Un Regard anglais sur la France

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UN REGARD ANGLAIS
SUR
LA FRANCE


La France, Essai sur l’histoire et le fonctionnement des institutions politiques françaises, par J.-E.-G. Bodley. — Paris, Guillaumin et Cie, 1901.


Un soir, il y a de cela dix ans, dans la vieille maison de la rue Cassette où l’on allait chercher des idées comme on va puiser de l’eau dans le creux d’une source, M. Taine présentait à ses amis un voyageur anglais. L’historien des Origines couvait du regard l’étranger, avec la complaisance d’un entomologiste pour le collectionneur qui lui promet une nouvelle boite de coléoptères. Quand le visiteur se retira, M. Taine nous dit : « C’est Arthur Young qui nous revient. Cet Anglais veut parcourir nos provinces, étudier le mécanisme de la vie française, et refaire à cent ans d’intervalle le livre de son devancier. Il recueillera des faits. Ce sera très intéressant. — Peut-être, approuva M. Renan. Il faudra voir... »

Ni l’un ni l’autre des deux philosophes n’a vu le livre promis. M. Bodley a mis huit années à le composer. Encouragé par le bon accueil fait en Angleterre à l’édition originale, l’auteur s’est imposé la tâche de récrire son ouvrage dans notre langue. Allégé d’explications superflues pour le lecteur français, complété par de nouvelles expériences, le volume qu’il publie aujourd’hui chez nous est mis à notre point.

Durant huit années consécutives, M. Bodley a séjourné dans toutes les régions de notre territoire. Entre temps, il revenait habiter Paris. Sa préface nous donne la carte de ses pérégrinations et la nomenclature des lieux où il fit ses découvertes : le château et la métairie, le presbytère et la préfecture, l’usine et la mine. Ses premiers guides, nous dit-il, furent M. Taine, M. Renan, M. de Mun, Mgr Freppel, M. Clemenceau. Voilà des patrons fort différens et une bonne garantie d’éclectisme. L’explorateur a observé mille choses que nous ne regardons jamais. Il s’est soumis à des corvées rebutantes. Il est allé souvent à la Chambre des députés. Au chef-lieu, dans la bourgade, les conseillers généraux et les municipaux voyaient avec stupéfaction un auditeur qui formait à lui seul le public de leurs séances : c’était M. Bodley.

Je ne sais s’il se proposa d’abord de donner un pendant au Voyage d’Arthur Young, cet agronome qui notait au passage des traits de mœurs significatifs. L’ambition de l’écrivain aurait alors grandi en cours de route. Bien qu’il se défende d’imiter la méthode et les généralisations de Tocqueville, la Démocratie en Amérique est visiblement le modèle dont il tend à se rapprocher. On reconnaîtra l’empreinte de M. Taine sur une pensée qui échappe à cette influence par de brusques fuites, dès que l’insulaire revient à son irréductible originalité.

L’objet de son étude est le Français en tant qu’animal politique. Il l’a regardé avec une sympathie cordiale ; c’est du moins ce qu’il croit, déclare, et s’efforce de nous prouver. On l’étonnerait certainement, si on lui disait que cette sympathie trahit parfois, à son insu, la condescendance de l’homme qui se promène dans un jardin zoologique et s’écrie devant une famille de jolis petits singes : — Comme ils sont gentils, tout de même ! — Notre amical voisin ne pouvait pas sentir autrement, à moins de dépouiller son âme anglaise. Ceci n’est pas une critique : je constate une prévention nationale qui fut nôtre, et je l’envie. Jusqu’à une époque récente, le plus clairvoyant, le plus équitable des voyageurs français jugeait et louait les autres peuples d’un peu haut, avec l’indulgence affectueuse d’un bon supérieur pour son inférieur. Heureuses les nations chez qui le sens du relatif est altéré par leur intime satisfaction d’être elles-mêmes !

Ce n’est pas que M. Bodley abuse de la comparaison entre les deux pays, ni qu’il la tourne au détriment du nôtre. Il insiste en vingt endroits sur la qualité meilleure de tel élément, sur le service plus exact de tel rouage dans le mécanisme français. Mais, jusque dans ses préférences pour les parties où il nous donne l’avantage, on devine au fond de sa pensée tout le désirable orgueil, toute l’inébranlable foi que d’autres résumèrent dans cette profession de leur grandeur : Civis Romanus sum.

Il sait de la France tout ce qu’un esprit studieux en peut apprendre. Reste ce qui ne s’apprend pas, ce qu’un natif devine et respire dans l’air ambiant. Certaines nuances sont difficilement perceptibles pour l’étranger. Il obéit parfois à des superstitions ingénues dans le classement qu’il fait des hommes. On le voit s’appuyer fortement sur des autorités légères dont nous sommes tentés de sourire. Les lacunes de son information apparaissent dès qu’il touche aux périodes antérieures à sa venue, et qu’il ne connaît que par ouï-dire. En revanche, il juge comme l’un de nous, souvent beaucoup mieux, des choses et des hommes qu’il a pratiqués personnellement. Nombre d’anomalies et de contradictions auxquelles l’habitude nous rend insensibles lui sautent aux yeux. Son livre éveillera chez quelques-uns des réflexions qui sommeillent ; et il divertira les hypocondriaques. Car M. Bodley a l’humour de sa race ; soit qu’il tire de son fonds des opinions inattendues, soit qu’il souligne les singularités de notre état social ou les calembredaines de nos politiciens, il le fait avec un flegme courtois, indifférent, dont je prise fort la saveur. On en jugera par quelques citations. Ses façons de penser et de dire m’ont remis plus d’une fois en mémoire, — il voudra bien prendre ceci en très bonne part, — le titre d’un vaudeville jadis populaire : l’Anglais, ou le Fou raisonnable.

Regardons un instant notre figure dans le miroir que cet étranger nous présente.

Il s’est vite laissé gagner, nous dit-il, par le charme qui émane du pays de France, par l’aménité d’un peuple sociable, ordonné, laborieux. Mais bientôt un problème se pose et s’impose à son esprit : cette terre bénie, ces populations de tempérament joyeux, d’où vient qu’elles sont comme enveloppées d’un nuage de pessimisme ? Conclusions philosophiques des écrivains, épanchemens sérieux des gens de province, propos légers de la conversation parisienne, toutes les voix répètent la même litanie ; découragement, incertitude, défiance du lendemain. Serait-ce l’effet persistant d’une guerre malheureuse, d’une mutilation du territoire ? On donne à M. Bodley cette explication, la plupart s’en contentent. Notre observateur l’écarté après examen ; il voit. et peut-être voit-il très bien, que l’abattement de ce peuple tient à des causes plus profondes. Atterrée sur le coup par les désastres de 1870, la nation s’était bientôt relevée dans un sursaut de fièvre et d’espérance. De nouvelles générations sont venues qui souffrent à peine de ce mal lointain : un corps en bonne santé ne serait pas déprimé, après trente ans, par les suites d’un accident réparable.

Il faut donc chercher ailleurs le principe générateur du pessimisme français. Résiderait-il dans un mécontentement politique bien défini, conscient de ses aspirations ? Pas davantage. Depuis cent ans, sous tous les régimes, on entendait les protestations de nombreux mécontens ; lorsqu’on les interrogeait sur leurs désirs, ceux-là pouvaient les préciser. Après le grand spasme révolutionnaire, la masse des citoyens voulait le rétablissement de l’ordre et de la sécurité. Sous le Premier Empire, sous la Restauration, les libéraux demandaient plus de liberté, la bourgeoisie réclamait une place prépondérante dans le gouvernement. Sous la monarchie de Juillet, les démocrates hâtaient de leurs vœux l’avènement de la démocratie et l’ère des réformes sociales. Sous le Second Empire, cette démocratie adulte attendait avec une foi messianique l’établissement définitif de la République, à peine entrevue dans les convulsions de l’enfantement ; tandis que les fidèles des anciennes dynasties escomptaient le retour de leurs rois.

Rien de pareil à l’heure présente. Aux deux questions qu’il pose à ses interlocuteurs de toute condition : — Que voulez-vous ? Qu’espérez-vous ? — l’enquêteur n’obtient pas de réponse : des plaintes vagues, des récriminations contre tel homme ou tel groupe éphémère de gouvernans ; le soupir anxieux du malade qui ne sait point où est son mal. Quelques-uns préconisent une solution, traditionnelle ou imaginée ; mais il n’y a dans leur accent ni foi ni espérance ; ils expriment un regret bien plus qu’une attente. Une société qui a essayé de tous les médecins, de tous les remèdes, qui se résigne tristement ou s’en remet au miracle pour la guérison d’infirmités incurables, voilà ce que M. Bodley a cru voir. A-t-il si mal vu ?

Il a continué ses recherches, et il se flatte d’avoir découvert la cause efficiente de notre pessimisme. Selon lui, la France moderne souffre d’un antagonisme meurtrier entre les deux principes qui régissent sa vie publique : d’une part, la centralisation. autoritaire, le legs de l’ancien régime recueilli par Napoléon, codifié par lui dans les institutions intangibles qui forment depuis cent ans l’ossature de ce pays ; d’autre part, le parlementarisme, c’est-à-dire une contrefaçon des méthodes anglaises de gouvernement, introduite dans un organisme qui ne peut ni assimiler ni éliminer cette mixture étrangère. L’antinomie des deux principes fait l’instabilité des gouvernemens, et par suite la faiblesse d’un pays jadis si puissant ; il ne supporte pas l’humiliation de déchoir, il accuse tous ses conducteurs, il s’en prend à toutes les causes accidentelles, au dedans ou au dehors. Aujourd’hui, l’exagération du parlementarisme omnipotent a porté le mal à son comble. La machine napoléonienne demeure intacte, elle enserre toute l’existence du citoyen ; elle avait été construite pour obéir à la volonté unique d’un mécanicien, qui la mettait en branle par une seule pesée sur le levier moteur ; voici que des centaines, des milliers de mains s’abattent sur chacun des rouages et leur impriment des mouvemens divergens ; la machine résiste, mais elle est affolée, anarchique ; elle travaille à contresens.

Je résume la thèse : je ne garantirais pas qu’elle soit irréfutable, ni très neuve. Heureusement pour les faiseurs de livres, dans ce monde où tout a été dit, il suffit de systématiser vigoureusement une remarque pour donner au système un air de nouveauté. M. Bodley a fondé sur cette idée maîtresse les développemens et les conclusions de son ouvrage.

Il faut opter entre les deux principes, puisque leur incompatibilité nous tue. Disons tout de suite que le médecin anglais a choisi pour nous. Il a choisi le principe français. Son sentiment, — le disciple se sépare ici de son maître, M. Taine, — est que l’architecte consulaire a fait de très bonne bâtisse, pour un peuple dont il connaissait ou devinait merveilleusement tous les instincts. Au contraire des Anglo-Saxons de Birmingham ou de Manchester, qui prendraient les armes si on leur envoyait un de nos préfets, le Gaulois a depuis Jules César l’habitude et le goût d’être administré, dirigé, rassemblé dans une forte main pour l’accomplissement des grandes œuvres où il excelle. L’architecte auquel on livrait un monceau de ruines a bien compris ce génie national ; il a noyé dans son ciment romain tous les matériaux séculaires qui pouvaient encore servir ; et la meilleure preuve que son travail est bon, au dire de M. Bodley, c’est qu’il tient ferme après tous les tremblemens de terre ; c’esc qu’après dix révolutions politiques, ce cadre nécessaire de l’activité française demeure approprié à tous les besoins, à toutes les fonctions de la vie sociale : culte, administration, fiscalité, justice, enseignement.

L’intrusion du principe anglais peut le briser, non le remplacer. Ce dernier ne vaut rien pour notre complexion, un Anglais nous le signifie. Il rappelle à ce propos l’opinion que Disraeli faisait énoncer par un de ses héros, Tancrède, quand il l’embarquait pour la Terre-Sainte : « Je pars pour un pays que le Ciel n’a jamais gratifié de cette fatale drôlerie qu’on appelle un gouvernement représentatif, bien que l’Omniscience ait daigné y rédiger autrefois le système politique. » — Et le commentateur ajoute : « La France, après avoir fait un essai patient et prolongé du régime représentatif, s’est aperçue, comme Tancrède, que c’est une fatale drôlerie. »

Nos pères s’en laissèrent conter ; c’est la faute de M. de Montesquieu, dit plus loin M. Bodley, qui tient cet homme d’esprit pour un fieffé malfaiteur. — « Si le grand philosophe bordelais n’avait pas rencontré lord Chesterfield, à Venise, en 1729, ce diplomate poli ne l’aurait pas ramené sur son yacht, l’année suivante, en Angleterre, où il demeura deux ans. Or, le séjour de M. de Montesquieu à Londres eut sur le développement de l’histoire de la France moderne des conséquences plus importantes que peut-être tout autre événement du XVIIIe siècle. » — Voilà les suites néfastes d’un voyage de plaisance, si toutefois l’engouement du président eut d’aussi grands effets, ce qui reste à prouver, et si vraiment l’Esprit des lois fut la boîte de Pandore d’où sortit pour nous la constitution anglaise. C’est l’avis de M. Bodley ; et aussi que nous nous suicidons lentement pour faire plaisir à Montesquieu, à Voltaire, à Mme de Staël, à Benjamin Constant, et à quelques autres personnes distinguées.

On fera dans ces sentences une large part à l’agacement naturel du pépiniériste, lorsqu’il voit son arbre de prédilection, le produit dont il est le plus fier, transplanté chez le voisin et gâté par des jardiniers maladroits ; il sera toujours tenté de leur crier : « Vous n’y entendez rien ! Laissez donc cet arbre, qui ne poussera jamais chez vous ! » Convenons d’ailleurs que l’Anglais est excusable de ne pas reconnaître ses commoners, les contrôleurs du budget et de la politique générale assemblés à Westminster, dans les petits Napoléons d’arrondissement qui gouvernent leurs électorats avec les fonctionnaires et les pratiques des constitutions impériales.

Ce livre ayant pour objet de montrer la contradiction qui existe entre nos mœurs et notre système politique, la division en deux parties découlait de l’idée centrale. Dans l’une, l’auteur étudie la France moderne, telle que l’a faite la Révolution ; il décrit dans l’autre notre mécanisme constitutionnel. La première est de beaucoup la plus intéressante.

Sachons gré à M. Bodley d’avoir compris que le « bloc » révolutionnaire forme un tout indivisible, de 1789 à 1815. Il n’est pas de ceux qui méconnaissent la logique interne et mutilent l’unité de ce grand drame ; il ne tient pas compte des cloisons artificielles que les préjugés de nos pères avaient élevées entre le prologue libéral, la période des fureurs destructrices, le dénouement militaire. On goûtera la formule concise où notre auteur enferme le bloc : « l’intervalle épique entre le premier chant de la Marseillaise et l’interjection désespérée du général Cambronne. » — Il constate « le changement opéré sur l’opinion française, à l’égard de la Révolution, dans le dernier quart du XIXe siècle ; » il en parle comme un disciple de M. Renan et de M. Taine. Ses conclusions satisferont les rationalistes modérés plus que les révolutionnaires mystiques. « La Révolution n’est pas responsable de la moitié du mal ni du bien qu’on lui a attribués. Elle n’a pas hâté d’un’ instant les découvertes scientifiques, telles que la traction à vapeur ou les applications de l’électricité. Celles-ci, en transformant les mœurs des peuples, ont été les vraies forces révolutionnaires du monde au XIXe siècle, auxquelles l’ancien régime n’aurait pu résister... En tout cas, la Révolution française n’a rien fait pour la solution des problèmes qui s’imposent encore à l’humanité, un siècle après sa consommation : et, ne se fût-elle pas produite, que rien n’eût été changé aux rapports du capital et du travail, au progrès du socialisme, à la puissance de la ploutocratie. »

Beaucoup d’Anglais estiment avec Macaulay que ce ne fut point si mal fait de couper la tête au roi Louis XVI. Ils auront toujours grand’peine à sentir qu’il y a un abîme entre la tragédie de Whitehall, où un peuple réaliste exécuta un homme, et celle de la place Louis XV, où un peuple idéaliste exécuta la Royauté, le passé national, toute la tradition d’une race. Chez eux, l’histoire ne sortit pas de son lit, l’esprit directeur ne changea point ; après une brève suspension de la coutume et d’insignifiantes substitutions de personnes, l’Angleterre continua de vivre sa vie traditionnelle. Chez nous, le spectre royal put réapparaître pour quelques instans, avec le cortège de l’ancien monde ; vains revenans de l’hécatombe où dix siècles avaient péri en une minute. M. Bodley ne partage pas l’erreur de ses compatriotes : il a vécu en France, il sait que le sang de Louis XVI coule toujours, emplit et creuse la fosse entre le présent et le passé, entre les deux nations qui n’ont pas cessé depuis lors de se déchirer sur le sol natal.

Ce torrent de haine, il l’a bien vu, dans le chapitre où il traite de la Fraternité. C’est du moment où elle fut érigée en dogme que date l’inextinguible guerre civile entre Français : tantôt latente et sournoise, tantôt ranimée par d’atroces explosions. Il rapporte la boutade du prince de Metternich : « La fraternité, telle qu’on la pratique en France, m’a conduit à cette conclusion que, si j’avais un frère, je l’appellerais mon cousin. » Aussi faudrait-il être dénué de tout sens historique pour ne pas trembler, quand on entend bruire sur toutes les lèvres ce mot à la mode, solidarité, substitut philosophique de la sentimentale fraternité. Gare à ces mots caressans ! Il semble que le démon de la guerre civile les répande dans l’air et s’en serve pour nous endormir, chaque fois qu’il s’apprête à la déchaîner.

— « Homo homini lupus est aussi vrai aujourd’hui que lorsque les nations de l’Europe étaient des tribus à demi barbares. Mais la plupart des peuples modernes réservent ce qu’il y a en eux de sauvagerie latente pour leurs ennemis du dehors ; tandis que les Français déploient toute leur férocité dans leurs luttes intestines, comme pour donner au vieil aphorisme une autre version : Gallus Gallo lupus. En temps de guerre, le Français est souvent généreux envers son adversaire ; mais, quand il se trouve en face d’un Français, il ne donne point de quartier. » — M. Bodley appelle en témoignage notre histoire : elle lui fournit une riche collection de preuves, depuis la prise de la Bastille jusqu’à la Commune de Paris. Il en trouve de plus récentes, à défaut d’épisodes sanglans, dans l’exaspération habituelle de notre presse ; il observe que la rage de certains polémistes insulte l’adversaire jusque dans la mort, et cela en un pays où le respect de la mort est le plus vivace des sentimens populaires. Certes, l’expérience lui a appris qu’il ne faut point juger notre peuple par ses journaux. On laisse tomber dans le wagon cette brassée de tisons enflammés, on descend l’instant d’après dans un lieu riant, habité par des citoyens paisibles ; mais, si l’on y regarde de près, même dans cet Éden, la lecture du papier féroce est pour beaucoup de braves gens l’exutoire où se satisfont des passions secrètes.

L’étranger relève encore ce signe particulier : lorsque les Français veulent instituer une commémoration nationale, ils choisissent l’anniversaire d’un égorgement ; et ils élèvent la statue de Danton en face de l’Ecole de Médecine. Les Anglais fêtent le jour où fut déjouée la Conspiration des. poudres. — « Mais, ajoute l’humoriste, il est permis de se demander si, dans n’importe quelle nation moderne, le fait que le Parlement aurait échappé à la destruction serait considéré, de notre temps, comme assez bienfaisant pour justifier la création de jours fériés. »

Trop ressemblant, hélas ! est le portrait du Gallus Gallo lupus. Peut-être le peintre n’a-t-il pas assez marqué le trait qui explique l’acharnement de nos luttes, ce qui en fait le danger, et aussi la noblesse. Toute guerre entre Français est une guerre religieuse, au sens le plus large du mot. Alors même que les passions confessionnelles ne viennent pas attiser le conflit, — et rarement elles en sont absentes, — il s’aigrit de tout le venin des querelles théologiques. On se bat pour des idées, et le Français fait de chaque idée un dogme, une catégorie de l’absolu ; nul supplice n’est assez rigoureux pour le mécréant qui défend le dogme contraire. Les intérêts sont âpres à la bataille, mais ils peuvent composer, pardonner : les dogmes ne composent ni ne pardonnent. Legs fatal de la Révolution, cette déchirure, peut-être irréparable, de la fraternité qu’elle proclamait ! Deux conceptions contradictoires de l’histoire nationale, des destinées de la patrie, de sa grandeur et de son bonheur, ont séparé les esprits en deux camps hostiles. Il y a des trêves trompeuses ; on se prend à espérer qu’après plus de cent ans, la fusion s’est opérée par concessions mutuelles ; sitôt que tombe sur les cœurs une goutte d’un réactif bien choisi, chacun regagne d’instinct son camp et reprend les vieilles armes sur d’immuables positions. Nous venons d’en faire une fois de plus la douloureuse expérience.

La Réforme produisit au XVIe siècle les mêmes effets. Je lisais naguère une vie de Samuel Champlain. En 1604, un vaisseau qui le ramenait au Canada emportait avec lui un prêtre catholique et un ministre huguenot. — « J’ai veu, dit Champlain, le ministre et notre curé s’entre-battre à coups de poing, sur le différend de la Religion. Je ne sçay pas qui estoit le plus vaillant, et qui donnoit le meilleur coup, mais je sçay très bien que le ministre se plaignoit quelquefois d’avoir esté battu, et vuidoient en ceste façon les points de controverse. Je vous laisse à penser si cela estoit beau à veoir ; les Sauvages estoient tantost d’un costé, tantost de l’autre, et les François, meslez selon leur diverse croyance, disoient pis que pendre de l’une et de l’autre religion. » — Ces théologiens pugnaces continuèrent leur querelle dans les forêts vierges du Nouveau-Monde, moururent en même temps, et les matelots les mirent dans une même fosse, « pour veoir si morts ils demeureroient en paix. » — La Révolution et la contre-révolution ont leurs prêtres et leurs fidèles : beaucoup d’entre eux ne s’accorderont que dans la fosse.

Le regard de M. Bodley est singulièrement perspicace, quand il cherche dans ces haines civiles la première origine du patriotisme révolutionnaire. « Patriotes, » pourquoi les volontaires s’appelaient-ils ainsi ? Parce qu’ils allaient combattre les Autrichiens et les Prussiens de Brunswick ? Cela devint vite une vérité, sans doute ; mais, au début, le titre de patriotes désignait surtout des hommes qui couraient sus aux émigrés, aux Vendéens. Si le premier élan contre l’étranger fut irrésistible, c’est qu’on avait soif d’aller frapper dans ses rangs des concitoyens abhorrés. Les couplets de la Marseillaise attestent la prédominance de ce sentiment. Aujourd’hui encore, en dépit des beaux mots dont nous nous payons, l’éternelle loi de l’histoire ne se prescrit pas : les cœurs sont plus enclins aux fureurs civiles qu’à la détestation de l’étranger. Quand il apparaît sur notre sol envahi, le péril unit les frères ennemis sous le même drapeau : accord éphémère et tardif, accord d’une minute, et de la dernière. Ce n’était pas l’armée prussienne que des Français attaquaient avec une inlassable passion, durant les années menaçantes d’avant 1870 ; et l’on n’a pas oublié certains cris de joie historiques, au lendemain du Quatre-Septembre, qui témoignaient une haine plus implacable à l’adversaire du dedans qu’à celui du dehors. — Ces plaies de la nature humaine sont de tous les temps et de tous les pays ; plus visibles chez nous, élargies et envenimées par notre esprit critique, par notre dogmatisme intransigeant, par une Révolution qui a labouré les âmes au plus profond de leurs croyances, de leurs espérances, de leurs attachemens. Il n’était pas besoin qu’un observateur étranger nous les découvrît ; regardons-les en face, avec la résolution de les guérir.

Liberté, Egalité, Fraternité. Le voyageur, qui lit ces mots fatidiques sur tous les murs, examine avec application comment ils se traduisent dans les mœurs publiques. Il les compare « à la devise héraldique d’une famille distinguée, qui se rapporte à quelque aventure plus ou moins authentique de son histoire, mais sans relation avec le caractère de ses membres actuels. » Sur le propos de la liberté, on devine sans peine l’opinion d’un Anglais : ce lui est un perpétuel sujet d’admiration que des gens aient sans cesse à la bouche le nom d’une idole pour laquelle ils se font tuer, et dont ils n’eurent en aucun temps ni le sens, ni le goût. — « La liberté, pour les Français, est plutôt un dogme à définir ou un article de foi à proclamer qu’un facteur usuel de la vie quotidienne. Ainsi s’explique la fiction d’après laquelle la Révolution a été l’ère de la liberté, alors que c’est le contraire qui est vrai… Les Français, opinions religieuses ou politiques à part, ne sont disposés à se passionner que pour ce qui peut gêner la liberté des autres… Au point de vue anglais, l’accroissement de libertés que la République a accordé aux Français, par rapport à celles dont ils jouissaient sous le second Empire, est presque négligeable… Le libéralisme n’a jeté aucune racine dans la démocratie… Sous le régime parlementaire de la troisième République, l’influence morale ainsi que la force politique des libéraux s’est évanouie ; ils jouent un rôle beaucoup moins important que sous le second Empire. »

Pour justifier la compassion profonde que lui inspirent ces républicains si étroitement rênés, le sujet britannique invoque les faits quotidiens qui susciteraient une révolution en Angleterre : violations de domicile, perquisitions dans les papiers, longue détention préventive, instruction secrète, vexations administratives, entraves au droit d’association, à la liberté de l’enseignement. L’intolérance religieuse, ou antireligieuse, lui paraît être le principal obstacle à l’établissement d’un régime libéral. Il pense, que si les cléricaux étaient au pouvoir, ils auraient la main aussi lourde que l’ont aujourd’hui les anticléricaux. Ceux-ci triomphent et traitent leurs contradicteurs en ilotes. M. Bodley dépeint la terreur morale qui pèse sur les fonctionnaires en province, il cite les cas de contrainte sur leur conscience dont il a eu personnellement connaissance.

Ce n’est pas un réactionnaire qui témoigne ici, ni un obscurantiste. De tous les régimes du siècle qu’il a soumis à sa critique, celui du Seize-Mai est le plus sévèrement jugé. Le censeur du parti monarchique résume en ces termes, un peu coupans, son sentiment sur les adversaires de la République : « Chaque nouvelle occasion (qui leur fut donnée) ne servit qu’à prouver qu’en France l’antirépublicanisme est synonyme d’inaptitude et de faiblesse politique. » — Il rappelle avec réprobation, comme un exemple typique d’illibéralisme, le cas de Mgr Dupanloup, sortant de l’Académie après l’élection de Littré. Mais il incline à décerner le premier prix de fanatisme aux anticléricaux qu’il vit en province, dans les administrations, les comités, les loges. Dans les sphères élevées, il est particulièrement choqué par une de ces lois non écrites qui sont les plus scrupuleusement observées : l’interdiction absolue pour les ministres et pour les hauts dignitaires de prononcer publiquement le nom de Dieu. — « Le chef de l’Etat, qui, en vertu du Concordat, préside des cérémonies quasi ecclésiastiques, telles que la remise de la barrette aux cardinaux, évite de paraître officiellement dans les églises, comme si elles étaient de mauvais lieux. » — Il n’y a d’exception que pour l’église russe. — « A chaque fête de la famille impériale des Romanoff, les hauts fonctionnaires de la République s’y précipitent en foule. Leur zèle est à ce point assidu qu’un étranger, comme le Persan de Montesquieu, pourrait penser que les anticléricaux français en veulent, non pas au Christianisme, mais à l’article Filioque du Credo d’Occident. » — On sait que l’alliance de la République avec le Tsar reste pour les Anglais l’objet d’un étonnement plus ou moins sincère ; de là cette dernière remarque, et, plus loin, cette autre pointe : « Pénétré d’affection pour la France, comme je le suis, j’ai été parfois tenté de regretter qu’au lieu de demander à la Russie son alliance et d’emprunter à l’Angleterre ses institutions parlementaires, elle n’ait pas emprunté à la Russie ses modèles de gouvernement et cherché en Angleterre ses amitiés. »

Si la liberté, au sens anglais du mot, n’est en France qu’un hiéroglyphe incompris gravé sur une porte de prison, l’égalité demeure la passion dominante de notre peuple, M. Bodley s’en rend compte. Il se divertit pourtant à relever des anomalies bizarres. En Angleterre, un ministre de la couronne qui visite une ville de province ne trouve personne à la gare, si ses amis particuliers ne sont pas prévenus. En France, lorsqu’un sous-secrétaire d’Etat se déplace, le canon tonne, la ville est sur pied, et l’Excellence doit rendre grâces à Napoléon, lequel a pourvu, par le décret de Messidor, à tout ce qui peut flatter un ministre républicain. Si c’est le Président de la République qui voyage, et distribue des décorations variées, « il semble avoir pour mission de montrer que l’Etat désapprouve l’égalité. Il profite de l’occasion pour créer des inégalités qui suscitent l’envie. »

Tout cela n’est pas bien méchant. Le critique s’attaque à des contradictions plus significatives lorsqu’il signale, dans le pays de l’égalité, la foule croissante des citoyens qui s’affublent de titres nobiliaires. Selon lui, ces privilégiés sans privilèges seraient incomparablement plus nombreux aujourd’hui que sous l’ancien régime. M. Bodley voit un danger social dans cette innocente manie, parce qu’elle grossit une société d’oisifs, d’incapables, et contribue au recrutement de la classe pour laquelle notre Aristarque réserve toutes ses sévérités. Vraie ou fausse, l’aristocratie française lui est apparue comme un poids mort, funeste par les exemples qu’elle donne, inintelligente des conditions de la vie moderne, retranchée dans une bouderie puérile. Il avance à l’appui de ses dires quelques anecdotes, dont une assez jolie. Au temps du boulangisme, un seul ambassadeur étranger avait renseigné très exactement sa cour et prédit l’échec final de l’entreprise. M. Bodley lui demandait à quelle source il puisait des informations aussi sûres. — « C’est bien simple, répondit le diplomate. Je vais tous les jours dans un grand cercle de Paris, où tous les membres sont gens du monde réactionnaire. Je les écoute, je prends littéralement le contre-pied de tout ce qu’ils disent ; je rédige le soir ma dépêche en conséquence, certain d’être ainsi dans la vérité du lendemain. » — Le procédé avait du bon ; mais M. Bodley peut être assuré que son ami l’aurait employé avec le même succès, s’il eût fréquenté les couloirs de la Chambre, les bureaux de rédaction d’un grand journal, voire même ceux du ministère où trônait M. Floquet ; en un mot toutes les compagnies où des hommes assemblés vaticinent sur les événemens. Parce qu’ils sont des hommes assemblés, beaucoup de sages déraisonnent avec les fous ; et les plus clairvoyans dissimulent leur opinion secrète, pour se mettre du bout des lèvres au ton du lieu, au diapason des excessifs, qui font la règle de ce qu’il faut penser dans toute réunion française, mondaine ou politique, réactionnaire ou républicaine.

Je crains que M. Bodley ne s’abandonne à l’une de ces généralisations qu’il s’interdisait dans sa préface. Il a vu dans Paris de légers phalènes qui bruissaient et volaient à tous les lustres cosmopolites. N’est-ce pas l’une des fonctions essentielles de la capitale des élégances, et ne devons-nous pas remercier les bons citoyens, les bonnes citoyennes qui se dévouent à la remplir ? Il a observé que l’argent les attirait, et que ce maître de l’heure régnait sans rivaux sur l’aristocratie comme sur la démocratie, chaque jour plus puissant, plus audacieux, plus fou dans ses caprices et mieux obéi dans ses exigences. Il ne fallait pas être un lynx pour faire ces découvertes. Mais le voyageur a vu de près la province, il y a résidé. Ne se souvient-il pas d’avoir rencontré, parmi les représentans de la classe qu’il exécute si prestement, beaucoup d’hommes adonnés au perfectionnement des méthodes agricoles, à la gestion des intérêts locaux ? Ne sait-il pas au prix de quelles difficultés, de quelles tracasseries, ces suspects font accepter leurs bons services et maintiennent des situations respectées ? Il pointe les listes de l’Institut, il tire argument pour sa thèse du petit nombre des noms de l’ancienne France qu’il y relève. Ce n’est là qu’une des forces nationales ; M. Bodley peut croire qu’on ne la rabaissera pas ici ; mais il y en a d’autres : l’armée, l’agriculture, l’industrie ; une bonne statistique des mérites doit en tenir compte. Ceux que notre auteur retranche de la vie utile sont nombreux dans ces carrières, ils y servent le pays avec zèle, avec abnégation. Il leur faut quelque courage pour réagir contre le pessimisme universel : ayant trop reçu jadis, ils attendent si peu pour eux-mêmes du présent, de l’avenir ! On leur reproche d’être souvent routiniers ; mais M. Bodley, qui a lu notre histoire, n’ignore pas leur persévérance dans une routine fort nécessaire à certains jours ; il sait à quelles heures critiques la France est toujours sûre de les retrouver, tous, ceux mêmes qui ne font rien ; comme disait Bersot d’un mauvais élève dont il augurait bien, c’est peut-être leur façon de travailler.

Ce tableau de nos mœurs est suivi d’une longue étude sur l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics, du système parlementaire, des partis politiques. La Constitution de 1875, « arrachée à la lassitude d’une assemblée monarchique découragée de son rêve, » a le caractère d’un aménagement provisoire, transactionnel ; c’est la première en France qui n’ait proclamé aucun principe abstrait, aucun dogme philosophique ou humanitaire. Ses auteurs y travaillèrent sans illumination mystique et sans allégresse, à l’anglaise, pour parer aux besoins du moment : c’est peut-être pourquoi elle a duré plus que ses devancières. Voilà qui n’est pas mal jugé. M. Bodley retrace les physionomies des présidens successifs, gardiens honoraires de cette constitution. Il parle d’eux avec indulgence, avec sa courtoisie un peu énigmatique. Seul, ce pauvre M. Grévy passe un mauvais quart d’heure. Il semble que son historien connaisse par le menu les services que ce président se rendit à lui-même, et qu’il ignore les services discrets, efficaces, que l’adroit vieillard rendit au pays.

Le Sénat républicain n’a point laissé des impressions très vives au visiteur. Le Luxembourg lui a offert l’image « d’une retraite de vieux lettrés, dont les facultés ne sont pas encore obscurcies, et dont le passe-temps favori est de se réunir en conférence académique, pour se communiquer les uns aux autres des dissertations sur des questions de droit et d’histoire, avec des allusions de temps à autre aux faits du jour. Le président prend possession de son fauteuil avec calme et donne le ton des discussions de l’après-midi, en prononçant, dans un langage admirable, l’éloge funèbre d’un de leurs collègues enlevé par la mort. Il raconte la vie du défunt, sous la Restauration et la monarchie de Juillet, jusqu’à la seconde République, époque ordinairement pleine de glorieuses promesses pour le sénateur disparu, si Louis-Napoléon n’avait pas étouffé un génie destiné à étonner l’Europe. »

Une bonne part du volume est naturellement consacrée à la Chambre des députés, à son œuvre législative, à son recrutement électoral. Pour définir ce dernier, M. Bodley s’est modestement effacé derrière l’autorité de Jules Ferry ; il reproduit une page d’un pamphlet écrit sous le second Empire par le futur ministre républicain : « Appliquée au suffrage universel, la centralisation a montré tout ce qu’elle pouvait faire... » La citation continue, vengeresse, et celui qui l’a choisie estime qu’on ne saurait mieux dire, ni dire autrement aujourd’hui. Ce n’est pas le seul tour que ce terrible homme joue à Jules Ferry ; il le cite à nouveau dans le chapitre où il traite de la corruption sous la troisième République : « La France, délivrée de la corruption de l’Empire, est entrée dans la période des vertus austères... »

Cette période est si calomniée que M. Bodley, lorsqu’il demandait aux paysans d’une région l’opinion qu’ils avaient de leur mandataire, obtenait habituellement cette réponse : « Sans doute, c’est une canaille comme les autres. » — Affligé de cet irrespect pour la représentation nationale, et très surpris de voir que la situation du député n’en était nullement ébranlée dans l’esprit du paysan, le voyageur vint se renseigner au Palais-Bourbon. Il fut soulagé : les paysans avaient exagéré. — Je ne le suivrai point « dans cette enceinte : » d’abord parce que toute cette partie, instructive pour le lecteur anglais, n’apprend au Français rien qu’il ne sache ; et aussi parce que des esprits prévenus me soupçonneraient de noircir la peinture, si j’en détachais quelques fragmens. Je les renvoie à l’original. Bien moins encore me hasarderai-je à commenter les jugemens de M. Bodley sur nos divers partis politiques, leur force respective, leur valeur, leurs chances d’avenir. Il déplore une fois de plus que la France ne possède point les deux grands partis symétriques, pivots du régime parlementaire en Angleterre, — où ils sont en train de se briser, — mais seulement des groupes épars. Il passe en revue ces groupes : royalistes, impérialistes, ralliés, centre gauche, opportunistes, radicaux, socialistes. À ces derniers seulement il accorde quelque vitalité. Dans les chapitres où il parle des autres, je n’aperçois que des nuances polies, respectueuses, entre l’absoute et les prières des agonisans. Il ne cache pas que ses sympathies allèrent toujours au centre gauche : par malheur, elles ne savent plus où rejoindre cette ombre aimable.

Remercions le voyageur anglais de nous avoir instruits et amusés ; mais rappelons-lui une dernière fois le péril des généralisations. Les siennes sont certainement abusives, lorsqu’il nous dit : « La troisième République a été aussi dépourvue d’Aspasies que d’hommes d’Etat de la force de Périclès, ou de républicains brillans comme Alcibiade. » — Je n’imaginais pas que nous fussions si pauvres en Aspasies ; et je m’étais laissé dire que nos « républicains brillans » en remontreraient à l’Athénien, soit pour renverser les statues des dieux, soit pour couper la queue de leur chien. M. Bodley cède ailleurs à une superstition excusable, quand il évoque les mânes des grands parlementaires pour écraser notre génération. Il oppose à la nullité du Parlement actuel les assemblées où il admirait, entre autres lumières, Lanfrey, Schérer, Hippolyte Carnot, Barthélémy Saint-Hilaire… J’eus l’honneur de connaître quelques-uns de ces personnages illustres ; et, si peu recevable que soit ici l’avocat, je garantis à M. Bodley qu’il trouverait au Palais-Bourbon vingt jeunes hommes d’une valeur au moins égale, pour ne pas dire plus, à celle de ces morts décoratifs.

Là, comme partout en France, — et, s’il l’a vu, peut-être ne l’a-t-il pas assez dit, — il trouverait dans toutes les conditions une réserve incalculable de talens, de bonnes volontés, d’énergies inemployées ; de quoi encadrer dignement ces populations rurales, provinciales, auxquelles il rend un juste hommage. Un parlementarisme mal conçu, mal appliqué, fait émerger les plus nuisibles élémens ; et paralyse ces forces vives ; elles languissent dans un pessimisme dont la diffusion a surpris notre visiteur, parce qu’il l’a senti contraire au tempérament national ; elles attendent le metteur en œuvre, — c’est la thèse même de M. Bodley, — qui est réclamé par les instincts de notre race, par ses institutions permanentes, par ses défauts comme par ses qualités. Tous les Français en conviennent, conclut leur confident, dès qu’on les interroge dans le privé ; mais il craint que l’ensorcellement de certaine mots cabalistiques et le respect des dieux étrangers n’empêchent toujours ces timides de proclamer leur vouloir intime. Pauvres Français ! Il a fallu qu’un Anglais parlât pour eux ! Et il les met dans l’embarras. N’a-t-il pas dit que tous leurs maux provenaient du « Snobisme » des philosophes, ces imprudens qui allaient chercher leur médecine à Londres ? Milord Chesterfield nous conseillait le laxatif libéral : le spirituel auteur de la France nous prescrit le tonique autoritaire ; à quels Anglais croirons-nous ?


Eugène-Melchior de Vogüé.