Un Poète épique moderne anglais

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LES DERNIERS OUVRAGES DE SIR E. BULWER.
The Last of the Barons. — Harold. — King Arthur. 2 vol. in-8o, London, H. Colburn.

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Voici un acte de foi et de courage : non-seulement il s’est trouvé un écrivain de renom et de talent qui, au milieu des préoccupations politiques de l’Europe, a osé publier un long poème, mais cet homme n’a pas craint de laisser voir combien il prenait sa tentative au sérieux ; il a virilement confessé toute l’importance qu’il attachait à la poésie épique ; bien plus, lui qui avait une réputation à perdre, car il s’agit ici de M. Bulwer, il l’a embarquée sans hésiter à bord du vaisseau sur lequel il s’en allait à la recherche de son rêve. « Ce poème, quels que soient ses défauts, dit-il dans sa préface, n’a pas été conçu à la hâte ni entrepris à la légère ; depuis ma première jeunesse, le sujet que j’ai choisi n’a pas cessé de tenter mon ambition et de préoccuper mon esprit… Si mes facultés ne sont pas à la hauteur de la tâche que j’ai abordée, au moins ai-je patiemment attendu, avant de me mettre à l’œuvre, que le temps et la discipline leur eussent donné toute la maturité et la force dont elles étaient susceptibles… Mais chacun sait le proverbe : On devient orateur, on naît poète ; et, bien que ce ne soit là qu’une demi vérité, bien qu’il suffise d’un examen peu approfondi pour s’apercevoir que les grands poètes se sont fort peu fiés eux-mêmes aux dons de la nature, et n’ont pas travaillé avec moins d’ardeur que les plus studieux orateurs à cultiver leurs facultés instinctives, cependant il serait vain de nier que là où l’aptitude fait défaut, nulle étude ne peut y suppléer. Si, comme certains critiques l’ont prétendu, c’est bien l’aptitude qui me manque, je dois me contenter de la triste réflexion que j’ai fait de mon mieux pour contre-balancer l’influence d’une organisation ingrate. Je me suis préparé à ma tentative avec un soin qui, en témoignant de mon propre respect pour le public, me donne droit en retour au respect d’une audition impartiale et d’un examen sincère. Si mon œuvre est sans mérite, elle est au moins l’œuvre la plus méritante qu’il soit en mon pouvoir de réaliser, et c’est sur ce fondement, si creux qu’il soit, que repose, je le sais, le monument le moins périssable de ces pensées et de ces travaux qui ont été la vie de ma vie. »

Je n’appuierai pas sur ce qu’on pourrait découvrir d’un peu maladif dans cette appréhension de l’opinion publique. Toujours est-il qu’il y a là tous les indices d’un homme qui a réellement fait de son mieux, et une telle bonne foi chez un écrivain éminent demande en effet que la critique fasse aussi de son mieux envers lui, qu’elle cherche de toutes ses forces à le bien comprendre, et même qu’elle sorte quelque peu de ses voies légitimes pour lui donner la seule marque de respect qu’un homme puisse attendre d’un autre, l’expression sincère de toute sa pensée. Je m’explique : M. Bulwer ne se présente pas seulement comme un poète, sa préface est une véritable théorie du poème épique, et ce que je veux dire, c’est que devant un pareil défi la critique ne peut plus guère se borner à définir et à constater. À une déclaration de principes, elle est presque forcée de répondre en examinant avec l’auteur jusqu’à quel point la poésie, telle qu’il l’a conçue, est en effet celle qu’attendent les esprits, et qui aurait droit de s’appeler la poésie du siècle. Aussi bien, il y a toujours profit à analyser de près l’art et ses procédés, si ce n’est à cause de ses résultats, poèmes ou tableaux, au moins parce qu’en l’étudiant, on apprend toujours quelque chose de nouveau sur l’homme. La recherche du beau est un phénomène aussi permanent que la recherche du vrai, et chaque découverte que l’on fait en cherchant à s’expliquer ce qui plaît profite à toutes nos idées sur les facultés humaines.

M. Bulwer nous l’a dit : pour mettre la dernière main à l’œuvre sur laquelle se concentraient ses espérances, il a attendu que son talent eût atteint sa maturité. Déjà dans les Derniers jours de Pompéi et dans Rienzi, l’auteur de Pelham était compléteraient transformé. Non-seulement il avait passé avec ses dieux lares au roman historique, mais, comme artiste, il venait d’entrer dans un nouvel âge, une nouvelle manière. Il était facile de s’apercevoir que l’homme de sensations chez lui avait à peu près épanché toutes les impressions que lui avait causées la vie et qu’il pouvait sentir le besoin d’exprimer. On comprenait qu’il en avait plus ou moins fini avec ces inspirations de jeunesse, dont la source est dans les appétences, les désirs, les espérances, et que l’activité de sa nature s’était en quelque sorte retirée dans son intelligence. Dans la préface du Dernier des Barons, le romancier nous expose lui-même « les principes auxquels il s’est efforcé de se conformer dans toutes ses dernières compositions. » Entre les trois voies qui s’ouvrent devant l’écrivain, comme devant le peintre, les voies de l’école intellectuelle, de l’école pittoresque et de l’école familière, c’est pour la première qu’il se décide. L’art auquel il se voue est « l’art italien, qui se propose d’élever et d’émouvoir, qui cherche à peindre dans l’action le jeu des grandes passions comme des mobiles plus subtils de nos actes, dans le repos le reflet de la beauté intellectuelle. » Ce qui le préoccupe plus que jamais, c’est donc l’idéal, la grandeur, et plus que jamais aussi il aspire à toutes les qualités qui procèdent de la réflexion et qui font d’une œuvre une majestueuse unité harmonieusement combinée.

Le Dernier des Barons, qui peut être regardé comme une réalisation fort complète des théories de M. Bulwer sur le roman historique, est une peinture de l’Angleterre durant la période si obscure de la guerre des deux roses. La principale figure du récit est celle de Warwick, le faiseur de rois, qui, après avoir placé Édouard d’York sur le trône, se jeta dans le parti de Lancastre, et finit par succomber à la bataille de Barnet. À proprement parler, le sujet du romancier est la chute de la grande féodalité territoriale, le triomphe de la maison d’York et la naissance politique des classes moyennes. M. Bulwer n’est nullement un continuateur de Walter Scott. Sa véritable ambition n’est pas de nous intéresser à un drame imaginaire se déroulant à travers les événemens réels du passé. Il tente de ressusciter les grands personnages de l’histoire en leur rendant les mobiles qui ont décidé de leurs actes, et, à côté d’eux, il place d’autres figures symboliques où il incarne les passions et les idées de l’époque. Alwyn l’orfèvre, c’est la tendance des communes à s’affranchir et à prendre leur place au soleil. Warner, c’est la science qui s’essaie à découvrir les lois de la nature, et que les masses accusent de sorcellerie, parce qu’elle utilise déjà des forces que l’ignorance du temps n’a pas encore su voir dans la réalité.

Dans la préface du Dernier des Barons, M. Bulwer avait annoncé l’intention de ne plus publier de romans. Serment d’écrivain ! Cela voulait dire, sans doute, qu’en ce moment le romancier songeait à se faire poète ; mais il avait compté sans l’empire des vieilles habitudes, et, après y avoir cédé une première fois en écrivant Lucrezia, il a fait paraître un nouveau roman historique, qui, du reste, pourrait bien être sorti des études où le projet de son poème d’Arthur l’avait entraîné.

Comme œuvre d’art, Harold ou le Dernier des Rois saxons se rapproche beaucoup du Dernier des Barons. Ce n’est donc un roman que par la forme. Au fond, c’est plutôt de l’histoire dramatisée. M. Bulwer s’est appliqué, avec toute la gravité de l’historien, à surprendre, à travers les récits contradictoires des chroniques du temps, l’état réel de l’Angleterre sur la fin de la période anglo-saxonne, et à donner une idée nette, bien que générale, des êtres « humains dont le cerveau s’agitait et dont le cœur battait dans ce royaume des ombres qui s’étend par-delà la conquête normande. » La narration s’ouvre à l’époque de la visite que le duc Guillaume fit à son cousin Édouard-le-Confesseur, c’est-à-dire durant l’exil du puissant comte de Wessex, le bien-aimé des Saxons et l’ennemi des Normands, dont s’entourait le roi, plus qu’à demi Normand lui-même. Le retour du comte, sa réintégration dans ses honneurs et sa mort soudaine à la table d’Édouard forment comme le préambule du drame ; puis l’intérêt se concentre autour de Harold, l’héritier du pouvoir de Godwin et le véritable héros du roman. Sa popularité et ses victoires contre les Gallois révoltés, son funeste voyage en Normandie et son élection an trône, son triomphe sur les Norvégiens entraînés par son frère Tostig à envahir l’Angleterre, et enfin sa mort sur le champ de bataille de Hastings, tous ces épisodes d’une vie si éminemment épique passent successivement sous nos yeux, et le romancier se borne à peu près à demander à son imagination les formules magiques qui font revivre les morts.

Non-seulement M. Bulwer, dans Harold, a suivi pas à pas l’histoire, mais on retrouve dans son récit les interprétations données par la science et les idées de notre siècle aux monumens de cette époque si défigurée par les chroniqueurs normands ; ses vues se rapprochent beaucoup de celles de sir Francis Palsgrave (sauf à l’égard de Harold) et beaucoup aussi de celles de M. Augustin Thierry. C’est pour les vaincus qu’est toute sa sympathie ; c’est du côté du roi élu par les witan (sages) qu’il place le droit. Cela ne saurait nous étonner. Depuis plusieurs années, la période anglo-saxonne a été solennellement réhabilitée chez nos voisins. L’Angleterre, elle aussi, a subi l’influence du grand mouvement d’où sont sortis le panslavisme, le pangermanisme et le panscandinavisme ; et, soit dit en passant, ce n’est pas un symptôme peu, significatif que cette tendance de tous les peuples de l’Europe à se reconstituer des nationalités, basées non plus sur leurs croyances religieuses ou sur les droits héréditaires de leurs princes, mais sur leurs origines et leurs traditions comme rages distinctes de la grande famille. Nul ne peut prévoir quel rôle ces idées toutes nouvelles sont appelées à jouer dans le monde. Déjà, en tout cas, elles ont complètement transformé et l’art et la science historique. Pour nous en tenir à M. Bulwer, ce qu’il s’est avant tout appliqué à nous retracer, c’est la physionomie des trois races en présence c’est le Gallois turbulent, brave, incapable d’apprendre, et se faisant une gloire de l’imprévoyance ; le Normand astucieux, élégant, d’un tempérament poétique et religieux, d’une volonté infatigable ; le Saxon enfin, plus lourd et moins brillant, estimant plus la richesse que la naissance, et remarquable déjà plutôt par la résignation, par le mâle sentiment du devoir que par la chevaleresque passion de l’honneur.

En terminant sa préface, l’auteur de Harold s’exprime ainsi : « Mon but sera atteint, et il le sera seulement, si, après avoir fermé mon livre, le lecteur se trouve avoir acquis de cette époque héroïque une connaissance plus intime et plus claire que ne pourraient lui en donner les récits forcément succincts des historiens. » Ce but, M. Bulwer l’a certainement atteint, et il est à désirer qu’il continue (comme il s’y est presque engagé) à illustrer les premiers âges de l’Angleterre par une série de compositions romanesques. Que l’honneur en revienne quelque peu à notre époque, il n’importe : ce qu’il y a de certain, c’est que son tableau de la conquête normande révèle plus de véritable instinct historique que n’en ont montré la plupart des gros livres du XVIIIe siècle. À l’érudition et à la patience, M. Bulwer joint le talent de tirer parti des moindres données fournies par les vieux auteurs, de mettre en action les passions et les idées que son esprit a pressenties sous les événemens qu’il entreprend de nous retracer. Un des personnages de Harold, celui d’Hilda la vala (sorcière), est une conception qui n’eût guère pu être imaginée avant Niebuhr. Un romancier du dernier siècle n’eût pas manqué de nous représenter dans Hilda l’imposture exploitant la superstition. Il fût parti de l’idée que les sibylles saxonnes devaient penser et raisonner comme lui, et, pour s’expliquer comment elles avaient pu agir autrement que lui, il n’eût eu d’autre ressource que de les accuser d’une perpétuelle jonglerie. M. Bulwer, au contraire, nous a peint dans la vata une imagination folle de croyance et d’exaltation ; peut-être même a-t-il voulu symboliser en elle ce don de seconde vue que nous possédons tous par instans, quand toute notre science latente se condense soudain en une intuition qui n’est pas sortie de notre raison. En tout cas, il a cru à la sincérité de Hilda, et de la sorte il a trouvé le secret d’émouvoir. Si le souffle fantastique n’agite pas toujours les paroles de la prophétesse, ses entrées en scène vous envoient généralement à la face le vent de l’inconnu. Comme artiste, M. Bulwer a encore montré d’autres qualités : l’instinct du pittoresque et de la grandeur. La peinture des derniers momens de Godwin et tout le caractère de Githa, avec son respect à demi superstitieux pour les dernières volontés du mourant, ont surtout quelque chose d’antique et d’étrangement saisissant. La poésie des temps barbares est bien là.

Et cependant, je dois le dire, malgré tous ces mérites, l’œuvre du romancier ne satisfait pas entièrement. Quoique beaucoup plus exempte d’affectation que le Dernier des Barons, elle laisse encore trop sentir le talent du machiniste. La majesté y est quelque peu emphatique. Si les pensées sont sérieuses, elles sont trop disposées en vue de l’effet. Peut-être aussi M. Bulwer ne sent-il pas le passé aussi bien qu’il le comprend. Il ne semble pas que ses personnages soient des êtres engendrés tout d’une pièce en lui par les impressions de ses lectures. Plusieurs de ses créations ont dans leurs élémens ces désaccords latens auxquels on reconnaît toujours les combinaisons de l’esprit. Le romancier sans doute met en elles tout ce qu’une étude approfondie peut faire découvrir dans les hommes du passé, il sait reconstruire une époque avec tous les moteurs que les lumières de nos jours et nos progrès dans la science psychologique nous ont permis de concevoir pour nous rendre compte des faits consignés dans les chroniques : il restitue bien les actes, les intrigues, les querelles de partis, et même les instincts du temps ; mais le développement intellectuel qu’il donne à ses acteurs n’est pas toujours l’état moral qui a pu produire de tels effets. Pour exceller comme artiste dans le roman historique, il lui manque un élément essentiel, la conviction ou plutôt le sentiment que tout progrès de l’humanité est le résultat d’une longue suite d’efforts, que les hommes du XIe siècle, par exemple, n’avaient pas la même puissance que ceux de notre époque pour formuler des abstractions, Guillaume de Normandie pouvait trouver bon que le clergé sût le latin et ouvrît des écoles ; mais il est fort douteux, à mon sens, qu’il eût agi comme il a agi, s’il avait été capable de, concevoir l’idée abstraite des avantages de l’instruction. Le moyen-âge disparaît encore pour moi quand j’entends le même prince s’écrier dans l’œuvre de M. Bulwer : « L’homme a droit à son amour comme le cerf à sa femelle ; celui qui prétend me contester mon amour ne s’attaque pas en moi au duc, mais à l’être humain. » Le patriotisme des Anglo-Saxons du romancier est également bien empreint de l’idéalisme moderne ; j’en dirai autant de la philosophie d’Harold et surtout de ses amours avec Édith, qui ressemblent tout-à-fait aux passions platoniques de notre siècle. Je ne conteste point qu’un homme ait pu aimer chastement sous le règne d’Édouard-le-Confesseur. Les instincts des fils existaient plus ou moins chez les aïeux, mais les aïeux évidemment les interprétaient d’une autre manière, et, s’ils respectaient une femme aimée, leur respect n’était nullement un sacrifice offert au même idéal dont leurs descendans se sont fait un culte dans leurs amours. Si rares que soient ces dissonances dans le roman de M. Bulwer, elles suffisent pour que, sans qu’on sache trop pourquoi, les figures évoquées par l’écrivain apparaissent par momens comme des corps habités par des ames qui ne sont pas les leurs. M. Bulwer est possédé aussi d’un besoin trop constant d’idéaliser et de généraliser. Il a peine à se soumettre aux exigences du genre qu’il a adopté. Tout en écrivant un roman historique, c’est-à-dire tout en se proposant d’accentuer dans ses personnages les caractères spéciaux d’une race et d’une époque données, il aspire sans cesse à peindre sous leurs traits l’immuable et l’universel, les grandes lois de la nature humaine de tous les temps et de tous les lieux. C’est là, on le sent, tenter de concilier l’inconciliable. Qu’en résulte-t-il ? En voulant faire ressortir l’idée abstraite qu’il cache sous ses conceptions, il se laisse plus d’une fois aller à leur enlever leur individualité. Harold est tour à tour un héros saxon de chair et d’os et la personnification de cette vérité incorporelle que l’homme peut braver la superstition tant que le devoir est sa seule règle, mais qu’il devient son esclave du moment où l’ambition pénètre en lui. Édith aussi perd toute nationalité pour ne plus représenter que l’amour et son influence puissante.

Harold nous montre M. Bulwer se préparant à l’épopée par l’histoire : des tentatives plus anciennes nous l’avaient déjà montré préludant à sa dernière œuvre par la poésie. Dès 1831, l’ambition poétique de M. Bulwer se révélait, et depuis lors, à divers intervalles, il nous a donné sous son nom une traduction en vers des poésies de Schiller, deux drames également en vers, la Duchesse de La Vallière et Richelieu, plusieurs petits poèmes enfin, Milton, O’Neill ou l’Insurgé, et les Jumeaux siamois. Le dernier comme le plus important de ces essais poétiques est une agréable rapsodie qui rappelle assez le genre des satires de Thomas Moore, le Fudge Family, par exemple. Ainsi que le titre l’indique, il y est question, des jumeaux siamois, de leur voyage en Europe, de leurs amours et de mille autres choses. À propos de Siam comme à propos de Londres, le poète se permet maintes critiques, maintes plaisanteries, sur la politique, les sectes religieuses, l’aristocratie, que sais-je ? Souvent il a de l’esprit, c’est-à-dire une manière vive et preste de tourner des jugemens assez superficiels, et à travers ses saillies de gaieté sont semés des élans poétiques, des rêveries et des épisodes de sentiment où reparaît l’auteur de Pelham avec son imagination et sa philosophie lyrique. Somme toute, le poème a de l’entrain et plaît. En général, nulle poésie peut-être ne va mieux à M. Bulwer que la poésie bernesque, gaie ou moqueuse. — Comme il nous l’a dit, il est bien de l’école intellectuelle. Un je ne sais quoi de légèrement dédaigneux suffirait pour nous désigner en lui une de ces natures, qui sont plus portées à juger qu’à sentir, qui tirent leur inspiration du besoin de dire comment les choses de ce monde diffèrent de leur idéal plutôt que du besoin d’exprimer les sensations qu’elles leur causent. Imaginer des types de perfection et tour à tour les glorifier, puis faire le procès de la réalité en la comparant à ces beaux rêves, telle est la double tendance de M. Bulwer. Ces deux faces de son individualité littéraire se montrent surtout fort nettement dans une autre composition poétique qu’il s’est plu d’abord à envelopper du plus strict incognito ; je veux parler du Nouveau Timon (the New Timon, a romance of London), qui parut sans nom d’auteur et dont la réputation est venue jusqu’en France[1]. Lors de la publication du Nouveau Timon, plusieurs critiques s’étaient accordés à l’attribuer à M. Bulwer ; M. Bulwer répondit alors par un démenti. Maintenant la négation se change en affirmation. Sur le frontispice de son Roi Arthur, il s’intitule lui-même auteur du Nouveau Timon. Quant aux motifs de ses variations, il les explique ainsi : en entrant dans une voie nouvelle, il a cru bon de se placer en dehors des approbations et des critiques à priori, afin d’être mieux à même de juger de la réussite ou de l’insuccès de sa tentative. Tout ceci, à mon sens, signifie surtout que M. Bulwer songeait à son grand poème et qu’il voulait sonder d’avance le terrain. Le Nouveau Timon était le précurseur du Roi Arthur.

Le roi Arthur dont il s’agit est le même prince breton tant chanté par les poètes anglo-normands et français, cet Arthus à demi fabuleux devenu, du XIe au XIIIe siècle, le centre, j’allais dire le soleil de tout un cycle de romans de geste. Ce que l’histoire ou plutôt la tradition nous apprend de moins incertain sur son compte, c’est qu’il vécut au commencement du VIe siècle, qu’il combattit pour l’indépendance de la Cambrie bretonne et chrétienne, et qu’il arrêta pour quelques années les envahissemens des populations saxonnes et païennes. Fort heureusement nous n’avons à entrer ici dans aucune discussion historique sur l’authenticité de ses douze victoires : M. Bulwer nous en dispense en nous déclarant que son héros n’est pas l’Arthur de l’histoire, mais celui des poètes. Le mètre qu’il a adopté laisse assez deviner, du reste, ses intentions à cet égard. M. Bulwer a écrit en stances symétriques, à la manière de Spencer, de l’Arioste et du Tasse ; il déclare même formellement qu’il a pris ces trois maîtres pour modèles. Ainsi il est bien entendu qu’il a voulu traiter le cycle d’Arthur comme Boïardo et l’Arioste avaient traité celui de Charlemagne. Conclure de là qu’il se soit complètement emprisonné dans les traditions des anciens poètes chevaleresques de l’Italie, ce serait aller trop loin cependant. On n’échappe pas ainsi à la science de son temps. Tout en entourant son héros de paladins et en donnant aux Bretons les mœurs féodales d’usage, il a cherché, jusqu’à un certain point, à caractériser la physionomie des Saxons en regard de celle de leurs adversaires cynaris. Sans puiser son merveilleux dans la mythologie trop peu connue du Nord, il ne s’est pas refusé à lui emprunter plus d’un prétexte de tableau comme plus d’une image ; enfin, une de ses principales ambitions a été de jeter sur le fond de ses peintures « non plus les couleurs du Midi ou de l’Ouest, mais celles du Nord, du berceau de la chevalerie, avec ses mers polaires, ses merveilles naturelles, ses sauvages légendes et ses restes antédiluviens. » Il n’est pas moins certain que le monde où M. Bulwer entend nous conduire est situé fort loin de la vérité historique, fort loin même de la terre que nous habitons. Qu’on en juge.

Au début du poème, Arthur, entouré de ses paladins, célèbre le printemps dans la vallée de Carduel et murmure nonchalamment ses vœux de jeune homme : « Les sages, dit-il, nous répètent que l’homme est inconstant, et pourtant il me semble que, comme cette douce journée d’été, je laisserais volontiers toutes mes heures s’écouler au milieu des fleurs et des parfums. C’est le temps et non l’homme qui change. » Tout à coup une forme surnaturelle se dresse devant le royal rêveur (le poète nous apprend plus tard que c’est l’image de sa conscience), et elle l’entraîne dans une forêt voisine, au bord d’une mare noire et stagnante, sur laquelle Arthur aperçoit des hordes d’ombres saxonnes envahissant peu à peu les montagnes des Cymris. Le jeune prince raconte sa vision au sage Merlin, qui lui fait connaître l’arrêt de la destinée : il doit retourner au labeur, « le premier et le plus noble patrimoine de l’homme ; » et Carduel ne sera sauvé que s’il parvient à conquérir trois talismans : un glaive de diamant, gardé par des génies au fond d’un lac ; le bouclier de Thor, sur lequel veille un nain farouche, habitant des entrailles de la terre, et enfin une enfant aux doux yeux, l’épouse promise, que le jeune roi doit trouver endormie devant les portes de fer de la mort. Le sujet du poème est ainsi indiqué. Les merveilleux voyages d’Arthur à travers toutes les provinces du royaume de l’impossible forment la principale partie du récit. Le héros breton ne s’arrête guère dans le domaine des réalités que pour passer quelques jours à la cour de Ludovick, roi des Vandales (lisez Louis-Philippe, roi des Français, car, un peu à la manière de M. Disraëli, M. Bulwer nous retrace une sorte de tableau satirique des derniers événemens de notre histoire) ; puis ses épreuves commencent dans une vallée fortunée, ceinte de toutes parts d’inaccessibles rochers et habitée par un clan d’anciens Étrusques qui ne soupçonnent pas même l’existence du reste de l’univers. Les périls qui l’attendent dans cet Eldorado sont aussi charmans que les fleurs de ses jardins : ce sont les yeux d’Églé, la fille du dernier prince de la colonie étrusque et l’unique rejeton de la race royale ; d’Églé, qui l’aime bientôt de toute son ame et avec laquelle il est convié à passer sa vie dans la vallée fortunée. Arthur est bien près d’oublier le monde et ses rudes devoirs ; toutefois l’honneur l’emporte à la fin, et il se décide à partir.

Victorieux dans cette première épreuve, dont il ne sort cependant qu’à demi mort, le roi paladin accomplit tour à tour ses douze travaux en dépit de tous les esprits qui peuplent les eaux et les abîmes de la terre, le vide du néant et l’empire de l’allégorie. Pour s’emparer du glaive de diamant, il faut qu’il suive la dame du lac au fond de sa demeure humide, qu’il résiste à la tentation de cueillir les fruits d’or de l’ambition, et que, dans la grotte de rubis où trônent les princes du temps, il choisisse, entre trois avenirs déroulés devant lui, le sort du héros qui meurt pour tous, et qui, par sa mort, engendre toute une postérité héroïque. Du sein des eaux, nous sommes transportés au milieu des glaces du pôle. L’épisode du bouclier de Thor est comme la descente aux enfers du prince breton. Arthur pénètre au fond du cratère d’un volcan tout peuplé des plus terribles génies de la mythologie scandinave et des cadavres géans des monstres antédiluviens. Ce n’est plus l’ambition et l’orgueil qu’il a à affronter, c’est la terreur : le bouclier qu’il cherche est caché par-delà les siècles morts, derrière les rideaux qui enveloppent la couche du roi-démon de la guerre. Comment le jeune prince triomphe-t-il de tous les redoutables habitans de l’abîme, de ses iguanodons et de ses mastodontes, des Trolls qui façonnent les tremblemens de terre et des farouches Valkyries, pourvoyeuses de la mort, de Thor enfin et de tous les Titans contemporains de Tubai ? Le poète ne le dit pas, et nul ne doit jamais le savoir. Au moment où Arthur porte la main sur la couche du dieu de la guerre, un bruit formidable se fait entendre, et près du cratère du volcan les compagnons du héros retrouvent son corps inanimé qu’ont vomi les forces souterraines.

La dernière épreuve du jeune roi a pour théâtre un antique tombeau où il s’est endormi. En s’éveillant, il voit se déchirer le voile qui sépare le présent de l’éternel. Le temps, l’espace et la matière s’anéantissent pour lui ; il est en face « de l’impalpable partout, » de la zone du vide, qui n’est qu’un passage entre l’existence qui finit et la renaissance. Un instant, il a frissonné au souffle de la mort ; mais, en levant les yeux sur l’image de sa conscience qui lui apparaît toute rayonnante, il sent soudain se dissiper ses terreurs. Alors le charme s’évanouit. Le mortel se retrouve sur la terre, et devant lui il aperçoit une vierge endormie ; c’est l’épouse promise, qui n’est autre que Geneviève (la Ginèvre des romans de geste), la fille du roi des Saxons Merciens qui assiègent Carduel. Une fois maître des trois talismans, Arthur n’a plus à craindre la destinée. Sur tous les points, les Bretons remportent la victoire, et le jeune roi, pour prix de la paix qu’il offre au chef de ses ennemis, ne lui demande que la main de Geneviève.

Tel est le canevas du poème, telle est du moins la substance des principaux incidens qui sont comme le grand courant de la narration, car le drame proprement dit y tient beaucoup de place. Usant de son privilège de poète, M. Bulwer nous enlève souvent à la société des génies pour nous déposer au milieu des chefs bretons qui délibèrent ou des prêtres saxons qui réclament pour Odin des victimes humaines. Il nous peint le désespoir des Cymris réduits à la famine, les feux allumés sur les montagnes pour servir de signaux, le dévouement du barde qui, sans armes, se jette au milieu des ennemis en chantant que là où il tombera, les envahisseurs ne poseront jamais un pied vainqueur. Tous ces tableaux réels, sur lesquels je n’ai pu m’arrêter, sont loin d’être la partie la plus faible de l’œuvre de M. Bulwer ; j’en dirai autant des aventures du pauvre Gawaine, auquel un malin corbeau joue de fort vilains tours assurément, car, toujours victime des malices de ce démon emplumé, l’infortuné chevalier est condamné à épouser une redoutable virago, et finit par être transformé en prince esquimau, après avoir failli être rôti symboliquement en l’honneur de Freya. Cette joyeuse odyssée forme la partie comique du poème, le fabliau que M. Bulwer a voulu placer à côté du roman de geste pour représenter toute la poésie du moyen-âge.

Dans son ensemble toutefois, le Roi Arthur est avant tout une légende merveilleuse, et, au premier abord, on pourrait même le prendre pour un conte de fées. On le pense bien cependant, un homme sérieux ne saurait avoir écrit deux volumes de vers uniquement pour rimer un caprice d’imagination. Les poètes demandent à être examinés avec attention. Les uns cachent de graves pensées sous le désordre apparent de leurs rêves ; les autres s’en vont à l’aventure, à travers les champs de la fantaisie, pour chanter chemin faisant, à propos d’un nuage ou d’une fleur imaginaire, des refrains où ils jettent les sensations que leur a causées la vie. C’est une douce chose certainement que de reconnaître dans leur voix l’écho de ses propres impressions, à une condition cependant, c’est qu’on les retrouve enveloppées de mélodie. Cette condition, M. Bulwer ne l’a pas toujours remplie. Comme versificateur, il blesse bien souvent l’oreille, et bien souvent aussi les nécessités du mètre l’entraînent à délayer son style en épithètes et en membres de phrases inutiles. Nous n’insisterons pas toutefois sur ces défauts de forme, et nous chercherons à pénétrer jusqu’à l’essence même de son œuvre.

Comme nous l’avons vu, M. Bulwer a voulu ériger son monument poétique à un moment où l’intelligence avait décidément pris le dessus en lui sur les facultés sensitives. Cela se trahit à chaque ligne tombée de sa plume. Pour tous ceux qui considèrent surtout le poète comme le chantre des inexplicables frémissemens que la nature peut éveiller en nous, je doute fort que l’épopée d’Arthur soit bien sympathique. M. Bulwer ne me semble pas être un de ces trouveurs qui révèlent aux hommes une nouvelle manière de sentir et d’aimer la réalité, qui créent en quelque sorte un nouveau sens en découvrant dans les choses la puissance d’ébranler des fibres jusque-là silencieuses. Bien plus, il est rare qu’il exprime des impressions, neuves ou déjà exprimées par d’autres. D’ordinaire, il est métaphysique. Bien que l’on rencontre chez lui plus d’une image qui prend la réalité sur le fait, le plus souvent ses métaphores sont vagues ; les traits saillans des objets aiment à s’y noyer dans une sorte de brume intellectuelle, et les contours incertains de l’empreinte attestent clairement l’écrivain qui définit plutôt qu’il ne traduit des émotions. Presque toujours il compare le réel à l’abstrait. Il dira par exemple : « À travers le sang et la fumée brillait le bouclier d’argent clair comme l’aurore de la liberté sortant des batailles. » Ses rapprochemens, il est vrai, sont généralement ingénieux, ils supposent souvent beaucoup d’intelligence, mais ce sont des jeux d’esprit. Ils ne lui servent pas à peindre des rapports et des harmonies qui l’aient réellement frappé, arrêté au passage. La comparaison telle qu’il l’a comprise n’est qu’un ornement de parti pris. De même que ses images, ses tableaux semblent être un moyen plutôt qu’un but ; ils ne sont pas ce que l’auteur avait besoin de dire, ils sont seulement les conséquences d’un plan systématique.

Quel est donc le but, quel est le thème dont les peintures du poète peuvent être considérées comme les variations ? Tout d’abord il est évident que le héros au sabre de diamant a été, dans la pensée de M. Bulwer, l’emblème de l’influence qu’un passé héroïque peut exercer sur l’avenir. Arthur, c’est la noblesse des pères qui oblige leurs fils : c’est la mystérieuse source de ces souvenirs, de ces instincts nationaux et héréditaires que l’on respire dans l’air, qui ne sont ni des calculs intéressés ni des idées réfléchies, et qui font la grandeur des nations, comme la croyance en l’éternité de Rome a donné aux Romains l’empire du monde. En dehors de cette pensée générale, qui a probablement déterminé M. Bulwer à faire d’Arthur le sujet d’un poème, il est facile d’entrevoir d’autres intentions philosophiques sous chacune des parties ; de son récit. La fête du printemps, la vallée heureuse, la dame du lac, sont autant de phases de l’histoire de la vie. Le jeune roi demandant au ciel que ses heures puissent s’écouler au milieu des fleurs, c’est la sensuelle indolence de la jeunesse et sa soif de bonheur ; mais la conscience (plus souvent peut-être le besoin d’exercer ses facultés) vient arracher l’adolescence à ses premiers rêves : celle-ci part pour se mesurer avec la vie ; après avoir oublié le monde dans la vallée fortunée, l’idéal domaine de l’amour, elle en sort toute meurtrie par le temple de la mort. La feuille amère qu’Arthur doit avoir mâchée pour acquérir le don d’apercevoir la dame du lac signifie sans doute qu’il faut s’être heurté contre la nécessité pour apprendre à renier l’hérésie du désir et les exigences du cœur. Au lendemain de l’amour, de la poursuite de l’impossible, quand la volonté se réveille pour chercher un nouveau but à la vie, c’est l’ambition qu’elle rencontre. Les épreuves de l’homme commencent alors. S’il choisit la voie de l’égoïsme, le talisman des forts ne lui appartiendra jamais. On ne devient ni un génie ni un héros en donnant pour unique but à ses efforts le succès ou l’admiration des hommes. Celui-là seul qui estime l’honneur plus que la renommée, fait de la « renommée son esclave, et non sa dominatrice. »

Jusque-là le sens symbolique est clair. L’épisode du bouclier de Thor, quoique moins explicite, laisse encore assez deviner l’intention philosophique du poète. Il ne s’agit plus maintenant d’idées générales sur la vie, mais sur l’humanité. Arthur a conquis le glaive de diamant, les Bretons ont un chef à la hauteur de sa tâche ; cela ne suffit pas : si l’énergie individuelle, l’épée d’un héros ou l’intelligence d’un législateur, peuvent affranchir les nations, ce n’est qu’à la condition de trouver en elles les élémens de toute indépendance. On ne saurait décréter ni improviser la liberté pour un peuple, pas plus qu’on ne saurait décréter pour lui l’activité et la prévoyance. La liberté ne peut être que la conséquence des facultés déjà développées dans ce peuple. Elle ne peut sortir que de son passé, elle ne peut naître que de la patience, du travail, de l’énergie et de la réflexion, qui sont les enfans de l’hiver. Le poète le dit lui-même : « Telle est la liberté, ô esclave qui désires être libre. Ses efforts réels pour s’enfanter, l’histoire ne les a jamais racontés. Telle qu’elle a été sera l’apocalypse des nations. C’est du fond des tombeaux, des os primordiaux de la terre, que la force patiente doit extraire le bouclier protecteur. À quoi les Bretons ont-ils dû leur liberté ? Ce n’est pas à des trônes renversés ni à des lois de parchemin. La charte d’émancipation date des tentes scythiques et de l’acier des lances normandes. Veux-tu savoir jusqu’où elle remonte ? Compte les années par milliers. »

Quant à ce royaume du vide qui s’étend devant les portes de fer, je dois avouer qu’il est quelque peu, pour moi comme pour Arthur, la région de l’impalpable. C’est sans doute un fort bel emblème que ce nuage immense au-dessus duquel Arthur entrevoit le vaste front immuablement serein du Destin-Nature, « qui de ses mains invisibles façonne incessamment avec le néant de la mort les multiples pompes de la vie, reprend la matière d’où l’esprit a fui, soumet à des lois les élémens en lutte, et fait entrer chaque atome coordonné dans des formes nouvelles. » En nous représentant sous cette figure la nécessité providentielle et les lois naturelles de l’univers, cette fatalité qui est dans l’homme autant que hors de lui, M. Bulwer a ingénieusement symbolisé les plus hautes conceptions de la raison moderne. Mais que signifient l’apparition de Caradoc, et celle de la conscience du jeune roi, et cette épouse promise qu’il doit rencontrer sur le seuil du néant ? Dans son ensemble, l’épisode du tombeau voudrait-il dire que c’est le mépris de la mort qui fait le héros, l’homme fort doué du privilège d’immortalité ; qu’en tenant toujours les yeux fixés sur sa conscience, on apprend à nier le néant, à regarder la mort comme un vain mot, et qu’armé de cette conviction on conquiert la puissance (représentée par Geneviève) d’engendrer des actes dont l’influence s’exercera jusqu’à la fin des temps sur le monde ? Ce n’est là qu’une hypothèse que je hasarde, et j’en pourrais imaginer plus d’une autre tout aussi probable ; cela seul ne condamne-t-il pas le symbolisme du poète ? Bien plus, cela n’accuse-t-il pas quelque peu de puérilité cet art allégorique qui se donne pour but de déguiser des pensées ? M. Bulwer a voulu reproduire le spiritualisme des légendes et de la mythologie du Nord. Je crains bien qu’il n’ait reproduit que l’idéalisme de ces longs poèmes allégoriques qu’on pourrait appeler le bel esprit du moyen-âge. Avec leur tempérament observateur, les races septentrionales ont toujours été sous le coup des forces mystérieuses du grand tout, et naturellement leurs sensations ont cherché à se revêtir de formes sensibles ; mais, de même qu’il y a des allégories qui sont la traduction la plus sincère d’une impression, il y en a d’autres qui sont seulement des paraphrases sous lesquelles des idées jouent pour ainsi dire au jeu de l’imagination.

Il suffit, je crois, d’avoir dégagé de ses voiles le sens caché du Roi Arthur pour montrer que c’est précisément la conception métaphysique qui a été le point de départ de l’écrivain. L’idée a suggéré les incidens, et les détails n’ont été que des conséquences logiquement déduites de la pensée première. Voilà donc où en arrive M. Bulwer. La poésie n’est pour lui qu’un moyen d’énoncer des jugemens, de dire ce que la prose dit sans détours, mais de le dire autrement, d’orner, en un mot, des conceptions. Ses derniers romans nous l’avaient montré cédant de plus en plus au besoin de généraliser, de personnifier ses théories sur l’humanité pour les faire vivre de leur vie abstraite au milieu des figures plus réelles et plus caractérisées où se résumaient les traits aperçus par lui dans telles ou telles individualités. Maintenant il ne se contente plus de quelques types symboliques, il écrit tout un long poème pour ne mettre en scène que des abstractions. C’est là seulement, si l’on veut, une exagération accidentelle de ses tendances ; mais l’exagération même ne sert qu’à nous mieux donner la clé de tout son talent, de tout son passé littéraire. Que M. Bulwer aime Pope et Dryden, nous n’avons plus à nous en étonner ; qu’il se soit raillé de Keats et de Wordsworth, rien de plus aisé à comprendre. « Même dans un chant d’amour, s’écrie l’auteur du Nouveau Timon, l’homme doit écrire pour des hommes. Loin de moi les notes empruntées, les roucoulemens à la mode, plus puérils que Wordsworth, plus brillantés que Keats ; loin de moi les pots-pourris pastoraux qui font tinter aux oreilles assoupies des airs tennysonniens[2]. » Une pareille critique est bien absolue. En la lançant, il est clair pour moi que M. Bulwer a été sincère : je doute qu’il ait été fort prudent. Il ne faut pas l’oublier, le monde réel ne se compose pas seulement de ce que l’esprit peut y avoir perçu et compris. Une femme aimée n’est pas tout entière dans ses contours, sa couleur et son poids ; c’est bien aussi un élément authentique, une partie positive de son être, que le je ne sais quoi qui fascine et trouble celui qui l’aime. M. Bulwer ne s’est pas assez souvenu de cette vérité. Présentée sous une autre forme, sa boutade signifie simplement qu’il n’a pas éprouvé ce que Wordsworth, Keats et Tennyson ont exprimé ; que, pour lui, n’existent pas les électricités et les invisibles agens capables de produire chez certaines organisations les sensations particulières dont se sont inspirés ces trois poètes. De la sorte il nous a lui-même fait toucher du doigt les limites de son individualité poétique. Nous savons pourquoi sa manière de sentir la nature est rarement neuve : c’est qu’il est abstrait et systématique comme on ne l’est guère d’ordinaire que dans le Midi ; c’est qu’il est de ceux qui marchent enveloppés des idées qu’ils se font des choses et qui emploient leur activité à combiner ces conceptions de mille manières et à en déduire les conséquences, au lieu de l’employer à observer les choses elles-mêmes, à entrer en contact direct avec elles. Il peut avoir et il a eu en effet sa valeur à lui, son genre spécial d’originalité ; mais ses mérites n’ont rien de commun avec ceux du poète instinctif, de ce naïf observateur qui sans cesse déchire le voile des apparences sous lesquelles sa raison est habituée à se représenter l’univers, et qui, en se mettant ainsi en rapport immédiat avec la réalité même, acquiert parfois le don d’exprimer ce que toute idée nouvelle ne fait jamais qu’interpréter : des impressions jusque-là inobservées et inexpliquées, des influences exercées par des propriétés naturelles encore indéfinies et indéfinissables pour la science.

Ce n’est pas à dire cependant que M. Bulwer n’ait pas, lui aussi, des cordes sonores qui envoient des vibrations émues plutôt que des pensées. Chose à noter, il possède précisément cette espèce d’enthousiasme qui distingue presque toujours les organisations où domine la faculté raisonneuse, et qu’avaient à un si haut point tous nos radicaux et nos idéologues du XVIIIe siècle. Il a le culte de l’homme : il croirait volontiers que la raison humaine est plus maîtresse que Dieu des destinées du monde. Chez lui seulement, ce n’est pas l’humanité en général qui est l’objet de cette admiration un peu présomptueuse. Ce qu’il glorifie et ce qui lui inspire une vénération permanente, c’est la supériorité individuelle, la grandeur de l’espèce humaine dans le héros, le conducteur d’hommes. Chaque fois qu’il évoque l’idée de cette aristocratie spirituelle, — chaque fois qu’il parle de Merlin ou de Caradoc, la pensée et la poésie qui veillent sur un peuple, — son style prend une franchise et une animation inaccoutumées. Plus de froides combinaisons de mots, plus de souci de toilette. Du fond de son être jaillit une émotion qui tire au plus court et veut s’exprimer tout entière. Le Nord et ses mers de glace lui ont aussi inspiré des vers tout palpitans. Il a été fier de ses ancêtres, les rois de la mer, et il a trouvé spontanément des images vivantes pour nous peindre cette impitoyable nature qui a enseigné à sa race l’indomptable énergie d’une volonté patiente. Enfin, quand il abandonne l’allégorie, il est souvent pittoresque comme aux meilleurs endroits de ses romans ; il sait répandre dans ses tableaux ce quelque chose d’indéfinissable qui fait qu’un homme impose par sa majesté, ou qu’un site inspire un effroi superstitieux avant qu’on ait eu le temps de se demander pourquoi. En général toutefois, c’est dans l’imagination qu’est sa force. Si, en sa qualité d’idéaliste, il songe beaucoup plus à décider comment devraient être coordonnés les élémens qui figurent dans son idée de l’univers qu’à examiner, suivant le mot de Shakspeare, s’il n’y a pas plus de choses dans l’univers que ne le pensent les savans, au moins a-t-il, ce qui est la qualité de l’idéalisme, une grande puissance d’invention. C’est pour lui un jeu de rivaliser avec les rêves, de désagréger la création et de reconstruire avec ses débris des mondes nouveaux que nul n’a ni vus ni soupçonnés. Est-il besoin de dire que ces royaumes imaginaires sont profondément empreints de sa personnalité ? On y voit passer des ombres héroïques, et la nature y prend des proportions colossales. Par malheur, l’effet est toujours un peu théâtral. Dans les rêves de M. Bulwer, l’instinct qui refait à son gré l’œuvre de Dieu est toujours celui qui domine chez les poètes du Midi : l’amour de la simplification grandiose, de l’abstraction qui résume à grands traits, isole certains aspects, certaines forces ou certaines qualités de la nature en supprimant toutes les autres propriétés qui les limitent dans la réalité, et de la sorte les amplifie sous le regard jusqu’à remplir l’infini. La grandeur est obtenue ainsi par une violation de la loi naturelle qui veut que sur cette terre tout soit complexe et mélangé. À l’égard du monde moral, même système qu’à l’égard du monde physique. Comme il nous peint le type absolu de l’horreur ou de la grace dans ses paysages, il nous peindra dans ses héros le type, absolu de la vertu ou de l’intelligence, abstraction faite des mille élémens qui, dans l’être le plus vertueux ou le plus intelligent, se combinent avec sa qualité principale. — Du même coup, il s’efforcera de caractériser toute une classe d’hommes, toute une race, toute l’humanité ; dans un seul jugement, il cherchera à condenser toute l’histoire et toute la philosophie. Sous ce rapport encore, il rappelle beaucoup le ton sentencieux de nos écrivains du dernier siècle et les axiomes ronflans des montagnards de tous les temps. Son style est tout-à-fait en harmonie avec celle prédilection pour les grandes généralisations. Il évite le mot propre et précis, tout ce qui accentuerait trop, tout ce qui mettrait sous nos yeux un objet dans ce qu’il a de particulier à lui seul, un sentiment dans ce qui en fait l’impression d’un homme et non d’un autre. Avec lui, en un mot, on n’est plus sur la terre, on n’est plus entouré de réalités. Le spécial et l’individuel sont anéantis ; il ne reste devant l’esprit que les modèles généraux, les prototypes imaginaires des variétés individuelles.

De tout cela, que conclure ? Que M. Bulwer est un poète de l’école classique. Si modernes que soient les matériaux de son poème et même de ses pensées, sa manière de les mettre en œuvre, sa poétique surtout, sont fort analogues au système de composition des Latins dans l’antiquité, des Français et des Italiens depuis la renaissance. L’art vers lequel il incline n’est nullement cet art naïf qui, de tout temps, a attiré les races germaniques, et qui n’est que l’expression sincère et fortement précisée des impressions et des conceptions de l’homme individuel. Loin de là, sa pente l’entraîne vers cet autre art, essentiellement systématique et habile, qui consiste à embellir le vrai (c’est-à-dire les idées que l’esprit s’en forme), à satisfaire, sans le fatiguer, le jugement en ne représentant que les élémens qu’il est habitué à percevoir dans les choses, mais à les grouper et à les disposer suivant d’autres lois que celles de la nature. Lui aussi, comme s’il avait du sang gallo-romain dans les veines, il trouve un charme secret à protester contre la réalité en cherchant à faire mieux qu’elle. Somme toute, il a beaucoup d’analogie avec Chateaubriand. Pour lui, le beau est toujours l’idéal, le doux mensonge, comme le grand style est toujours la diction d’apparat, le langage solennel, l’expression qui n’exprime pas seulement ce que l’on veut dire, qui traduit en même temps le désir de bien dire et le talent de dire autrement que tous ce que tous ont pu penser.

Cette poésie est-elle bien celle de l’avenir ? Je ne le crois pas, et il me semble en tout cas que les symboles et la fable que M. Bulwer a voulu donner pour parure à la philosophie de nos jours n’étaient nullement faits pour lui servir de vêtement. Son poème, nous dit-il, a été conçu il y a vingt ans, c’est-à-dire à l’époque du mouvement romantique. On était alors au plus fort de la réhabilitation du moyen-âge. À force de généraliser, de fixer la valeur absolue des choses, de décréter ce qui était le beau pour tous, le juste pour tous, le raisonnable pour tous, en un mot ce que tous devaient voir, penser et sentir, le XVIIIe siècle avait si bien réduit les individus à être uniquement des hommes en général, que c’était de toutes parts une véritable fureur pour échapper à ses axiomes et protester contre ses règles générales. En Allemagne, en Angleterre, en France, toutes les voix s’écriaient : Non, nous ne sommes pas seulement des hommes, nous sommes des Allemands, des Français, des Anglais, des chrétiens et des hommes du XIXe siècle. L’école historique de Savigny, les romans et les poèmes de Walter Scott et de Southey, les travaux de Niebuhr et de MM. Guizot et Thierry, furent autant de symptômes de cette réaction. Les historiens revinrent aux sources originales, et s’appliquèrent à faire ressortir dans les actes des anciennes générations les preuves et les manifestations de tout un système d’idées, d’instincts et de sentimens qui n’avaient rien de commun avec la raison de l’homme-type décrété tout d’une pièce. De son côté, la poésie se plut à prendre pour héros des Goths et des Vandales, à exhumer la littérature sanscrite, les Niebelungen, l’art du moyen-âge, comme autant de pièces justificatives contre les systèmes du XVIIIe siècle. Ce fut là une révolution fort sérieuse, beaucoup plus sérieuse qu’on ne l’a cru peut-être. Pour ma part, je serais tenté d’y voir un fait historique presque aussi important que le protestantisme. Le rationalisme de l’antiquité romaine, remis en honneur par la renaissance, venait de donner sa mesure, et l’Europe le traînait sur la claie. C’était le monde moderne qui, une fois encore, changeait de voie et reniait ses systèmes. Malheureusement, s’il devait sortir de ce mouvement des résultats sérieux, il en sortit aussi bien des enfantillages. Le moyen-âge devint une mode ; on s’en fit des joujoux, surtout en Allemagne. Avec Tieck et Owerbeck, la littérature et la peinture rivalisèrent d’affectation pour imiter la gaucherie des maîtres primitifs, pour calquer, dans les vieilles légendes et les vieux tableaux, tout ce qu’ils avaient de plus suranné et de plus contraire au développement moderne. Bref, l’Allemagne se laissa égarer par sa gallophobie. Parce que l’ascétisme du moyen-âge, c’est-à-dire le catholicisme germanisé par les barbares, se rapprochait plus de sa manière de sentir que la philosophie et l’art classiques avec leur plan géométrique de l’univers, elle s’imagina qu’elle était mystique et féodale à la manière du XIIIe siècle, à peu près comme les premiers écrivains de la restauration se crurent, en France, d’ardens catholiques par haine pour les doctrines de la révolution.

Que le poème d’Arthur ait été inspiré par ce qu’il y avait de moins viable dans cette réaction, cela me paraît évident. Si au moins il avait paru au moment de la fièvre générale, il aurait eu, jusqu’à un certain, point, sa raison d’être, et il y eût probablement beaucoup gagné, car, à cette époque les enthousiasmes du jour auraient dominé plus complètement le poète ; son esprit se fût fait naïf aussi bien et en même temps que son imagination, et de la sorte la création de M. Bulwer aurait formé un tout homogène. Depuis lors, bien des années se sont écoulées : l’intelligence de l’écrivain a subi l’empire des circonstances ; elle s’est laissé aller à de nouveaux sujets de réflexion. De sa conception première, M. Bulwer n’a guère conservé qu’une fable chevaleresque, et il se trouve qu’il a enveloppé les tristesses du XIXe siècle dans les rêveries et les badinages du moyen-âge. Cet antagonisme entre sa philosophie et ses symboles l’a forcément précipité dans tous les défauts du pastiche. Son héros a toute la raison de notre temps, et il se meut sans la moindre surprise au milieu d’un monde fantastique qui ne représente nullement les idées qu’un pareil homme eût pu se faire de la nature. Merlin n’est plus le sorcier du moyen-âge en rapport avec les esprits de ténèbres : c’est le sage vieillard, le voyant, l’emblème de la pensée, qui découvre les secrets impénétrables à l’œil du vulgaire, et cependant il invoque les génies et donne aux paladins d’Arthur des bagues et des anneaux enchantés pour leur servir de guide. Chaque personnage du poème semble ainsi un assemblage de fragmens empruntés à des êtres différens ; ses actes ne sont pas la mise en œuvre de ses conceptions ; ses instincts ne sont pas l’effet produit sur lui par les choses avec lesquelles il a commerce. L’écrivain lui-même, tel qu’il se reflète dans sa composition, ne semble pas être un seul homme. En le lisant, on est mal à l’aise, comme devant une grave intelligence qui déroge ou devant une gaieté qui ne sait pas être gaie. À chaque instant, on serait tenté de lui dire : Vous avez des pensées qui méritent d’être écoutées ; prenez donc un langage sérieux pour exprimer des réflexions que les esprits sérieux peuvent seuls comprendre.

Étrange anomalie ! à l’époque de la révolution romantique, comme en 1848, l’Angleterre seule, en Europe, paraît avoir conservé son sang-froid, et c’est en Angleterre qu’un homme de talent vient aujourd’hui sacrifier à des illusions dès long-temps oubliées, lorsque les esprits ont eu partout le temps de se calmer, lorsque, dans son pays surtout, ils sont plus que jamais entraînés vers de nouvelles régions. Dès le principe, je le répète, la question ne fut nulle part mieux posée que chez nos voisins. Bien que Walpole, Percy et Macpherson eussent des premiers tenté la réhabilitation du passé, le romantisme, sur le sol britannique, ne perdit jamais de vue son but pratique et positif. Tandis que l’Allemagne ne s’émancipait des règles classiques que pour s’asservir aux formes du moyen-âge, tandis que la France se passionnait pour une croisade dirigée, après tout, contre elle, l’Angleterre se borna à réclamer la liberté du sens propre contre l’absolutisme de la raison commune. Dans la lutte qui s’engagea chez elle, il n’y eut en présence que le passé et l’avenir d’un côté, le XVIIIe siècle avec son radicalisme, son art classique, son culte des idées et des principes, en un mot le vieil idéalisme qui prétendait immobiliser les conceptions de l’intelligence, c’est-à-dire proscrire à la fois le progrès et l’originalité individuelle en définissant tout ce qu’il voyait dans l’univers et en disant : C’est là tout ; — de l’autre côté, l’esprit nouveau, l’esprit de découverte et d’expérimentation, l’individualisme réclamant pour chacun le droit de voir par lui-même, d’avoir son goût à lui, de tirer ses idées de ses perceptions et d’aimer ce qui lui plaisait. Byron était alors dans sa gloire. On sait déjà qu’on s’était laissé éblouir par son talent. On a cru qu’il représentait l’avenir, et il n’était qu’un prolongement du passé, l’agonie plutôt de l’ancien rationalisme, qui ne croyait plus à ses premières illusions, mais qui ne pouvait encore les oublier ni se résigner à accepter la réalité telle qu’elle était. Maintenant il n’est plus guère possible d’en douter, l’avenir, au lieu d’être avec lui, était avec Wordsworth, avec les lakistes tant raillés, avec Walter Scott et le pauvre Keats, avec tous ceux enfin qui combattaient pour le vieux naturalisme germanique, qui, durant le moyen-âge, avait inoculé le mysticisme de saint Augustin dans les croyances catholiques, qui plus tard avait reparu dans la théorie protestante de la grace, plus tard encore dans Bacon, Bentham et Adam Smith. Quelles que soient les destinées réservées à l’esprit nouveau, au moins est-il certain qu’en ce moment l’Angleterre lui appartient corps et ame. — Au parlement, le règne des grands partis, l’époque des Chatham, des Burke et des Sheridan, a fait place à une politique toute pratique et toute dominée par les exigences des faits. L’industrie et la science vont à pleines voiles à la réalité ; la littérature suit la même voie. L’instinct qui a remporté la victoire, c’est le besoin de toujours apprendre, de toujours expérimenter. Le dédain des théories est à son comble. La plupart des poètes marchent sur les traces de Wordsworth : comme Thackeray et Dickens, comme tous les peintres, ils sont réalistes et naïfs, spiritualistes et positifs. Qu’on ne s’étonne pas de trouver ces mots accouplés : les artistes naïfs sont-ils autre chose que des expérimentateurs qui observent sans cesse, s’approchent de tout ce qu’ils rencontrent et passent leur vie à étudier l’effet que produisent en eux les moindres particularités du monde réel, au lieu de la passer à se construire un idéal, en combinant de mille manières leurs conceptions, c’est-à-dire les interprétations données depuis long-temps par la raison à des perceptions traditionnelles ? Tous les poètes anglais ne sont pas des lakistes, je le sais ; mais les plus spéculatifs d’entre eux, MM. Browning[3], Bailey, Reade, par exemple, n’en sont pas plus portés vers l’idéalisme que nous connaissons. Ils sont plus méditatifs que systématiques. Ils songent peu à juger, à décider comment le monde devrait être fait ; ils cherchent plutôt à concevoir comment il est fait. De même que les anciens mystiques, ils sont portés à voir partout la Providence divine, à pressentir dans les lois de la création l’action incessante d’une volonté irrésistible et d’une intelligence infaillible devant lesquelles le sage ne peut que s’efforcer de comprendre, admirer et se soumettre. Leur philosophie, pour tout dire en un mot, n’est pas du rationalisme, mais du supernaturalisme naturel, suivant le mot de Carlyle, qui est leur père spirituel à tous.

Ainsi, en Angleterre, un des principaux résultats de la révolution romantique a été de détrôner la poésie intellectuelle, celle-là même à laquelle est revenu l’auteur du Roi Arthur, et en écrivant son poème allégorique, en exprimant des jugemens sous les emblèmes d’une légende, M. Bulwer me paraît s’être mis doublement en désaccord avec son époque. Il a emprunté à la nouvelle école ce qui était seulement un accident de ses débuts, une erreur de jeunesse, et, dans des formes déjà vieilles, et qu’elle-même a reniées, il a tenté de faire revivre l’esprit d’un idéalisme qu’elle a tué, je dirai plus, qui se refusait à subir un tel vêtement. La contradiction, du reste, est partout chez l’écrivain ; elle est au fond même de sa nature. En lui se trouvent réunis les idées du Nord et le procédé intellectuel du Midi, ses goûts plutôt. Il sait ce qu’on ne peut apprendre qu’en regardant de près, en étudiant les réalités avec le culte instinctif que les Germains ont toujours eu pour la nature, et il a l’amour de l’absolu et de l’universel, comme ceux-là qui se contentent de regarder de loin et tiennent en grand dédain le réel. Son intelligence, sans doute, est à la hauteur du siècle ; bien plus, il a de la verve, le secret d’émouvoir, le respect de la supériorité individuelle, le sentiment des joies et des douleurs comme de toutes les influences qui peuvent faire frémir les fibres passionnées de l’homme de nos jours ; en un mot, il possède une grande partie des facultés instinctives dont la réunion pourrait faire d’un écrivain le poète de l’Angleterre moderne ; mais en même temps qu’il se rattache ainsi par tant de points au développement des esprits les plus mûrs, l’art qui le séduit est toujours cet art épris de grossissement et d’exagération qui ne fascine guère que la jeunesse : l’âge où l’on se plaît à jeter le gant à la nécessité, et où l’on ne consulte que ses désirs sans s’inquiéter s’ils restent dans les limites du possible. — Bref, à toutes les qualités de M. Bulwer se joignent une tendance à généraliser et une préoccupation de l’effet qui me paraissent l’avoir complètement éloigné des voies de l’avenir.

Si je ne me trompe, nous avons dépassé l’état moral où la poésie pouvait être le talent d’orner la vérité. En littérature comme en tout, il faut que le mensonge et l’adresse fassent place à la sincérité, et cela par la simple raison que les hommes ne se laissent plus prendre à ces artifices. Quand le lecteur est assez clairvoyant pour reconnaître le vrai sous l’idéal, la pensée sous sa parure, le poète qui vise à bien dire ou à corriger la réalité devient pour lui une sorte de prestidigitateur qui l’insulte presque en croyant pouvoir l’éblouir. L’empire des mots a beau être immense, on finira par déchirer le prestige derrière lequel se cache la présomption qui se croit capable de mieux faire que Dieu. Un jour viendra, je l’espère, où l’on emploiera une nouvelle méthode critique pour apprécier les divers systèmes poétiques ou philosophiques, et on s’apercevra alors que les uns comme les autres ne se divisent guère qu’en deux classes ou écoles, l’école idéaliste et l’école expérimentale, celle qui procède par synthèse et celle qui procède par analyse ; — la première, qui traite l’art comme le radicalisme a voulu traiter la société, qui commence, de prime-saut, par concevoir ce que doit être la poésie en général ou telle composition en particulier, et qui, sa conception posée, se borne à en déduire les conséquences ; — la seconde, qui suit une voie toute contraire, qui, au lieu de décider à priori à quelles conditions doivent satisfaire une bonne philosophie ou une bonne épopée, ne cesse d’étudier ce que les choses sont et peuvent être, d’observer quel effet elles peuvent produire sur une ame d’homme, d’amasser enfin jour par jour de nouvelles impressions et de nouvelles perceptions pour les laisser librement s’associer, se mettre d’accord et former ainsi sa conception, poème ou système philosophique. L’expérience a déjà démontré où conduisait la première de ces méthodes, quand on l’appliquait à l’organisation des sociétés : sans doute nous arriverons à reconnaître qu’appliquée à l’organisation d’une œuvre littéraire, elle n’aboutit qu’à immobiliser l’art et à mettre le beau théorique en contradiction avec le beau pratique, le don de plaire. Les regrets sont superflus ; c’en est fait de la poétique de l’Arioste, c’en est fait même de celle d’Homère. La littérature ne peut être un badinage qu’aux époques où l’instinct dominant est le besoin de badiner. Le beau ne peut consister dans les grandes généralisations qu’aux époques où l’intelligence a seulement commerce avec les grands traits des choses. Si chacun des héros du vieil Homère est un type qui résume toute une catégorie d’êtres humains, c’est que ses yeux voyaient comme il a peint. Il a mis dans ses portraits tout ce qui l’avait frappé ; il a été sincère : que nos poètes le soient comme lui. De tout temps, pour que la poésie s’empare des ames, il faut qu’elle fasse entrer dans son image de l’univers tout ce qui, dans l’univers, a puissance d’agir d’une manière ou d’une autre sur les hommes auxquels elle s’adresse. L’admiration n’est que la joie de l’esprit qui s’écrie : Oui, c’est bien cela.

Un peu de réflexion avait éloigné l’art de la naïveté ; beaucoup de réflexion l’y ramènera, je crois. Après les Grecs, qui ont chanté d’instinct, sont venus les Latins, qui se sont faits les législateurs du Parnasse, comme après l’enfance spontanée vient la jeunesse tout affirmative, qui croit que sa raison peut tout comprendre, et que hors de ce qu’elle comprend, il n’y a absolument plus rien. Grace à Dieu, les hommes, les races vieillissent ; avec le temps, on finit par voir que l’on est impuissant à tout voir, que dans la poésie, par exemple (c’est-à-dire dans l’art d’émouvoir), il entre quelque chose de plus que tout ce que l’esprit peut percevoir, concevoir et réduire en recettes, quelque chose d’indéfinissable qui est précisément le don d’émouvoir, et que ce don-là, la nature seule en a le secret.

À vrai dire aussi, nous sommes bien vieux pour nous amuser du plus ou moins d’adresse avec lequel un homme est capable d’orner la vérité. Le moindre vers qui exprime sincèrement une émotion sincère est un renseignement psychologique digne d’intéresser les plus graves esprits. Tout ce qui nous aide à mieux connaître les sensations que nous pouvons éprouver ne nous fait-t-il pas avancer dans l’étude des seules données qui nous permettent de nous former une idée du monde et de nous-mêmes ? Une ballade de Wordsworth, une strophe où il nous exprime son attendrissement à la vue d’une fleur, d’un idiot, peuvent nous ouvrir toute une longue perspective d’aperçus nouveaux, tandis qu’un poème formé de conceptions idéalisées ne nous apprend guère qu’une nouvelle manière de combiner ce que notre esprit avait déjà classé et catalogué de longue date. La raison est la science qui explique, coordonne et généralise les effets produits sur nous par les choses ; que la poésie soit l’esprit d’aventure et de découverte : ce sont des émotions qu’elle nous doit, et non des raisonnemens.

J. Milsand.
  1. Voyez, sur le Nouveau Timon, la Revue du 1er juin 1846.
  2. Alfred Tennyson, voyez sur ce poète, l’article de M. Forgues dans la Revue du 1er mai 1847.
  3. Voyez sur Browning la Revue du 15 août 1847.