Un Poète bourgeois au XVe siècle – Guillaume Coquillart/02

La bibliothèque libre.
Un Poète bourgeois au XVe siècle – Guillaume Coquillart
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 508-537).
◄  I


UN
POÈTE BOURGEOIS
AU QUINZIÈME SIÈCLE


II

LA POÉSIE DE GUILLAUME COQUILLART[1].


I. — NOVICIAT LITTÉRAIRE.

Nous avons raconté la vie intime de Guillaume Coquillart, et nous avons vu combien chacune des tendances de son caractère et de son esprit était la conséquence, presque le résumé de l’existence que menait alors la bourgeoisie dans la bonne ville de Reims. La destinée littéraire de ce poète est soumise aux mêmes influences, et c’est encore la position de Reims qui va donner leur couleur particulière, âpre, satirique et sceptique, à ses premières œuvres. Le vrai noviciat de sa poésie, c’est cette vie politique de la bourgeoisie sous la main de la royauté, et c’est ce qui doit tout d’abord attirer nos regards.

Louis XI, en montant sur le trône, trouva toutes les classes de la nation sur le chemin de la guerre sociale, déjà toutes prêtes à attaquer le boulevard général, la royauté, pour en venir ensuite à lutter sans obstacle les unes contre les autres. Le populaire, persécuteur dans les grandes villes, persécuté dans les campagnes, avait désiré dans ses momens de détresse un pouvoir qui le protégeât exclusivement, et pendant le court espace de temps où il avait exercé la tyrannie, il avait à peu près compris ce qui lui était nécessaire pour rendre cette tyrannie plus durable : il avait entrevu qu’il ne lui manquait, à lui représentant le nombre et la force, que l’union et l’organisation. Il s’organisait donc à l’abri des associations des métiers, et il inventait déjà, mais secrètement, des mesures analogues à celles qui composent aujourd’hui la charte du socialisme. On a vu l’influence et les tendances de la bourgeoisie. Pour la féodalité, elle n’avait sans doute plus tout son ascendant moral ; mais, concentrée entre des mains puissantes, elle avait gagné en énergie ce qu’elle avait perdu en étendue. Retrempée du reste par la guerre, qui avait été son berceau, par là retombant un peu dans l’état barbare, elle devait supporter difficilement à l’avenir la discipline de cette hiérarchie qui avait été sa gloire et sa raison d’être. Elle était, et c’est ce qui causa sa ruine, entraînée à désirer la continuation des querelles. Maintenant qu’elle se trouvait les armes à la main, elle allait donc essayer de rentrer par la force dans les villes, d’où la diplomatie bourgeoise l’avait chassée, dans le gouvernement de la patrie, où la royauté ne lui avait plus laissé qu’une place restreinte et diminuée de jour en jour.

On n’a pas généralement aperçu ces germes de la guerre sociale qui menaçait de suivre la guerre civile, et on n’a vu dans Louis XI qu’un tyran de mélodrame. On en a fait aussi l’adversaire exclusif de la féodalité, et en cela encore on ne l’a guère compris. Sans doute ce mépris des formalités inutiles qui est propre aux esprits puissans et actifs, ce dédain des manières, de la pompe, de l’étiquette, qui distingue les génies indépendans maîtres d’une position incontestée, ce masque de bonhomie, cet amour des contes grivois et des facéties grossières, cette astuce, cette diplomatie tortueuse préférées à la force ouverte et au bruit des armes, tout cela lui a donné l’apparence d’un bourgeois. Sans doute aussi la puissance que la bourgeoisie devait aux circonstances et surtout à sa propre habileté a forcé Louis XI à s’occuper plus spécialement d’elle et à paraître la protéger quand il ne faisait que la surveiller. On l’a ainsi nommé le roi de la bourgeoisie, mais il a trompé l’histoire, comme il a trompé ses contemporains ; l’apparence a caché la personne. Incontestablement, dans les pays comme la Normandie, où la noblesse était encore redoutable, Louis XI encouragea les influences bourgeoises, accorda des foires, des privilèges, des franchises, fit des visites et de belles harangues aux bonnes villes, et passa fort gravement la revue des milices armées ; mais là où, puissante et orgueilleuse, la bourgeoisie essaya de réveiller quelqu’une des traditions d’indépendance qu’avaient caressées ses pères, il la traita plus rudement peut-être que la féodalité elle-même. En somme il n’était l’ennemi ni de cette féodalité, ni de cette bourgeoisie ; il était vraiment le roi, c’est-à-dire l’adversaire implacable de toute indépendance de caste et de toute tendance fédérative. Il était le roi en ceci encore, que sa brutalité même sauva non seulement la patrie, mais souvent l’avenir de ces classes contre qui elle s’exerçait. C’est surtout dans la ville de Reims que l’on peut observer la querelle de ces diverses classes, la lutte sourde de la diplomatie communale contre la royauté, et nulle part la politique de Louis XI, comme aussi les tendances du populaire, de la bourgeoisie, de la féodalité, ne furent plus curieusement caractérisées.

Pendant son sacre à Reims, Louis XI s’était trouvé dans une position difficile : connaissant le mauvais vouloir du plus grand nombre des anciens serviteurs de Charles VII, il n’avait pu refuser l’honneur que voulait lui faire Philippe de Bourgogne, et celui-ci l’avait accompagné à Reims à la tête de toute sa noblesse de Flandres, de Bourgogne et d’Artois. Louis n’avait pas oublié le grand amour que les Rémois avaient porté à Philippe de Bourgogne ; il en voyait les preuves dans la réception cordiale qu’ils faisaient à ce duc, et il avait pris les plus minutieuses précautions afin de cacher cet enthousiasme, ou au moins afin d’en diminuer la portée en le faisant passer pour un devoir imposé par lui à la ville de Reims. Toutefois il avait compris qu’il fallait surtout desserrer ces vieux liens d’amitié en se rendant populaire, et il avait promis l’abolition des impôts.

Le roi et le duc partis, on cueillit les impôts comme à l’ordinaire. Les bourgeois se plaignirent à haute voix, et le peuple murmura sourdement. Un mois environ après le sacre, les gens des petits métiers s’assemblèrent, s’armèrent de toute sorte de traits, d’arbalètes, de hallebardes et autres basions de défense, coururent sus aux collecteurs des aides, les pourchassèrent, pillèrent leurs maisons, brûlèrent leurs registres, et, dit une chronique, en pendirent quelques-uns qui avaient oublié la science de bien fuir. C’était dans de tels accidens que la diplomatie bourgeoise brillait de tout son éclat. Elle commença par mettre la main sur quelques-uns des séditieux les plus mal renommés et dont il serait utile de se défaire en tout état de cause, puis elle attendit ; mais Louis XI n’était pas homme à commencer son règne sous de tels auspices, et on apprit bientôt que Mgr Joachim Rouault, maréchal de France, nommé commissaire du roi en cette partie, se dirigeait vers la Champagne, fort escorté de gens de guerre. La bourgeoisie s’empressa d’envoyer cinq des plus habiles et des plus honorables habitans pour remontrer qu’elle n’avait point pris part à une si damnable sédition, et que les plus compromis des rebelles se trouvaient déjà entre les mains de la justice : le commissaire les accueillit froidement et continua sa route. Pendant quelques jours, on vit entrer dans la bonne ville une foule de marchands, manouvriers, laboureurs, portant figures étrangères et inconnues. Joachim Rouault arriva à son tour avec une petite troupe ; tous ces étranges marchands se changèrent en autant de soldats, et Reims se trouva directement sous l’autorité du roi. Après avoir fait saisir environ deux cents des plus coupables et terrifié les bourgeois en annonçant qu’il allait s’enquérir des complices, Joachim Rouault se contenta de punir une centaine des mutins, parmi lesquels six furent écartelés, décapités ou pendus ; les autres furent fustigés, essorillés, emprisonnés ou bannis. La bourgeoisie put apprendre deux choses dans cet événement, qu’on appela le micmaque de Reims : la première, c’est qu’elle venait de rencontrer un roi qui se servait plus habilement qu’elle de la politique bourgeoise ; le second enseignement, le bailly de Vermandois le lui donna à son de trompe, quand il publia que « un grand nombre de gens mécaniques, sous umbre et couleur de fraternité, alliances et confédérations, tenaient des assemblées et congrégations particulières en dehors de toute juridiction, dans lesquelles assemblées ils statuaient entr’eux des édicts et ordonnances, et levaient sur eux des deniers mis en boîtes et en trésors communs. » C’était ainsi que la royauté protégeait les bourgeois contre eux-mêmes, et que, tout en se défendant, elle défendait forcément les lois de la justice, l’avenir de la patrie et de la société.

Cependant la sévérité du roi n’avait pas touché directement les bourgeois. Quelques années de tranquillité leur firent oublier les ennuis où les avait jetés le micmaque, comme aussi le demi-siècle de calme et de paix qu’ils devaient à la royauté avait effacé de leur mémoire les misères et les angoisses mortelles de la guerre de cent ans. Ils n’y voyaient plus que ces rêves d’indépendance qui les avaient bercés, ces joies de la vanité et de l’orgueil dont ils ne se rappelaient déjà plus les dures expiations. Ils auraient voulu retrouver dans le roi Louis cet ami discret et respectueux de la bonne ville qu’ils avaient rencontré dans le duc Philippe, et, sentant au contraire cette main de la royauté qui les maintenait toujours le plus près possible du cœur de la France, ils murmuraient et se révoltaient intérieurement. Ils montraient leur mauvais vouloir en se faisant lents dans les choses nécessaires, inertes dans les choses utiles, taquins dans les choses indifférentes, en se plaignant sans cesse, en résistant toujours jusqu’à ce qu’ils sentissent la première flamme de la colère du roi. Louis XI trouva bientôt un homme selon son cœur, et il envoya à ses très chers manans et habitans de Reims messire Raulin Cochinnart, qui, une fois capitaine de la ville, fit de ces si puissans et si rétifs bourgeois les plus dociles constructeurs de murailles qu’on pût voir.

Ce Cochinnart était une sorte de Richelieu sur un petit théâtre, un de ces esprits fermes et obstinés qui voient dans le lointain un but grand et noble, et qui y marchent droit sans s’arrêter devant nul obstacle et sans s’inquiéter des détails de l’exécution. — Dans les détails d’exécution rentrent nécessairement la vie et la fortune de ceux qui se trouvent sur le chemin. — Il avait reçu de son maître la mission de s’opposer au renouvellement de la guerre civile, en empêchant Édouard d’Angleterre de prendre par le sacre une apparence de légitimité. Il avait donc juré que Reims ne tomberait pas aux mains des Anglais, et quand il avait devant les yeux ce but, qui était pour lui le salut de la patrie, peu lui importaient les plaintes de Marguerite, veuve de Jehan Vakier, pillée par ses sergens, et les clameurs que faisaient pousser à toute la ville les voleries insignes commises par les Jehan Bresche, les Robinet Bresche, les Pernet Cabi et les autres gens de mauvaise vie qu’il employait à rendre malléable l’indocilité bourgeoise.

Sur ces entrefaites, c’est-à-dire en 1472, le pouvoir féodal sembla se réveiller du long sommeil où l’avaient tenu les derniers seigneurs de Reims. Le saint archevêque Jean Juvénal venait de mourir. Son successeur, Pierre de Laval, avait l’orgueil des grands barons ; il était Montmorency par les lignes paternelles, du sang de Bretagne par les femmes de sa maison ; neveu de Charles VII, cousin-germain de Louis XI, c’était un des plus grands seigneurs du royaume. Il arrivait sur le trône archiépiscopal, les yeux fixés sur la position que les seigneurs de Reims avaient occupée au XIe siècle, et il était décidé à faire reculer jusqu’à ces limites tous ceux qui, roi, abbés, bourgeois, avaient profité des malheurs des temps pour usurper les droits du patrimoine de saint Rémy. Fier et ferme, impatient et dédaigneux, il se trouvait au nombre de ceux qui poussent jusqu’à l’apogée de la puissance les pouvoirs jeunes et en chemin de monter, mais qui tuent sans retour les pouvoirs sur le déclin de la ruine. Il était né deux siècles trop tard ; la féodalité ne pouvait plus supporter un stimulant aussi énergique.

Raulin Cochinnart, en arrivant dans la ville, commença par attaquer en face le pouvoir féodal. Il commanda aux dizainiers et connétables de détruire le château de Porte-Mars. C’était la forteresse féodale d’où relevaient un grand nombre des fiefs de la mouvance archiépiscopale. Les bourgeois détestaient cette forteresse ; elle était depuis deux siècles l’occasion de toute sorte de négociations ; elle avait entrée dans la campagne, entrée dans la ville, et elle empêchait la commune d’être complètement maîtresse de ses murailles : c’était néanmoins un crime de lése-seigneurie que de la détruire. Voyant Cochinnart décidé à ne pas reculer, les Rémois feignirent d’avoir peur de leur archevêque, firent maintes représentations, demandèrent une garantie au nom du pouvoir royal, et après avoir envoyé des ambassadeurs à Pierre de Laval pour lui démontrer qu’ils ne cédaient qu’à la force, ils s’en allèrent joyeusement détruire ces vieilles murailles, célèbres déjà dans les romans de chevalerie. L’archevêque comprenait bien qu’il ne pouvait lutter directement contre le représentant du roi. Il fit donc circonvenir Louis XI, et crut faire acte de bonne politique en demandant le titre de lieutenant-général du roi pour le pays de Reims. Louis, plus habile que l’archevêque, le lui accorda ; il comprenait quel avantage lui donnait le premier seigneur ecclésiastique de France en devenant le fonctionnaire de la royauté. Armé de ce pouvoir, celui-ci revint à Reims, fit saisir et chasser tous les acolytes de Cochinnart, et, forçant ce dernier à comparaître devant lui, « il ne savait, lui dit-il, ce qui le retenait de le faire mettre en sa bombarde et jeter jusqu’au Bois-Salins. » Les bourgeois, broyés entre les deux mains de l’archevêque qui tenaient chacune un des pouvoirs souverains de la nation, s’humilièrent, expièrent encore une fois les ruses de leur politique et promirent 900 livres pour la reconstruction du château ; mais le sénéchal de Normandie, M. de Saint-Pierre, et Jehan Raquin, amis de Cochinnart, représentèrent au roi le tort qu’il laissait faire à ses fidèles serviteurs, et combien adroitement l’archevêque se servait de son titre de lieutenant au profit du pouvoir féodal. Louis, furieux, envoya un mandement à son bailly de Vermandois ; ce mandement, brutal et injurieux pour le duc de Reims, le cassait de sa lieutenance, déchargeait les bourgeois de leur promesse de 900 livres et remettait Cochinnart à la tête de la ville. L’archevêque vit qu’il était inutile de lutter, il se retira à son abbaye de Saint-Nicolas d’Angers, et Cochinnart trouva le lendemain sur sa table ces simples mots : « Le roy ne vivra point toujours ! »

La commune était donc encore une fois victorieuse ; mais sa joie fut de courte durée, et la tyrannie du nouveau maître ne connut bientôt plus de bornes. On venait d’apprendre la venue en France d’Édouard d’Angleterre ; cette nouvelle apporta au capitaine de Reims le plus sûr moyen de satisfaire sa vengeance contre les officiers et amis de l’archevêque, contre le clergé et contre les bourgeois en général, dont il avait remarqué la joie à l’annonce de sa chute. C’est surtout aux biens qu’il s’attaqua, et la somme qu’il cueillit par les amendes, confiscations, compositions, fut immense. Heureusement pour les Rémois, le roi ne vécut pas toujours, comme l’avait dit Pierre de Laval, et en 1485 trois commissaires furent nommés pour interroger Cochinnart sur ses excès. Ils le trouvèrent à Amboise, dans sa maison d’Entre-les-Ponts ; il était dans son lit, aveugle, cassé par la vieillesse, brisé par les infirmités, mais aussi énergique que quand il tenait sous sa main de fer l’orgueilleuse capitale de la Champagne. Il ne nia rien, ou guère. Du reste. dès 1477, Louis XI, averti des violences de son commissaire, fort peu irrité contre lui peut-être, mais voyant les fortifications à peu près complètes et la commune rendue docile, Louis XI l’avait retiré. Aussi bien quant à Reims l’œuvre politique était faite, le populaire avait été puni dans son sang, la bourgeoisie dans sa fortune, la féodalité dans son orgueil, et de longtemps on ne devait entendre parler de jacquerie, d’indépendance fédérative, de souveraineté seigneuriale. Ce fut vers cette époque que Guillaume Coquillart entra dans la littérature.

Depuis l’instant où nous l’avons perdu de vue, en 1463, au moment où il achevait sa traduction de Flavius Josèphe, il avait grandi en influence et avait conquis la double position que lui promettaient ses qualités diverses. Jean Juvénal avait pris en affection le sage et laborieux traducteur de l’Histoire des Juifs, il l’avait nommé procureur de l’archevêché, c’est-à-dire, après le bailly, le premier des officiers temporels. En 1470, nous le voyons arriver au conseil de la ville, en suivre assidûment les séances, souvent défendant les droits de l’archevêque et toujours veillant, dans le cercle de son influence, au profit de la bonne ville. Jean Juvénal l’avait nommé en 1472 son exécuteur testamentaire, Pierre de Laval lui avait conservé sa position ; mais tout cela attira sur lui la dangereuse attention de Cochinnart. Aussi commença-t-il par le mettre, comme les grands politiques de Reims pouvaient le dire, entre l’enclume et le marteau, en le nommant un des commissaires chargés de veiller au travail des fortifications en son absence. C’était l’exposer à la haine de ses concitoyens s’il se montrait sévère, à la malveillance des officiers du roi s’il se montrait facile. Il est probable que le poète rémois préféra la malveillance de Cochinnart, car nous voyons celui-ci lui extorquer 50 écus d’or et une douzaine de fines serviettes, ce qui donne une satisfaisante idée de sa position de fortune. Pendant ce temps, Guillaume cherchait à recueillir le fruit de sa traduction de Josèphe, et nous le voyons enfin reçu docteur en décret. À partir de ce moment, la période la plus difficile du travail de sa vie était terminée, il pouvait être sûr de sa fortune, il n’avait plus qu’à attendre les récompenses. Il passait la plus grande part de ses loisirs dans la plus notable et la plus intelligente société de Reims, au milieu des chanoines et des officiers tant spirituels que temporels de l’archevêché. Dans ces réunions, on discutait toutes les conséquences de la révocation de la pragmatique sanction, on agitait toutes ces questions de réforme qui remuaient alors si profondément les esprits ; on comparait ce qui se passait avec ce qu’on avait vu au temps de la jeunesse, et rien de tout cela ne tombait en vain dans l’esprit du poète. Le temps favorable était donc venu, qui devait briser les dernières entraves de ce génie singulier, et tout se réunissait pour le pousser à la poésie qui convenait le plus à sa tournure d’esprit.

Il n’avait pu s’abandonner à son genre sarcastique et gai au milieu des douleurs de la patrie ; mais maintenant la France était redevenue riche, pleine d’aise, presque agitée déjà par cette surabondance de luxe, d’activité et de fièvre hardie qui suit toujours la paix et le bonheur. À l’abri derrière la royauté, le caractère français reparaissait, le rire revenait, non point ce rire acre et plein de malédictions qui est dans l’histoire l’écho des jours d’angoisses, mais ce rire léger qui voltige autour des ridicules. Pourtant la royauté n’avait pu procurer que le bien-être, et ce bien-être même avait encore contribué à développer ces rudimens de dépravation et d’affaiblissement du sens moral que contenaient les crimes et les misères du passé. La foi seule eût pu reconstruire la pureté et la simplicité des mœurs, mais la foi était blessée pour bien longtemps. Coquillart avait devant ses yeux la deuxième des générations qui étaient nées depuis la guerre ; cette génération ne touchait par aucun point au moyen âge, elle portait toute la peine des fautes paternelles, et elle était possédée par un besoin de luxe, de joie bruyante, de jouissances matérielles qui signalait la naissance d’un nouveau monde. Le poète rémois était surtout frappé de voir que la vie tout entière et pour toutes les classes était devenue une vie de loisir : chacun faisait l’école buissonnière et passait le temps à courir les fêtes, qui n’étaient plus réglées et organisées comme autrefois. La fantaisie entrait violemment dans l’humanité, et elle chassait la vieille société fondée par l’église. Les jeunes gens de la bourgeoisie se conduisaient tout comme autrefois se conduisaient les seuls jongleurs, et ils bâtissaient toute leur existence sur le plan de cette vie exceptionnelle que menaient, au grand détriment de leur conscience et de leur avenir, les plus libertins d’entre les écoliers. Le monde moderne prenait donc pour règle de sa conduite générale ce qui n’avait été que l’exception du moyen âge, et ce furent surtout ces idées qui jetèrent Coquillart dans la littérature. Il avait alors cinquante-six ans, et quand cette foule de nouveaux masques fit irruption sur la scène de ses observations, son esprit était assez calmé pour lui permettre d’embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de ces portraits.

En l’année 1477, on vit circuler dans les bonnes sociétés de la ville de Reims un petit opuscule intitulé le Playdoyer d’entre la Simple et la Rusée. C’était le premier ouvrage d’honorable homme et sage maître Guillaume Coquillart. Il fut à un an de distance suivi par l’Enqueste d’entre la Simple et la Rusée. Il s’agit dans ces deux ouvrages du mignon, l’amoureux par excellence, réclamé par deux femmes, la Simple et la Rusée. Celle-ci l’a enlevé dernièrement à sa rivale. Dans la première pièce, Me Simon et Me Olivier, avocats, plaident devant Me Jehan l’Estoffé, le juge, sur la question de propriété du mignon. L’enquête est ordonnée ; elle fait le sujet de la deuxième pièce. Là, devant un jury grotesque, comparaissent six témoins destinés à représenter toutes les infamies de la ville, et qui racontent les causes et détails de la querelle entre les deux femmes. Les termes de droit sont ingénieusement attachés à la trame ; chaque texte est juste, chaque glose est grave ; enfin c’est une enquête, un plaidoyer parfait et sérieux quant à la forme ; il n’y a que le fond, le débat, qui soit comique.

Ce débat peut être, au gré des imaginations amoureuses du symbolisme, le sujet de diverses interprétations. C’est la querelle de la vieille et de la nouvelle société, ou de la vieille et de la nouvelle littérature se disputant le génie de la France, ou bien encore des vieilles et des nouvelles amours symbolisées sous le nom de la Simple et de la Rusée. À première vue, c’est la lutte entre la femme galante des temps passés et celle des temps modernes. La première, la Simple, c’est l’amoureuse du moyen âge, à peu près fidèle, bonne et facile, ennemie acharnée de l’amour platonique, mais se contentant de jouir secrètement de ses amours. Pour la Rusée, la coquette moderne, elle est fausse, hypocrite, pleine d’afféterie ; il lui faut le grand bruit, le brillant, l’effronterie. C’est ainsi une philosophique manière de montrer les deux espèces de femmes qui se disputent le royaume d’amour. Tout y va au fait, tout y est simple, réel, brutal. La caricature y est double. Dans la forme, c’est la caricature des cérémonies de dame Justice ; dans le fond, c’est la satire des poésies amoureuses, c’est le voile arraché à tous ces poèmes, romans, chansons, où l’on cache hypocritement sous la langueur, sous les plaintes modulées et les gémissemens imbéciles, ce qui n’est en définitive que passion matérielle, emportement de la chair et des sens.

Après ces deux pièces parurent probablement ces monologues du Puys, de la Botte de Foing, du Gendarme cassé. Pourtant ces ouvrages, qui ne portent pas de date, vinrent peut-être plus tôt. Dans le monologue du Puys surtout, on trouve quelque chose de moins arrêté et de moins brutal ; on croirait que l’auteur n’a pas encore foi en son genre, et c’est là qu’on rencontre le plus de souvenirs de la jeunesse et de l’université. En tout cas, ces monologues sont un genre inventé par Coquillart, un genre qui tient le milieu entre le conte et la farce, destiné, comme le conte, à narrer quelque aventure scandaleuse, mais ressemblant fort à un dialogue récité par un seul personnage. C’était, autant qu’on en peut juger, des sortes d’intermèdes qui prenaient leur place au milieu des danses et des festins de la nation rémoise, et on peut les regarder comme les bouquets à Chloris, les chansons de dessert de la bourgeoisie au XVe siècle. Le meilleur de ces monologues est incontestablement celui du Gendarme cassé. Les gens d’armes avaient toujours été, nous l’avons vu, les ennemis particuliers des Rémois, tout dernièrement encore ils avaient fort maltraité le pays environnant ; peut-être y a-t-il là quelque souvenir de Cochinnart ; aussi le gendarme est-il représenté d’une âpre façon. C’est bien l’ignoble soudard, le vieux routier qui a perdu le respect de toute chose, avec ses observations de mauvais lieux, ses opinions et études de mœurs qui sentent la taverne et le pillage. C’est lui naturellement qui a mission d’exposer les plus rudes exemples, les plus odieux caractères de femmes, et c’est dans sa bouche que le poète met la plus amère satire contre cette fièvre de luxe qui attaquait la bourgeoisie.

Cette poésie, toute cynique qu’elle fût, était loin d’avoir porté atteinte à la gravité du jurisconsulte. Le 10 octobre 1481, Regnault Doulcet, lieutenant-général de M. le bailly de Vermandois, confie à Coquillart ainsi qu’à trois autres hommes de loi le soin de mettre par écrit toutes les coutumes de Reims : ce travail lui valut à peu près de 35 à 50 sols par jour, grosse somme ; mais après l’affaire sérieuse revint la caricature, qui lui apporta plus d’honneur que l’autre ne lui avait apporté d’argent. Les Droits Nouveaulx, qu’il commença vers cette époque, sont le plus long et le plus original de ses ouvrages. Le grand travail de réforme qui se faisait dans le droit et dans la discipline ecclésiastique lui donna l’idée de cette joyeuse satire, qui peut être considérée comme une charge de la Somme de quelque Me Drogon de Hautvillers, ou bien comme une caricature des cours et arrêts d’amours, surtout des Aresta amorum de Martial d’Auvergne. Il y a sans doute là aussi une arrière-pensée de comparaison entre le vieux monde chrétien, grave et moral, que lui avaient fait entrevoir les leçons maternelles, et la futilité des nouvelles choses, la méchanceté, le trouble survenus dans les volontés et les idées du temps présent. Il indique en effet qu’il vient enseigner trois choses, les modes fringantes, les paroles élégantes, les termes juristes, et il revient souvent sur cette idée de mots nouveaux, droits nouveaulx, modes et rhétorique nouvelles. En résumé, ces Droits Nouveaulx, véritable cours de galanterie trouvère, fort utile à comparer avec la galanterie des XVIIIe et XIXe siècles, ces Droits sont bâtis sur le modèle des livres de jurisprudence. C’est une réunion de statuts du droit canon et du droit naturel, le tout caricaturé d’une façon cynique, mêlé à des contes obscènes, à des règles qui conviendraient à une maison de prostitution, et arrangé avec les formules, les divisions, les gloses, rubriques, interprétations, qui constituent l’apparence d’un traité de droit civil. C’est ainsi encore une raillerie de l’art juridique unie à une vive et piquante satire des mœurs du siècle, mais où le mot, l’esprit, la nécessité de faire ressortir le portrait, l’emportent sur la réflexion et l’idée morale.

C’est après avoir terminé les Droits Nouveaulx que Coquillart entra dans les ordres : l’archevêque et le chapitre lui accordèrent la cinquante-septième prébende, qui vint à vaquer. Le 21 avril 1483, il put prendre possession de sa stalle de chanoine. Il était enfin arrivé à cette gloire qui avait été le but de toute son ambition, et ce fut sans doute avec un grand sentiment d’orgueil qu’il se vit revêtu de la chape d’honneur, portant à son choix le chaperon fourré ou le bonnet rond de docteur, et montant sur son pupitre pour y chanter matines dans le magnifique chœur de la cathédrale de Reims.

Le nouveau chanoine fut choisi pour composer un poème qu’on devait réciter en grand appareil devant le nouveau roi Charles VIII, lorsqu’il viendrait se faire sacrer. Ce ne fut pas sans une certaine inquiétude qu’il se vit appelé à donner aussi solennellement la mesure de son talent. C’était sur lui que comptaient ses concitoyens, comme sur la gloire de la nation rémoise ; il aurait pour auditeurs tous les émules des Molinet, des Chastellain, des Octavien de Saint-Gelais, et peut-être exposerait-il aux railleries de ces savans et élégans esprits la poésie provinciale et le génie de la Champagne. Il ne savait pas que c’était à peu près la dernière fois que les échos de la vieille littérature allaient retentir parmi les princes et à la cour des rois de France ; mais dans son cercle intime il reçut bien des conseils contradictoires : céderait-il à l’école savante alors à la mode, et chercherait-il quelque pâle imitation de Me Alain, ou bien obéirait-il courageusement au genre bourgeois ? Il prit ce dernier parti, et composa le Blason des Armes et des Dames, c’est-à-dire la comparaison et l’éloge des biens qu’on trouve dans les unes et dans les autres. Il travailla d’ailleurs plus qu’il n’avait jamais fait ; il évita les négligences de style, suivit et développa plus complètement ses idées, enveloppa son cynisme habituel d’un triple voile, sans rien perdre pourtant de sa vivacité, de sa franchise et de sa simplicité. Il dut être singulièrement applaudi, et cette verve, ce charme dans les détails, cette invention gentille, cette forme joyeuse, facile et légère, pouvaient plaire aux deux sortes d’écrivains qui se partageaient alors la cour, aux fins et aux délicats comme aux amoureux de la grosse gaieté, à ceux qui, tournés encore vers le moyen âge par Louis XI et les Cent Nouvelles, se rattachaient aux trouvères, à ceux-là aussi qui pressentaient déjà la renaissance et présageaient François Ier.

On lui attribue encore quelques ballades qui n’ont guère de caractère. Pour moi, je lui attribuerais plus volontiers les Repues franches de Villon ; la coupe des vers, la tournure du style, bien des expressions et une certaine harmonie propres à Coquillart[2], — tout cela, joint à quelques détails caractéristiques, m’a à peu près persuadé que cet ouvrage ne pouvait être que de lui.


II. — LA COMÉDIE HUMAINE À LA FIN DU XVe SIÈCLE.

Nous connaissons le poète ; pénétrons dans son œuvre, et demandons-lui quelle était cette société bourgeoise et corrompue qui devait enfanter l’âge moderne.

Le Dieu de ce monde au milieu duquel nous mène le poète bourgeois, c’est nécessairement l’amour, — non point cet amour des temps chevaleresques, l’amour au cœur de lyon, au cœur d’agnel, héroïque au milieu des aventures guerrières, ailleurs humble, doux et courtois, sensuel sans doute, mais fidèle jusqu’à la mort. Iseult la blonde et la belle Maguelonne, la douce Grisélidis, sa sœur passionnée la châtelaine de Vergi et toutes leurs gracieuses compagnes se sont endormies au départ des chevaliers de la dernière croisade, et peut-être attendent-elles pour se lever le retour si longtemps espéré du roi Arthur et de l’enchanteur Merlin. Marot, avec sa poésie gentille, essaiera de réveiller les plus légères de leurs sœurs, et sans doute elles étaient dignes d’entendre la divine musique de Ronsard, le roi des poètes ; mais ce n’étaient point là les amours qui avaient frappé Coquillart. Il n’avait non plus ni vu ni entendu cette sorte de misérable passion qui constitue la poétique des amans de ce temps-ci ; il n’eût point compris ces sophismes qui se trempent si laborieusement dans les larmes pour briller au soleil de la rhétorique, et il eût singulièrement raillé cette fièvre d’impuissance qui descend jusqu’au suicide pour y chercher une preuve de vigueur. Ce qu’il nous montre, c’est ce qu’on peut appeler l’amour bourgeois, l’amour des dimanches de la bourgeoisie ; c’est le sensualisme gaillard des jours de fête dans la cité joyeuse. C’est le sentiment dans sa plus matérielle acception, brutal et grossier, naïf et franc dans sa brutalité, plein de vie, de naturel et de tapage au milieu de sa corruption. C’est l’amour de ceux-là qui ont hâte de jouir : pressés qu’ils sont entre le travail de la semaine qui vient de finir et le travail de la semaine qui va commencer, ils n’ont pas grand temps pour la coquetterie ; ils n’ont ni le loisir, ni le repos d’esprit qui laissent mûrir la poésie du sentiment. Tout au plus ont-ils la poésie des sens, celle qui apporte l’ivresse et la volupté par les tendres et les brillantes couleurs, par le froissement du velours et de la soie, par le cliquetis de l’or et des bijoux, par le bruit des chansons joyeuses et des verres vibrans. Pour ces fêtes, les nouveaux élégans de la bourgeoisie quittent le foyer domestique, mais ils le quittent un seul jour. Corrompus, pourtant honteux encore, ils entendent la famille qui les appelle et qu’ils vont rejoindre ; il faut que le plaisir soit emporté séance tenante et que la coquetterie abrège fort ses cérémonies. Qui sait ? Avant la fête suivante, le foyer domestique aura peut-être converti ces transfuges à sa douce gravité.

C’est bien là du reste la passion distinctive de ce XVe siècle, qui est déjà assez sorti du moyen âge pour avoir rencontré l’effronterie de la corruption, pas assez entré dans le monde moderne pour avoir osé chanter la poésie de la débauche. Cet amour leste et grossier, ce mépris de la femme, railleur, franc, plein de bonhomie, mais implacable et sans ménagement, étaient bien dans le caractère de la bourgeoisie d’alors. Sans cesse en contact avec le peuple, éloignée, par l’activité de sa vie, de ce poli de civilisation que donne le loisir, la bourgeoisie du XVe siècle avait gardé assez intactes les qualités propres au génie du populaire français ; une fois hors de la vie de ménage, elle était volontiers dans ses ébats brutale et grivoise. Privée de l’éducation chevaleresque, elle ne respectait pas la femme en tant que femme, mais en tant qu’elle était respectable, c’est-à-dire bonne mère, épouse docile et fidèle. Plaçons-nous donc avec Coquillart au milieu de cette ville de Reims dont il a été le poète, suivons-le dans une de ces fêtes auxquelles préside l’Amour du moyen âge ; nous connaîtrons ainsi le poète par le monde qu’il a créé, ou plutôt qu’il a reproduit, et c’est le meilleur moyen de le juger.

Le voilà, le prince des sens, l’Amour, le dernier seigneur de la commune affranchie. Il n’est ni blanc ni rose, et ce n’est pas un enfant ; c’est un robuste jeune homme, haut en couleur, à la figure riante et ronde, aux mains rudes et aux épaules carrées. Il n’a ni arc ni flèches : ce sont les armes qui atteignent les cœurs parfumés et les déshabillés galans ; mais il porte à sa main droite la coupe d’argent nette et grossièrement ciselée, la coupe vingt fois vidée qui fait les yeux vainqueurs et les sens invincibles ; il agite dans sa main gauche la bourse aux écus d’or, et tout autour de lui gisent les plus riches produits de la marchandise, les bijoux de l’orfèvre, les toiles fines du tisserand, les étoffes brillantes de la draperie ; c’est par là qu’il achète les plus rebelles de ses ennemies. Ce n’est point l’orgie pourtant qu’il célèbre ; non, les dieux antiques ne sont pas encore ressuscites, et les voiles de la pudeur jetés par le christianisme sur le corps de la femme ne sont pas encore en lambeaux. Il ne connaît pas les raffinemens de la volupté, et il a conservé quelque grâce, un peu de cette fraîche poésie des champs et des feuilles, du soleil et du printemps que le moyen âge, en sa jeunesse, avait donnée pour compagne à la poésie du sentiment. Au XVe siècle, sans doute, les bijoux ont presque remplacé les fleurs, et les jeunes filles des poèmes ne portent plus ces gracieux ornemens, ces jupes ornées de roses pures, ces ceintures de violettes et ces couronnes de nouvel églantier, avec lesquelles elles allaient chanter la veillée du dieu gentil. Néanmoins l’amour bourgeois a bien souvent couru aux fêtes des villages voisins, il a assisté aux processions du Grand-Bailla, aux fêtes de la rosée, aux plantations du mal, et il en a rapporté, avec des pannerées de feuilles, de mousses et de fleurs, l’intelligence des fraîches et riantes couleurs. Il est là maintenant, ce dieu vainqueur, dans la cité vieillie et corrompue, sous son dais, au haut bout de sa table bruyante ; mais les tentures sont réjouissantes à l’œil, et le plancher de la salle est couvert de romarins, de muguets, de lavandes et de giroflées. Il habite son palais, et ce palais, si ce n’est une halle, est presque un hôtel de ville. Il est entouré de sa cour, et sa cour, a ses officiers comme M. le bailly de Vermandois ; ses conseillers portent cotte verte, ses huissiers ont la tête couverte de chapeaux de fleurs de houx, et ses avocats sont là prêts à invoquer les droits nouveaux, ces droits des sens que ne promulguait pas la poésie des temps passés. Pour lui, il a haut et puissant maintien, il prêche ses éternels mensonges, et tous ses sujets répètent en chœur : C’est lui qui v est le roi de toute douceur, de toute courtoisie et loyauté ; » c’est lui qui rend « l’homme prompt, prudent et sage ; sans lui, nul ne devient parfait. » Parfois il s’abandonne aux élans de sa nature cruelle, il dompte alors ses ennemis,

Par un ris de la queue de l’œil
Qui les mène jusqu’au mourir,


et malgré son air bonhomme, malgré sa figure enluminée, ses yeux s’arment de méchantes coquetteries, comme s’il était toujours le descendant de Vénus, la fille de la mer capricieuse. C’est alors qu’il tourmente ses serviteurs pour leur faire inventer les ruses, les mots élégans et amoureux ; il les force maintenant à rire, bientôt à soupirer ; maintenant résolus, puis découragés, maintenant gracieux et bientôt sombres, ils font par son ordre mille grimaces et singeries, et bien souvent n’ont-ils pour toute récompense que les yeux dédaigneux de leurs maîtresses, les menues pensées, les marmousemens, le songer creux, qui arrêtent leurs bras et contractent leurs fronts pendant le travail de la semaine. Cependant il se rappelle bientôt qu’il est le dieu des fêtes et l’amour bourgeois ; il laisse ses joyeux amis

Dancer, bondir, tourner, virer,
Fringuer, pomper, chanter, saulter ;


Et si quelquefois il les fait

Musser soubs tonnes, soubs cuveaulx,
Grimper pignons et fenestrages,
Soupples comme queues de naveaulx
Et mornes comme gens saulvages,


ce ne sont là que les moins acres et les plus bourgeoises des épices que le hasard puisse mettre aux amourettes pour en relever la saveur. Aussi le dieu est-il entouré d’une suite nombreuse ; tous ses jeunes vassaux, les mignons, fils des grands marchands de la cité rémoise, les bustarins, élégans des petits métiers, les rustarins, verts galans de campagne, tous se pressent autour de lui. Ils se promènent en pourpoints de satin, cheveux longs, perruques de prix, et les flûtes, les rebecs, les tabourins vont donner le signal du train, du petit-rouen, de tous les branles et de toutes les basses danses. À côté d’eux sont les dames de pensées amoureuses.

Si cointes, si polies, si frisques.
Si pleines de doulces amours.
Si propres pour trouver replicques.
Si promptes pour donner secours.
Si humaines à gens de cour.

Chacun rit, raille, conte sornettes ; chacun raconte les merveilleuses aventures de Gaultier et de Michelet, ces types gaillards, ces don Juan des classes marchandes : c’est un cliquetis de médisances ; chacun discute les causes, droits et devoirs d’amour, chacun se vante et chacun coquette. Le palais du dieu est plein, les portes mêmes sont encombrées par un nombre infini de galantins qui se pressent d’arriver dans le temple, et le poète satirique nous montre à l’arrière-plan, où nous ne le suivrons pas, les lits parés, les parquets d’herbes vertes, tandis que les plus réservées de ces honnêtes dames montent en quelque tournelle pour y visiter la lingerie de la famille.

Puis, quand il a ainsi dépeint le temple et l’idole, quand il a esquissé la scène générale et bâti le théâtre, Coquillart amène les personnages divers, toute la troupe des joyeux et dévergondés enfans de la corruption nouvelle, les verts galans, les femmes folles ; il dramatise les commérages, analyse les anecdotes scandaleuses, enfin il va faire passer sur ce théâtre presque toute la ville de Reims.

Maintenant tout est préparé. Le poète se lève alors. Pour faire courtoisie à sa poésie et aux auditeurs, il a revêtu sa belle chape d’honneur, son bonnet rond de docteur, qui n’étaient point faits pour se trouver à telle aubade ; puis il emprunte tout ce qui sonne bonheur et plaisir, tout ce qui dans la bonne ville porte au loin la fête de l’air, les annonces joyeuses, la promesse des journées sans travail ; il appelle à lui les sonneries de la Saint-Jean, le son des trompes royales ou communales annonçant les entrées de roi, les farces et les mystères, enfin toutes les cloches fériales, les tambourins des jongleurs et les violes des ménétriers. Il se tourne aux quatre coins de l’horizon ; il convoque tout ce monde qui ne pense plus à Dieu, tout ce qui veut rire dans la ville satirique et brutale, dans la Champagne au vin léger, aux têtes folles, aux paroles libres : bonshommes de Reims, gens épicés ; gascons de Vitry, bragards de Saint-Dizier, gouailleurs d’Avize ; vous, glorieux de Laon, chats de Meaux, coqs de Dormant, vivans de Nogent ; vous aussi, lourdauds de Châlons, dormeurs de Compiègne, venez, venez tous, le rire va commencer, les bras vont se déraidir, les fronts vont se dérider ; le vieux poète va chanter les saturnales de la bourgeoisie. Ce que valent de tels chants, vos filles le montreront à vos gendres, et vos petits-fils le sauront au siècle suivant dans les guerres civiles ; vous, riez, sautez, dansez, accourez tous :

Frisques mignons, bruyans enfans.
Monde nouveau, gens triumphans.
Peuple tout confit en images,
Parfaits ouvriers, grands maîtres Jehans,
Toujours pensans, veillans, songeans
À bastir quelques haulx ouvrages,
Laissez bourgades et villages
Afin d’être nos auditeurs.

Venez, venez, sophistiqueurs.
Gens instruits, plaisans, topiqueurs.
Remplis de cautelles latentes,
Expers, habiles, decliqueurs.
Orateurs, grands rhetoriqueurs,
Garnis de langues esclatantes.

Venez, pompans, bruyans légistes ;
Médecins et ypocratistes.
Laissez vos saulces, vos moustardes ;
Mignons, laissez chevaux et bardes.
Vos grands bastons, vos becs d’oustardes…
Ça, mes mignonnes danceresses,
Mes très plaisantes bavarresses.
Délaissez vos amoureux traits ;
Mes grandes entreteneresses.
Combien que vous soyez maistresses,
Escoutez nos moyens parfaicts…
Advisé me suis au matin
De vous lire des droits nouveaulx.

Quels sont ces droits nouveaux ? Le berceau de l’enfant est là, là aussi le fauteuil de l’aïeule, et le bonhomme de mari, ce niais de tradition, ce bouffon de l’éternelle comédie, gagne durement la vie de la famille ; il aune son drap, remue sa houe et fait sauter sa navette ; il ramasse ainsi les derniers drap, remue sa houe et fait sauter sa navette ; il ramasse ainsi les derniers sourires de sa vieille mère, les fêtes de l’adolescence pour son enfant, et procure à sa femme la vie débarrassée des soucis et de la misère. Mais quoi ! qu’est cela pour la femme du temps nouveau ? Le vieux Christ est là, au fond de l’alcôve conjugale ; il est là depuis bien des générations, étendant ses deux bras d’ivoire jauni par le temps, et semant de ses mains sanglantes toutes les bénédictions du foyer domestique. Qu’est cela encore ? Ce sont les anciens droits. Les droits nouveaux, on les fait valoir quand la brune est venue et que l’occasion est favorable ; il n’est pas besoin de les définir. S’il reste encore quelque honte, bien, qu’on pleure demi-larme, et tout sera dit. Pourtant voilà la vengeance qui arrive, et Coquillart nous montre, avec sa finesse et son cynisme ordinaires, la coquetterie, le dernier juge, l’exécuteur des hautes œuvres de la morale en ce monde passionné. Ce n’est pas qu’il veuille prêcher ; non, il ne le sait pas faire ; il appelle ses ouvrages les Festes, et il se contente de traîner par les cheveux, devant le dieu et devant sa cour, tous les ridicules de la bonne ville.

Voici donc Dangier, le mari trompé, remuant et jaloux. C’est le plastron de tout joyeux esprit, la victime turbulente du seigneur Amour. C’est lui sans doute qui l’a affublé de cette étrange façon. Son seul aspect découragerait la plus vertueuse matrone. Il est tout pesant,

Il vous a les yeux endormis.
Rouges, et le corps tant maussade
Penchant devant, la couleur fade !
Les jambes aussi menuettes
Comme fuseaulx, les joues retraites !
Il est si tendre et si flouet
Qu’il semble, à le veoir, bien souvent
Qu’il eust besoing d’un coup de fouet
Pour le faire tirer avant.
Il va toujours traine-gaînant
Sur son cheval emmy les rues.
Tout en songeant, le bec au vent,
Sçavoir s’il verroit nulles grues.


Avec son grand chaperon, sa large cotte, son pourpoint qui lui tombe jusqu’aux genoux, bourré devant, derrière, à la vieille mode, avec ses bottes qu’il a héritées de l’archevêque Turpin, Dangier a l’air d’un niais qui vient d’obtenir de monsieur le bailly le fermage des vieilles chausses de la ville. Il est toujours radotant contre la mode des pourpoints courts et des hauts-de-chausses étroits, chose malhonnête et impudique. Sa femme s’en va parmi ses voisines, disant qu’autant vaudrait une vieille commère, et qu’il est tout au plus bon à rimer le refrain de quelque ballade. Pourtant il est encore le maître, on l’appelle « monseigneur ; » le moyen âge n’a pas tout entier disparu. Il rentre encore de temps en temps, le bonhomme, au moment utile, et l’on sait quelles terribles peurs il fit parfois aux amoureux qui venaient enseigner à sa femme les rubriques des droits nouveaux, quelles nuits il leur a fait passer dans les greniers, quelles courses légères à travers les rues, quels sauts dans les puits, quelles chutes entre les bras de notre cousin le guet ! Non, on ne bat pas encore son vénérable pourpoint de chamois, on respecte ses dignes épaules et on tremblotte en présence de cette épée du temps du roi Dagobert que son aïeul a gagnée à la bataille de Rosebecque. Cependant tout cela va venir ; Me Coquillart lui donne déjà les honnêtes conseils : « Bonhomme, faites bruit quand vous rentrez, et criez benoîtement :

Qui est céans ? ne vous déplaise ;
Au moins deviez vous l’huis fermer,
S’il fût venu des autres gens !


En attendant, il rassemble sur son pauvre corps, plus maigre que souche, tous les gracieux surnoms : c’est Jeannin Dada, c’est Jeannin Turlurette, c’est Me Macé Goguelu.

À côté de lui, rentrant tout essoufflée après une longue absence, voici la mignonne, la sadinette, la fringante, que sais-je ? C’est la jeune femme de Me Dangier, celle qui se plaint si amèrement que son mari ressemble trop à une vieille commère. Elle est chargée de bijoux et de pierres précieuses ; ses affiquets, épingles et agrafes sont enrichis de pointes de saphirs ou d’émeraudes ; ses anneaux portent des symboles amoureux ; sous ses aiguillettes. sous ces touffes de rubans terminées par des aiguilles d’or et d’argent ciselés, on entrevoit des chiffres entrelacés qui ont bien exercé l’imagination du pauvre homme. Du reste elle est vêtue à la dernière mode : elle a le chaperon de pontoise, la ceinture tissue d’argent et de soie garnie de lames d’or ; d’un côté pend l’aumônière richement ornée, et de l’autre le miroir encadré d’un métal brillant. Dans les jours d’automne, elle porte la robe fourrée d’hermine, comme une noble dame, et elle méprise la fourrure de putois, qui faisait les beaux jours des bourgeoises ses aïeules. Maintenant elle est revêtue d’une belle cotte de satin cendré de Florence, et elle n’est pas dans ses plus beaux atours. À la fête prochaine, pour paraître belle et grande, elle qui est ronde et rouge comme groseille, elle portera des pantoufles qui auront bien vingt-quatre semelles. Et tous ces ornemens, ce n’est point le mari qui les a achetés ; ils lui viennent sans doute par héritage


De maître Enguerrand Hurtebise
Son aïeul, qui mourut transi
L’autre jour au pays de Frise.


Et le bonhomme se doit bien garder de chercher d’où cela lui vient, car, disent les sages, à cheval donné on ne doit point la gueule ouvrir. D’où arrive-t-elle, en ce moment, si brillante ? Peut-être de ces caquets de l’accouchée où l’on fauche et étrille la réputation d’autrui, et c’est le plus honnête des endroits où on l’accuse d’aller. — C’est une vraie fée, disent ses adorateurs ; elle est pleine de petits ris et de petites façonnettes. Et toutes ces minettes, ces yeux si vifs, qui étaient comme les miroirs des plaisirs mondains, enchantaient ces pauvres égarés du moyen âge, naïfs encore et ignorant le véritable sens de ces caprices qui naissent de l’écume du monde nouveau. Cependant Coquillart poète fait parfois déjà de bien énergiques tableaux des ruses des coquettes.

Mais la famille n’est pas complète : entre le mari et la femme il manque quelque chose, et ce n’est pas l’enfant, c’est l’entremetteuse d’abord, puis l’amant, et il les amène sur la scène. — Celle-ci, c’est la vieille aux yeux rians, qui promet aux femmelettes chaperon, robe fourrée, et aux gentils mignons quelque femme de gros grain, quelque dame haut atournée. C’est une grande vieille sibylle, caduque, menaçant ruine, barbue comme un vieux franc archer. Quant aux types d’amoureux, ils foisonnent chez Coquillart. Le premier qui se présente, c’est le descendant de la grande bourgeoisie, le fils de ces hauts et puissans bourgeois qui avaient bleu quinze cents francs de revenu. Il était destiné à passer sa jeunesse dans l’étude, son âge mûr dans le travail, et à devenir ainsi le chef de la commune, un des conducteurs du peuple ; mais maintenant le voici par les rues, suivi de Gauthier Fouet son valet, de Bec-à-Brouet son page, et de Colin Suisse son ménétrier ; il clique fièrement du patin, mince chaussure à haut talon dont le bruit attire sur lui l’attention des galantes bourgeoises et met en mouvement tous les couvre-chefs féminins. Demain il sera dans les salles de bal et dans les festins, il foulera dédaigneusement qu’pied les lavandes, les romarins, et, plus hautain qu’un châtelain de Poitou, il raillera toutes les danses qui réjouissent les élégans de second ordre, le grand tourin, la gorgiase, la bergîère, la maistresse, les filles à marier ; il ne voudra danser que les trois états, car il a mis sa galvardine[3] de migraine[4] rouge à larges manches et sa capeline (chapeau) aux larges bords ornés de plumes et de rubans. Les autres danses sont les branles de l’âge d’or, les sauts du temps boniface, et elles sont trop honnêtes pour une époque où les femmes se laissent corrompre pour se distraire et sont adultères sans s’en être aperçues. Il est donc là au milieu de ses compagnons, débitant sur ses amours quelque chanson que les pages feront courir par les rues comme s’ils étaient les scribes et les promoteurs de la dégradation des femmes. Les sourcils de ce mignon sont peints de vive peinture, il porte à la main sa canne à bec d’outarde, et ses chaussures sont larges et rondes comme une raquette. Il a l’estomac orné d’un tas de lacets bigarrés, son beau pourpoint des grands jours a un collet de satin renversé, pour laisser voir le linge fin ; ses manches sont larges comme bombardes et ornées d’un effilé long de trois doigts ; elles laissent voir un bras revêtu de fine batiste et orné d’un chapelet composé de grains brillans comme des fleurs d’or. Enfin, l’épée au côté, la daguette troussée pointe en l’air, il a pris l’air d’un gentilhomme. Qui défendra à l’avenir les libertés de la bonne ville ?

La bourgeoisie moyenne ne manque pas à la galerie, et le jeune marchand est devenu peut-être plus bruyant que le fils de l’échevin. Celui-ci est plus fat, plus satisfait de lui, plus advantageux en petits faits, mais nous le voyons parfois grotesquement suspendu à la glu qu’il avait disposée. L’autre, plutôt hardi et tapageur, fait la guerre de brocards avec les bons bourgeois qui raillent son équipage galant et lui prédisent les haillons de l’avenir. Vêtu de vert, au côté le bouquet de romarin, le bonnet renversé sur l’oreille comme s’il guignait toutes les femmes, un portrait attaché à la toque, il s’en va, tranchant du régent, s’exposer à tous ces caprices féminins qui sont plus violens que vents de bise.

Ung monseigneur du May planté,
Sailly du fin fous d’une estable.
Sera aujourd’huy attincté
Comme ung duc, comme ung connestable ;
Et s’il n’est estourdy, muable.
Léger comme oyselet sur branches.
On dit qu’il n’est pas recevable
Pour un soupper de nopces franches.

C’est surtout aux galans des petits métiers, à ces ouvriers que la vanité a mordus, c’est à ceux-là que le poète rémois prodigue ses sarcasmes. Ceux-là ne sont pas les fringans, ni les friquets, ce sont les fringuelotés. Et voilà de mes galans ! ils n’ont pas dix francs vaillant, ils ne pourront trouver six blancs au fond de leurs poches à la fin de la semaine, et on les voit, tout fiers de leur robe de migraine, baguenauder autour des femmes ! Gens de porc et de bœuf, il leur faut une chaîne pour singer les chevaliers ; ils porteraient plutôt la chaîne de leur puits et l’anneau de leur pelle à feu ! On dirait de gros trésoriers ; regardez-les demain, ces varlets dimancherets : ils ont retourné leur robe, ce sont des savetiers. Et encore, et toujours, défiez-vous de ceux-là qui portent ces longs cheveux étendus comme hérissons ; toutes les perruques ne cachent point les oreilles.

Habitz de modes non pareilles,
Pourpoins de drap d’or longs ou courts,
Chaisnes, colliers, plumes vermeilles
Appartiennent à gens de cours.
Mais ung tas de fringueraulx lourds,
Ung outrecuydé, ung folastre.
Aura ung pourpoint de velours
Contrefaisant du gentillastre !
Tisserans, mesureurs de piastre
Fringuent, et font des capitaines ;
Je leur donne, pour faire emplastre.
Les sanglantes fièvres quartaines !

Sortons maintenant de ce palais de l’amour bourgeois, parcourons toute la ville, nous y trouverons le même mélange de ridicule et de corruption.

Celle qui passe avec tant de rires, et menant si grand tumulte, escortée d’une vieille aux yeux malins, d’un page aux blonds cheveux, entourée d’une bande de neveux ou cousins sans doute, c’est une bourgeoise de basse lignée, sans rentes et sans terre. Elle a bien un mari ; mais, que veut-on ? le pauvre homme mourrait de faim, et il trouve sa maison grandement garnie de vin, de blé, de bois, de vaisselle d’argent. Du reste il est innocent comme Judas ; il ne voit, n’entend rien. On fait grand bruit chez lui pourtant : il y a toujours autour de sa femme une brigade de porte-perruques, le tabourin joyeux sonne en chambre et en salle ; on y joue tout le jour, au son des cymbales, au glic et à la condemnade ; on n’y fait que danser, patheliner ; les morceaux sont toujours servis, les drageoirs toujours ouverts.

On ne rencontre par les rues qu’un tas d’écuyers sans suite ; sires d’un prunier fleuri, chevaliers sous leur cheminée, ils ont pour fief le sel qui croit en la Mer-Rouge. Sur la grande place, il y a une foule de francs archers ; ils sont de la lignée des choux, sortis de la cliquette d’un moulin, et on les voit, plus fiers que les grands chefs de guerre, se promener au soleil, brillans comme Caresme-Prenant ; ils attendent que le soir soit venu pour visiter, l’épée à la main, les bahuts des marchands endormis. Auprès des tavernes, lorgnant piteusement les brocs, jurant par saint Godégrand, voilà le gendarme cassé, un véritable gibet à pied ; sa lance est au grenier, qui sert à sécher les vieux linges ; il a bu épée et houseaux, et il raconte à tout venant les bonnes infamies du temps de la guerre civile.

Entrons dans la salle des assises. Salut, Me Adam de Tire-Lambeaux, Me Oudard de Main-Garnie, Me Ponce Arrache-Boyaux, Gratien de Taste-Potence, Regnault Prend-Tout ! Salut, tous, juges bénins et conseillers vénérables ! Salut aussi, digne notaire en parchemin de corne,

Maître Mathieu de Hoche-Prune,
Recepveur de rifle pecune,
Grant cousin de Happe-la-Lune.

Il y a séance solennelle. Voici tous les savans de la ville, tous les forgelatin, tous les docteurs mâche-glose. On discute la grande question, la Simple contre la Rusée, l’amoureuse d’autrefois contre la galante des temps modernes. Maître Jehan l’Estoffé préside, gravement assis, raide et pompeux comme une épousée ; c’est un véritable éplucheur de chardons, un vrai contrôleur de bélîtres. Les avocats sont là qui s’insultent hypocritement, tâchant de vaincre les bonnes raisons par les injures et les idées par les mots. Monseigneur le juge semble gagné par la Rusée, sa raide gravité n’a pu tenir contre ces yeux reluisans comme les facettes d’un diamant ; mais il y a parmi les jurés nombre de sages personnages : voleurs dans leurs boutiques, raffineurs de draps, maîtres clercs en faux poids, grands abatteurs de mensonges, ils sont trop vieux pour n’être pas touchés par les charmes de l’antique fée qui présida aux corruptions de leur jeunesse, la simple et débonnaire fille de joie. Ce sont bonnes gens et discrètes personnes.

Nous pourrions descendre plus bas encore, mais nous avons donné de cette étrange société, de cette curieuse manière de peindre, une idée aussi complète que le permettait une si révoltante corruption. Il en est du reste de cette littérature comme de l’esprit que donne le vin, et elle ressemble au lendemain d’une orgie. Quelques contractions nerveuses, quelques fiévreuses lueurs rappellent seules que ces faces pâles, ces lèvres bleues, ces yeux éteints, ont été des visages illuminés par l’âme du vin, des yeux brillans, des lèvres comme enflammées par le feu de l’esprit. Ainsi en est-il de la poésie de Coquillart, et quand nous la prenons loin des événemens qui l’ont inspirée, séparée de ce cynisme qui en est comme la parure, nous ne la voyons plus qu’inerte et décolorée ; à quelques traits seulement, nous pouvons reconnaître tout ce qu’il y avait en elle de vivant et d’original. Il y a là sans doute une grande leçon pour les littératures fiévreuses comme l’est celle de notre siècle : elles ne peuvent arriver à la postérité que d’une assez triste façon, n’y paraissant au grand jour que privées de leur énergie, de ce qui fait leur vie et explique leur influence.

Cependant, si nous sommes sévère pour la poésie de Coquillart, nous nous gardons bien d’en conclure une vie corrompue. Pourtant, comment en sa vieillesse, avec son caractère et sa position, a-t-il pu arriver dans sa poésie à un tel cynisme ? C’est là une question d’histoire littéraire des plus importantes, c’est aussi la question capitale de cette étude, car la solution de ce problème donne non-seulement le mot de l’histoire du XVe siècle, mais elle jette aussi une grande lumière sur la vie morale de tout le moyen âge.

Je ne puis croire que Coquillart n’ait été qu’un vieillard libertin ; Marot, qui le dit, paraît avoir obéi uniquement à l’attrait d’un double jeu de mots. Comment admettre que l’ami, presque le confident du saint et savant archevêque Jean Juvénal des Ursins, que cet homme accablé d’honneurs et de respects par toutes les classes d’une cité maligne et sensée, choisi comme chef par les deux classes les plus graves et les plus saintes de cette ville, comment admettre qu’un tel homme n’ait été qu’un honteux vieillard perdu de débauche, et qu’il soit mort à quatre-vingt-dix ans des suites du libertinage de toute sa vie ! Coquillart a été un écrivain singulièrement cynique, il a commencé à l’être à près de soixante ans ; c’est un triste et étrange mystère sans doute, mais il s’explique.

Il n’était pas rare de voir les bons gaudisseurs porter fort sérieusement livre d’heures à leur ceinture, et s’en servir très pieusement. Le catholicisme, au moment où les guerres civiles avaient affaibli son influence, n’avait pas encore vaincu l’obscénité des paroles, comme il avait, et depuis longtemps, vaincu la cruauté, l’indiscipline, la licence du sang barbare et la voluptuosité, si je puis dire, du sang romain. Aussi bien cette légèreté et ce cynisme de paroles n’avaient pas, au point de vue moral, les conséquences qu’ils auraient maintenant. L’imagination générale n’était pas encore développée, le travail matériel y avait mis obstacle, et le loisir n’avait pas encore aiguisé les sens ; aussi cette licence dans les mots ne paraissait-elle devoir produire d’autre résultat que de fouetter les esprits appesantis par la gravité de la vie ordinaire et de maintenir quelque vivacité aux corps lassés par le travail constant. Ce peu de danger qu’une telle liberté offrait alors, joint à la naïveté et à l’amour de la réalité, amenait parfois les plus saints personnages à ce qu’on appelle de nos jours la grossièreté. Au XVe siècle, cette licence devint plus générale, elle arriva jusqu’à la brutalité la plus abandonnée, et les hommes les plus graves subirent comme une nécessité mystérieuse qui les poussait au cynisme. Michel Menot, Olivier Maillard et les autres prédicateurs populaires restent pour nous, malgré les lourdes railleries d’Henri Estienne, de grands esprits et de véritables apôtres ; rien n’égale leur brutalité. Anthoine de La Salle, homme grave, personnage austère, digne précepteur des enfans de la maison d’Anjou, justement vénéré à la cour de Bourgogne, l’auteur des Quinze Joies de Mariage, devient le rédacteur des Cent Nouvelles, auprès desquelles les Contes de La Fontaine sont des idylles. On a publié dernièrement le plus intéressant ouvrage qui peut-être ait été écrit au XVe siècle, les Mémoires de Philippe de Vigneulles ; nous y trouvons un bourgeois simple, bon et naïf, pieux, intelligent, rangé, et ce même Philippe de Vigneulles a laissé des Contes qui ne le cèdent en rien aux Cent Nouvelles. Coquillart et bien d’autres encore se trouvent dans une position analogue.

Les poètes bourgeois de ce temps nous présentent donc un singulier spectacle. Ils semblent toujours avoir à parler à une grande assemblée composée de deux sortes d’hommes : les uns, au bas bout de la table, bruyans, grossiers, sauvages encore, réclamant à grands cris le rire gras et franc ; les autres, au haut bout, graves et pieux, mais naïfs, simples de cœur, faciles d’esprit, penseurs qui veulent pour ainsi dire se baigner dans la gaieté, afin de s’y reposer. Il faut que le poète par le à ces deux classes en même temps, qu’il jette à ce bruyant populaire des choses vives, grivoises et hardies, des anecdotes saupoudrées de gros sel, des proverbes et des dictons à l’emporte-pièce. Il faut pourtant parler de manière à ne pas blesser l’autre portion d’auditeurs, tout en comptant assez sur la pureté de leur esprit et la naïveté de leur jugement pour aller loin dans le cynisme.

C’était tout ce que le catholicisme avait pu alors obtenir de réserve. Et lorsqu’à la fin du XVe siècle le torrent de brutalité devint irrésistible, les moines prédicateurs tournèrent la difficulté et s’emparèrent de ce cynisme de langage pour prêcher au peuple la plus sainte et la plus pure morale. C’était une politique excellente peut-être, mais désespérée, que d’employer un tel instrument, et ce fut par là que Luther réussit lorsque les délicatesses de la renaissance ôtèrent cette arme aux mains des moines, en effrayant tous ceux qui eussent voulu s’en servir. La réforme en effet avait organisé une armée de railleurs écorchant impitoyablement tous ceux qui essayèrent de parler aux masses la seule langue qu’elles comprissent, et que Luther, Bèze, Ulric de Hutten, parlaient, l’un au populaire, les deux autres à la bourgeoisie des universités, des cours de justice, des arts libéraux. D’autres, comme Henri Estienne, trouvèrent dans ce cynisme le signe d’une grande corruption : ils ne voulaient point voir que les moines, tant qu’ils l’avaient pu, avaient fait une guerre à mort aux jongleurs, dont les chants entretenaient dans le peuple l’amour et l’habitude de cette grossièreté. Ils ne se disaient pas non plus qu’après tout il ne fallait pas reprocher au moyen âge et au catholicisme les mœurs d’un siècle qui n’était corrompu que parce qu’il leur échappait.

Pour nous, dans tout le cours de cette étude, nous avons été préoccupé de soulever, une à une, les causes de cette corruption et de cette brutalité de la bourgeoisie au XVe siècle ; nous nous sommes efforcé de poser en parallèles constans les accidens qui jetaient la bourgeoisie dans ce dévergondage et les raisons qui poussaient Coquillart à le choisir pour inspiration ; nous avons ainsi tenu continuellement en présence, et subissant des influences analogues, le génie du poète et l’objet de sa poésie. Par là nous croyons avoir montré la nécessité et la logique de cette littérature, si étrange qu’elle soit.

Nous avons vu, dès avant la naissance de Coquillart, la perturbation du sens moral, l’indulgence pour la corruption, la tendance vers le matérialisme, qui menaçaient la bourgeoisie française et son poète. Tous les événemens qui survinrent dans le siècle, la nature particulière du génie rémois, l’éducation, la littérature du temps, toutes les influences qui plient le cœur et l’esprit de l’homme se réunirent pour développer ces semences de corruption dans la ville de Reims, et ces germes de brutalité dans l’esprit du poète rémois. La vie qu’il mena, les observations qui vinrent le chercher d’elles-mêmes, tout encouragea les tendances de sa nature vers les choses extérieures, tout le poussa vers l’esprit au détriment de la réflexion morale.

À un moment donné, la tranquillité, la richesse, le bien-être matériel, permirent aux crimes qui avaient signalé le commencement du siècle de produire et de montrer tous leurs fruits : la bourgeoisie, jetée hors du foyer domestique, entraînée vers la vie légère, inaugura un nouveau monde. Un flot de masques étranges accourut sur la scène, ils se précipitèrent avec la pétulance de l’ivresse, et ils frappèrent violemment les yeux du poète par leurs qualités les plus remarquables, qui étaient le bruit, le brillant, l’extérieur en un mot. Les événemens semblaient ainsi prendre plaisir à précipiter énergiquement le génie de l’écrivain rémois sur sa pente naturelle. Il écrivit donc ce qu’il voyait, mais seulement ce qu’il voyait, et il écrivit avec les qualités que le siècle lui avait faites. Cette même indifférence morale, qui rendait cette bande de fous si désordonnée, guida sa plume ; ce vieillard grave et honorable ne pense même pas à la satire morale et chrétienne : le siècle en avait fait seulement un homme d’esprit. Il voit passer la grande volte humaine, comme dit Octavien de Saint-Gelais, mais joyeuse, bondissante et folle ; ce sont les fêtes, se dit-il, les fêtes de l’esprit et du rire ; le rire règne, et il prendra le seul langage qui ne soit pas discordant avec ce rire. Il fuira la gravité et craindra par-dessus tout de paraître un prêcheur. Il sentait que son esprit se serait trouvé mal à l’aise en compagnie de réflexions graves ; peut-être craignait-il de faire fuir ses auditeurs et de ne pouvoir ainsi faire parvenir jusqu’à eux le petit nombre de vérités qu’il veut leur dire. Peut-être aussi ne pensait-il à rien de tout cela et suivait-il seulement cette loi de l’age quod agis, qui paraît avoir été la grande règle de conduite du moyen âge : consciencieux, réguliers et naïfs, les gens de ce temps laissaient la morale aux prédicateurs, la gravité aux affaires ; la joie simple et emportée aux fêtes et aux contes, sans trop penser que les souvenirs des contes peuvent bien parfois s’introduire au foyer domestique. Coquillart est ainsi un poète réaliste, il fait parler à chacun de ses personnages son langage particulier, et il parle aux gens de son temps le langage qu’ils veulent entendre, sans se préoccuper de savoir si ce langage est cynique.

En somme, il n’y a dans le poète rémois que l’art et la méthode qui soient condamnables, et nous avons vu que cet art, descendant de la tradition des trouvères, lui avait été imposé, non par sa vie, mais par le génie de la ville de Reims. Cette littérature des jongleurs avait été, dès le commencement, la littérature des vilains mise en regard de la littérature chevaleresque ; elle avait toujours eu pour principes fondamentaux la plus grossière franchise et le mépris de la femme. Au XVe siècle, ces défauts s’étaient accrus ; la guerre avait ravivé la brutalité, et le cynisme avait atteint ses dernières limites. Cette grâce dont les romans de chevalerie avaient entouré la damoiselle avait disparu, mais elle n’était pas encore remplacée par ce respect de convention que la femme, armée de coquetterie et appuyée sur la poésie langoureuse, arrachera au monde moderne. Le XVe siècle est un siècle de transition, et la femme entre le respect qu’elle n’inspire plus et l’adoration qu’elle n’a pas encore su faire naître, la femme était placée par la littérature dans une position humiliante et équivoque.

Ainsi Coquillart, ennemi par sa position de la poésie chevaleresque, disciple d’une école hostile à la littérature, platement galante et hypocritement réservée, des cours d’amour, hostile aussi à cette autre école littéraire, l’école du clergé, vraiment morale sans doute, mais insipide et inaccessible au peuple, Coquillart devait nécessairement être un écrivain grossier et cynique. Il devait opposer l’amour matériel aux gracieuses et menteuses poésies du temps passé ; il devait en arriver où il en est venu, à traiter les femmes comme des êtres sans conscience morale. Il ne faut pas oublier non plus que la littérature ne se mêlait pas alors à la vie : c’était une chose de pur loisir en dehors de la vie intime, des devoirs et des affaires.

Il faut conclure de tout cela que de tels écrits indiquent une société étrangement corrompue, et chez le poète une absence de réflexion, un manque de logique, mais non le libertinage précisément. Coquillart n’était pas un débauché, il n’était qu’un bourgeois faisant de la littérature, un bourgeois qui était entré trop tard dans l’état ecclésiastique pour avoir pu changer sa doctrine littéraire et les habitudes de son esprit. Après tout, s’il se laisse souvent emporter par l’entraînement de l’esprit et le besoin de la plaisanterie, il y a aussi dans ses portraits une singulière puissance de satire et de correction. Il fut sans doute pour beaucoup dans les lois somptuaires qui signalèrent la fin du siècle, et bien des infamies que les chastes leçons de l’église ne pouvaient atteindre, bien des corruptions que les larmes maternelles ne pouvaient laver, bien des ridicules qui s’en allaient devenir des plaies sociales, furent stigmatisés par ce fouet brutal, qui devait passer dans la boue pour les trouver et les toucher.


III. — LA LITTÉRATURE BOURGEOISE.

Après l’apparition de ces œuvres, la vie de Coquillart ne fut plus qu’une succession de bonheurs et d’honneurs, il était l’homme célèbre par excellence, la gloire, la fierté de la nation rémoise, et cette gloire avait tous les caractères de ces triomphes que les petites villes seules savent décerner. Complète, absolue, accordée naïvement, elle retombait sur tous les habitans de la cité, les illustrait tous ; elle était la joie des amis de la bonne ville, la jalousie des ennemis, et on eût été malvenu, malmené peut-être, en cherchant à la discuter et à l’amoindrir. Il était ainsi devenu l’oracle, le représentant de l’esprit des Rémois, et les merveilleux monumens dont la ville était pleine, les châsses étincelantes dont elle était si fière, les preuves de courage et d’habileté dont son histoire était remplie, ne jetaient pas plus de splendeurs sur l’antique domaine de Saint-Remy que la poésie de Guillaume Coquillart. Reims était d’ailleurs une ville forte et puissante ; elle jouait un rôle historique ; aussi l’autorité que Coquillart acquit par cette poésie s’exerça sur de grandes choses. Il devint le premier des citoyens ; mais la bonne ville ne voulait pas de serviteurs inutiles : la grande bourgeoisie était ainsi constituée, que la gloire, la puissance acquises au service de la nation municipale et accordée par l’assentiment de tous, devaient toujours retourner au profit de tous et au service continuel de la nation. La vie du moyen âge était l’activité constante, et Coquillart avait seulement gagné ceci, que rien de grand ne se faisait sans lui.

En 1486[5], Maximilien d’Autriche se prépare à reconquérir l’ancien héritage des ducs de Bourgogne ; Reims se lève en armes contre lui, et Coquillart est chargé avec onze autres citoyens de veiller à la défense de la ville. En 1487, le chapitre le nomme chanoine de Sainte-Balzamine. Vers 1490, il est nommé officiai : c’était le plus haut titre auquel pouvait parvenir la bourgeoisie rémoise dans l’ordre religieux ; l’official était le second personnage du diocèse ; le prévôt du chapitre, les abbés des divers monastères étaient dans une certaine limite soumis à sa juridiction ; toutes les causes de la province ecclésiastique pouvaient être appelées devant ce tribunal de la justice métropolitaine, tandis qu’au contraire les causes scellées du sceau mystérieux de l’officialité rémoise, — le cerf élevé sur un piédestal avec cette légende cervus remensis, — toutes ces causes ne reconnaissaient d’autre tribunal d’appel que la cour de Rome. Vers cette époque pourtant, il semble que la Providence ait voulu jeter quelques soucis au milieu de cette existence glorieuse et faire comprendre au poète ce qu’il y avait d’absolument immoral dans sa littérature. Le dimanche des brandons de l’année 1490, à la suite de la représentation de quelques moralités satiriques, la populace quitta la commanderie du Temple, où avait lieu la représentation, et se précipita vers l’enclos du chapitre, où elle commit mille désordres. Le lendemain, des jeunes gens parcoururent la ville en récitant des vers obscènes, injurieux aux femmes et au clergé. On fit courir le bruit qu’ils étaient tirés des poésies de Coquillart, et ce fut cela sans doute qui le décida à faire imprimer ses propres vers. C’est en effet à l’année 1491 qu’avec toute apparence de raison, le dernier éditeur de Coquillart fait remonter la première édition de ses œuvres. Cette publication ne fit qu’augmenter sa renommée et sa puissance. En 1493, il est nommé grand chantre, troisième dignité du chapitre, donnant juridiction sur le bourg de Betheny, la présidence du chapitre en l’absence du doyen et du prévôt, la police du chœur, et l’honneur d’avoir son nom à côté de celui de ces deux dignitaires en tête de tous les actes capitulaires. En 1496, il est élu par le clergé pour aller à Laon ratifier la paix faite avec l’Angleterre. Enfin il est chargé de solliciter auprès du pape la confirmation de l’élection de l’archevêque Robert Briconnet.

À partir de cette époque, il commence à se retirer de la vie publique ; mais il avait transmis une part de son illustration et de son autorité à tout ce qui portait son nom ; la bonne ville savait récompenser ses glorieux enfans Jusqu’aux dernières générations. Le vieux poète voyait tous ceux de sa race, les Denys, les Nicolas, les Jehan, les Guillaume, occuper les plus hautes charges de la municipalité et de l’église, et le nom de Coquillart resta illustre pendant tout le XVIe siècle, jusqu’au moment où un Guillaume Coquillart, troisième du nom, mourut, comme son grand-oncle, chanoine de Sainte-Balzamine.

Le poète champenois passa dans la retraite les dernières années de son existence. Il y avait alors dans la province bourguignonne un pauvre poète, Roger de Collerye, dont la destinée devait être l’obscurité, destinée aussi misérable que celle de l’écrivain rémois avait été brillante. C’était pourtant le seul disciple que Coquillart devait avoir ; mais les premiers essais de Pierre Gringore parvinrent peut-être à sa connaissance, il put prévoir que celui-ci serait comme lui un glorieux disciple des vieux trouvères, le dernier représentant de la poésie bourgeoise, mais aussi le plus grand et le plus complet. Quant à lui, sa carrière était terminée ; les hommes lui avaient donné toutes les gloires dont ils peuvent disposer, mais le monde qui l’avait tant honoré avait disparu, les esprits qu’il savait si bien réjouir étaient ouverts à d’autres inspirations ; il était pour ainsi dire le dernier de sa race. Il était le seul qui eût vu la grande guerre de cent ans, les antiques vertus des temps passés et la puissance presque souveraine de la bonne ville. La cour l’emportait sur la bourgeoisie, et la musique des paroles sur l’observation des mœurs. Il n’avait plus rien à faire en ce monde, et il se tourna Vers le Seigneur pour lui demander la seule gloire, la seule grandeur, la seule harmonie, qui soient éternelles. — Il mourut en l’année 1510.

Une telle vie est étrange pour nous, et de telles récompenses ne couronnent plus la poésie. La littérature s’adresse maintenant aux classes lettrées, et, à part quelques momens de surexcitation intellectuelle, les classes lettrées jouissent plus par la critique que par l’admiration. Le peuple, lui, a des récompenses pour ses écrivains : c’est lui qui est le véritable auditoire du poète, lui qui sait flatter son orgueil d’une merveilleuse façon par l’enthousiasme naïf et aveugle. C’est là ce qui explique toute la vie de Coquillart : il a écrit pour le peuple, et sa poésie est un des plus accomplis modèles de la poésie bourgeoise. Toutefois quelques-unes de ses qualités ne sont pas l’attribut exclusif de cette sorte de poésie, et on a pu remarquer en lui, ce qui est commun à bien des écrivains du moyen âge, une grande habileté de versification et cette singulière facilité de style qui naît de la vivacité de l’esprit et de l’activité de la mémoire. Ces qualités font qu’il n’y a pas un seul mot de perdu pour la gaieté, que les moindres détails sortent de l’ensemble tout en s’y confondant, et malgré leur brutalité arrivent parfois à l’élégance par leur vive naïveté et leur vérité brillante. Ce style encadre d’une charmante façon tous ces lestes et jolis tableaux, ces contes si vifs, si pleins de naturel et de franchise, ces scènes d’intérieur tracées avec une finesse d’observation parfaite, enfin ces détails particuliers et ingénieux propres à chaque état et à chaque caractère. C’est bien là la littérature facile à croire, difficile à faire, dont La Fontaine paraît avoir eu seul le secret depuis le moyen âge. On peut dire de l’écrivain rémois qu’il a vraiment le génie de la forme légère, l’instinct d’une harmonie particulière comparable à la musique dansante. Jamais homme n’a mieux dépeint d’un mot, mieux fait un tableau d’une phrase. Tout ce qu’il dit saute aux yeux ou se laisse toucher du doigt, et chaque personnage est peint d’une manière grotesque sans doute et joyeuse à voir, mais saisissante, impossible à méconnaître : aucune des nuances d’un sentiment naturel et ordinaire ne lui échappe. Il est par-dessus tout un homme d’un esprit infini, et pourtant, chose peu commune, cette exubérance d’esprit lui permet toujours la simplicité dans l’analyse. Enfin il joint deux qualités bien opposées, la naïveté de l’esprit et la raillerie, la gentillesse et l’âpreté.

Pourtant ce ne fut point à tout cela qu’il dut son bonheur et sa gloire, et ce n’est pas dans ces qualités que nous trouvons sa véritable originalité. Ce qui le recommande à ses contemporains, c’est, avons-nous dit, qu’il fut un bourgeois écrivant pour des bourgeois sur des sujets exclusivement bourgeois, composant ainsi une littérature avec les instincts, les inspirations, les idées, les préjugés, la vie journalière de la bourgeoisie. Cette espèce de littérature est unique dans notre histoire littéraire ; c’est à ce titre qu’elle réclamait pour la vie de Coquillart une étude approfondie, et qu’elle réclame pour elle-même une analyse sérieuse de sa méthode et de ses procédés.

Le poète rémois touchait à tous les ordres de la bourgeoisie, et il écrit pour eux tous, aussi bien pour celui qui tient au menu peuple que pour les puissantes familles de l’échevinage et pour le clergé. Aussi possède-t-il quelques-unes des qualités de la littérature populaire, la vie, l’activité, la personnalisation, l’invention des masques et des caractères fictifs, en même temps qu’il présente les caractères de la littérature plus particulièrement bourgeoise, le goût de la dramatisation, un art naturel de mise en scène et l’observation des alentours ; mais il faut reconnaître que c’est de cette dernière qu’il se rapproche le plus souvent. Il est vraiment le bourgeois écrivant. Il n’est pas devenu littérateur de métier, il écrit plutôt avec spontanéité qu’avec art, plutôt avec sa nature qu’avec science et un travail constant. Il avait conservé son caractère et le mettait tout entier dans ses écrits. Vif et actif, il ne pouvait s’arrêter que rarement à regarder une idée sous toutes ses faces, et jamais à la résumer. C’était une nature aisément accessible à certaines observations particulières : il ne recevait que les images des objets extérieurs, il ne voyait que les manières, les étoffes, la toilette, dont il est resté un des plus utiles historiens ; mais ces images, il les recevait avec une telle impétuosité, une telle couleur, qu’il se hâtait de les fixer sur le papier, comme s’il eût craint de les voir déjà parties ou bientôt décolorées. C’est ainsi qu’il est entré dans la littérature avec sa vie tout entière, ses habitudes et son métier. La poésie de Coquillart est donc comme le journal de la ville de Reims au XVe siècle. Nous ne pouvons retrouver sans doute les allusions ni les origines de tous ces commérages qui naissaient dans les fêtes : tout cet esprit ne nous arrive plus que comme l’écho d’un éclat de joie lointaine ; mais qu’il soit aiguisé comme le sourire, entraînant comme le rire à gorge déployée, il paraît toujours le résumé des réunions de ces fins et gaillards esprits de la classe moyenne décidés à s’amuser aux dépens de tout, sans autre méchante excitation que le vin léger de la Champagne.

Ne semble-t-il pas aussi que dans ce style, où les mots sont si vifs, si sonores, d’une sonorité si joyeuse et plaisante, on entende le bruit de ces mille clochettes des moutiers de Reims, le clapotement de toutes ces langues médisantes, les échos de tous ces caquets où les bons mots, les éclats de rire, les tournures alertes jouent tout le rôle aux dépens des idées, de la réflexion, de la morale ? Ces inversions, cette absence de transitions que nous avons remarquées n’étaient pas dues seulement à la nature du poète, elles venaient aussi de cette habitude où est le populaire de dédaigner, par amour de la rapidité, les tournures et les mots qui donnent à une phrase une apparence plus logique et plus philosophique, mais qui sont rigoureusement inutiles à l’intelligence de cette phrase. Cette agglomération de synonymes, de mots courts, qui permettait au lecteur de voir facilement et sans travail plusieurs faces de la même idée, qui lui servait la pensée toute délayée et comme à plusieurs gorgées, cette méthode portait bien encore la trace d’une origine bourgeoise. Elle préférait l’analyse à la généralisation ; au lieu de s’imposer, comme le style de notre époque, par la puissance d’une image qui forme comme un foyer de lumière, elle procédait par une série d’étincelles, et c’était bien le style qui convenait à l’observateur des petits faits, des mille aventures de la vie vulgaire. De plus cette manière de présenter ainsi toutes les facettes de son sujet, d’amener cette série de synonymes qui semble se défier de l’intelligence de l’auditeur, et lui chercher, comme pour un enfant, des chances diverses de frapper son imagination, cette manière était évidemment imposée par ces auditeurs de la bourgeoisie, gens de travail corporel, plus habiles à saisir un fait par son apparence que par ses conséquences philosophiques, plus habitués à regarder ce fait qu’à l’approfondir, plus accoutumés enfin à énumérer les petites lueurs qui en sortent qu’à le résumer. On retrouve facilement aussi à quels auditeurs, à quels admirateurs s’adressaient ces remarques moitié naïves, moitié malicieuses, appuyant un peu lourdement sur des détails qui pouvaient être insignifians pour des esprits distingués, mais qui provoquaient une joie profonde et soulevaient des murmures flatteurs chez ces simples et faciles esprits enchantés de retrouver si superbement enchâssés leurs bons mots de tous les jours. Toutes les comparaisons de Coquillart sont tirées de la vie vulgaire, du mécanisme des métiers, de la partie technique de la marchandise, de la cuisine, etc., mais surtout de l’art judiciaire. Beaucoup de ses plaisanteries sont basées sur les mots et axiomes du droit, et son style ressemble tantôt aux vives répliques de l’avocat, tantôt aux graves délibérations couchées sur les registres de messieurs les conseillers de ville.

C’est du reste dans la recherche fréquente, dans le grossier et ultra-naïf arrangement des comparaisons et des images qu’il faut chercher son principal défaut. Parfois sans doute ces comparaisons s’élèvent ; ainsi il comparera la guerre à un couvent, et la Guerre dira :

Mes moyne, portent haulberjon
En leur grant messe, au lieu de froc.
Leur cloistre, c’est quelque donjon
De pierre, juché sur un roc ;
Tirer, lutter, jouster au croc
Sont les cérimonies et signes ;
Un coup d’espée, taille ou d’estoc.
C’est la bénéisson des matines.
Leurs orgues, ce sont serpentines
Qui s’en vont vif comme le vent ;
Les gros boullets à couleuvrines.
Ce sont les miches du couvent.
Le grand prieur de Passe-avant
Et l’abbé d’Eschappe-qui-peult
Les viennent visiter souvent ;
Mais ne les a pas qui veult.

On le voit, il manque toujours de simplicité, et il succombe à cette prétention qui est propre, il faut le dire encore, à l’esprit bourgeois parvenu à conquérir un auditoire, des admirations, une position dans le monde savant ou littéraire. Il ne se laisse pas aller comme les écrivains bourgeois de la Flandre à la gravité pédante, au style magnifiquement empesé et traînant ; mais il est possédé par ce besoin de ne pas parler comme tout le monde, de trouver des élégances, des figures de langage destinées à frapper d’admiration les coteries de petite ville, et quand à grand’peine il a trouvé ces comparaisons, il les croira si précieuses, qu’il ne les lâchera pas avant de les avoir épuisées. Il use souvent aussi fort naïvement d’une forme de style, l’énumération, et ces énumérations ne sont autre chose la plupart du temps qu’une analyse du cœur d’après une formule reçue qui, vivement et avec concision, place à la suite l’un de l’autre tous les sentimens réveillés ou créés par un fait :

Armes font croistre cœurs joyeulx
Et multiplier en lyesse ;
Aux robustes, aux vertueux
Augmentant force et hardiesse ;
Aux magnanimes, la proesse.
Aux confédérés, l’alliance,
À courages haulx, gentilesse,
À gens résolus, asseurance.
Aux constans, la persévérance.
Aux larges, libéralité.
Aux rudes, prompte intelligence.
Engin cler, et subtilité, etc.

Ces énumérations, répétitions, comparaisons, jouent, sous des formes diverses, un assez grand rôle dans la littérature du XVe siècle. Elles se rattachent à l’allégorie métaphysique, et on en retrouve l’origine dès Rutebœuf et le Roman de la Rose. Ce n’est pas ici le lieu de dire comment cette rhétorique est née et s’est développée ; Coquillart du reste lui donna une tournure souvent satirique et brutale, mais toujours bourgeoise. En résumé, il a, comme écrivain, les défauts que lui imposait une vie passée en dehors du travail littéraire, et ces défauts, nous les avons montrés avec franchise. Nous devons le reconnaître néanmoins, il a l’esprit si juste et si naturel, que son improvisation arrive souvent au même résultat que la réflexion, et que sa légèreté cache des observations toujours fines, ingénieuses, parfois profondes. Il reste donc pour nous un poète réaliste, d’une espèce unique, d’un talent original et d’une valeur littéraire incontestable.

Je ne veux pas quitter ce génie solitaire sans ancêtres et sans disciples, cette littérature, monument d’un âge complètement passé, avant de dire comment ce poète qui parle une langue presque étrangère, qui explique des mœurs à peu près inconnues, qui s’adresse à une classe entièrement transformée, comment ce poète est par ses instincts le contemporain de nos poètes, et comment cette littérature est de même race que la nôtre.

Le XVe siècle et le XIXe siècle, nés dans des circonstances à peu près semblables, élevés, instruits et secoués par des événemens analogues, ont de grandes ressemblances, des analogies curieuses, des instincts, des tendances qui vont presqu’aux mêmes buts. Sans doute bien des traits sont distincts, le langage a changé, ainsi que les habits et les formules ; la forme tout entière en un mot a un aspect différent ; tout a changé, si l’on veut, et les deux siècles suivent des sentiers différens ; cependant c’est la même faculté de l’âme qui dirige d’autres masques : elle produit en eux des contorsions diverses, mais elle les pousse dans la même voie. C’est ainsi que Coquillart est un des nôtres : c’est à nous qu’assis là-bas à l’extrême limite du XVe siècle,. il donne des leçons ; c’est à nous qu’il apprend comment les classes bourgeoises, lorsqu’elles perdent la foi, l’esprit de discipline et de sagesse, tombent de la dictature dans la corruption, se consolent de l’abaissement moral par la volupté, et voient leur influence perdue pour bien des générations.

Coquillart est, comme bien des littérateurs de notre époque, un de ces écrivains dont le seul talent est de voir : les choses les frappent plus que les idées ; les caractères se présentent à eux, non avec les pensées qu’ils ont, mais tout habillés, avec le bruit qu’ils font, les couleurs qu’ils portent. Ces littérateurs ne regardent jamais sérieusement l’âme : aussi s’inquiètent-ils peu de la morale ; ce sont des peintres en littérature. Coquillart avait donc reçu cette vue, qui est un des attributs du génie, et qui chez lui eût été certainement du génie, si elle avait été plus complète, si elle eût embrassé les passions et les caractères, au lieu d’apercevoir seulement les grelots que portent ces caractères, les grimaces que produisent ces passions ; mais il cherchait uniquement les courbettes, les drôleries, les plumets et les bijoux qui distinguent les sentimens quand ils sautillent gaillardement dans les fêtes de la vie légère, quand ils se promènent coquettement vêtus de neuf, enivrés de vin pétillant, et traînés par la jeunesse dans les danses, les amourettes et les festins de la bourgeoisie. Ces sortes de poètes saisissent tout cela d’une vue prompte, nette et subtile ; ils n’ont besoin de travail, ni d’arrangement, ni de réflexion ; leur esprit est peuplé d’images, mais les images seulement s’y reflètent. Ils n’aperçoivent pas l’usurier derrière l’habit de velours, la fatigue du lendemain après le vin pétillant, le travail douloureux et l’âge mûr caduc après l’irréflexion et la jeunesse usée. Seulement ils voient bien que l’habit est lourdement neuf, le velours maladroitement porté ; les jambes sont vacillantes, et les amourettes légères, et ils rient. Tout au plus remarquent-ils le ruisseau boueux sous les jambes vacillantes, la coquetterie et l’infidélité derrière les amourettes ; ils ne crieront pas gare, et c’est leur seule manière de faire de la morale. Leur littérature devient dès lors une espèce particulière de paganisme, non pas ce paganisme des beaux temps de l’art antique tout préoccupé de la beauté matérielle, mais le paganisme des vieilles civilisations, celui qui est la punition des sociétés chrétiennes aux époques où la foi s’affaiblit, c’est-à-dire la passion, non du beau corporel, mais du bizarre, du monstrueux, de l’original et du risible.

De tels poètes, qui ont plutôt des sens que de la raison, plutôt des formules que des pensées, portent encore un autre signe, ce signe qui donne un si effroyable caractère à la littérature de notre temps, je veux dire la raillerie universelle contre toute religion et toute morale, contre eux-mêmes, contre leurs opinions quand ils en ont, contre leur conscience quand parfois elle se réveille. Ils sont entraînés par une sorte de délire mystérieux et de fièvre étrange ; ils sont amoureux de la pensée présente, il faut qu’elle leur appartienne, qu’ils l’écrivent ; elle est vile, imbécile, ou menteuse, peu importe, pourvu qu’elle soit brillante : il est nécessaire qu’elle soit reconnue leur propriété, leur maîtresse à la face du monde artistique. Ils n’ont plus ni jugement ni raison, ils sont possédés par leur invention, et jamais les possessions diaboliques du moyen âge n’ont exercé une aussi cruelle tyrannie. Ce délire de la forme, cet emportement de l’image qui se sont emparés de notre siècle existent sans doute à un moindre degré chez Coquillart ; il lui reste encore quelque bon sens, mais il a bien aussi ce caractère d’attaquer ce qu’il respecte au fond de sa pensée.

Dans les deux siècles, les mêmes causes avaient produit les mêmes effets : la vie bruyante de la première moitié du siècle avait réveillé les images des choses. Il en est toujours ainsi après les temps fort agités. Quand beaucoup d’événemens ont passé en peu d’instans sous les yeux d’une génération, toutes les facultés se trouvent surexcitées. La fièvre saisit l’imagination effrayée par de profondes terreurs, par l’attente et l’effroi d’une société nouvelle. La mémoire est tenue en continuelle activité par la comparaison entre les choses du passé et les mœurs du temps présent. Dans ces troubles suprêmes, la fortune passe à chaque instant à la portée des mains de tous, mais poursuivie par la mort qui la suit de près, et, pour faire fortune comme pour éviter la mort, la volonté reste toujours armée en guerre. C’est surtout dans la génération suivante qu’un tel mouvement manifeste sa puissance ; il est alors généralisé, il devient la loi de l’époque. Dans l’art, il produit toujours deux choses, l’activité de la forme, c’est-à-dire la littérature d’images et de comparaisons, et l’inertie dans les idées, c’est-à-dire le scepticisme.

Telle a été en effet, nous l’avons dit, dans le XVe comme dans le XIXe siècle, la conséquence des troubles ; mais dans cette ressemblance générale de physionomie, que de traits différens !

L’ironie n’avait jamais perdu ses droits en France, depuis les croisades surtout. Elle avait essayé son arme légère contre chacun des pouvoirs ou des classes qui avaient dirigé le moyen âge : le clergé, la féodalité, la royauté et la bourgeoisie. Le Voyage à Constantinople, cette parodie naïve des pèlerinages en Terre-Sainte ; Rutebœuf, l’ancêtre de Villon, et qui représente si admirablement comme lui le double génie de l’Ile de France, la grâce et l’énergie, l’atticisme moderne et la sensibilité réelle ; puis tous ces conteurs, tous ces fabulistes hardis qui cachent sous leur rire la lutte du tiers-état contre la noblesse, et la haine de la poésie vagabonde des jongleurs contre la science rentée du clergé,— toute cette chaîne de raillerie occupe une certaine place dans la littérature française, mais elle n’en est pas l’idée importante. Il va en être autrement au XVIe siècle. La littérature en images du bourgeois Coquillart commence la grande raillerie de ce XVIe siècle, comme la littérature en images de nos faux gentilshommes continue la terrible raillerie du XVIIIe. Et cette dernière est aussi une littérature bourgeoise, quoiqu’elle se soit efforcée de grimacer le ton leste, l’élégance de l’aristocratie, et qu’elle travaille péniblement à en endosser les manchettes, à en formuler les jurons. Toutes deux sont sceptiques sans doute, mais le scepticisme de Coquillart s’arrête aux habits, aux vanités, aux plus apparens vices de son siècle ; le scepticisme de nos prétendus poètes touche les fondemens de la nature humaine, il insulte Dieu, tourmente la conscience et salit les plus saintes inspirations de l’âme.

Pourtant, quoique la foi soit encore puissante au XVe siècle et qu’elle n’existe guère dans le nôtre, la raillerie du premier est plus effrayante. Alors elle est toute naïve ; comme effrayée de son audace, elle s’avance en tremblant, poussée par une force fatale ; elle s’arrête volontiers aux choses indifférentes, et ce n’est qu’hypocritement qu’elle s’approche de ce qui est sacré ; mais elle annonce le scepticisme de l’avenir, elle est le premier mot du doute, la raillerie de notre temps en est le dernier.

Oui, et qu’on ne nous accuse pas de paradoxe, le scepticisme du XIXe siècle annonce la foi ; cette impiété pimpante ne fait guère que piller le bagage moral du XVIIIe siècle. Ce n’est pas là la fiévreuse raillerie de Luther, l’acre raillerie de Calvin et de Bèze, la nerveuse et pétulante raillerie d’Ulric de Hutten et de d’Aubigné, la lourde, mais naïve raillerie d’Henri Estienne. Tous les efforts de scepticisme ont été vains, tout le bruit d’impiété inutile : aucun des poètes railleurs de notre temps n’a pu former une école, à peine ont-ils quelques disciples épars et moribonds sans lien et sans talent. Notre siècle attend pour former son école que les échos de ces lugubres rires soient affaiblis ; il attend que la première lueur de l’aube fasse évanouir toutes les folles ombres proposées à l’admiration de notre jeunesse. Alors sans doute la voie sera libre pour la foi, pour la vraie poésie, pour l’observation sincère, sensée et profonde du cœur humain, pour toutes les sources d’inspiration qu’avaient entrevues les poètes bourgeois du XVe siècle, et qui attendent encore les poètes du XIXe.


C.-D. D’HÉRICAULT.
  1. Voyez la livraison du 1er septembre 1854.
  2. Nous croyons devoir rassembler ici, dans un résumé bibliographique, nos indications sur l’œuvre littéraire de G. Coquillart. Cet œuvre comprendrait : 1o Le Playdoyer d’entre la Simple et la Rusée ; — 2o l’Enqueste d’entre la Simple et la Rusée ; — 3o les trois Monologues du Puys, de la Botte de Foing, du Gendarme Cassé, autrement appelé le Monologue des Perrucques ; — 4o les Droits nouveaulx ; — 5o le Blason des Armes et des Dames ; — 6o trois ballades avec les réponses à deux de ces ballades. — Il est probable que le poète de Reims pourrait revendiquer encore quelques-unes de ces petites pièces vives et satiriques qui pullulent vers la fin de ce siècle. Nevizan dans sa Sylva Nuptialis, Hotman dans le Matago de Matagonibus, La Croix du Maine dans sa Bibliothèque, lui attribuent deux ou trois de ces pièces sans apparence de raison. Pour nous, il nous suffira d’avoir indiqué l’air de parenté très rapproché que nous avons trouvé entre les œuvres authentiques de Coquillart et deux ouvrages anonymes, — le Mystère de la Vengeance de Notre-Seigneur et les Repues franches de Villon.
    Coquillart fut imprimé pour la première fois, selon toute probabilité, en 1491. Pendant toute la première moitié du XVIe siècle, les éditions de ses œuvres se succédèrent à bien peu d’intervalles. Les plus importantes sont celles de 1522, 1525, 1532 et 1535. L’édition que publia Urbain Coustelier en 1722 était jusqu’ici la seule qui fût un peu répandue dans le public ; elle est néanmoins de beaucoup inférieure à celle que M. Tarbé a publiée à Reims en 1852, avec une intelligence parfaite tant de l’époque que du poète.
  3. Étoffe de luxe, teinte en rouge.
  4. Vêtement à larges manches.
  5. Nous devons ces détails sur les dernières années de Coquillart à M. P. Tarbé, qui a publié, il y a quelques années, une excellente édition des œuvres de ce poète.