Un Poète théologien/02

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Un Poète théologien
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 538-566).
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UN
POETE THEOLOGIEN

II.
LA VIE FUTURE DANS VIRGILE[1].

Virgile a consacré tout un livre de l’Énéide, le sixième, à raconter la descente d’Enée aux enfers. Ce livre n’est pas tout à fait nécessaire au développement de l’action, quoiqu’il y soit habilement rattaché ; le poème pouvait à la rigueur s’en passer, le poète a tenu à l’écrire : il voulait nous faire savoir l’idée qu’il se formait de l’état des âmes après la mort. Ce sujet préoccupait sa pensée et attirait son imagination. Il l’avait abordé sans y être contraint, il mit tous ses soins à le bien traiter. C’est une des parties de son ouvrage dont il devait être le plus satisfait, puisqu’il en donna lecture à l’empereur et à sa famille ; ce fut peut-être aussi celle qui frappa le plus les Romains. Ils y trouvaient pourtant des difficultés qui les embarrassaient, et les savans de cette époque avaient composé, pour les expliquer, un certain nombre de traités spéciaux qui sont perdus. Aujourd’hui, si nous voulons être certains de saisir la pensée du poète, il ne faut pas entrer dans l’étude du sixième livre sans quelque préparation. Comme il y a suivi sa méthode ordinaire, qui consiste à ne rien inventer de lui-même et à s’appuyer toujours sur les opinions de ses contemporains ou sur les traditions du passé, il convient de chercher d’abord quelles vicissitudes avait traversées chez les Romains la croyance à la vie future, et ce qu’on en pensait vers les dernières années de la république. Nous replacerons ainsi l’œuvre de Virgile à son temps, et nous serons plus sûrs de le comprendre.


I

La croyance que la vie persiste après la mort n’est pas une de celles qui naissent tard chez un peuple et qui sont le fruit de l’étude et de la réflexion. Les anciens avaient remarqué qu’au contraire elle semblait plus profondément enracinée chez certaines nations barbares. Les Gaulois par exemple n’hésitaient pas à prêter de l’argent à la seule condition qu’on le leur rendrait dans l’autre vie, tant ils étaient sûrs de s’y retrouver ! Les Romains non plus n’avaient pas attendu de connaître Pythagore et Platon pour être assurés que l’homme ne meurt pas tout entier. Cicéron nous dit qu’aussi haut qu’on remonte dans l’histoire de Rome on trouve des traces de cette croyance, qu’elle existait déjà à l’époque où l’on s’avisa de faire les plus anciens règlemens civils et religieux, et qu’on ne comprendrait pas sans elle les cérémonies des funérailles et les règlemens des pontifes au sujet des tombeaux. L’origine en est la même dans tous les pays : elle naît partout de la répugnance que cause à l’homme l’idée de l’anéantissement absolu. Ce n’est donc d’abord qu’un instinct, mais un instinct invincible que d’autres raisons ne tardent pas à fortifier. Selon Cicéron, ce qui la répand surtout et l’accrédite, ce sont les apparitions nocturnes et la foi que leur accordent des âmes naïves qui ne savent pas encore remonter de l’effet à la cause. Quand on croyait voir la nuit les parens et les amis qu’on avait perdus, on ne pouvait pas douter qu’ils ne fussent vivans. Achille, après avoir vengé Patrocle, s’endort près de la mer retentissante, plein de douleur et de regrets ; pendant son sommeil, il voit son ami, qui vient lui réclamer un tombeau. « Dieux immortels ! s’écrie-t-il dès qu’il se réveille, il subsiste donc jusque dans les demeures d’Hadès quelque reste de vie ! » Cette réflexion devait venir à l’esprit de tous les gens qui avaient cru voir un mort dans leurs rêves, et ce qui avait été à l’origine une des causes de la croyance à l’immortalité de l’âme en resta jusqu’à la fin pour beaucoup de personnes la preuve la plus sûre : elle était même devenue si populaire qu’un père de l’église, saint Justin, n’a pas hésité à s’en servir. Toute l’antiquité a cru fermement à ces apparitions. Beaucoup en avaient grand’peur ; quelques-uns les souhaitaient comme un moyen de se rapprocher un moment des êtres chéris qu’on avait perdus. Tantôt on leur demandait de vouloir bien venir visiter les vivans qu’ils avaient aimés : « si les larmes, leur disait-on, servent à quelque chose, montre-toi à nous dans les songes ; » tantôt on priait humblement les puissances de l’enfer de ne pas mettre d’obstacle à ces voyages : « mânes saints, dit une femme qui vient de perdre son mari, je vous le recommande ; soyez-lui indulgens pour que je puisse le voir aux heures de la nuit[2]. » Des gens qui croyaient avec cette assurance que les morts venaient s’entretenir avec eux n’avaient pas besoin qu’on leur démontrât l’immortalité de l’âme, puisque, pour ainsi dire, ils la voyaient : aussi avaient-ils grand’peine à se figurer qu’on n’en fût pas convaincu comme eux. « Toi qui lis cette inscription, fait-on dire à deux jeunes filles sur leur tombe, et qui doutes de l’existence des mânes, invoque-nous, après avoir fait un vœu, et tu comprendras. »

On a donc cru de tout temps à Rome que l’homme continue d’exister après la mort, mais de quelle façon s’est-on d’abord représenté cette persistance de la vie ? Comme on n’arriva pas du premier coup à séparer nettement l’âme et le corps, on supposa qu’ils continuent à vivre ensemble dans le tombeau[3]. Ce fut à Rome, comme partout, la première forme que prit la croyance à l’immortalité, et là aussi elle s’est survécu à elle-même, elle a donné naissance à des usages, à des préjugés qui ont duré plus qu’elle et dont quelques-uns subsistent encore. La trace en était surtout restée dans les rites des funérailles que les Romains conservèrent pieusement, quoiqu’ils ne fussent plus conformes à leurs opinions nouvelles. On disait encore au temps de Virgile et plus tard qu’on enfermait l’âme avec le corps dans le tombeau, même quand on croyait qu’elle était ailleurs. On saluait toujours le mort à la fin de la cérémonie en lui disant trois fois : « Porte-toi bien. » On ne manquait pas, quand on passait près de l’endroit où il reposait, de répéter la vieille formule : « que la terre te soit légère ! » On venait en famille les jours de fête y célébrer des repas dont on pensait bien que le mort prenait sa part. On s’occupait surtout avec un soin extrême de cette dernière demeure qui devait contenir l’homme tout entier, et qu’on voulait autant que possible rendre convenable et sûre. Les moins superstitieux ne pouvaient s’empêcher de craindre que, s’ils étaient privés de sépulture, ou si on ne les enterrait pas selon les rites consacrés, leur âme ne restât errante, et qu’elle ne pût pas jouir de ce repos éternel qui était pour la plupart d’entre eux ce qu’il y avait de plus souhaitable dans l’autre vie. Aussi se donnaient-ils beaucoup de mal pour se préparer d’avance un tombeau et surtout pour s’en assurer la possession exclusive. Ils espéraient le garantir de toute usurpation et de toute insulte en citant la loi dans leurs épitaphes, en rappelant les amendes auxquelles les spoliateurs sont condamnés, en cherchant à les effrayer par des menaces terribles. Ces inquiétudes, qui tourmentent les Romains de l’empire comme ceux de la république, étaient un héritage du passé ; elles remontaient au temps où l’on croyait que l’âme et le corps reposent ensemble, et que la tombe est vraiment « la maison éternelle où doit se passer l’existence. » Le christianisme, qui était certes fort éloigné de ces opinions, ne parvint pourtant pas du premier coup à détruire des usages dont l’origine était si lointaine et les racines si profondes. On conserva longtemps l’habitude de venir dans les églises célébrer par des festins la mémoire des martyrs. Saint Augustin nous parle avec colère de ces gens « qui boivent sur le tombeau des morts, et qui, servant des repas à des cadavres, s’ensevelissent vivans avec eux. » On vit des chrétiens oublier assez leurs doctrines pour donner encore à leur sépulture le nom de « demeure éternelle. » On continua, pour la protéger, d’y graver des inscriptions pleines de prières ou de menaces. « je vous en conjure, disait-on, par le jour redoutable du jugement, respectez cette tombe. — Que celui qui l’outragera soit anathème, qu’il partage le sort du traître Judas ! » Assurément la plupart de ceux qui parlaient ainsi et qui témoignaient tant de souci pour leur dépouille mortelle ne se souvenaient plus de quelles vieilles croyances leur étaient venus ces préjugés. Cependant ces croyances elles-mêmes n’ont pas péri partout, il s’en trouve des restes dans quelques pays qui sont demeurés plus fidèles à l’esprit du passé. Une chanson klephte prête à un guerrier mourant ces mots, que n’aurait pas désavoués un Romain de l’époque des rois : « mes fils, creusez-moi dans la montagne une tombe spacieuse où je repose tout armé et prêt au combat. Laissez une petite fenêtre ouverte à droite pour que les hirondelles m’annoncent le retour du printemps, et que les rossignols m’apprennent que mai est en fleur. »

Avec le temps, cette croyance naïve que l’existence continue d’une façon obscure au fond de la tombe, que le mort y est enfermé tout entier, qu’il y conserve les besoins et les passions qu’il éprouvait pendant sa vie, sans disparaître tout à fait, finit par se modifier. L’habitude qui s’établit de brûler les cadavres au lieu de les ensevelir aida l’esprit à concevoir que l’homme est composé de plusieurs parties qui se séparent quand il meurt. Cette poignée de cendres qu’on recueillait à grand’peine sur le bûcher ne pouvait pas le contenir tout entier ; on eut la pensée qu’il devait rester quelque part autre chose de lui : c’était ce qu’on appelait son ombre, son simulacre, son âme, et l’on supposa que toutes les âmes étaient réunies ensemble au centre de la terre. Cette opinion dut naître d’assez bonne heure, elle est certainement antérieure à une superstition fort ancienne et très curieuse que rapportent les écrivains de l’antiquité, lis nous disent que, lorsqu’on fondait une ville, on commençait par creuser un trou rond qui avait la forme d’un ciel renversé, et que chacun des habitans nouveaux venait y déposer une motte de sa terre natale. Ce trou s’appelait mundus, le fond en était fermé par la pierre des mânes (lapis manalis). On croyait que c’était une des portes de l’empire souterrain. Trois fois par an, le 24 août, le 5 octobre, le 8 novembre, on levait la pierre, et l’on disait que le mundus était ouvert. Ces jours-là les âmes des morts venaient visiter leurs descendans ; pour leur faire honneur, on interrompait toutes les affaires, on ne livrait pas de bataille, on ne levait pas d’armée, on ne tenait pas d’assemblée populaire. Cette superstition suppose qu’on croyait alors que le centre de la terre était le séjour commun des âmes ; c’est là disait-on, que sont situés les trésors de la mort que le terrible Orcus garde avec un soin jaloux.

Ces vieilles croyances subirent bientôt d’autres modifications. À mesure que Rome se trouvait en rapport avec ses voisins, elle empruntait quelque chose de leurs coutumes et de leur manière de voir. On a remarqué que les Romains, si résolus dans l’exécution de leurs desseins politiques et militaires, étaient singulièrement timides pour tout le reste. Aucun peuple n’a plus facilement cédé aux idées des autres ; elles ont toujours fait une certaine impression sur eux, même quand elles étaient en contradiction formelle avec les leurs. La religion romaine supposait que dans le repos de la tombe on est plus heureux et l’on devient meilleur ; elle donnait aux morts le nom de purs et de bons (mânes). Les Étrusques au contraire les croyaient malheureux et malfaisans ; ils pensaient qu’ils se plaisent à faire le tourment des hommes, qu’ils aiment le sang et qu’ils exigent qu’on leur sacrifie des victimes humaines. Ces opinions ont fini par pénétrer à Rome, quoique contraires à son génie et à ses croyances primitives. « Les morts, nous dit une ancienne inscription latine, ne sont agréables ni aux hommes ni aux dieux. » À la place de ces dieux bienveillans et favorables que les vieux Romains invoquaient si volontiers comme les protecteurs naturels de leurs descendans, on se figure « la troupe pâle des mânes, les joues creuses, les cheveux brûlés, errant le long des fleuves sombres. » Ceux qu’on honorait autrefois comme de bons génies deviennent dans l’imagination du peuple les pourvoyeurs des enfers. On raconte que, « placés aux portes de l’Orcus, ils attirent les âmes vers l’Achéron, à la manière des cerfs agiles qui, par la force attractive de leurs narines, font sortir les reptiles de leurs retraites. » Enfin on ne se contente plus de leur offrir des couronnes de violettes, des gâteaux arrosés de vin, ou, quand ils sont le plus irrités, quelques poignées de fèves ; on leur donne du sang, puisqu’ils l’aiment. On fait lutter et mourir des gladiateurs autour des bûchers, et les gens riches, qui ne veulent être privés d’aucune satisfaction dans l’autre vie, ne manquent pas de fixer d’avance dans leur testament le nombre des malheureux qui doivent combattre à leurs funérailles. Ces opinions nouvelles, en s’établissant à Rome, n’effacèrent pas tout à fait les anciennes ; les unes et les autres continuent à vivre ensemble, et l’on ne paraît pas éprouver le besoin de les mettre d’accord. Tantôt on se figure les morts malveillans et cruels ; on les prie humblement de ne nuire à personne, d’épargner les parens et les amis qui leur survivent, ou bien on leur désigne des victimes, on leur confie sa vengeance, on place dans leurs tombes des noms gravés sur des plaques de plomb avec des formules d’imprécations pour qu’ils se chargent de les exécuter. Tantôt au contraire on semble les regarder comme des intercesseurs qui plaident auprès des dieux la cause de ceux qui les implorent, et on leur attribue à peu près le même pouvoir que l’église accorde aux saints, « Matronata, est-il dit dans une inscription, prie pour tes parens, » et dans une autre : « adieu, Donata ; toi qui fus pieuse et juste, conserve tous les tiens. » Sur une tombe espagnole, on lit ces mots, qui seraient bien placés sur l’autel d’un martyr : « c’est ici qu’on invoque Fructuosus[4]. » Ainsi tout le monde admettait qu’il faut prier les morts, soit pour obtenir leur protection, soit pour les empêcher de nuire. On s’accordait à les croire très puissans, et Servius nous dit sérieusement qu’on leur faisait jurer, quand ils descendaient aux enfers, de ne pas aider les parens qu’ils avaient laissés sur la terre à s’affranchir de leur destinée : on croyait donc qu’avec leur secours un homme peut arriver à tenir tête au destin.

C’est de bonne heure aussi que les légendes grecques sur l’Elysée et le Tartare pénétrèrent à Rome. Il n’en pouvait être autrement. On peut dire que Rome rencontrait la Grèce à peu près sur toutes ses frontières : elle était voisine au midi des colonies ioniennes et achéennes ; au nord, elle touchait à l’Étrurie, qui s’était faite à demi grecque. Les Étrusques avaient bien accueilli ces fables sur les enfers, qui flattaient leur imagination sombre, et Charon était devenu une de leurs divinités les plus importantes ; elles n’étaient pas moins populaires dans la Grande-Grèce, depuis qu’on avait fait du lac Averne une des portes du royaume d’Hadès. Des deux côtés, elles devaient arriver vite aux Romains. Le théâtre dut aussi servir beaucoup à les répandre ; il en était souvent question dans les tragédies de Sophocle et d’Euripide, qu’on transportait sur la scène de Rome, et, quoique ces imitations ne nous soient parvenues qu’en lambeaux, on a remarqué que, lorsqu’il est question des enfers dans les pièces qui leur servent de modèles, les écrivains latins reproduisent l’original avec complaisance, et que même ils ne se font pas faute d’y ajouter. On croit d’ordinaire, sur la foi de ces descriptions, que tous les Romains se figuraient la vie future comme la décrivaient les poètes, et que c’était chez eux la croyance de tout le monde qu’après la mort les âmes se rendent dans le Tartare ou dans l’Elysée ; il n’est pas sûr pourtant que ces légendes aient obtenu autant de crédit qu’on pense. Ce qui en était le plus généralement accepté, c’étaient certains détails qui avaient frappé les imaginations, par exemple le passage de la barque fatale et l’existence du nautonier des morts. Dans des tombeaux découverts à Tusculum et à Préneste, et qui remontent aux guerres puniques, on a trouvé des squelettes qui tenaient encore dans les dents la pièce de monnaie destinée à payer Charon de sa peine ; mais il est plus douteux que le reste de la légende ait occupé beaucoup de place dans les croyances du peuple. Il n’est guère question du Tartare et de l’Elysée que dans quelques inscriptions en vers, et le plus souvent elles n’y semblent être que des réminiscences poétiques auxquelles on attache peu d’importance. Un certain Petronius Antigenides, après avoir décrit sa vie dans son épitaphe, nous raconte en vers élégans qu’il est en train de parcourir les demeures infernales, qu’il se promène le long de l’Achéron, à la lueur des astres sombres qui luisent sur le Tartare ; puis il ajoute, en parlant de son tombeau : « Voici ma demeure éternelle ; c’est ici que je repose, et j’y reposerai toujours. » La contradiction est manifeste : si Petronius ne doit pas quitter sa tombe, il est clair qu’il ne visitera jamais le Tartare et l’Achéron ; mais il parle en poète, et ces expressions ne sont chez lui qu’une sorte de langage convenu qu’il ne faut pas prendre à la lettre.

La philosophie n’arriva que très tard à Rome, et, quand à son tour elle s’occupa de la vie future, elle trouva un public préparé à ses leçons par ce long travail populaire. Les croyances anciennes avaient jeté dans les esprits des racines si profondes, on les regardait comme si nécessaires au bonheur de l’humanité, qu’on n’était pas disposé à y renoncer facilement. Seulement les gens sensés et scrupuleux, qui savaient bien qu’il ne suffit pas à une opinion d’être vieille pour être vraie, demandaient avec instance qu’on leur donnât de celle-là une autre preuve que son ancienneté. La plupart d’entre eux souhaitaient d’avance d’être convaincus ; on les mettait évidemment à l’aise en leur montrant qu’ils ne s’étaient pas trompés, qu’il ne leur était pas nécessaire de se séparer du sentiment général, et qu’ils pouvaient continuer à croire par raison ce qu’ils avaient accepté jusque-là par instinct. C’est ce qui fit si bien accueillir en général les démonstrations que les philosophes donnèrent de l’immortalité de l’âme ; au fond, elles étaient pourtant loin d’être concluantes. Des deux questions que Platon se pose et qui concernent la persistance de la vie et l’état des âmes après la mort, il avoue qu’il n’a pas réussi à résoudre entièrement la première ; l’immortalité de l’âme reste pour lui plutôt une belle espérance qu’une vérité démontrée : « la chose vaut la peine qu’on se hasarde d’y croire, c’est un beau risque à courir, c’est un noble espoir dont il convient de s’enchanter soi-même. » Quant à la seconde, il n’essaie même pas de la traiter scientifiquement. Évidemment elle lui semble échapper à la philosophie et n’être plus de son domaine, puisqu’il ne s’appuie jamais, quand il en parle, que sur des légendes populaires. Pour essayer de savoir ce que peut devenir l’âme après qu’elle a quitté le corps, il n’a pas recours aux procédés de sa dialectique ordinaire ; il allègue le témoignage de tables d’airain apportées de pays inconnus ou les révélations d’un ressuscité. C’est nous dire ouvertement que sur ces graves questions la science est muette, et que ce qu’on a de mieux à faire, c’est de s’en tenir aux opinions du plus grand nombre.

Les fables qu’il rapporte à cette occasion diffèrent quelquefois entre elles, et il ne s’est pas donné la peine de les mettre d’accord. Il est pourtant un détail qu’on retrouve à peu près chez toutes et qu’il se garde bien d’omettre : elles racontent qu’après la mort les âmes sont amenées devant des juges et traitées suivant leur mérite. Dès lors les enfers deviennent un lieu de punition pour les méchans et de récompense pour les bons. C’était une façon plus morale de comprendre l’autre vie ; elle convenait à l’idée que ces sociétés éclairées se faisaient de la justice divine, elle plaisait beaucoup aux politiques, qui la regardaient comme un moyen efficace de contenir la foule : aussi fut-elle acceptée avec faveur partout le monde, et même introduite dans ces vieilles légendes populaires, qui primitivement ne la connaissaient pas. La première conséquence qu’elle eut en se répandant fut d’augmenter la terreur que causait cette autre existence. L’obscurité qui l’entourait, les fables qu’on racontait sur elle, la rendaient déjà redoutable ; elle le devint davantage quand on y ajouta l’appareil de ce dernier jugement et les supplices qui en étaient la suite. Les arts s’exerçaient à en représenter d’horribles tableaux ; la peinture aimait à reproduire les tourmens qu’enduraient les morts dans le Tartare. On avait introduit des revenans sur le théâtre, qui décrivaient en termes effrayans les lieux qu’ils venaient de quitter. « Me voici, leur faisait-on dire ; j’arrive à grand’peine de l’Achéron par un chemin sombre et pénible. J’ai traversé des cavernes formées d’énormes roches pointues qui pendent sur la tête, au milieu de l’épaisse et lourde obscurité des enfers, » et Cicéron constate que ces vers pompeux faisaient frissonner tout ce public de théâtre, dans lequel se trouvaient des femmes et des enfans. Ce n’étaient pas seulement les enfans et les femmes, le peuple et les ignorans, qui étaient émus de ces peintures ; les gens instruits et distingués n’échappaient pas entièrement à l’effroi qu’elles causaient. Platon, qui écrivait pour eux, a présenté de cette autre vie des tableaux qui n’étaient pas faits pour les rassurer. Il décrit aussi, avec une grande vigueur, les supplices réservés aux méchans ; il nous apprend que des êtres à l’aspect hideux, au corps de flamme, leur lient les pieds, les mains, la tête, les jettent à terre, les écorchent à coups de fouet, les traînent sur des épines, en disant aux ombres qui passent la raison pour laquelle ils les traitent de la sorte, et qu’ils vont les précipiter dans le Tartare. » De telles menaces, exprimées avec cette énergie, devaient faire réfléchir les esprits timorés, et bien peu sans doute se trouvaient l’âme assez pure pour aborder sans quelque émotion ces terribles juges des enfers.

Ces frayeurs devinrent à la fin si intolérables qu’une école philosophique, celle d’Épicure, se donna la tâche d’en délivrer l’humanité. « Il faut chasser avant tout la crainte des enfers, dit Lucrèce ; elle empoisonne la vie, elle répand sur tout les ombres de la mort, elle ne nous laisse goûter aucune joie pure et entière. » Le moyen qu’il emploie pour nous empêcher d’en avoir peur est aussi simple que sûr : il les supprime. Il essaie d’établir que l’âme suit la destinée du corps et s’éteint avec lui. Dès lors nous voilà débarrassés de cette attente inquiète de l’avenir qui faisait notre tourment ; s’il est vrai « qu’une fois l’existence dissipée on ne se réveille jamais de ce sommeil de glace, » nous n’avons plus de raison de nous préoccuper de ce qui suit l’existence. C’était vraiment un coup de maître pour cette doctrine de l’anéantissement absolu, qu’on accusait de réduire l’humanité au désespoir, que de se présenter au contraire comme lui apportant la paix et le repos. Du même coup elle se donne tous les avantages que s’étaient toujours attribués ses adversaires, et leur renvoie tous les reproches dont ils l’avaient accablée. « L’homme, disait-on, ne peut plus vivre sans cette croyance consolante à l’immortalité. — L’homme, répond Épicure, ne vit pas quand il a toujours devant l’esprit la crainte des enfers, et ceux qui l’en délivrent sont véritablement ses consolateurs. » Il n’est pas douteux que cette tactique habile et hardie n’ait beaucoup servi au succès de la philosophie épicurienne. Vers la fin de la république, elle était dominante à Rome, au moins parmi les classes élevées, elle régnait dans cette aristocratie voluptueuse et légère qui marchait si gaîment vers sa ruine, elle s’étala un jour dans le sénat, où César osa dire, sans être trop contredit, que la mort est la fin de toute chose, et qu’après elle il n’y a plus de place pour la tristesse ni pour la joie. Toutefois le triomphe de cette doctrine ne fut pas de longue durée ; elle avait surtout réussi parce qu’elle promettait à ces âmes troublées de leur rendre le calme. Le leur donnait-elle en effet ? C’était toute la question. Il est probable qu’on s’aperçut bientôt qu’il lui était difficile de tenir ses promesses. Sur ce point important, le grand poète lui-même qui l’avait célébrée avec tant d’enthousiasme semblait témoigner contre elle ; pour prouver qu’elle n’est pas aussi efficace qu’il le suppose, on n’avait qu’à invoquer son exemple. Malgré ses cris de triomphe et « cette volupté divine » dont il est saisi quand il contemple le système d’Épicure, on sent qu’il porte au fond du cœur une amertume secrète dont son maître ne l’a pas guéri ; on est loin de retrouver toujours dans ses vers ce ton de sérénité qui lui semble l’attribut du sage, et qui convient à ceux dont l’imagination n’est plus troublée de vaines frayeurs. Il est évident qu’il n’a pas pleinement joui lui-même de cette paix intérieure qu’il apportait aux autres ; or, si ces remèdes qui devaient rendre la santé au genre humain sont restés impuissans sur un si grand esprit, quel effet pouvait-on attendre qu’ils produiraient sur la foule ?

Les objections qu’on dut alors adresser à la doctrine d’Epicure revivent pour nous dans un remarquable traité de Plutarque. Il y montre qu’elle ne peut pas donner le bonheur qu’elle promet (non posse suaviter vivi secundum Epicurum). Selon lui, Épicure ne fait que déplacer le mal qu’il prétend guérir. Pour nous délivrer de la crainte de la mort qui trouble l’existence, il nous ôte l’espoir de l’éternité, sans lequel on ne peut vivre. Que gagne-t-on à remplacer les terreurs des enfers par l’effroi du néant ? Comme le désir d’exister est de tous nos désirs le premier et le plus fort, et que l’homme supporte mieux encore la menace de souffrir que la perspective de n’être plus, il se trouve que nous nous sentons beaucoup plus malades après qu’Epicure nous a guéris. « Quand il nous arrive quelque malheur, dit Plutarque aux épicuriens, vous n’avez qu’un recours à nous offrir, l’anéantissement de notre être. C’est comme si quelqu’un venait dire dans une tempête aux passagers épouvantés qu’il n’y a plus de pilote, qu’il ne faut pas compter sur l’aide des Dioscures pour apaiser les vents et calmer les flots, et que cependant tout est le mieux du monde, puisque la mer ne peut tarder à engloutir le navire et à le briser sur les écueils. Ce sont là les consolations ordinaires d’Epicure aux malheureux. — Vous espérez, leur dit-il, que les dieux vous sauront gré de votre piété ; quel orgueil ! La nature divine, étant immortelle et immuable, n’est susceptible ni de courroux ni de pitié. — Maltraités par la vie présente, vous comptez être plus heureux dans la vie future ; quelle erreur ! Tout ce qui se dissout perd le sentiment et ne peut plus éprouver ni bien ni mal, — et c’est sur ces belles promesses que vous me conseillez de me réjouir et de faire bonne chère ! » Il est donc insensé de croire qu’on peut consoler ceux qui souffrent, et accoutumer les effrayés à regarder la mort sans terreur en leur annonçant que la vie n’a pas de lendemain. « Ce n’est pas Cerbère ou le Cocyte qui peuvent rendre la mort effrayante, c’est la menace du néant, » et ceux-là sont les vrais ennemis de l’homme, les plus opposés à son repos et à son bonheur, qui veulent lui persuader qu’il n’y a pas, après la vie, de retour possible à l’existence.

Il n’est pas douteux que ces objections n’aient été souvent faites à l’épicurisme par les Romains, et ne lui aient enlevé beaucoup d’adeptes. D’ailleurs les temps lui devinrent bientôt contraires. Lorsqu’à la veille des proscriptions les esprits, attristés déjà par les malheurs publics, éprouvèrent le besoin de se préparer aux désastres qu’on prévoyait, l’espoir du néant ne leur parut plus suffisant pour soutenir leur courage. Précisément Cicéron faisait paraître alors ses Tusculanes, où il expose avec tant d’éclat les opinions de Platon sur la vie future. Cet admirable ouvrage montrait à quelle philosophie il faut s’adresser pour se donner du cœur et attendre la mort sans crainte ; il dut produire une impression profonde sur des lecteurs que les événemens disposaient à le comprendre et à le goûter. Non-seulement il entraîna tous ces disciples douteux d’Épicure dont Lucrèce nous dit qu’ils se vantent d’être sceptiques par forfanterie tant qu’ils sont heureux et bien portans, et qu’ils s’empressent au premier revers d’aller sacrifier dans les temples, mais nous savons aussi qu’il fit hésiter les plus résolus. Si Atticus lui-même, quoique épicurien obstiné, se trouvait ému, ébranlé, en lisant le livre de son ami, beaucoup d’autres, mieux préparés que lui, et sentant leurs forces se retremper dans ces nobles doctrines, devaient dire, comme l’auditeur de Cicéron : « Personne ne m’arrachera de l’âme mes espérances d’immortalité ! » Ainsi cette génération malheureuse qui vit périr la république et qui assista aux proscriptions, partie de l’épicurisme, s’en détachait peu à peu pour se diriger vers d’autres systèmes ou revenir à ses vieilles croyantes. — C’est pour elle que le sixième livre de l’Enéide fut écrit.


II

Si nous nous contentions d’étudier le sixième livre comme une œuvre littéraire, nous n’aurions que des motifs d’admirer ; mais quand on y cherche un ensemble d’opinions et de doctrines, et qu’on veut savoir le sentiment véritable de Virgile sur l’état des âmes après la mort, on est moins satisfait. Ces beaux tableaux, qui, pris isolément, nous enchantent, ne s’accordent pas très bien ensemble. La pensée de l’auteur n’est pas toujours aisée à saisir, il faut souvent la compléter et la corriger pour la comprendre, et l’on y rencontre des contradictions que tous les efforts d’une critique complaisante et sagace ne parviennent pas à expliquer.

Cette obscurité et ces incohérences tiennent à des causes diverses. La plus importante est celle qu’on a déjà signalée en parlant de la religion de Virgile : il a voulu faire entrer dans le sixième livre comme partout des élémens d’origine et d’âge différens, et il ne lui a pas été toujours facile de les concilier. Comme, en décrivant les enfers, il ne voulait pas seulement faire une œuvre de lettré, mais de croyant, il ne s’est pas contenté d’écrire un récit d’imagination, un de ces romans où l’auteur tire ses inventions de lui-même, et qui lui font d’autant plus d’honneur qu’il a plus inventé. Il n’a pas cherché à intéresser son lecteur par la nouveauté de ses peintures ; c’était au contraire son dessein de ne paraître lui rien dire qu’il ne connût. Il voulait le placer en face de lui-même et réveiller en lui l’émotion que lui causait la pensée de la vie future. Il est donc parti de l’opinion commune ; il a essayé de représenter cette autre existence à peu près comme on se la figurait autour de lui. Au commencement de son récit, il invoque les divinités des morts. « Qu’il me soit permis, leur dit-il, de répéter ce que j’ai entendu dire ; puissé-je, sans blesser votre puissance, dévoiler les secrets ensevelis au sein de la terre profonde et ténébreuse ! » De qui donc a-t-il appris ce qu’il va raconter ? Quelle est cette autorité qu’il invoque et dont il tient à se couvrir ? On a prétendu qu’il faisait allusion à l’enseignement caché qu’on donnait dans les mystères, et qu’il voulait nous décrire la vie future ainsi qu’on la montrait aux initiés d’Eleusis. C’est l’hypothèse célèbre de Warburton, qui déjà semble avoir été soupçonnée par les critiques de l’antiquité ; elle est malheureusement beaucoup plus séduisante que vraisemblable. Virgile n’était pas initié lorsqu’il écrivit le sixième livre, et, quand il l’aurait été, est-il probable qu’un homme aussi pieux que lui se fût permis de divulguer ce qui ne devait pas être connu des profanes ? Sans doute on ne peut nier absolument qu’il ne se trouve dans le sixième livre quelques détails empruntés aux mystères, mais Virgile n’en a pu dire que ce qu’en savait tout le monde, ce qui à la longue en avait transpiré malgré les recommandations des prêtres et les menaces prononcées contre les indiscrets. C’est ailleurs qu’il va d’ordinaire chercher ses renseignemens. Il les prend à deux sources différentes, les traditions populaires et les systèmes des philosophes qui, comme Platon, ont interprété les vieilles légendes, voilà d’où il a tiré ce qu’il demande la permission de répéter. S’il a pris tant de soin de recueillir ces témoignages, s’il en parle avec tant de solennité, c’est qu’il les regarde presque comme des révélations divines ; il se fait fort maintenant « de découvrir les secrets enfermés dans les profondeurs de la terre. » Dans tous les cas, il a tenu à nous bien prévenir qu’il n’invente point ce qu’il va nous raconter, et que nous n’y trouverons que « ce qu’il a entendu dire : sit mihi fas audita loqui. » Homère et Dante ont fait comme lui ; cependant leur situation n’était pas la même que la sienne. L’un vivait dans une époque encore jeune où l’on n’avait pas eu le temps de songer beaucoup à ces grands problèmes ; les contemporains de l’autre y avaient sans doute beaucoup réfléchi, mais, comme ils étaient enchaînés à des dogmes précis et retenus par une autorité rigoureuse, ils n’avaient rien imaginé que dans le sens de leurs croyances. Les deux poètes avaient donc à leur disposition des élémens qui concordaient à peu près ensemble ; Virgile au contraire travaillait sur des matériaux qui différaient profondément entre eux. On vient de voir par quelles vicissitudes la conception de la vie future avait passé à Rome et les changemens qu’elle avait subis dans le cours des âges. Il était bien difficile que le poète pût entièrement accorder les anciennes croyances des Romains avec leurs opinions nouvelles : il l’était plus encore qu’il parvînt à rattacher de quelque façon ces récits populaires aux systèmes imaginés par les philosophes, et, comme il voulait pourtant qu’on retrouvât quelque chose des uns et des autres dans son poème, il ne pouvait guère éviter de se contredire. C’est la manière dont il faut expliquer et résoudre la plupart des difficultés qu’on rencontre dans le sixième livre.

Là comme ailleurs, Virgile se met à la suite d’Homère, mais il ne le suit que de loin, et dès les premiers pas il se trouve amené à modifier son modèle pour l’accommoder aux idées de son pays et de son temps. Homère a placé le séjour des morts à l’extrémité de l’immense océan, « c’est là qu’habitent les Cimmériens, qui sont toujours cachés dans les brouillards. Jamais le soleil ne les regarde de ses rayons, ni quand il gravit le ciel semé d’astres, ni quand il redescend vers la terre des hauteurs célestes ; une triste nuit s’étend toujours sur ces malheureux mortels. » Virgile n’envoie pas son héros chercher les enfers aussi loin. On croyait beaucoup en Italie que les grottes du lac Averne étaient une des ouvertures du royaume infernal. Cette opinion, qu’accréditaient les phénomènes volcaniques dont ce pays est le théâtre, était fort ancienne. Annibal, en traversant la Campanie, s’était détourné de sa route pour y sacrifier. Plus tard, Lucrèce combattit cette superstition avec une ardeur qui montre qu’il la savait répandue et puissante ; mais il la combattit sans succès : elle dura jusqu’à la fin du paganisme, et un document religieux des dernières années du IVe siècle nous apprend que sous Valentinien III les dévots partaient encore de Capoue en procession le 27 juillet pour visiter « les enfers de l’Averne. » C’est par là qu’Énée pénètre dans le séjour des morts. Virgile n’ignorait pas ce qu’il perdait à suivre cette tradition : il se privait de ce lointain mystérieux du récit homérique qui séduit l’imagination, mais il y gagnait de s’appuyer sur la foi populaire, et c’est ce qu’il cherche avant tout. Ce premier changement en amène nécessairement beaucoup d’autres. Le pays des Cimmériens se défend par l’océan qui l’entoure et les ténèbres qui le cachent ; l’Averne est à deux pas de Pouzzoles et de Naples, dans un des pays les plus fréquentés du monde. Quand on se décide à y placer l’entrée des enfers, il convient de leur rendre de quelque façon ce prestige de l’inconnu qu’on leur a fait perdre ; il faut surtout les protéger contre les entreprises des curieux. Plus on les rapproche de nous, plus il est nécessaire d’en rendre l’accès difficile. Il ne l’est pas pour les morts : « nuit et jour est ouverte la porte de Pluton » où s’engouffrent les âmes de ceux qui ont vécu ; mais les vivans n’y pénètrent pas, « c’est à peine si Jupiter accorde cette faveur à quelques enfans des dieux qui la méritent par leur vertu. » Énée est de ce nombre. Les dieux lui permettent de cueillir dans la forêt le rameau d’or qui doit charmer les puissances infernales, et pendant que sous ses pieds la terre mugit, que les collines chancellent, que les chiens hurlent dans l’ombre, précédé par la sibylle et présentant aux fantômes la pointe de son épée, il se jette résolument dans la sombre caverne, et arrive au vestibule des enfers, dont toute une armée de monstres garde l’entrée. L’énumération qu’en fait Virgile est curieuse ; elle nous annonce déjà le système qu’il va suivre dans toutes ses descriptions : à côté des inventions des plus anciennes mythologies, qu’il a grand soin de conserver, — des Titans, des Gorgones, des Harpyes, des Centaures, de l’hydre de Lerne, qui pousse d’horribles sifflemens, de la Chimère armée de flammes, des Songes qui se cachent dans les branches d’un orme immense, il place des allégories dont quelques-unes sont évidemment d’un autre âge, — la discorde, la guerre, la pauvreté, la faim, la vieillesse, les pâles maladies, les remords vengeurs et même les joies malsaines de l’âme (mala mentis gaudia) qui toutes abrègent la vie et pourvoient l’enfer d’habitans. La porte franchie, toutes les difficultés ne sont pas vaincues, il faut encore passer les fleuves infernaux. Ces fleuves, qui chez Homère arrosent le pays des morts, l’entourent neuf fois chez Virgile pour en défendre l’accès. Le poète s’est bien gardé d’omettre le vieux nautonier Charon, dont le nom était si populaire ; il le représente comme un vieillard énergique, grossièrement vêtu, avec une barbe longue et négligée et des yeux qui lancent des flammes. Les morts se pressent autour de lui « aussi nombreux que tombent dans les forêts les feuilles desséchées aux premiers froids de l’automne. » Tous demandent à passer les premiers, « tous tendent les mains avec amour vers la rive opposée : » c’est là qu’ils doivent enfin trouver un séjour tranquille après les orages de la vie. Les premiers peuples, nous l’avons vu, faisaient de la tombe l’asile du repos éternel, et ils concluaient naturellement qu’on n’en peut jouir que si l’on a été enseveli. Plus tard, on l’a placé dans les enfers, mais cette seconde opinion, quoique fort différente de l’autre, s’est accommodée de quelque façon avec elle ; tout en admettant que le tombeau n’est plus la demeure où l’âme et le corps habitent ensemble pendant l’éternité, on a maintenu la nécessité de la sépulture. Il faut avoir été enseveli pour passer le Styx, et ceux qui n’ont pas obtenu sur la terre les derniers honneurs doivent se résigner à errer cent ans le long du rivage avant d’être admis dans la barque sombre. C’est un exemple curieux de la persistance obstinée des vieux préjugés et de la manière habile dont ils savent se glisser et se faire une place dans les croyances nouvelles et contraires.

Au-delà du Styx commencent véritablement les enfers. Énée y rencontre d’abord le tribunal devant lequel toutes les âmes doivent comparaître. Minos, entouré de jurés qu’il a tirés au sort comme un préteur romain, interroge les morts sur leurs actions. Virgile a dû accepter avec empressement cette idée, que dans l’autre vie au moins chacun est traité comme il le mérite, et que l’homme y trouve enfin la justice à laquelle il a droit. Il faut avouer pourtant que les décisions de Minos ne nous semblent pas toujours irréprochables : on voudrait qu’il accordât de meilleures places à ceux qui sont morts pour leur pays ou qui ont été injustement condamnés au dernier supplice. Platon nous donne, dans ses dialogues, une bien plus haute idée de la justice des enfers. Si Virgile a fait autrement, c’est une preuve de plus qu’il n’a pas toujours devant les yeux un idéal philosophique, et qu’avant tout il tient à se rattacher à l’opinion commune. Après le jugement, les morts se rendent dans le séjour qui leur est assigné. Ordinairement on n’en distingue que deux, la demeure des méchans et celle des bons, le Tartare et l’Elysée ; Virgile en ajoute une troisième, qui participe des deux autres. On ne sait d’où il tenait cette innovation ; mais, quelle qu’en fût l’origine, elle était de nature à lui plaire, et l’on comprend qu’il l’ait bien accueillie. S’il est naturel que les esprits violens ou extrêmes, comme les stoïciens et les jansénistes, qui ne veulent pas admettre qu’il y ait des fautes légères et qui les punissent toutes avec la même rigueur, n’éprouvent pas le besoin d’introduire dans les enfers cette région intermédiaire, elle convient beaucoup aux âmes tendres comme Virgile, qui sont disposées à traiter les faiblesses humaines avec plus d’indulgence. Du reste il est loin d’en faire un lieu de délices ; ceux qui l’habitent ne sont punis d’aucun châtiment, mais ils ne sont pas heureux non plus. Leur existence est inerte et morne ; ils se promènent tristement dans ces plaines humides, sous un ciel sans soleil, et lorsqu’ils passent le long de ces sentiers ombragés et solitaires où ils se cachent, ils ressemblent à la lune nouvelle, « quand on la voit ou qu’on croit la voir se lever entre les nuages. » Ce sont en général ceux qui par leur faute ou celle du sort n’ont pas achevé leur destinée sur la terre, les enfans « que la mort a pris à la mamelle de leur mère avant d’avoir goûté la douce vie, » les guerriers tombés sur le champ de bataille, les malheureux. qui ont péri victimes d’injustes accusations, ceux aussi qui se sont frappés de leurs mains, et « qui, ne pouvant souffrir la lumière, ont rejeté l’existence. » La religion était très dure pour eux ; elle défendait qu’on leur rendît aucun honneur funèbre, comme plus tard le christianisme les priva de ses dernières prières. Virgile les punit plus doucement ; leur châtiment consiste à regretter la vie dont ils se sont délivrés : « qu’ils voudraient être rendus à la clarté des deux et souffrir encore la misère et les durs travaux ! mais les destins s’y opposent. » A côté d’eux et dans ce qu’il appelle le champ des larmes (lugenles campi), il place les héroïnes antiques qu’ont égarées de trop vives passions. La passion vient des dieux ; c’est un fléau que l’humanité subit sans en être tout à fait responsable : aussi se contente-t-il de les montrer errant à l’écart dans des forêts de myrtes et portant au cœur leurs blessures toujours nouvelles.

Au sortir de cette région moyenne, la route se divise ; le chemin de gauche conduit au Tartare. Énée ne visite pas le séjour des méchans, il l’entrevoit de la porte, et la sibylle, qui le connaît, lui en fait la description : c’est toujours la vieille prison de Jupiter avec sa triple enceinte, ses portes d’airain, sa tour de fer forgée par les Cyclopes, ses cachots « qui plongent sous les ombres deux fois autant qu’il y a d’espace de la terre au ciel, » Virgile, d’après son système ordinaire, y a renfermé des criminels qui appartiennent à des âges divers et à des civilisations différentes. Ce sont d’abord les anciens ennemis des dieux, les Titans précipités par la foudre au fond de l’abîme, les Lapithes, Salmonée, Ixion, Titye, tous les méchans et les impies des anciennes légendes, — puis ceux qui ont commis spécialement des fautes contre la loi romaine, le patron qui a fait tort à son client, l’affranchi qui a trahi son maître, l’adultère qui a été frappé par le mari qu’il outrageait, le citoyen qui a pris les armes contre son pays, le magistrat prévaricateur, l’intrigant obéré qui a vendu sa patrie et l’a jetée sous le joug d’un maître, — enfin ceux qui se sont rendus coupables d’un crime contre l’humanité, les frères qui ont détesté leurs frères, les mauvais riches « qui ont couvé d’un œil jaloux les trésors qu’ils avaient amassés et n’en ont pas fait part à leurs proches. » Nous touchons presque aux vertus chrétiennes, et nous voilà bien loin de ces crimes mythologiques que le poète énumérait tout à l’heure. Virgile n’est pas à l’aise dans la description des supplices infligés à tous ses criminels. Il est difficile d’en inventer qui répondent à l’idée qu’on se fait du Tartare, et l’imagination du doux poète n’est pas de celles qui se complaisent à ces conceptions cruelles. Il se contente de reproduire les châtimens que les légendes rapportaient et que les poètes avaient décrits ; le seul qui semble nouveau, c’est la nécessité qu’il impose au coupable d’avouer ses fautes : il n’a rien gagné à les cacher avec tant de soin pendant sa vie, Rhadamante l’oblige à les révéler après sa mort et le punit par la honte d’une confession publique. Après ce regard jeté sur le Tartare, Énée arrive enfin au séjour des bons, qui est le but de son voyage. C’est là qu’il doit trouver son père, qu’il veut revoir encore une fois et consulter sur sa destinée. Pendant qu’il le cherche, le poète lui fait parcourir les différens groupes des bienheureux, et profite de l’occasion pour nous les montrer. Ici encore, il est fidèle à sa méthode, et mêle aux souvenirs de la fable des idées et des tableaux qu’il emprunte à la philosophie la plus élevée. Il place d’abord dans l’Élysée les rois des temps mythologiques, « héros magnanimes nés dans des siècles meilleurs, » et à côté d’eux les prêtres qui ont accompli fidèlement leurs devoirs, les poètes dont les chants ont été dignes des dieux, enfin les bienfaiteurs de l’humanité, « ceux qui en inventant les arts ont embelli la vie, et ceux qui par les services qu’ils ont rendus aux hommes ont laissé d’eux un souvenir immortel. » Dans la façon dont il décrit leur existence, Virgile s’inspire tout à fait des anciennes traditions ; il revient au temps où l’on ne pouvait imaginer après la mort qu’une sorte de continuation de la vie. Les habitans de l’Élysée ne connaissent guère d’autres plaisirs que ceux dont ils jouissaient sur la terre : « les uns se livrent aux exercices de la palestre et luttent entre eux sur le sable doré, les autres frappent la terre en mesure et chantent des vers. Ceux qui aimaient les chars et les armes, qui élevaient dans les pâturages des chevaux au poil luisant, conservent ces goûts au-delà de la tombe. A droite et à gauche, d’autres prennent leur repas sur le gazon et chantent en chœur un joyeux pœan à l’ombre d’un bois de laurier aux douces senteurs. » Qu’ont-ils vraiment de plus que lorsqu’ils étaient en vie ? Ils sont délivrés de quelques soucis vulgaires : « aucun d’eux n’a de demeure fixe ; ils habitent au milieu des bois touffus, sur le penchant des rivages, dans les prairies où les ruisseaux entretiennent la fraîcheur. » Ils jouissent dans ces demeures heureuses d’une paix et d’un repos dont Virgile a voulu nous donner une idée par l’harmonie calme de ses vers ; ils possèdent pour eux des astres et un soleil particuliers, jdIus brillans que les nôtres, ils respirent un air plus large, ils sont inondés d’une lumière pure.

Jusque-là Virgile ne s’écarte pas des descriptions ordinaires de l’Elysée ; tout ce qu’il nous dit, il avait pu le lire dans ces vieux poèmes qui racontaient la descente d’Hercule et de Thésée aux enfers : c’est bien ainsi que ces époques reculées et naïves se figuraient la vie des bienheureux ; mais, après avoir reproduit fidèlement ces tableaux antiques, il y ajoute quelques traits qui ne viennent pas des mêmes sources et trahissent des temps plus jeunes. Il convient d’en parler avec un peu plus d’étendue que du reste : c’est la partie la plus neuve et la plus admirée du sixième livre.

Depuis que dans la Grèce et à Rome on avait pris goût à la philosophie, on mettait parmi les plaisirs les plus vifs l’étude de la nature et la découverte de ses lois ; cependant on s’apercevait aussi que la nature ne laisse pas facilement saisir ses secrets, et comme à mesure qu’on s’élevait l’horizon semblait toujours s’étendre, et que chaque question résolue ne faisait qu’augmenter le nombre des questions à résoudre, les esprits sincères qui se livraient à ces recherches éprouvaient plus d’impatience et de regret que d’orgueil et de joie, et se sentaient moins heureux de ce qu’ils étaient parvenus à connaître qu’attristés de ce qui leur restait à savoir. « Il n’est personne, disait Plutarque, parmi ceux qui désirent avec ardeur posséder la vérité qui puisse ici-bas se rassasier d’elle à souhait, car le corps interpose entre elle et la raison une sorte de nuage qui les empêche de la distinguer. C’est pour cela que, semblables à des oiseaux, ils veulent toujours s’envoler vers le ciel. » Là au moins rien ne troublera plus leur regard ; ils seront placés dans la pleine lumière et saisiront toute la vérité. C’est ainsi qu’on fut amené à faire de la contemplation du monde et de ses lois le plaisir le plus délicat de la vie future et la plus belle récompense du sage. Dans le Songe de Scipion, Cicéron nous dit que ceux qui ont sauvé, défendu, agrandi leur patrie, habitent après leur mort un séjour réservé où ils jouissent d’un éternel bonheur, et ce bonheur qu’il décrit consiste surtout à promener les yeux sur l’univers, à en admirer les merveilles, à suivre les mouvemens des astres, à entendre l’harmonie des sphères, à contempler enfin sans voile ce que de la terre nous ne pouvons qu’entrevoir. — C’est aussi l’occupation du père d’Énée dans le séjour des bienheureux, et, quand son fils vient le visiter, il s’empresse de lui faire part des connaissances qu’il a acquises depuis qu’il habite l’Elysée et de lui dévoiler le système du monde.

Ce système, que Virgile développe en vers admirables, n’est pas tout à fait celui d’une école particulière : le fond en venait de Pythagore ; Platon et après lui presque toutes les sectes philosophiques importantes, à l’exception des épicuriens, en avaient adopté les parties essentielles. C’était aussi celui qu’accueillaient le plus volontiers les gens éclairés qui s’occupaient de philosophie à leurs momens de loisir, en sorte qu’au milieu de cette confusion d’opinions et de doctrines diverses il semblait que ce fût un des points sur lesquels on fût arrivé à se mettre d’accord. On admettait généralement que l’univers est animé d’une sorte de vie intérieure, qu’un souffle divin répandu dans toutes ses parties les pénètre, les vivifie et met en mouvement la masse entière : c’est ce qu’on appelait l’âme du monde. D’elle vient tout ce qui vit et respire ; les âmes des hommes ne sont aussi qu’une émanation, une parcelle détachée de l’âme universelle. Malheureusement ce principe divin, forcé de s’associer avec le corps, perd dans ce mélange une partie de sa vertu. « Cette prison obscure, qui enferme l’âme, l’empêche de voir le ciel, d’où elle vient, » et la mort même, en la délivrant de son esclavage, ne peut pas lui rendre toute sa pureté. Dans ce séjour sur la terre, dans ce contact avec le corps, elle s’est altérée, elle a contracté des souillures dont il faut qu’elle se lave. La purification dure mille ans : c’est le temps nécessaire pour que les taches soient entièrement effacées et que l’étincelle du feu divin, qui est notre âme, revienne à sa pureté première. Dieu l’appelle ensuite sur les bords du fleuve Léthé, afin qu’elle y boive l’oubli, et la renvoie sur la terre animer un nouveau corps. De cette manière, l’Elysée contient à la fois ceux qui ont vécu et ceux qui doivent vivre, ou plutôt les uns et les autres se confondent, puisque la vie doit recommencer pour chacun mille ans après la mort. Anchise en profite pour donner à son fils le spectacle de toute sa postérité, depuis les rois d’Albe jusqu’à ce jeune Marcellus, qui fut si amèrement pleuré d’Auguste ; c’est une occasion pour Virgile de nous présenter un tableau rapide et merveilleux de l’histoire de son pays.

Il faut vraiment se faire violence et s’arracher à l’impression de ces beaux vers pour s’apercevoir que cette nouvelle description de la vie future ne ressemble pas tout à fait à celle qui nous a été d’abord présentée, et qu’il est difficile de les accorder ensemble. En réalité, il y a deux enfers distincts dans le sixième livre. Le poète a pris les élémens du premier dans les légendes populaires de la Grèce et de Rome. Nous y retrouvons Cerbère et Charon, Minos et Rhadamante, le Tartare et l’Elysée. Les morts y sont placés dans des demeures différentes d’où il semble bien qu’ils ne doivent plus sortir : jusqu’à la fin, le vautour dévorera le cœur immortel de Titye, et les bienheureux célébreront toujours leurs danses et leurs banquets dans les lieux enchantés qu’ils habitent. On ne voit pas que personne y soit soumis à aucune purification ; l’âme d’Anchise n’a pas eu besoin d’être lavée des souillures inévitables que communique le corps, puisque nous la trouvons définitivement établie au séjour du bonheur éternel presque au lendemain du jour où elle a quitté la terre. Transportés brusquement de leur demeure terrestre aux enfers, les morts y conservent le souvenir entier de leur vie passée. L’existence paraît continuer pour eux sans interruption ; ils gardent fidèlement toutes leurs affections et toutes leurs haines : Didon, toujours furieuse, détourne les yeux d’Énée, qui a causé sa perte ; Anchise tend les bras à son fils et lui fait par habitude un peu de morale. — Tout est changé dans la dernière partie du sixième livre, et c’est vraiment un enfer nouveau que le poète nous fait visiter. Il semble d’abord qu’il y représente les âmes réunies dans un même lieu : toute cette foule d’ombres légères, ces nations innombrables qui voltigent en murmurant autour du Léthé sont tout à fait confondues ensemble, et il n’est plus question de ces demeures distinctes dans lesquelles Virgile les a d’abord distribuées. Elles ont toutes besoin d’être purifiées, et la seule différence qui existe entre elles, c’est que les expiations qu’on leur impose ne sont pas tout à fait les mêmes. « Les unes, suspendues en l’air, sont battues des vents, les autres au fond d’un gouffre lavent leurs souillures, d’autres s’épurent par le feu ; » mais le terme de cette expiation est le même pour toutes : après mille ans écoulés, elles sont redevenues pures et peuvent tenter de nouveau l’épreuve de la vie. L’immortalité n’est donc plus aussi entière que tout à l’heure ; ce n’est pas la même existence qui persiste et se prolonge à travers la mort, c’est une série d’existences nouvelles et distinctes qui recommencent à chaque fois. Aussi les âmes, dans ce nouveau séjour, ne semblent-elles plus aussi vivantes qu’elles l’étaient dans le champ des pleurs ou dans l’Élysée. Ce sont vraiment « ces ombres silencieuses » que le poète saluait d’avance au commencement de son récit. Les autres ne méritaient guère ce nom ; elles parlent au contraire avec tant de plaisir qu’il faut toujours que la sibylle les interrompe et qu’elle arrache Énée à ces entretiens infinis. Celles-ci, quoique réunies en troupe innombrable, font à peine autant de bruit que les abeilles qui bourdonnent un jour d’été en se posant sur les fleurs. Virgile nous les montre au moment où elles s’approchent du fleuve d’oubli, mais en vérité elles n’ont guère besoin d’y aller boire : aucune d’elles ne paraît se souvenir de sa vie passée ni avoir le sentiment de sa vie future. Elles passent devant le chef de leur race, portant déjà les insignes et les traits qui les font reconnaître, mais elles passent en silence, sans paraître rien voir, sans manifester aucune émotion. Ce sont, je le répète, deux enfers différens, dont l’un est plutôt emprunté aux croyances populaires, l’autre se rapporte davantage aux doctrines des philosophes. Si Virgile avait pu mettre la dernière main à son œuvre, il les aurait certainement mieux fondus ensemble ; cependant un critique distingué, M. Conington, affirme, et, je crois, avec raison, qu’il ne serait pas arrivé à nous faire passer de l’un à l’autre sans surprise et à supprimer tout à fait les difficultés qui naissent de leur voisinage : la contradiction était au fond même des choses ; on pouvait la dissimuler et non la détruire. Il est du reste assez vraisemblable qu’elle choquait moins les contemporains que nous. Ces élémens divers que Virgile avait voulu mêler dans son poème, chacun, en descendant en lui-même, les retrouvait dans ses croyances. D’ordinaire elles se composaient à la fois des souvenirs de l’enfance, des études de la jeunesse et des réflexions de l’âge mûr. Les opinions populaires, qui s’insinuent d’abord dans l’âme, et, la trouvant vide, s’y installent à l’aise, en faisaient le fonds ; sur cette première couche venaient se placer les connaissances et les idées qu’on devait à la philosophie, et le plus souvent elles la recouvraient sans l’effacer. Comme les religions n’avaient alors ni dogmes précis, ni symbole arrêté, on éprouvait moins le besoin de se faire un corps de doctrine homogène et de ramener ce mélange un peu confus à une rigoureuse unité. Il était donc assez difficile qu’on fût très sensible à ces incohérences qui nous frappent dans l’œuvre de Virgile, puisqu’en réalité il s’en retrouvait quelque chose au fond de toutes les âmes.


III

On ne peut pas achever l’étude du sixième livre de l’Enéide sans se demander quelle impression il a dû produire sur les Romains qui le lisaient, et s’il est probable qu’il ait exercé quelque influence sur leurs opinions. Cette impression n’aurait guère été profonde, s’il était vrai, comme on l’a quelquefois prétendu, qu’en général sous l’empire on ne croyait pas à la vie future ; mais les raisons qu’on en donne ne sont pas toutes convaincantes. On s’arme pour le prouver de certains aveux des écrivains de ce temps qui n’ont pas le sens et la portée qu’on leur accorde. Quand Sénèque et Juvénal soutiennent que personne n’a plus peur de Cerbère, et qu’on ne croit pas que tous les morts de l’univers passent le fleuve sombre sur une seule barque, ils veulent dire que les légendes populaires ont beaucoup perdu de leur crédit, et non pas qu’on nie l’immortalité de l’âme ; ne pouvait-on pas plaisanter sur Cerbère et Charon, refuser d’admettre qu’après la mort les âmes traversent le Styx, et croire pourtant qu’elles continuent quelque part d’exister ? En réalité, il n’y a qu’un seul écrivain de ce temps qui ait attaqué en face la croyance à la vie future, c’est Pline l’Ancien. Dans un passage célèbre, il traite ceux qui la défendent comme de véritables ennemis du genre humain. « Malheureux ! leur dit-il, quelle sottise est la vôtre de faire continuer la vie au-delà de la tombe ! Où se reposeront donc les créatures, si vous admettez que les âmes dans le ciel, les ombres dans les enfers, conservent quelque sentiment ? Votre complaisance pour nos préjugés et votre crédulité nous font perdre le plus grand bien de la vie humaine, qui est la mort. Vous redoublez les tristesses de notre dernière heure par les terreurs de l’avenir. En supposant qu’il soit doux de vivre, peut-il l’être d’avoir vécu ? , Laissez-nous plutôt consulter nos souvenirs et trouver dans la tranquillité qui a précédé notre existence l’assurance du repos qui la suivra. » Pline est le seul alors qui parle d’une façon aussi nette et aussi hardie ; mais, si les autres ne nient pas la persistance de la vie, il faut avouer qu’ils n’en parlent qu’avec beaucoup de réserves et d’hésitations. L’immortalité de l’âme ne paraît être pour eux le plus souvent qu’une hypothèse ou qu’une espérance. Tacite, en adressant les derniers adieux à son beau-père Agricola, se contente de dire : « S’il est un lieu réservé aux mânes de l’homme juste, si, comme le pensent les sages, les grandes âmes ne s’éteignent pas avec le corps… » L’affirmation, comme on le voit, est bien timide, et l’on comprend qu’au milieu de ces incertitudes il ne soit pas aisé de saisir la pensée véritable des écrivains de l’empire.

Les inscriptions nous fournissent des renseignemens à la fois plus complets et plus clairs que ceux qui nous viennent de la littérature ; il n’y a pas de question sur laquelle elles répandent plus de lumières. Comme la plupart de celles qui nous restent sont des épitaphes, les gens qui les ont fait graver ont été amenés à nous entretenir souvent de leurs sentimens sur la vie future. Ils sont très loin de s’accorder entre eux, et l’on voit bien qu’il régnait alors à ce sujet une grande variété dans les opinions. Quelques-uns nient l’immortalité de l’âme aussi résolument que Pline et par les mêmes argumens. « Tu n’étais pas autrefois, disent-ils au passant qui s’arrête devant leur tombe : tu existes maintenant, mais bientôt tu ne seras plus. » Ils regardent donc le temps où nous vivons comme un éclair d’existence entre deux infinis de néant. Cette perspective ne paraît pas les inquiéter ; la mort qui les menace, et qui n’aura pas de réveil, n’est pour eux qu’un motif de plus de passer gaîment la vie. « Amis, disent-ils, pendant que nous vivons, vivons ; » ou encore : « Bois, mange, amuse-toi et viens nous trouver. » Leur épicurisme est souvent très grossier. Un soldat nous apprend « qu’il a toujours vécu comme il convient à un homme libre, » c’est-à-dire en menant une joyeuse existence, et il ajoute : « Ce que j’ai bu et ce que j’ai mangé, voilà maintenant tout ce qui me reste. » Le fond de la pensée de tous ces amis des plaisirs faciles, épicuriens de pratique, sinon de doctrine, c’est que, la destinée s’achevant ici-bas, il faut se la faire aussi agréable que possible. D’autres au contraire et en plus grand nombre supposent ou affirment la persistance de la vie ; ils demandent à leur famille et à leurs amis des services dont ils n’auraient pas besoin, si tout devait finir pour eux avec cette existence ; ils parlent des lieux qu’ils vont habiter, ils expriment la pensée que les parens qu’ils ont laissés sur la terre viendront les y rejoindre ; cette espérance console aussi bien ceux qui survivent que ceux qui ne sont plus. — « Ne pleure pas, ma mère, » dit le mort, et la mère répond en demandant à son fils de venir au plus tôt la chercher pour qu’ils soient enfin réunis. — Ces croyances se retrouvent alors dans tous les rangs de la société, mais elles devaient être surtout répandues chez le peuple ; ce sont les malheureux, les pauvres, les opprimés, qui ont besoin de croire que les injustices de la vie présente sont réparées ailleurs, qu’il y a quelque part une punition pour les méchans et des récompenses pour les bons. Suétone rapporte que, lorsqu’on sut à Rome la mort de Tibère, la foule se répandit dans les rues, « priant les dieux mânes de précipiter son ombre dans le séjour des impies. » Si tous ces gens sont unis dans le sentiment que l’âme ne meurt pas avec le corps, ils ne se figurent pas tous de la même façon cette dernière demeure où doit se continuer la vie, et ne la placent pas au même endroit. Quelques inscriptions, surtout celles qui sont en vers, parlent du Tartare et de l’Elysée ; d’autres expriment de diverses manières la pensée qu’une fois le corps rendu à la terre, l’âme remonte vers sa source ; elle doit résider désormais soit dans les astres, auprès des dieux, soit dans la partie la plus pure et la plus élevée de l’air, soit dans l’espace qui s’étend entre la terre et la lune, et quelques-uns s’imaginent qu’elle est d’autant plus éloignée de la terre et rapprochée du ciel qu’elle a mené une existence plus vertueuse. Cette croyance s’accrédite à mesure que se répand la doctrine stoïcienne ; nous la trouvons quelquefois exprimée avec une vivacité qui prouve combien on était heureux de s’y rattacher. « Non, dit un père sur la tombe de son enfant, tu ne descends pas au séjour des mânes, mais tu t’élèves vers les astres du ciel. » Ce n’était pourtant encore que l’opinion des gens distingués, qui avaient quelque accès à la philosophie ; le christianisme en fit plus tard la croyance générale. Ce qui domine jusqu’à l’époque chrétienne, ce sont encore les plus anciennes opinions. La foule semble revenir avec une invincible opiniâtreté à la vieille manière de se figurer la persistance de la vie ; elle est toujours tentée de croire que l’âme et le corps sont enchaînés ensemble dans la sépulture ; elle soupçonne que le mort n’a pas perdu tout sentiment dans cette tombe où il est enfermé, elle cherche par tous les moyens à le consoler, à le distraire, à l’arracher à ce silence et à cet isolement éternels auxquels la nature a tant de peine à se résigner ; elle veut le ramener et le maintenir parmi les siens, et si elle ne peut plus le mêler tout à fait au mouvement et à l’activité des vivans, lui en donner au moins le spectacle. Voilà pourquoi les sépultures antiques étaient placées le plus souvent le long des grands chemins. La voie Latine et la voie Appienne à Rome sont bordées de tombeaux. Sur ces tombeaux on trouve souvent écrits des dialogues dans lesquels le mort écoute et répond. Tantôt il prend la parole pour consoler sa famille éplorée, tantôt il remercie ceux qui l’ont salué en passant. « Adieu, Victor Fabianus. — Les dieux vous comblent de biens, mes amis, et vous aussi, voyageurs, les dieux vous protègent pour vous remercier de vous arrêter un moment devant la tombe de Fabianus ! Que votre voyage, que votre retour s’accomplissent sans accident, et vous, qui m’apportez des couronnes et des fleurs, puissiez-vous le faire pendant de nombreuses années. »

Ce qui est tout à fait remarquable, c’est l’insistance avec laquelle le mort réclame des siens et des étrangers ces derniers égards. Il joint, quand il le peut, des promesses à ses prières ; il fonde des legs pour récompenser ceux qui viendront à certaines époques lui apporter des libations et des fleurs, ou qui prendront part aux repas célébrés près de ses cendres. S’il est pauvre, il demande au moins qu’on n’oublie pas ce salut qu’il est d’usage d’accorder à la tombe qu’on rencontre sur son chemin. « Vous qui passez, ne manquez pas de dire avec un sentiment pieux : Que la terre te soit légère ! » Il met une ardeur étrange à réclamer de tout le monde ce souvenir ; pour être sûr qu’on ne le lui refusera pas, il flatte, il implore, il supplie ; il promet au voyageur qui prononcera ces courtes paroles que les dieux récompenseront sa piété, et qu’à son tour il obtiendra les honneurs qu’il accorde aux autres. En voyant l’importance qu’il attache à cette formule banale, il vient à l’esprit qu’il devait lui prêter une certaine efficacité ; il croyait probablement que de quelque manière elle pouvait rendre son sort meilleur dans l’autre vie. Ce n’est donc pas tout à fait une simple politesse dont il n’a que faire en ce moment, c’est un service et un secours qu’il demande, et il faut voir dans ces mots si souvent répétés sur les tombes anciennes quelque chose qui ressemble à la prière pour les morts dans le christianisme. Il en est de même des sacrifices qui doivent s’accomplir sur le tombeau, et pour lesquels on prend d’avance tant de précautions ; j’ai peine à croire qu’on se donnerait tant de mal pour en assurer la perpétuité, pour écarter tous les obstacles qui peuvent s’opposer à leur accomplissement, s’il ne s’agissait que d’une satisfaction de vanité. On devait penser que le mort en recueillait quelque avantage plus réel, et rattacher de quelque manière son bonheur dans l’autre vie aux honneurs qu’on lui rendait sur la terre.

Il est donc très probable que ces instances qu’on fait aux passans pour obtenir leurs prières, ces fondations pieuses pour s’assurer des sacrifices qui durent toujours, témoignent beaucoup moins du désir qu’on a de protéger sa mémoire contre l’oubli que des préoccupations et des inquiétudes causées à tout le monde par la crainte des enfers. Épicure n’était pas parvenu, comme il l’espérait, à en délivrer l’humanité. On se trouvait encore, au commencement de l’empire, dans la même situation d’esprit que Platon décrit en ces termes quatre siècles auparavant : « tu sauras que, lorsqu’un homme se croit aux approches de la mort, certaines choses sur lesquelles il était tranquille auparavant éveillent alors dans son esprit des soucis et des alarmes, surtout ce qu’on raconte des enfers et de leurs châtimens. Ces récits, autrefois l’objet de ses railleries, portent le trouble dans son âme. » En ce terrible moment, on ne pouvait s’empêcher de faire un retour sur sa vie passée, « C’est alors, disait Cicéron dans une phrase qui semble chrétienne, c’est alors qu’on éprouve plus que jamais le remords de ses fautes, tum peccatorum maxime pœnitet. » Il est probable que la religion intervenait quelquefois pour calmer les consciences inquiètes. Un bas-relief du Louvre nous montre auprès du lit d’une femme qui vient d’expirer, et à côté de sa famille qui pleure, des prêtres et l’appareil d’un sacrifice. Les mystères, aussi avaient essayé de rassurer les âmes qu’effrayait ce grand inconnu : ils donnaient aux initiés le spectacle de la vie future, ils leur annonçaient qu’après leur mort ils jouiraient de cette félicité qu’on leur avait fait entrevoir, « et qu’ils passeraient l’éternité avec les dieux ; » mais ce furent surtout les charlatans réunis à Rome de toutes les contrées du monde, magiciens et devins de toute sorte, prêtres de toutes religions, qui surent tirer un grand profit des terreurs que causaient les enfers. Comme on pensait que, selon le mot de Platon, « c’est le plus grand des malheurs de descendre dans l’autre monde avec une âme criminelle, » ils se chargeaient de fournir aux coupables des purifications qui effaçaient leurs fautes ; ils leur promettaient qu’une fois purifiés « ils seraient rangés, après la vie, parmi ceux qui conservent le souffle, le regard, la parole, et qui passent le temps à danser et à se réjouir dans la demeure d’Hadès. » Ils vendaient des prières dont l’effet était infaillible, qui devaient désarmer les puissances infernales et les empêcher de s’opposer au passage de l’âme lorsqu’elle s’envolait vers le ciel. On était si préoccupé de ce moment redoutable, on avait tant peur de cet avenir incertain et menaçant, qu’ils ne manquaient pas de trouver des dupes qui leur payaient cher leurs recettes.

Il faut replacer le récit de Virgile au milieu de ces préoccupations pour se rendre compte de l’effet qu’il a dû produire. Ce n’était pas tout à fait pour ces âmes inquiètes une œuvre d’art ordinaire, et elles devaient y trouver un intérêt plus puissant et plus vivant que dans le reste de l’ouvrage. Il les entretenait de ces problèmes qui troublaient leur pensée ; il ranimait en eux ces espérances et ces terreurs qu’on pouvait bien oublier un moment quand on était livré à l’activité de la vie, mais qui, selon la réflexion de Platon, finissaient toujours par se réveiller. Ainsi le premier résultat du sixième livre a dû être d’exciter encore et de nourrir ces alarmes, qui étaient alors générales, de pousser les esprits à s’inquiéter de plus en plus de l’état des âmes après la mort, Il est vrai que, si l’on n’en pouvait aborder la lecture sans émotion, on ne devait pas être non plus entièrement satisfait quand elle était finie. Ceux qui venaient y chercher la solution de leurs doutes et une réponse nette et définitive aux questions qu’ils se faisaient sur l’autre vie ne l’y trouvaient pas. Virgile n’est pas un révélateur, et il aurait fallu l’être pour prétendre donner une description de la vie future qui fût acceptée de tous comme un dogme. Personne encore ne l’avait fait. Pour les prêtres comme pour les philosophes, ce qui suit l’existence n’apparaissait que comme une sorte de rêve ; tout ce qu’on en disait était plutôt du domaine de l’imagination que de la foi. Le poète pouvait donc à la rigueur imaginer les enfers comme il le voulait ; il aima mieux partir des opinions populaires. Ces opinions, nous l’avons vu, étaient fort incertaines ; elles avaient changé plusieurs fois et en se modifiant s’étaient affaiblies. il pensa néanmoins que ces vieilles légendes, malgré leurs incohérences et leur discrédit, pouvaient encore lui être utiles. On nous dit bien que les sages avaient cessé depuis longtemps d’y croire ; mais les sages sont toujours en minorité dans le monde, et d’ailleurs il n’est pas sûr qu’ils en fussent aussi désabusés qu’ils le prétendaient. Quand des fables se sont imposées pendant tant de siècles à la croyance des hommes, elles ne s’effacent pas aisément de leur souvenir. Celles-là étaient de plus protégées contre l’oubli par des chefs-d’œuvre, la poésie et les arts les rendaient immortelles ; même quand la raison s’éloignait d’elles, elles restaient maîtresses de l’imagination, et gardaient ainsi une partie de l’homme malgré lui. Ce qui prouve bien qu’elles n’avaient pas perdu tout crédit, c’est l’empressement que mettaient les philosophes, surtout les stoïciens, à s’autoriser d’elles et à les interpréter dans le sens de leurs systèmes. Ils espéraient en agissant ainsi faire profiter les doctrines nouvelles qu’ils voulaient émettre de ce respect qu’on accorde involontairement aux choses anciennes. C’est aussi le dessein de Virgile ; il pensait que son récit aurait plus d’autorité, s’il prenait soin de mêler toujours les traditions aux nouveautés et la philosophie à la fable.

Ce mélange est au fond la principale originalité de son œuvre : rien ne lui a plus servi à donner un caractère plus moral et plus élevé aux idées qu’on se faisait autour de lui de la vie future. C’est par là que, malgré les larges emprunts qu’il fait aux antiques légendes, son Elysée et son Tartare ne sont plus ceux de la mythologie. On a vu tout ce qu’il y ajoute : je ne veux rappeler ici que cette opinion, qu’il expose avec tant d’éclat, que l’homme est composé de deux élémens d’origine diverse, que le corps, matière terrestre, corrompue, est un principe de souillure, que son alliance avec l’âme, qui vient du ciel, est la source des luttes qui troublent la vie. Il en tire une conséquence importante et inattendue. Si l’on admet avec lui que l’âme et le corps se gênent et que leur union est une cause permanente de souffrance et de combat, il faut penser que leur séparation est un bien, et que l’existence véritable ne commence que lorsqu’ils se sont quittés. On avait cru d’abord tout le contraire : pour Homère, la vie véritable est celle du corps[5] ; quand il n’est plus, il ne reste de l’homme qu’une ombre, une forme vide et impalpable, « un fantôme sans force. » Les morts sont « les malheureux, » leur demeure est un séjour de ténèbres, et, lorsqu’on annonce à Ulysse qu’il lui faut la visiter, il sent son cœur se briser et se roule en pleurant sur son lit. « Ne me console pas, répond l’ombre d’Achille aux complimens qu’on lui fait ; j’aimerais mieux être un laboureur et servir pour de l’argent un pauvre homme qui n’aurait pas grand’chose à manger que de commander à tous les morts. » C’était encore à Rome l’opinion du plus grand nombre. Horace, parlant de ceux qui ne sont plus, dit qu’ils sont partis « pour l’exil éternel. » Virgile pense au contraire qu’ils retournent vers la patrie. Énée, qui vient d’entrevoir l’Élysée, ne comprend pas qu’on puisse jamais consentir à s’en éloigner. « O mon père ! dit-il à Anchise, est-il donc vrai que des âmes remontent d’ici vers la terre et veulent rentrer de nouveau dans la prison du corps ? D’où leur vient cet amour insensé de la vie ? »

On ne peut pas prétendre sans doute que ces idées fussent entièrement nouvelles ; les philosophes les avaient souvent développées dans leurs ouvrages, et même quelquefois elles remontaient beaucoup plus haut qu’eux. Par exemple ce principe, que le corps finit par communiquer sa souillure à l’âme et qu’il faut, après qu’ils se sont séparés, qu’elle en soit purifiée pour revenir à sa première nature, était familier aux vieilles religions de l’Égypte. Le récit des épreuves terribles qu’elle doit subir pour obtenir l’immortalité bienheureuse est le fond de ce « rituel funéraire » que les dévots faisaient ensevelir avec eux et qu’on retrouve si souvent dans les tombes égyptiennes. Cicéron avait dit avant Virgile : « Ce n’est qu’après être morts que nous vivrons véritablement, » et il représente Scipion, qui, à la vue du bonheur dont jouissent dans le ciel les âmes vertueuses, s’écrie comme Énée : « Puisque c’est ici le séjour de la vie, que fais-je donc plus longtemps sur la terre ? Pourquoi ne pas me hâter de vous rejoindre ? » C’est ce que pensait aussi ce sage de la Grèce qui, sans avoir aucun sujet de chagrin, se précipita dans la mer après avoir lu le Phédon pour arriver au ciel plus vite ; mais, si les idées que développe Virgile n’étaient pas tout à fait nouvelles, on peut dire qu’à Rome du moins elles n’étaient guère sorties encore des écoles des philosophes ou d’un petit cercle de lettrés. Il les en a tirées pour les répandre. Par la manière habile dont il les présente, il a familiarisé le monde avec elles. Comme elles sont mêlées dans ses ouvrages à des légendes et à des traditions antiques, elles ont été accueillies de la foule sans trop de surprise et se sont insinuées jusqu’à des profondeurs où elles n’avaient jamais pénétré avant lui. En les exposant en beaux vers dans un poème qui a été pendant plusieurs siècles le plus populaire de tous ; les livres, il les a fixées dans la mémoire des hommes.

Plusieurs de ces idées sont plus tard devenues chrétiennes, elles ont en d’autant moins de peine à s’emparer alors des esprits que Virgile les avait préparés d’avance à les bien accueillir. Le christianisme admet le jugement des morts, les supplices des méchans, les récompenses des bons, la nécessité pour les âmes coupables de fautes légères de traverser le feu qui purifie (purgatorius ignis), il enseigne l’origine divine de l’âme, ses luttes avec le corps, qui veut la rabaisser vers la terre, et le bonheur qu’elle éprouve quand elle en est enfin délivrée. Pour lui, la vie future est la véritable vie ; le chrétien doit passer son temps à s’y préparer et à l’attendre, et l’on peut dire avec Virgile que de cette terre, qu’il regarde comme un lieu d’exil, il tend sans cesse les mains vers la rive opposée, tendebantque manus ripœ ulterioris amore. Cette conformité manifeste avec les doctrines chrétiennes a dû donner vers la fin de l’empire une grande popularité au sixième livre de l’Enéide. Nous voyons qu’il est cité plus d’une fois par les pères de l’église. Saint Ambroise s’en sert pour établir que les païens avaient entrevu la croyance au Saint-Esprit ; les poètes chrétiens s’en inspirent aussi très volontiers : ils ne trouvent rien de mieux que d’imiter les descriptions de Virgile quand ils veulent dépeindre les enfers et le paradis. On en a enfin retrouvé des vers jusque sur les sépultures des catacombes, à côté de la croix et du monogramme du Christ. Ce rapprochement, qui ne choquait alors personne, ne doit pas non plus nous surprendre aujourd’hui ; il est naturel et légitime : Virgile nous fait toucher le point où l’esprit antique, parvenu à sa maturité, éclairé par l’expérience, épuré par la philosophie, plein du sentiment des instincts et des besoins nouveaux de l’humanité, donnait la main à l’esprit moderne et conduisait au christianisme.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Voici le texte de cette inscription touchante : Ita peto vos, manes sanctissimae (sic), commendatum habeatis meum conjugem, et vellitis huic indulgentissimi esse, horis nocturnis ut eum videam. Cette inscription est tirée du recueil d’Orelli, n° 4775. Les autres dont je me servirai dans la suite viennent en général de la même source ou de la grande collection (Corpus inscriptionum latinarum) publiée par l’Académie de Berlin, dont quatre volumes ont paru.
  3. M. Fustel de Coulanges, dans les premiers chapitres de sa Cité antique, a donné des détails très curieux sur ces premières croyances de tous les peuples.
  4. Malgré l’apparence, cette inscription et les précédentes sont très certainement païennes.
  5. On peut voir sur cette question l’ouvrage de M. Girard, le Sentiment religieux en Grèce, p. 304 et sq.