent sans réserve ; Malherbe le traduit ; Pascal le connaît ; Bossuet imite, dans son Sermon sur la mort, quelques passages du traité sur la Brièveté de la vie ; il n’est pas jusqu’à Regnard, dont la plaisanterie légère, en jetant le nom de Sénèque au milieu des lazzi du valet du Joueur, ne donne au philosophe cette consécration suprême de popularité qu’est la parodie. En plein XVIIIe siècle, Diderot, dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron, lui consacre quelques pages d’un enthousiasme qui, comme on peut s’y attendre, va jusqu’à la frénésie. Et si le XIXe siècle se détourne un peu de lui, comme de tous les écrivains anciens, quelques intelligences d’élite, particulièrement éprises de délicatesse psychologique ou de grandeur morale, reviennent volontiers à ses ouvrages : les belles études d’un Caro ou d’un Gréard, d’un Boissier, d’un Constant Martha surtout, suffisent pour attester que Sénèque n’a pas cessé d’être un des maîtres favoris des esprits fins et des âmes nobles.

Mais si l’on s’est toujours accordé à voir en l’auteur des Lettres à Lucilius un des moralistes les plus ingénieux de l’antiquité latine, si les juges les plus sévèrement classiques eux-mêmes ont fait grâce au raffinement de son style en faveur de la sûreté de ses observations et de la hauteur de ses préceptes, il s’en faut bien que l’on se soit prononcé aussi unanimement sur le caractère de l’homme que sur l’œuvre du philosophe. Lisez Diderot : vous regarderez Sénèque, non seulement comme un très honnête homme, mais comme un des héros les plus imposans qui aient jamais existé ; dans son admiration délirante pour les maximes qu’il a lues, il ne veut, ou ne peut, distinguer entre ces paroles sublimes et les actes de celui qui les a prononcées ; bon gré mal gré, il transfigure tout ; et s’il y a dans la vie de Sénèque quelque tache indéniable, quelque faiblesse évidente, ce serait trop peu de l’excuser, il la nie résolument. Tout à l’opposé, une autre opinion, qui a rencontré de plus nombreux partisans parce qu’elle flatte plus la malignité humaine, se plaît à mettre en conflit l’homme et le moraliste : c’est celle que Victor Hugo a symbolisée avec sa splendeur de verbe coutumière, lorsqu’il a parlé de cette cour de Néron,


Où l’austère Sénèque, en louant Diogène,
Buvait le Falerne dans l’or.


Ceux qui pensent ainsi font ce que faisaient déjà plusieurs contemporains de Sénèque : ils signalent le contraste entre la sévérité de sa prédication stoïcienne et son goût personnel du luxe et des plaisirs ; ils rappellent, en les grossissant, et ses défaillances dans la mauvaise fortune, et ses complaisances pour les caprices de son impérial élève ; ils lui attribuent une forte part de complicité dans les crimes même de Néron ; et ils concluent que décidément cet adversaire acharné des vices humains, egregius vitiorum insectator, comme l’appelait Quintilien, n’a été qu’un charlatan de vertu.

De si profondes divergences s’expliquent sans doute parce qu’il y a eu dans l’existence de Sénèque bien des complexités et bien des variations, peut-être aussi parce que le détail de cette existence ne nous est pas bien connu. Sénèque parle assez peu de lui-même, et ceux des écrivains anciens dont nous avons conservé le témoignage, Tacite entre autres, ne portent sur son compte que des jugemens équivoques, qui semblent déceler je ne sais quel embarras. De là ce résultat, paradoxal en apparence, que nous savons en somme peu de chose sur cet homme qui a joué un rôle si considérable dans la littérature, la philosophie et la politique de son siècle. Mais ce « peu de chose, » il est possible cependant de le préciser en regardant de plus près les documens anciens, en les interprétant et corrigeant l’un par l’autre, en les complétant par de légitimes inductions, en mettant à profit les travaux spéciaux des érudits modernes : c’est ce que vient de faire un jeune historien, M. René Waltz, dans une copieuse Vie de Sénèque qui ne compte guère moins de cinq cents pages.

Gros ouvrage, savant ouvrage, mais, hâtons-nous de le dire, ouvrage très agréable et très vivant aussi. M. René Waltz n’est pas de ces compilateurs maladroits qui trébuchent à chaque pas sous le lourd fardeau des textes accumulés. En un temps où l’on confond trop volontiers l’architecte qui bâtit une maison avec le manœuvre qui en apporte les pierres, où certains érudits érigent en dogme que, pour être bon, un livre ne doit révéler aucune espèce de talent, M. René Waltz n’a pas craint d’avoir du talent tout de même, ni de le montrer. Son style est d’une élégante souplesse ; son récit, rapide et clair, s’arrête quand il le faut pour insister sur les points particulièrement difficiles, mais repart ensuite sans effort ; les événemens, ingénieusement rapprochés, suggèrent d’eux-mêmes les conclusions auxquelles l’auteur veut nous acheminer. Il ne trace pas de portrait en pied de son héros, procédé qui sentirait trop l’artifice ; il fait mieux : il nous le révèle, progressivement, mais intimement, par le seul exposé des détails de sa vie. « Ce sont les faits qui louent, » disait La Bruyère : ici, ce sont les faits qui peignent.

M. Waltz a évité en général un des vices habituels aux biographes, celui de surfaire le personnage étudié. Peut-être s’est-il moins bien gardé d’un autre défaut, qui est de ne pas assez savoir ignorer. Par exemple, dans la période qui s’écoule entré le rappel de Sénèque à Rome et l’avènement de Néron, plusieurs affaires sont soumises au Sénat : les procès de Lollia et de Calpurnia, rivales d’Agrippine, les mesures contre les astrologues et contre les femmes convaincues d’adultère avec des esclaves, le procès de Statilius Taurus, l’extension de compétence des procurateurs impériaux, etc. Il nous est absolument impossible de savoir comment Sénèque a voté sur chacun de ces points, et M. Waltz le confesse ; mais tout en le confessant, il ne s’y résigne pas ; il cherche à deviner ; il multiplie les formules insinuantes ; « sans doute, » « probablement, » « on peut croire, sans s’aventurer beaucoup, » etc. De même il trouve mentionnées, dans la Vie de Néron par Suétone, certaines lois somptuaires ; on n’en sait ni la teneur, ni la date : M. Waltz se défend péniblement contre la tentation d’en reconstituer les dispositions probables, et de les placer au début du règne, c’est-à-dire de les attribuer à l’influence de Sénèque. Il est vrai que, très loyalement, il donne ses hypothèses comme de pures hypothèses ; seul, un lecteur inattentif peut confondre le certain et le conjectural. Si l’on prend la précaution de marquer, de temps en temps, quelques points interrogatifs en marge de son livre, la plupart de ses assertions sont acceptables, et nous donnent de Sénèque une idée juste et précise.

Nous n’entreprendrons point ici de suivre d’un bout à l’autre cette biographie si longue et si pleine ; nous n’en retiendrons que l’acte central et essentiel, celui sur lequel M. Waltz a lui-même le plus abondamment insisté, nous voulons dire le ministère de Sénèque. Il y a là, entre le déclin de Claude et la conjuration de Pison, quelques années qu’il est impossible d’étudier à la légère. Sans parler des événemens tragiques qu’elles ont vus se dérouler, et qui forment, aujourd’hui encore, un des drames les plus saisissans, elles sont d’une importance capitale pour l’histoire de l’empire romain, car elles constituent un épisode marquant dans l’évolution constitutionnelle du principat ; — capitale pour la compréhension du caractère de Sénèque, s’il est vrai que le pouvoir suprême, mieux encore que l’adversité, révèle un individu à lui-même et aux autres ; — capitale enfin aux yeux de tous ceux qu’intéressent les questions philosophiques, puisque alors pour la première fois, dans la personne d’un de ses plus glorieux représentans, la philosophie a été appelée à gouverner un grand État et à faire publiquement ses preuves de compétence politique et sociale. — Essuyons donc, en nous aidant du livre de M. Waltz et sans nous y asservir, de retracer l’exacte physionomie de cette courte période, si curieuse à tant de titres.


I

Sénèque revint de Corse, où il était exilé depuis huit ans, au commencement de l’année 49. L’année suivante, il fut nommé précepteur de Néron, qui déjà était virtuellement désigné comme héritier de l’Empire. Quatre ans plus tard, en 54, son élève devint empereur. Une année encore, et, Agrippine étant écartée de la cour, il se trouva pour sept ans le véritable inspirateur de la politique gouvernementale. Tels sont les différens échelons de son avènement au pouvoir. Qu’était-il à cette époque ? et que passait-il pour être ? comment son arrivée aux affaires put-elle être jugée par ses contemporains ? et quelles idées, quelles aspirations, quelles habitudes apportait-il avec lui en se mettant à l’œuvre ? C’est ce qu’il faut d’abord préciser si l’on veut comprendre sa politique ultérieure.

Pour cela défions-nous de l’erreur de perspective où pourraient nous engager nos conceptions modernes. Quand nous nous rappelons que, la veille encore, le futur maître du prince héritier était interné dans un lieu de déportation et dépouillé de la moitié de ses biens, quand nous songeons aussi qu’il était « philosophe, » philosophe stoïcien, d’une secte qu’on a souvent regardée comme faisant aux empereurs une opposition irréconciliable, nous sommes portés à creuser un abîme entre les deux situations de Sénèque, et à considérer le passage de l’une à l’autre comme un des jeux les plus extraordinaires de la fortune. Volontiers nous verrions dans Sénèque un exemple de révolutionnaire appelé au gouvernement, non pas après des transitions multiples (ceci serait assez banal), mais tout d’un coup, du jour au lendemain, par un caprice stupéfiant de la politique et du hasard. Il n’est pourtant pas probable que l’opinion publique en ait été aussi étonnée que nous nous le figurons. La nature du pouvoir impérial n’étant pas très nettement définie, il n’y avait de ligne de conduite une et continue ni dans le gouvernement, ni, par contre-coup, dans l’opposition : le disgracié d’hier pouvait aisément devenir le favori d’aujourd’hui ; l’arbitraire et la chance avaient beau jeu, en l’absence de programmes fixes et de partis organisés. Les rappels d’exilés étaient devenus chose courante, autant que les exils eux-mêmes. Chaque nouveau règne, — comme de nos jours chaque nouveau ministère, — offrait une amnistie en don de joyeux avènement : les premières années de Caligula, plus tard celles de Claude furent marquées par le retour des proscrits, la mise en liberté des prisonniers, la disgrâce des délateurs naguère tout-puissans, une sorte de renouvellement du personnel gouvernemental. Agrippine, en agissant de même pour signaler sa prise de possession du pouvoir véritable (sous le nom de son faible époux), ne faisait que suivre une tradition sur laquelle les Romains devaient être un peu blasés déjà. Au surplus, ce n’était pas pour un crime politique que Sénèque avait été condamné à l’exil : il avait été frappé comme amant d’une princesse de la maison impériale, Julia Livilla, que Messaline exécrait. Pour se débarrasser de cette malheureuse, on lui avait intenté une accusation d’adultère ; il fallait un complice : on avait pris Sénèque, que la chose fût vraie ou simplement vraisemblable, ou même toute fictive, et il avait été ainsi relégué en Corse, sans que l’on eût aucunement incriminé ses actes de sénateur, ni ses opinions de publiciste. Sa rentrée en grâce ne pouvait donc apparaître aux yeux de ses concitoyens comme la revanche d’un parti jadis rebelle et maintenant triomphant.

Nous ne devons pas non plus nous laisser aveugler par le nom de « philosophe. » Philosophe, Sénèque l’était sans doute, mais non d’une façon exclusive ou systématique. Nul Romain d’alors ne l’eût confondu avec ces professionnels du stoïcisme ou du cynisme, qui, se tenant à l’écart de la société, affectant de se singulariser par leur costume ou leur genre de vie, rompaient avec l’existence active pour se réfugier dans d’abstraites méditations. Sénèque ne s’était fait l’esclave d’aucun dogme, d’aucune règle. Il avait écrit des traités de philosophie, mais aussi des vers et des pièces de théâtre, ce que les purs philosophes s’interdisaient comme de méprisables frivolités. Il avait étudié la rhétorique, s’était fait connaître comme un brillant avocat ; il était entré dans la carrière des honneurs, avait exercé les premières magistratures de la hiérarchie officielle et siégé au Sénat. En même temps, il n’avait pas dédaigné, semble-t-il, des occupations moins austères : il avait fréquenté les cercles les plus aristocratiques, les « salons » les plus élégans, et peut-être aussi les plus légers. Il n’aurait pas été compromis dans le procès de Julia Livilla, s’il n’avait pas été un des assidus de la cour de cette princesse, laquelle, vraisemblablement, ne devait pas afficher beaucoup de gravité philosophique. Du reste, ses ouvrages ultérieurs décèlent une expérience de la vie mondaine qui se tourne souvent en verve satirique : quand il s’égaie aux dépens de la coquetterie des femmes et de la gourmandise des hommes, on sent qu’il a contemplé bon nombre de toilettes et assisté à plus d’un grand dîner. Rien ne serait plus faux que de se le représenter étroitement renfermé dans sa « spécialité » de philosophe. Moraliste et savant, homme de lettres, homme politique, homme du monde, il avait tenu à être tout cela à la fois, et, jusqu’à son exil, y avait réussi à souhait.

C’est cette variété, cette complexité de mérites qui l’avait rendu célèbre, — de même que les malheurs qui fondirent ensuite sur lui le rendirent sympathique. Là sont, à n’en pas douter, les raisons qui dictèrent le choix d’Agrippine. Peut-être avait-elle connu Sénèque dans l’entourage de Livilla, dont elle était précisément la sœur ; peut-être se rappelait-elle qu’il avait été l’ami de l’un de ses maris, Passienus Crispus, — encore que ses souvenirs conjugaux dussent avoir sur elle assez peu de prise ! — Mais surtout elle tenait à réagir contre ce qu’avait fait la précédente impératrice, Messaline, à mettre au premier rang ceux que celle-ci avait poursuivis de sa haine. Elle tenait aussi à donner comme précepteur à son fils un lettré dont la réputation fût éclatante, afin de bénéficier elle-même de cette popularité. Assez indifférente aux qualités réelles de Sénèque, sinon incapable de les apprécier, elle le prit parce qu’elle pensa que cela ferait bon effet sur ses nouveaux sujets encore indécis. Son choix fut une des ruses par lesquelles son insatiable ambition essaya de se concilier la complicité de l’opinion publique.

Que valait ce choix en lui-même ? qu’était Sénèque, non plus selon le jugement de l’époque, mais dans la réalité ? et, en particulier, puisqu’il allait bientôt participer au gouvernement, quelles étaient alors ses tendances en politique ? C’est une question assez difficile à résoudre. Il faut, naturellement, écarter les ouvrages qui ne furent composés que plus tard, tels que les traités De la Clémence, Du Repos, ou les Lettres à Lucilius. Parmi les autres, il en est dont la date est incertaine ; et ceux qui restent enfin ne nous apportent pas de renseignemens bien précis. Si nous nous en rapportions à ce que dit M. Waltz dans les chapitres où il a raconté l’adolescence et la jeunesse de Sénèque, ses conclusions pourraient se formuler à peu près ainsi : Sénèque aurait été élevé par son père dans des principes républicains ; puis, dans l’enseignement des stoïciens, il aurait puisé, au contraire, des idées monarchiques ; le spectacle des cruautés de Tibère et de Caligula l’aurait dégoûté de la monarchie, au moins telle qu’elle existait alors ; mais l’échec de la tentative républicaine opérée en 41 par les meurtriers de Caligula lui aurait démontré que seul le gouvernement impérial était possible désormais ; il se serait alors résigné à une monarchie tempérée par les vertus du monarque, et, après une longue période d’attente et de souffrance pendant la première partie du règne de Claude, aurait espéré réaliser son idéal par l’éducation de Néron. Toutes ces assertions, en gros, ne sont pas fausses, mais peut-être quelques-unes d’entre elles ont-elles besoin de réserves ou de retouches.

On pourrait se demander, par exemple, si le père de Sénèque a été aussi obstinément « républicain » que le dit M. Waltz : il est douteux que ce bourgeois de province, très sensé et très pratique, se soit acharné à souhaiter la résurrection impossible d’un passé disparu à jamais, qu’il ait fermé les yeux sur les services que le gouvernement d’Auguste avait rendus à l’ordre et à la paix. On peut croire aussi que M. Waltz exagère, en sens inverse cette fois, dans ce qu’il dit des tendances monarchistes des stoïciens : il est très vrai que dans leur doctrine, comme dans celle de Platon ou d’Aristote, la domination d’un roi juste et sage était préconisée comme le gouvernement idéal ; mais c’était là une préférence toute théorique, qui n’enchaînait pas, dans la vie réelle, le libre choix de leurs disciples ; parmi ceux-ci, il y eut des monarchistes convaincus, il y eut aussi des défenseurs passionnés du régime républicain, — ne fût-ce que Caton et Brutus ! — Si donc Sénèque fut partisan de l’Empire, ce ne fut pas à cause de son stoïcisme, mais pour d’autres raisons ; nous croyons d’ailleurs qu’il le fut, et même, nous irions volontiers plus loin que M. Waltz, qui lui prête je ne sais quelles velléités, sinon « républicaines, » au moins « libérales, » et qui le représente comme une sorte de « rallié. » Nous verrions plutôt en lui un monarchiste de conviction, et non de résignation. Ce n’est qu’une nuance, et cependant elle est assez importante pour que l’on nous permette de la préciser.

On ne trouve pas facilement quel motif aurait eu Sénèque de regretter beaucoup la forme républicaine. L’ancien gouvernement, si l’on écarte les fictions constitutionnelles, était avant tout la domination d’une coterie de grands seigneurs. À cette oligarchie, souvent oppressive, toujours égoïste, Sénèque n’appartenait ni par sa naissance, ni par ses alliances ; au contraire, toute sa famille avait à se louer du régime nouveau : lui et son frère aîné étaient arrivés à d’assez hautes dignités, et son autre frère, le père du poète Lucain, avait acquis, comme « procurateur » du prince, une belle fortune. — A défaut de l’intérêt personnel, certains hommes d’alors pouvaient être attachés à la république par une fidélité respectable aux vieux usages : mais Sénèque, issu d’une obscure famille de province, étranger en somme à la société romaine, très indépendant d’idées, très épris de nouveautés (jusqu’à formuler parfois la théorie du progrès en termes que ne désavouerait pas un philosophe du XVIIIe siècle), Sénèque n’était pas de ceux qui se laissaient lier par le culte du passé. — Il y avait enfin dans les écoles, comme M. Boissier l’a très bien montré, une sorte de tradition républicaine : mais elle fournissait plutôt des thèmes à la déclamation que des règles à l’activité politique, et en tout cas un homme de la valeur de Sénèque ne pouvait attacher aucune importance à des lieux communs d’une banalité aussi creuse.

En fait, on peut lire, croyons-nous, tous ses ouvrages sans rencontrer un éloge précis de la forme gouvernementale sous laquelle Rome avait vécu pendant près de cinq siècles. Il condamne expressément les mesures violentes par lesquelles le Sénat patricien avait défendu ses privilèges contre les réformateurs démocrates, sans être d’ailleurs plus tendre pour ces réformateurs, pour les Gracques ou pour le tribun Drusus. Il flétrit les cruautés commises dans les guerres civiles, aussi bien celles de l’aristocrate Sylla que celles du plébéien Marius. Il est très loin d’être toujours hostile à César et toujours favorable à Pompée, sentimens qui étaient pourtant de règle dans le monde des rhéteurs, et que ne craignaient pas d’afficher même clos écrivains bien en cour tels que Tite-Live. Il parle élogieusement d’Auguste, et même de Tibère. Le seul- prince contre lequel il se prononce décidément, c’est Caligula, et celui-ci, il faut avouer qu’il le hait avec fureur : le traité De la Colère n’est guère qu’un pamphlet contre lui, et Sénèque revient à la charge en maint endroit de ses autres ouvrages. C’est que Caligula avait été sur le point de le faire tuer. C’est aussi que sa méchanceté, plus insensée encore qu’atroce, avait d’autant plus épouvanté le public qu’elle avait brusquement succédé à Une douceur délicieuse. Mais un empereur fou n’est pas tout l’empire ! Et puis, n’oublions pus que, dans ce même livre où il a si brutalement’ flagellé Caligula, Sénèque a des mots assez durs pour les sujets qui se plaignent sans cesse de leur souverain, comme pour ceux qui regrettent la perte de la liberté politique. Ces épigrammes prouvent au moins que chez lui les regrets de cette espèce n’étaient pas bien vifs !

De tout cela, que conclure ? Évidemment Sénèque n’est pas un partisan de la tyrannie ; mais, Dieu merci ! on peut distinguer entre l’essence d’un gouvernement et les abus de ceux en qui il s’incarne quelquefois. Cette distinction, rien n’indique que Sénèque ne l’ait pas faite ; rien n’indique qu’il ait ressenti une préférence, même théorique, pour l’ancienne constitution républicaine ; allons plus loin : rien n’indique qu’il ait souhaité de voir limiter ou tempérer le pouvoir impérial, de voir le Sénat recevoir plus d’autorité ou les magistrats prendre plus d’indépendance ; qu’il ait, en un mot, désiré la moindre modification constitutionnelle. Et ceci n’est pas sans intérêt. Car plus tard, on le sait, étant précepteur et inspirateur de Néron, il écrira, dans le traité De la Clémence, une apologie enthousiaste de la monarchie. Si jadis il n’en avait été qu’un sujet médiocrement convaincu et docile à contre-cœur, on pourrait le ranger dans la classe si nombreuse de ceux qui règlent leurs opinions politiques sur leur situation personnelle. Ce que nous venons de voir montre qu’il n’en est rien. Pour devenir ministre d’un empereur, il n’a eu à faire l’abandon d’aucun de ses principes, n’ayant jamais été ni républicain, ni même réformiste, mais toujours monarchiste pur.

Ses idées ne le gênaient donc nullement pour la tâche qu’il allait entreprendre : dans quelle mesure son caractère propre, — chose plus importante encore que les idées chez un homme d’État, — l’y prédisposait-il ? Il y avait en lui, semble-t-il, des qualités très précieuses pour un chef de gouvernement, et, à côté, des tendances un peu inquiétantes. S’il est vrai qu’on ne peut diriger les hommes qu’à la condition de bien les connaître, si la politique, comme on la dit, n’est que « de la psychologie appliquée, » Sénèque était assez fin moraliste pour devoir être un bon ministre. Ses premiers ouvrages, le traité De la Colère ou la Consolation à Marcia, témoignent déjà d’une expérience de l’âme humaine, qui devait aller en s’enrichissant, comme il est naturel, jusqu’à sa vieillesse, mais qui était déjà très précise et très sûre. Quand il s’adresse à Marcia, cette grande dame qui mettait à pleurer son fils une sorte de douleur fastueuse, avec quelle clairvoyance il discerne ce qui se mêle d’égoïsme et d’orgueil à nos chagrins en apparence les plus désintéressés ! Avec quelle finesse, dans le traité De la Colère, il démêle les causes secrètes de notre irritation, celles que nous ne voulons pas nous avouer, que nous cachons à nos propres yeux sous des sophismes illusoires ! Un observateur aussi avisé, un analyste aussi exercé à scruter l’arrière-fond obscur de nos impressions inconscientes, pouvait aisément transporter cette perspicacité dans la conduite clos affaires : il saurait percer à jour les empressemens hypocrites et les faux-semblans de vertu ; il se tiendrait en garde aussi contre les dehors trompeurs de prospérité ; ni pour recruter ses collaborateurs, ni pour apprécier l’état des choses, il ne se laisserait prendre à ce qui brille, mais irait droit au point faible des individus et des situations.

N’être pas dupe des autres est relativement facile : il est plus malaisé de nôtre pas dupe de soi-même. De toutes les entraves qui peuvent paralyser ou fausser nos mouvemens, la plus redoutable, — parce que c’est celle que nous soupçonnons le moins, — est celle dont nous garrottent nos opinions préconçues. Cet esprit de système, qui gâte les intentions les plus pures et les jugemens les plus sains, est un des défauts qu’on reproche le plus souvent aux philosophes lorsque par hasard ils sortent de leur tour d’ivoire pour se lancer dans la mêlée humaine. Sénèque, heureusement, en était tout à fait exempt. Non seulement, comme on l’a vu, il n’avait pas voulu se consacrer tout entier à la philosophie, mais, dans la philosophie même, il avait refusé de s’assujettir à une formule trop stricte. Son stoïcisme ne l’empêchait pas d’être fort accueillant pour toutes les autres doctrines, jusques et y compris l’épicurisme ; il citait aussi volontiers les maximes d’Epicure que celles de Chrysippe et de Cléanthe, et, comme il le disait spirituellement, « passait souvent dans le camp ennemi, non en transfuge, mais en éclaireur, » non tanquam transfuga, sed tanquam explorator. Il savait au besoin, suivant les circonstances, sacrifier quelques-uns des dogmes de morale qu’on lui avait enseignés ou qu’il avait prêches lui-même. A un fonctionnaire comme Paulinus, trop profondément engagé dans ses préoccupations de métier, il rappelait l’utilité d’une retraite consacrée à la méditation ; mais s’il voyait devant lui un être incertain et languissant comme Serenus, une sorte de neurasthénique, il le poussait à l’action pour le guérir. Il professait en général que la douleur est indigne du sage, mais quelquefois il avouait que prétendre l’extirper radicalement était faire preuve d’une dureté inhumaine. La devise de ses lettres ou opuscules de direction morale était qu’il ne fallait pas employer les mêmes moyens avec tout le monde, aliter cum alio agendum. Bien des gens de son époque, dont Quintilien s’est fait l’écho, lui reprochaient précisément cette liberté d’opinions ; nous l’aimons pourtant mieux ainsi, moraliste indépendant et souple, que disciple routinier d’une doctrine fixée ne varietur, et surtout il nous semble qu’une telle disposition d’esprit était pleine d’heureuses promesses pour sa carrière de ministre. Un homme qui déjà en philosophie avait osé s’affranchir de la tyrannie des préceptes tout faits, ne devait pas non plus être en politique le prisonnier d’un programme a priori : il aurait ses idées, certes, mais au lieu de les imposer aux faits avec cette brutalité dédaigneuse qu’ont souvent les doctrinaires, il les appliquerait dans la mesure du possible, les contrôlerait, les modifierait au besoin sous la dictée de l’expérience journalière ; il acquerrait cette « science des temps » dans laquelle Bossuet voit l’essentiel de l’art de gouverner ; il aurait les yeux fixés, non sur des théories abstraites, mais sur la réalité vivante et mouvante.

A voir tant de dons intellectuels, une connaissance si approfondie des hommes et un tact psychologique si rare, une si franche liberté de jugement et une souplesse de méthode si aisée, on se persuade aisément que Sénèque avait tout ce qu’il faut pour bien diriger un Etat, et l’on s’étonne un peu d’entendre dire par M. Waltz qu’il était peu fait « pour le métier de pasteur des peuples et de conducteur du genre humain. » Mais il faut avouer que sa volonté n’était pas au niveau de son esprit : très ardente, souvent très noble, elle n’était pas très ferme ; elle procédait plutôt par élans impétueux, suivis de retours en arrière, que par une action soutenue.

Par ces reviremens déconcertans, il ressemblait un peu à un de ses contemporains et compatriotes, le rhéteur espagnol Porcius Latro, un grand ami de son père, célèbre lui aussi par ses alternatives d’énergie intense et de complète dépression : les théoriciens des « influences de race » pourraient voir là un trait du caractère hispano-latin de cette époque. Il est plus simple, croyons-nous, de noter que Sénèque avait un tempérament maladif : sa prédisposition aux bronchites, son amaigrissement effrayant lors de l’adolescence, la fréquence de ses syncopes, permettent de diagnostiquer chez lui une phtisie commençante, et l’on sait que c’est justement cet état morbide qui le sauva de la colère de Caligula : le tyran jugea que ce n’était pas la peine de faire tuer un homme si proche de la mort. Or les tuberculeux, les « embrasés, » comme les a appelés un romancier de nos jours, ont au moral la même fébrilité qu’au physique : ils s’éprennent et se lassent également vite de tout. La jeunesse de Sénèque nous montre plusieurs de ces passagères flambées d’enthousiasme. Séduit d’abord par l’enseignement des rhéteurs, il s’en dégoûte bien vite, et il n’y a certes pas lieu de le lui reprocher ; mais cet abandon rapide contraste avec la docilité de tant d’autres jeunes gens, qui restaient obstinément attachés aux leçons de leurs maîtres. Il est ensuite conquis par la prédication morale des Attale, des Sotion, des Fabianus, et aussitôt il embrasse dans toute sa rigueur le genre de vie ascétique qu’ils recommandaient, couchant sur la dure, ne prenant plus de bains chauds, ne buvant plus de vin, ne mangeant plus de viande, d’huîtres ni de champignons, s’astreignant, non sans risquer sa vie, à une règle vraiment monacale. Cette « conversion, » fortement combattue par son père, ne dure pas très longtemps, et, vers la vingtième année, nous voyons le jeune homme vivre comme tout le monde et se destiner à la carrière des honneurs. Puis vient une nouvelle crise de ferveur philosophique, mais un peu différente de la première : le guide de Sénèque n’est plus un stoïcien ni un pythagoricien, c’est un cynique, Démétrius, pour qui il se passionne autant qu’il l’avait fait pour ses précédens directeurs. Ces leçons de renoncement, de mépris des biens terrestres, laissent-elles en lui une trace bien durable ? On en peut douter, puisque c’est justement l’époque où il est le plus répandu dans les cercles mondains, applaudi du public élégant, et en coquetterie avec les plus grandes dames. Jusqu’ici, sa vie morale a été faite d’accès plus ou moins courts d’ascétisme, entrecoupés de périodes de relâchement et de tiédeur.

Voici maintenant des circonstances plus graves, la disgrâce, l’exil. Sénèque, sur le premier moment, roidit toute son énergie contre le malheur. Pendant quelque temps, il met en pratique virilement, presque joyeusement, les nobles leçons de ses maîtres. C’est peut-être alors qu’il écrit les traités De la Providence et De la Constance du sage, où il décrit avec tant d’orgueil la souveraine valeur de l’épreuve et le duel tragique entre l’homme et le destin. C’est alors qu’il adresse à sa mère Helvia cette Consolation, qui est un de ses plus beaux ouvrages par son mélange de dignité stoïcienne et d’humaine tendresse. Il est, comme il le dit, « malheureux courageusement, » fortiter miser. Mais peu à peu, le courage tombe, et le malheur reste, faisant progressivement sa besogne déprimante et corruptrice. Sa patience s’use dans la monotonie de son isolement ; son ambition, qui l’avait d’abord soutenu, lui fait craindre maintenant d’être oublié ; livré à lui-même, n’étant plus appuyé par son entourage ordinaire, il fléchit comme une plante trop faible. Bientôt il est prêt à toutes les compromissions, et le voilà qui adresse à Claude, par l’entremise de son affranchi Polybe, ces flagorneries aussi ridicules qu’humiliantes, dont on l’a si souvent et si durement blâmé. Soyons plus indulgens pour un abaissement passager, mais reconnaissons que Sénèque est de ceux qui sont plus aptes à braver une catastrophe qu’à supporter l’ennui. Sous la lente et longue morsure d’une tristesse incessante, s’est lamentablement effrité ce stoïcisme, qui d’abord se dressait avec orgueil contre la tempête. Une pareille défaillance, succédant à des efforts héroïques, est l’indice d’un caractère plus enthousiaste que résistant. Là, sans nul doute, sera le danger.


II

Tel était à peu près Sénèque lorsque le caprice d’Agrippine le tira d’exil pour en faire un personnage considérable. M. Waltz semble penser qu’il accueillit cette faveur d’assez mauvaise grâce : trop vieux, trop lassé surtout par ses récentes épreuves, il aurait perdu toute ambition ; il aurait d’ailleurs été quelque peu humilié des bienfaits d’une femme comme Agrippine ; ce ne serait que malgré lui, et faute de pouvoir se dérober, qu’il aurait consenti à exercer la préture et à devenir le précepteur de Néron. M. Waltz appuie cette hypothèse sur quelques pages découragées du traité De la Brièveté de la vie, que plusieurs critiques placent à cette époque : mais la date est loin d’en être sûre, et les tirades contre la vie active, les louanges dont l’auteur comble une existence toute de retraite et de méditation, semblent être plutôt des lieux communs d’école que des confidences personnelles. En réalité, il n’y a pas lieu de supposer que Sénèque ait boudé contre les sourires de la fortune. Il avait sollicité son rappel de Claude et de Polybe : pourquoi ne l’aurait-il pas accepté d’Agrippine et de Pallas ? Avec la mobilité de caractère que nous avons observée en lui, la perspective de remplir de grandes charges dut bien vite lui faire oublier les dégoûts contractés en exil : il avait jadis désiré jouer un grand rôle ; cette ardeur d’agir, momentanément assoupie, ne dut pas être longue à se rallumer dans une âme toujours inflammable. Quant à l’offre qu’on lui fit de diriger l’éducation de Néron, elle n’avait rien que de très séduisant. On prévoyait dès lors que ce jeune prince serait tôt ou tard le successeur de Claude, qu’un jour tout dépendrait de lui, de sa conduite, de son caractère, c’est-à-dire, en dernière analyse, des conseils qu’il aurait reçus pendant son adolescence : quelle gloire plus éclatante, — mais surtout quel devoir plus pressant, pour un philosophe comme Sénèque, — que de former selon les vrais principes l’homme qui devait gouverner l’univers ?

Il est donc probable qu’il se mit à l’œuvre avec empressement, avec l’entrain joyeux de quelqu’un qui, parvenu au milieu du chemin, s’aperçoit que la vie, par une belle revanche, lui offre encore l’occasion de faire quelques-unes des grandes choses qu’il a rêvées. Pendant cinq ans, il n’eut pas à agir d’une manière directe, mais à laisser agir Agrippine. C’est elle seule, avec son intime confident Pallas, qui fit tomber l’un après l’autre tous les obstacles qui séparaient son fils du pouvoir. L’adoption et le mariage de Néron, l’évincement de Britannicus, la mort de Claude, tous ces moyens rusés ou violens de parvenir à son but, furent son œuvre propre, et Sénèque n’en fut peut-être pas informé avant que les faits fussent accomplis. Elle lui demanda seulement de former l’esprit et le caractère du futur empereur.

Nous ne savons pas au juste comment Sénèque s’acquitta de cette tâche. Autant que nous pouvons en juger, il paraît y avoir apporté cette qualité que nous signalions tout à l’heure, une très souple facilité d’adaptation, un sens précis du réel et du possible. Il ne chercha pas à enrôler son impérial élève dans les rangs des stoïciens de profession. Il est vrai qu’on ne le lui eût peut-être pas permis, mais il n’eut pas non plus l’idée de l’essayer. On a quelquefois loué Bossuet d’avoir tâché de donner au Grand Dauphin les vertus d’un roi, et non celles d’un prêtre ou d’un moine : de même on pourrait dire que Sénèque s’efforça de faire de Néron, non un philosophe, mais un empereur. Même sur ce terrain, il sut voir quelles étaient les limites qu’il pouvait raisonnablement espérer d’atteindre et au-delà desquelles il risquait de s’égarer. L’âme du jeune prince n’était pas une table rase sur laquelle il pût se flatter de graver ce qu’il voudrait. Il pouvait aisément, trop aisément, apercevoir déjà les indices de l’hérédité déplorable qui avait gâté d’avance cette nature déséquilibrée : « des fiers Domitius l’humeur triste et sauvage, » et « la fierté des Nérons » étaient des vices que toute Rome connaissait. Livré d’ailleurs pendant ses premières années à des gouverneurs tout à fait méprisables, un danseur et un barbier, puis enivré par les applaudissemens d’une cour qui cajolait en lui le futur maître, Néron, quand il fut remis aux mains de Sénèque, était, pour nous servir des termes de M. Waltz, « un garçon mal élevé, vaniteux, insolent, sensuel, hypocrite, paresseux, emporté. » Il fallait bien du courage pour entreprendre d’en tirer quelque chose de bon, et bien de l’adresse pour y réussir. Sénèque eut au moins le mérite de ne pas se dissimuler la difficulté. Il ne conçut pas le dessein chimérique de refondre de toutes pièces ce caractère déjà trop formé ; il essaya seulement d’en refréner les vices les plus choquans, et d’en utiliser, en les orientant dans un sens meilleur, quelques aspirations moins mauvaises que les autres.

Néron était bouffi de vanité. À vouloir le ramener à une vue plus modeste de ses imperfections, on eût perdu son temps. Sénèque ne combattit point son amour des louanges. Il se contenta de lui persuader que, de toutes les gloires, la plus sûre et la plus enviable était celle que procurent la vertu, la bonté, la douceur. Il lui parla, nous pouvons le croire comme il lui devait parler dans le traité De la Clémence qu’il lui adressa plus tard ; ou, si l’on préfère, il lui parla comme Racine fait parler Burrhus dans sa tragédie. Il fit miroiter devant ses yeux le tableau enchanteur, idyllique, d’un souverain qui est le père de ses sujets, qui ne fait que du bien, et qui, en échange, hume avec délices l’encens des acclamations joyeuses et reconnaissantes. Il chercha à le captiver en lui promettant, non pas la satisfaction du devoir accompli (Néron ne l’eût sans doute pas entendu), mais la griserie de la popularité. Après tout, jouer au bon prince valait encore mieux que de jouer au tyran ! Sénèque en jugea ainsi ; d’une vanité puérile et sotte, il essaya, semble-t-il, d’extraire un sentiment plus noble de légitime orgueil, afin de s’en faire un appui pour combattre les réveils, toujours à craindre, de la férocité native.

Autant et plus que la gloire, Néron aimait le plaisir. Sénèque dut tâcher de lui donner un peu de goût pour les études sérieuses, pour l’éloquence notamment, qui, dans les idées d’alors, était aussi nécessaire à un prince qu’à un particulier. Mais très vite il reconnut qu’on ne pouvait obtenir de lui aucune application. Il se résigna dès lors à le laisser s’amuser : seulement, il se demanda si l’on ne pourrait pas faire un choix judicieux parmi ses amusemens. Néron n’était pas dépourvu d’un certain sentiment du beau : il cultivait volontiers la poésie, la musique, la peinture, la sculpture. C’étaient là des divertissemens bien frivoles selon l’opinion du temps, plus relevés cependant que les plaisirs grossiers auxquels le prince n’avait pas moins de penchant. Sénèque dut se résigner à encourager l’ardeur de son élève pour ces distractions inoffensives, dans l’espoir, — d’ailleurs vain, — qu’elles lui suffiraient.

Une certaine gloriole de bienfaisance et un certain goût pour les arts, voilà toutes les qualités qu’il parvint à inculquer à Néron. C’était peu pour bien remplir le métier d’empereur. Sénèque le comprit. Il renonça à l’espoir que Néron gouvernerait un jour par lui-même, et se rabattit sur celui de gouverner sous son nom.

Ce ne fut pas, vraisemblablement, par ambition personnelle qu’il s’appliqua à conserver sur lui une influence qui lui coûta du reste plus d’une concession. Il aurait préféré former un souverain capable d’initiative. N’y ayant pu réussir, il se résigna, comme à un pis aller, à assumer la responsabilité, occulte, mais réelle, de la direction des affaires, pendant que l’empereur aurait les apparences décoratives du pouvoir. Telle fut sa ligne de conduite après l’avènement de Néron. C’est dans cette intention qu’il laissa éliminer de la cour Narcisse d’abord, le plus important des affranchis, puis le rival de Narcisse, Pallas, et Agrippine elle-même. Il trouva, au contraire, dans Burrhus, le préfet du prétoire, un auxiliaire qui comprit ses vues, qui le soutint toujours fidèlement, et dont l’aide lui fut d’autant plus précieuse qu’il tenait entre ses mains le commandement de la force armée. Quant aux amis personnels du prince, les Othon, les Sénécion et autres viveurs, il conclut, à ce qu’il semble, un pacte tacite avec eux : il leur abandonna la vie privée de Néron, à la condition qu’ils s’abstinssent de toute incursion sur le terrain des affaires publiques. Dès lors, sans avoir de titre officiel, mais avec une autorité que personne n’ignorait, soufflant tous les discours de Néron et lui dictant toutes ses décisions officielles, il fut vraiment, pendant une période de sept ans, l’inspirateur de la politique romaine.

D’après quels principes entreprit-il de la diriger ? Nous avons là-dessus deux documens également précieux : l’un est le « discours-programme » que Néron prononça dans la première séance du Sénat qu’il vint présider après les funérailles de Claude, au mois d’octobre 54 ; l’autre, d’un ou deux ans postérieur, est le traité De la Clémence, dédié à l’empereur, mais destiné en réalité à tout le public de Rome. Ils ne font pas double emploi, ils ne se contredisent pas non plus : ils se complètent réciproquement, et c’est pourquoi il importe de les considérer ensemble. Les tendances du premier sont plus libérales, celles du second plus monarchiques. Si l’on n’envisageait que le manifeste impérial, on serait porté à croire que le nouveau prince offrait de partager par moitié son autorité avec le Sénat, de lui laisser tout le pouvoir législatif et une bonne part du pouvoir judiciaire, en se réservant seulement le soin d’exécuter les décisions de la haute assemblée constitutionnelle. Quelques historiens anciens et modernes l’ont cru, et M. Waltz ne semble pas éloigné de partager leur manière de voir. Peut-être serait-il sage d’être plus circonspect à l’égard des formules officielles. Quand on lit le Monument d’Ancyre, on y trouve une phrase qui, prise au pied de la lettre, affirme qu’à un certain moment Auguste s’est démis de sa puissance entre les mains du peuple et du Sénat : pourtant, si convaincu que l’on soit du « républicanisme » d’Auguste, soutiendra-t-on qu’il ait jamais abdiqué complètement le pouvoir ? A ne consulter que le Panégyrique de Trajan par Pline, il semble que le Sénat ait repris autant d’autorité que sous la République : et le même Pline, chargé d’administrer la Bithynie, ne connaît que l’Empereur, comme si le Sénat n’existait pas. Claudius Mamertinus, en prononçant l’éloge de Julien, le félicite d’avoir rendu aux consuls leur ancienne indépendance : et tous les textes d’alors nous montrent dans le consulat une dignité purement honorifique. Il est bien possible que Sénèque, en composant le « discours du trône » de 54, ait usé, lui aussi, de cette phraséologie conventionnelle qui ne prouvait rien et n’engageait à rien. D’ailleurs, quand on y regarde de plus près, ce discours innove moins qu’il ne paraît innover ; il ne parle pas d’étendre les attributions du Sénat, il dit simplement : « Le Sénat conservera ses anciens droits. » Or, ces droits, il est bien vrai qu’ils avaient souvent été méconnus en pratique ; mais, légalement, ils n’avaient jamais été abrogés. Néron, — ou plutôt Sénèque, par son intermédiaire, — promettait d’appliquer en toute loyauté la constitution existante, non de la réformer. Et cette constitution, quoi qu’aient imaginé à ce sujet les écrivains modernes, et quelque abus qu’ils aient fait de leur fameux mot de « dyarchie, » il ne faut pas oublier qu’aux yeux des anciens elle était nettement monarchique.

Si l’interprétation du discours de Néron est contestable celle du traité De la Clémence est fort claire. Le souverain y est décrit comme « tenant la place des dieux sur la terre ; » il a entre les mains le droit de vie et de mort sur tous les peuples ; sur un signe de lui, des milliers de glaives peuvent être tirés du fourreau, ou des milliers d’hommes chassés de leur résidence ; il est dans l’Etat ce que l’âme est dans l’organisme humain. Et ce n’est pas seulement un état de fait que Sénèque constate. Pour lui, la monarchie est de droit naturel, puisqu’elle existe dans les sociétés animales. C’est la meilleure forme de gouvernement : on y jouit de toutes les libertés, sauf celle de courir à sa perte. Elle est surtout indispensable au maintien de la « paix romaine, » et Sénèque insiste fortement sur le rapport nécessaire entre l’étendue de l’empire et la nature monarchique du gouvernement : « Si jamais notre peuple secoue le frein, ou bien, en ayant été délivré un moment, se refuse à le subir de nouveau, l’unité de cet immense Etat s’éparpillera en mille morceaux ; Rome cessera de commander le jour où elle cessera d’obéir. » Voilà, exprimée en termes catégoriques, et fondée sur des raisonnemens en bonne et due forme, toute une théorie monarchiste. Sénèque ne l’a pas sans doute formulée pour le seul Néron, qui n’avait pas besoin d’être convaincu sur ce point. Il l’adressait bien plutôt à la société éclairée, toujours curieuse de ses ouvrages, et d’autant plus empressée à accueillir celui-ci qu’il empruntait à la haute situation de son auteur une importance exceptionnelle. C’était comme un second manifeste, où Sénèque pouvait parler plus librement que dans l’allocution de 54, et il en profitait, on le voit, pour faire une déclaration franchement impérialiste.

Cette déclaration ne fut, du reste, démentie par aucun acte. Dans ses rouages essentiels, le mécanisme gouvernemental resta ce qu’il avait été sous les précédons empereurs. Pour la rédaction des lois, pour le recrutement des magistrats, tout se passa comme au temps de Tibère, de Caligula et de Claude. Le seul changement notable porta sur la nomination des fonctionnaires chargés de surveiller le trésor public. A l’époque d’Auguste, le Sénat élisait deux « préfets du trésor » parmi les anciens préteurs. Sous Claude, cet usage avait pris fin, et les finances avaient été dirigées par des questeurs, — des hommes plus jeunes par conséquent, — choisis directement par le prince. Le gouvernement de Sénèque imagina une combinaison mixte : les préfets du trésor furent pris parmi les anciens préteurs, comme sous Auguste, mais nommés par l’empereur, comme sous Claude. C’était une conciliation, sans doute, mais au profit de l’autorité monarchique, et non à son détriment. Quant au rôle du Sénat comme haut tribunal administratif, civil et criminel, il ne fut nullement modifié : l’empereur ne restreignit aucune des prérogatives sénatoriales, mais n’abandonna non plus aucune des siennes.

Il y avait, dans l’allocution prononcée par Néron lors de son avènement, une phrase beaucoup plus importante que celle où l’on a cru voir un projet de « monarchie constitutionnelle : » c’est celle où il déclarait que désormais il y aurait séparation absolue entre la maison privée du prince et l’Etat. Par ces mots, le jeune empereur condamnait ce qui avait été la pratique constante de ses prédécesseurs et surtout de Claude, l’abandon du pouvoir à des femmes, à des favoris ou à des affranchis. Ces derniers en particulier avaient été, pendant tout le dernier règne, les vrais maîtres de Rome : Claude avait été leur esclave, Messaline leur victime, et Agrippine n’avait pu tenir tête au plus puissant de tous, Narcisse, qu’avec l’appui des autres, de Pallas et de Calliste. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher si la domination de ces affranchis avait été aussi funeste qu’on le croit, si d’utiles mesures n’avaient pas été prises à leur instigation, si nous avons raison de partager à leur égard la sévérité des écrivains anciens, — sévérité dans laquelle il entre une bonne dose de préjugé de classe. Toujours est-il qu’ils étaient très impopulaires dans la société romaine d’alors. Rien ne pouvait être plus agréable aux auditeurs de Néron que de savoir que cette coterie si redoutée et si méprisée était définitivement mise à l’écart. Cette assurance n’était pas seulement, pour les grands seigneurs, un baume versé sur d’anciennes rancunes ; c’était une promesse précieuse pour l’avenir, une promesse dont nous devons bien comprendre la valeur. Quelle que soit la forme officielle de l’État, la réalité du pouvoir s’exerce toujours par l’entremise d’un nombre de gens forcément restreint ; un seul homme en serait incapable, incapable aussi tout un peuple : en royauté comme en démocratie, c’est une oligarchie qui gouverne. La question est de savoir comment cette oligarchie se recrute. Pour ne parler que de l’empire romain, il y eut sur ce point de grandes variations : Auguste s’entoura de grands seigneurs, Claude d’affranchis, Hadrien de chevaliers, etc. Ceci nous permet de mieux apprécier la déclaration de Sénèque. Exclure de la direction des affaires les affranchis, c’était, tout naturellement, y appeler les sénateurs avec les plus notables des chevaliers. Si donc le Sénat, en tant que corps constitué, ne recevait pas plus d’autorité dans l’Etat, ses membres, individuellement, pouvaient avoir l’espoir de jouer un rôle plus considérable. Cette perspective de participer à la charge, à l’honneur et, — pourquoi ne pas le dire aussi ? — aux profits de la politique active, devait les rallier sans peine au nouveau prince. Et réciproquement, si l’on se place au point de vue de l’opinion publique romaine, avec cette classe plus distinguée, plus considérée que celle des affranchis, Sénèque pouvait se flatter d’imprimer à tous les services de l’État une direction plus sage et plus honnête. En tout pays, peut-être, un changement de personnel gouvernemental est plus important qu’un changement de constitution ; mais cela était vrai surtout alors. La formule du règne de Claude avait été « une monarchie servie, — ou plutôt exploitée, — par une domesticité ; » celle du gouvernement de Sénèque allait être « une monarchie servie par une aristocratie. »

On voit dans quelle mesure, assez restreinte, Sénèque innova en matière politique. En matière sociale, comme nous dirions aujourd’hui, il ne tenta pas non plus de modification essentielle. Les inégalités qu’avaient sanctionnées les dures lois de la vieille Rome subsistèrent toutes : les femmes, les enfans, les affranchis, les esclaves, ne virent nullement adoucir leur situation juridique. On peut s’en étonner, car enfin Sénèque était stoïcien, et c’est justement sous l’influence du stoïcisme que devait se faire au siècle suivant la grande réforme du code romain. Comment, avec la même foi philosophique, n’a-t-il pas essaye d’ébaucher la tâche que devaient accomplir les empereurs et les juristes du IIe siècle, les Hadrien et les Marc-Aurèle, les Caius et les Papinien : introduire dans l’antique législation formaliste un esprit de raison, de justice et d’humanité ? Peut-être ni le prince ni le Sénat ne s’y seraient-ils prêtés alors ; peut-être aussi Sénèque lui-même, amateur de philosophie plutôt que théoricien, recula-t-il devant une refonte systématique des lois ; peut-être enfin s’était-il trop mêlé à la vie des hautes classes pour ne pas en épouser inconsciemment les préjugés, pour ne pas accepter les abus sur lesquels reposait l’état de choses existant, et qu’une longue accoutumance avait rendus pour ainsi dire naturels. Lorsque, par exemple, pendant son ministère, après le meurtre du préfet de la ville, Pedanius Secundus, on discuta pour savoir s’il fallait appliquer ou abroger la loi d’après laquelle tous les esclaves, comme suspects de complicité, devaient être livrés à la torture, le gouvernement n’intervint pas dans le débat ; le Sénat maintint en vigueur l’antique usage dans toute son atrocité, et l’empereur laissa faire. Que pensait Sénèque à ce sujet ? estimait-il, avec la majorité conservatrice, que cette répression plus que sévère était indispensable à la sécurité des maîtres ? ou bien, tout en blâmant en son for intérieur une rigueur aussi inhumaine, ne se sentait-il pas la force de s’y opposer ? Quoi qu’il en soit, cet incident, à lui seul, montre qu’il n’eut rien d’un révolutionnaire, et qu’il ne songea pas plus à bouleverser la société qu’à transformer le gouvernement.

Il se contenta de faire une besogne beaucoup plus simple, plus humble en apparence, en fait plus utile peut-être. Il s’appliqua, aidé de collaborateurs judicieusement choisis, à faire pénétrer dans tous les actes de la politique journalière des sentimens de loyauté et de bienveillance. Il administra en honnête homme, on pourrait presque dire en brave homme. Il renonça aux procès de lèse-majesté, dont on avait fait et dont on devait faire encore un si terrible usage contre les citoyens les plus innocens ; il refusa de donner suite à certaines accusations qui s’étaient produites, et, pour mieux marquer son intention de rompre avec cette coutume détestable, il fit poursuivre judiciairement les délateurs qui avaient le plus terrorisé le public sous le précédent règne, Cossutianus Capito, Eprius Marcellus, Suillius. Il fit réhabiliter un certain nombre de leurs victimes exilées ou condamnées injustement. Il pécha même quelquefois par un excès d’indulgence, soustrayant au châtiment des accusés dont l’innocence était au moins douteuse ; mais cette exagération de « clémence, » assez conforme d’ailleurs aux principes moraux de Sénèque, n’était pas inopportune après les exagérations de cruauté dont on avait jusqu’alors souffert.

Par cette sorte de détente, il soulageait surtout l’aristocratie de Rome, mais son zèle bienfaisant ne s’arrêta pas à cette classe privilégiée. Il essaya d’alléger les charges qui pesaient sur tous les sujets de l’empire. Quelquefois ses desseins restèrent à l’état de velléités : s’il rêva de supprimer tous les droits de douane, de péage et d’octroi, il fut forcé de s’incliner devant les nécessités budgétaires que le Sénat lui objecta. Quelquefois aussi les mesures qu’il prit n’eurent pas le résultat qu’il en attendait. Ainsi, il décida un jour que l’impôt de 4 pour 100 sur les ventes d’esclaves serait payé, non plus par l’acheteur, mais par le vendeur : les marchands en furent quittes pour hausser leurs prix en conséquence. Cette petite mésaventure est assez piquante en ce qu’elle prouve que les réformateurs de l’antiquité, — comme parfois ceux de nos jours, — ne connaissaient pas très bien les lois économiques. D’autres dispositions eurent les plus heureux effets : les redevances supplémentaires, que les fermiers de l’impôt avaient greffées sur les taxes légales, furent supprimées ; dans le cas de conflit entre ces fermiers et les contribuables, ce fut la justice ordinaire qui désormais eut à se prononcer, et non plus l’administration financière ; les droits sur les blés furent réduits, et en même temps les armateurs qui faisaient le commerce des denrées alimentaires furent favorisés d’une exonération d’impôt qui devait avoir pour résultat d’abaisser encore le prix de revient des approvisionnemens. En même temps donc que la tyrannie judiciaire, la tyrannie fiscale devenait moins âpre, rendait la vie de tous les citoyens plus facile et plus heureuse.

La philanthropie de Sénèque n’oublia même pas ceux qui se trouvaient aux plus bas degrés de l’édifice social. S’il s’abstint, comme nous l’avons vu, de reconnaître aux esclaves des droits véritables, du moins il veilla à ce que les excès de toute nature que leurs maîtres pouvaient commettre envers eux fussent portés devant l’autorité judiciaire. Quant aux affranchis, il s’opposa à un projet de loi qui tendait à rendre leur libération révocable au gré du maître dans certains cas d’ingratitude flagrante. Ces deux exemples, à défaut d’autres, attestent son désir de respecter et de faire respecter l’humanité dans la mesure où cela pouvait se concilier avec les lois existantes.

Quant à sa politique extérieure, elle fut, comme tout le reste de son administration, sage et modérée. Il avait trop de bon sens pour se lancer dans des entreprises belliqueuses qui n’auraient pu que compromettre la sécurité d’un empire déjà bien assez étendu. Mais d’autre part, malgré les belles théories stoïciennes sur la fraternité de tous les hommes, il ne croyait pas que, pour être « citoyen du monde, » l’on dût être moins citoyen de son pays. Egalement éloigné des fanfaronnades agressives et des faiblesses déshonorantes, il suivit un plan de défensive énergique, qui avait été celui d’Auguste et de Tibère, et qui devait être après lui celui des empereurs les plus raisonnables. Par ses ordres, le commandant de l’armée d’Orient, Corbulon, temporisa autant qu’il put, mais, une fois attaqué ouvertement par les Parthes, il marcha contre eux sans hésiter, et leur enleva toute influence sur le « royaume tampon » d’Arménie. Les troupes du Rhin repoussèrent avec autant de vigueur les empiétemens des Frisons et des autres peuplades germaniques. En Bretagne, la situation fut plus troublée, notamment lors de la révolte de la reine Boudicca ; mais, dès que la tourmente fut passée, Sénèque fit rappeler le général Suetonius Paulinus, dont les maladresses avaient surexcité les Bretons, et le remplaça par un gouverneur de plus de sang-froid.

En somme, qu’il s’agisse de justice ou de finances, de guerre ou de diplomatie, les décisions de Sénèque semblent bien avoir été presque toujours les plus judicieuses et les plus honnêtes. Respecter la liberté individuelle des citoyens, leur rendre l’existence plus aisée, faire régner l’ordre et la paix à l’intérieur comme aux frontières, tel fut son programme : il y en a peut-être de plus éclatans, il y en a peu de plus louables. Il n’élabora point une nouvelle forme de constitution ; il n’aspira point à reconstruire la société de fond en comble : sans fracas et sans chimère, il essaya tout simplement de rendre ses compatriotes tranquilles et heureux, et il y réussit en partie.


III

En partie seulement, et c’est ici qu’après avoir rendu pleine justice à ce qu’il y eut de bon dans son œuvre, il faut bien en marquer les lacunes. D’abord, son influence ne dura pas très longtemps, et, aussitôt après sa disgrâce, les épouvantables traditions de tyrannie, de cruauté, de gaspillage et d’anarchie administrative, qu’il avait tâché d’enrayer, reprirent avec plus de fureur encore : si bien qu’à voir les faits en gros, les premières années de règne de Néron paraissent seulement, comme celles de Tibère, de Caligula, de Domitien, un de ces intermèdes pendant lesquels les plus affreux despotes préludent, par une apparence illusoire de douceur, à leurs futures atrocités. Même à l’époque du ministère de Sénèque, il s’en faut que les crimes gouvernementaux aient complètement cessé : la mort de Britannicus et celle d’Agrippine imprimèrent deux taches sinistres à cette période d’innocence et de paix. Enfin, la conduite personnelle du philosophe, au temps de sa toute-puissance, donna prise à des critiques passionnées. C’est pour toutes ces raisons que beaucoup d’historiens modernes ont émis des jugemens assez durs sur la politique de Sénèque ; essayons, à notre tour, de voir ce qu’il en faut penser.

Il ne nous semble pas qu’il y ait lieu d’insister beaucoup sur les accusations dont Sénèque fut l’objet pendant qu’il était au pouvoir. Elles émanaient, pour la plupart, d’un homme on ne peut plus taré, le délateur Suillius, qui, craignant de se voir poursuivi pour les manœuvres criminelles dont il s’était, rendu coupable sous Claude, prenait les devans en essayant de déconsidérer le nouveau ministre. Si peut-être ses calomnies trouvèrent de l’écho auprès d’honnêtes gens comme Thrasea, cela ne prouve pas grand’chose : il arrive souvent que les hommes d’une vertu intransigeante sont un peu trop prompts à accueillir de méchans bruits contre ceux qui ne partagent pas leur farouche puritanisme. Mais ce qu’il faut noter surtout, c’est que personne, pas même Suillius, n’incrimina Sénèque en tant qu’homme d’État : on s’attaquait exclusivement à sa vie privée, et les reproches que l’on entassait contre elle nous semblent aujourd’hui un peu puérils. Que Sénèque fût riche à 300 millions de sesterces (60 millions de notre monnaie), qu’il eût de beaux meubles, une foule d’esclaves et d’immenses propriétés, que sa femme portât d’énormes pierres précieuses comme boucles d’oreilles, qu’est-ce que cela pouvait faire à l’empire romain ? Ce train de maison, si luxueux qu’il fût, n’avait rien d’exorbitant au milieu de la société aristocratique d’alors, et on ne l’eût même pas remarqué chez un autre que lui. Mais Sénèque était stoïcien, et, au dire des bons apôtres comme Suillius, un stoïcien n’avait pas le droit d’être si riche ! il démentait ses principes ! il se convainquait lui-même d’hypocrisie ! Sénèque a fait justice de ce grief dans son traité De la Vie heureuse, un des plus brillans et des plus spirituels qu’il ait écrits ; son apologie est très adroite, mais d’une adresse qui n’en doit nullement faire suspecter la franchise. Il commence par déclarer qu’on n’a pas le droit de le juger au nom de la perfection philosophique. Il réclame le droit d’être un simple mortel, admirateur plutôt qu’adepte de la souveraine vertu : « Je ne suis pas un sage, et n’en serai jamais un… Je loue, non la vie que je mène, mais celle que je sais qu’on doit mener. » Cette distinction n’est pas une subtilité d’avocat exigée par les circonstances : dès sa jeunesse, nous avons vu que la complète abnégation des stoïciens avait été pour lui un rêve idéal, qu’il avait par momens cherché à réaliser, et non une règle constante de son existence. Plus loin, il est plus hardi, et proclame que les vrais philosophes eux-mêmes ne sont pas condamnés à la pauvreté : l’argent n’a rien de criminel, s’il a été bien acquis et s’il est bien employé. Et ici encore, ce n’est pas une théorie improvisée pour les besoins de la cause : on la retrouvera dans les Lettres à Lucilius, qui datent de la retraite de Sénèque, et où il proteste contre les affectations d’indigence étalées par certains charlatans de philosophie. Il n’y a donc, à bien y regarder, aucune contradiction entre ses opinions et ses actes en ce qui concerne la richesse et le luxe. Dès lors, le blâmer de n’avoir pas vécu comme un ermite à la cour de Néron, et, sous ce prétexte, rééditer contre lui, comme l’ont fait certains écrivains modernes, les clabauderies des Suillius, ce serait vraiment avoir de la probité d’un homme d’Etat une conception bien pharisaïque !

Les drames dans lesquels périrent Britannicus et Agrippine ont beaucoup plus d’importance. Ici la conduite de Sénèque et de son fidèle coopérateur Burrhus prête davantage à la discussion. Non qu’on leur ait jamais reproché une complicité directe dans ces assassinats. Ils ne connurent la décision de Néron contre Britannicus qu’une fois l’empoisonnement opéré. Quant à Agrippine, la première fois que Néron voulut s’en débarrasser par la violence, il trouva devant lui la résistance énergique de son ancien précepteur et de son préfet du prétoire ; après beaucoup d’efforts, ils obtinrent que l’impératrice-mère ne fût condamnée qu’après un jugement régulier ; Burrhus fut chargé de ce jugement, et, grâce à lui et à Sénèque, le parricide fut évité ce jour-là. Quatre ans plus tard, ils furent, ou moins hardis, ou moins heureux. Lorsque Néron essaya de faire périr sa mère dans un naufrage machiné d’avance, les mit-il au courant de son projet ? Tacite en doute, et nous n’avons aucune raison de le croire. Après l’échec de cet artifice, quand l’empereur affolé, feignant de craindre (ou peut-être craignant réellement) un retour offensif d’Agrippine, leur avoua tout et leur demanda conseil, ils prononcèrent quelques paroles qu’on put interpréter comme un assentiment au meurtre, sans d’ailleurs vouloir se charger eux-mêmes de l’exécution. Ils ne furent donc, à aucun degré ni à aucun moment, les instigateurs des crimes de Néron : ce point est hors de doute, et leurs adversaires les blâment seulement de s’en être faits, après coup, les approbateurs plus ou moins déclarés. Quand Britannicus fut mort, Sénèque rédigea le message impérial dans lequel Néron exprimait au Sénat sa douleur de ce trépas prématuré, et il consentit à recevoir une partie des biens du jeune prince. De même, en 59, — sans parler de la formule ambiguë par laquelle il souscrivit à la condamnation d’Agrippine, — il ratifia plus explicitement l’acte de l’empereur en composant, cette fois encore, une lettre justificative de Néron au Sénat, et en présentant effrontément la mort d’Agrippine comme un suicide. Bref, en ces deux circonstances critiques, son attitude fut exactement celle que Tacite a définie ailleurs, à propos de son ami Burrhus, par les deux mots célèbres : laudans ac mærens ; il accepta de vanter tout haut les vertus d’un souverain dont il déplorait tout bas les vices, de justifier, en les couvrant de sa grande autorité morale, des actions qu’il savait trop bien criminelles : c’est cette complaisance que l’on a souvent taxée de lâcheté.

Il est bien certain que de pareilles compromissions ont quelque chose de singulièrement choquant. Toutefois, pour les juger équitablement, il faudrait, s’il était possible, nous mettre à la place de Sénèque. Qu’était Britannicus pour Sénèque ? L’opinion publique, à Rome, paraît s’en être engouée sans le connaître, parce qu’il avait été malheureux et qu’il était mort jeune ; et, dans les temps modernes, on s’est volontiers attendri sur sa destinée, ne fût-ce qu’à cause des beaux vers de Racine ; mais que pouvait en penser, en l’an 55, un homme d’Etat raisonnant froidement ? Fils de Claude et de Messaline, du prince le plus stupide et de l’impératrice la plus débauchée qu’on eût encore vus sur le trône, étiolé par une longue captivité, peut-être épileptique ou hypocondriaque, que devait-on attendre de lui ? Et d’autre part, toujours furieux d’avoir été écarté du pouvoir, aigri par les mauvais traitemens subis, excité par Agrippine, qui voulait s’en faire une arme éventuelle contre son propre fils, n’allait-il pas se poser en candidate l’empire, rallier un parti, soulever l’armée, susciter une de ces guerres civiles dont les Romains avaient trop souffert pour ne pas en craindre terriblement le retour ? Toutes ces considérations durent se présenter à l’esprit de Sénèque. Elles n’auraient pas suffi, à coup sûr, pour le décider à faire périr le jeune prince, mais elles suffirent pour l’empêcher de trop se lamenter ou de trop s’indigner de sa mort, une fois qu’au surplus la chose fut irrémédiable. — En ce qui concerne Agrippine, il dut en être à peu près de même. Sans doute, le parricide était abominable aux yeux des Romains comme aux nôtres, mais Agrippine n’était pas une mère comme toutes les mères. Sénèque, mieux que personne, savait ce qu’elle était. Il savait par quelles infamies elle était devenue l’épouse de Claude, et par quel crime elle s’en était débarrassée. Il savait que, sous le nom de Néron, elle n’avait travaillé que pour elle-même, prête à détrôner son fils s’il refusait de lui obéir, prête aussi, pour le maintenir en sa sujétion, à toutes les turpitudes, y compris l’inceste. Il ne souhaitait pas sa mort ; il se contentait de la mépriser ; et de veiller à ce qu’elle ne reprît aucune influence sur l’empereur ; il ne croyait pas, — et personne ne croyait, — que celui-ci allât jusqu’à la tuer. Lorsqu’il apprit la décision de Néron, il put bien, tout en la réprouvant, se souvenir du répugnant passé de celle qui en allait être la victime. Il lui parut peut-être qu’envers une femme souillée de tant d’opprobres le parricide était non pas excusable, mais moins odieux tout de même que s’il s’était agi d’une mère innocente et tendre, et il calma, — trop faiblement, — ses scrupules par une réflexion qui pourrait se traduire sous cette forme familière : « Après tout, ce n’est pas une grosse perte ! »

Telles sont, ce semble, les raisons qui firent paraître les crimes de Néron moins monstrueux aux yeux de Sénèque que nous ne les jugeons maintenant. Mais le vrai motif qui le décida à les sanctionner de son adhésion résignée, ce fut, peut-être, l’intérêt de l’État. En présence d’un souverain irrévocablement décidé au fratricide ou au parricide, il n’y avait pour son ministre que deux partis possibles : approuver, ou s’en aller. Mais, s’en aller, — dut-il se dire avec cette subtilité dans la casuistique qui caractérise les âmes faibles, — c’était livrer Néron aux pires influences, à celle d’abord de ses instincts pervers, jusqu’ici péniblement contenus et désormais déchaînés, à celle aussi des immondes favoris qui commençaient à l’asservir à leurs caprices ; c’était, par conséquent, replonger l’empire tout entier dans l’abîme du despotisme, où il avait si longtemps gémi, et dont Sénèque avait essayé de le tirer. Approuver, au contraire, c’était sans doute se faire rétrospectivement le complice du crime ; mais c’était aussi, en se déshonorant, conserver à ce prix le pouvoir de faire encore un peu de bien. Ce cas de conscience était, cette fois surtout, spécialement angoissant. Sénèque le trancha dans le sens de ce qu’il crut l’utilité générale. Il faut s’en souvenir, non pour excuser, mais pour expliquer sa conduite, tout en regrettant qu’il ne se soit pas plus fermement attaché au principe stoïcien de l’honneur.

Admettons que ses intentions aient été honnêtes ; sa conduite a-t-elle été habile ? C’est une autre question. Nous croirions assez volontiers que, si son œuvre fut incomplète et surtout caduque, cela vient en partie de ce qu’il manqua de prudence dans quelques-uns de ses procédés. C’était une maladresse, d’abord, d’étaler aux yeux de Néron la grandeur de son pouvoir pour faire mieux ressortir la grandeur de ses obligations. Rappelons-nous les hyperboles adulatrices du traité De la Clémence : « Tu ne peux pas rester caché, pas plus que le soleil. Tu es entouré d’une auréole de lumière, tous les yeux sont fixés sur toi : ta sortie n’est pas une sortie, c’est le lever d’un astre… Tu ne peux t’irriter sans que tout tremble… » Rappelons-nous le langage qu’il prêtait à son élève, considérant sa propre majesté : « Je suis le maître de la vie et de la mort de tout l’univers… Ces milliers de glaives que ma volonté pacifique tient au fourreau, en sortiront sur un signe de ma tête. Détruire ou déporter des nations entières, leur donner ou leur ôter la liberté, rendre un roi esclave ou faire roi le premier venu, démolir ou fonder des villes, tout cela ne dépend que de moi. » Sans doute, de cette puissance absolue, Sénèque concluait à un devoir, non moins absolu, de justice et d’humanité : mais n’était-il pas à craindre que le jeune empereur ne se dérobât à la conclusion, tout en retenant fort bien les prémisses. « C’est une terrible pensée, a dit un prédicateur du XVIIe siècle, de n’avoir rien au-dessus de sa tête. » Peut-être était-il superflu de la présenter à l’orgueil juvénile de Néron avec tant d’insistance et tant d’emphase !

Une autre maladresse de Sénèque fut l’espèce d’alliance occulte qu’il conclut avec les libertins amis de Néron, Othon, Sénécion et autres, ou encore avec la courtisane Acté. Il espérait que les plaisirs des sens suffiraient au prince, le détourneraient de vices plus redoutables, qu’il s’amuserait trop pour avoir le loisir d’être méchant. Ce grand moraliste ne connaissait pas assez la solidarité qui unit réciproquement toutes nos actions. Il n’y a pas de cloisons étanches dans l’âme humaine, et il est rare qu’une passion, si on lui laisse libre cours, n’en suscite pas plusieurs autres dans le cœur qu’on lui a livré. Notamment, la volupté et la cruauté sont associées par je ne sais quel lien étroit, que l’Ecclésiaste avait déjà aperçu, et que Sainte-Beuve, dans une page célèbre de son roman, a merveilleusement défini. L’histoire de Néron en est un frappant exemple. Ce sont les complices et les pourvoyeurs de ses plaisirs, les Othon et les Poppée, les Anicetus et les Tigellinus qui ont été les instigateurs de la plupart de ses violences. Il y a, dans presque tous ses crimes, une recherche éperdue de la sensation rare et neuve, et comme une sorte de dilettantisme sadique. Cette intime fusion de l’instinct lubrique et de l’instinct féroce prouve quel mauvais calcul avait fait Sénèque en essayant de combattre celui-ci par celui-là.

Il eut donc, en somme, le tort de trop favoriser dans l’âme de son élève deux passions dangereuses, l’orgueil et le goût de la débauche, sans prévoir que ces forces, qu’il se flattait de diriger à son gré, se retourneraient contre lui. Mais cette grave erreur pédagogique ne fut pas la seule raison de son échec. Supposons qu’il eût plus énergiquement lutté contre les mauvais penchans du prince, qu’il les eût vaincus, — malgré la terrible puissance de l’hérédité, — supposons que Néron fût devenu grâce à lui un empereur doux, chaste et modeste, cela aurait-il suffi ? Les qualités personnelles du souverain pouvaient-elles, à elles seules, assurer le bonheur de l’empire ? Pour répondre à cette question, comparons le règne de Néron au siècle des Antonins. Ce qui a fait la grandeur et la beauté de cette dernière époque, ce n’est pas seulement l’honnêteté de Trajan, la bienfaisance d’Hadrien, la douceur d’Antonin, la haute vertu de Marc-Aurèle ; c’est que ces princes ont trouvé autour deux une aristocratie renouvelée à la suite des guerres civiles, une « classe dirigeante » intelligente et loyale, capable de les comprendre et de les aider. Au temps de Néron, la noblesse romaine était loin d’offrir d’aussi précieuses ressources. Elle comprenait un certain nombre d’ambitieux, beaucoup de viveurs oisifs et corrompus, et quelques honnêtes gens sans grande vigueur. Pour guérir les maux dont souffrait l’État romain, il aurait fallu transformer, non seulement l’empereur, mais toute la haute société qui l’entourait. Cela, Sénèque ne pouvait le faire. Personne, sans doute, ne l’aurait pu : des changemens aussi généraux sont l’œuvre du temps, des circonstances, de l’évolution historique, et non de l’influence d’un seul homme. Et peut-être Sénèque était-il moins propre qu’un autre à opérer, ou même à entreprendre, une pareille réforme : sa perspicacité de moraliste, très fine et très pénétrante, manquait un peu d’envergure ; il voyait mieux, et par suite combattait mieux aussi, les défauts d’une seule personne que les vices de toute une catégorie d’hommes ; il était plus fait pour la direction de conscience individuelle que pour la prédication sociale. Pour toutes ces raisons, il ne trouva pas plus dans l’aristocratie que dans l’empereur l’appui efficace sur lequel il avait compté. Il chercha à y suppléer par lui-même autant que ses forces le lui permettaient. Mais les efforts d’un seul homme ne pouvaient guère aboutir qu’à donner à l’Etat quelques années de trêve. Ce n’était pas, d’ailleurs, un présent si négligeable !

Nous saisissons là, ce semble, le fort et le faible de la tentative de Sénèque. Il fit peut-être tout ce qui dépendait de lui, et n’échoua que par une erreur d’appréciation sur ce qui n’en dépendait pas. Il crut que ses belles paroles et ses bons exemples suffiraient pour maintenir dans une honnêteté relative un prince déjà gangrené jusqu’à la moelle, ou pour ranimer l’activité d’une société indifférente et aveulie. Des deux côtés, il fut tristement déçu. Une chose du moins paraît bien au-dessus du doute : c’est la sincérité, tempérée de faiblesse, c’est la noblesse même de ses intentions, l’ardeur de son dévouement à la chose publique. On a dit spirituellement qu’un jacobin ministre n’était pas toujours un ministre jacobin. Rien ne serait plus injuste que de lancer contre Sénèque une épigramme du même genre : ce philosophe ministre a vraiment essayé d’être un ministre philosophe, — si, par ce mot, on entend, non pas un théoricien perdu dans les nuages de l’abstraction, mais un homme désireux d’être le plus équitable et de faire le plus de bien, ou le moins de mal possible. Sans doute, il est fâcheux de se dire que tant de bonne volonté n’a abouti qu’à retarder de quelques années l’éclosion des pires monstruosités ; qu’un Sénèque ait eu pour disciple un Néron, il y a peu d’ironies plus cruelles. Mais si ce contraste peut nous faire réfléchir sur la fragilité des efforts humains, il ne doit pas nous en faire méconnaître la relative beauté. S’il fallait conclure, nous emprunterions une citation à Sénèque, qui lui-même l’avait empruntée à Ovide. Parlant des apprentis philosophes qui essaient de pratiquer la vertu sans y arriver, il leur appliquait le vers des Métamorphoses sur la noble et vaine ambition de Phaéton, magnis tamen excidit ansis. La même formule ne conviendrait-elle pas à l’œuvre politique que nous venons d’étudier, à cette tentative désespérée pour sauver l’empire romain du despotisme honteux et cruel qui l’étouffait ? Lui aussi, Sénèque entreprit une grande chose ; s’il échoua, — ou, pour parler exactement, s’il ne réussit qu’à moitié, — il conserve l’honneur de l’initiative au total la plus désintéressée ; lui aussi, comme le héros d’Ovide, magnis excidit ausis,


Il tomba, mais après un effort généreux.


RENE PICHON.