Un Roman agnostique

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Un Roman agnostique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 898-920).
UN ROMAN AGNOSTIQUE

:Helbeck of Bannisdale, par Mrs Humphry Ward, 1 vol., Londres, 1898[1].


Qu’on imagine une jeune Anglaise d’esprit positif et d’humeur indépendante, avec cela élevée absolument en dehors de toute religion, qu’on l’imagine transportée soudain dans un milieu catholique. C’est le cas de Miss Laura Fountain, l’héroïne du dernier roman de Mrs Humphry Ward : fille d’un savant qui regardait le christianisme comme le grand « ennemi, » et pour qui « tout homme qui prenait soin de son âme était ou un lâche ou un sot, » elle se trouve recueillie, après la mort de son père, dans un vieux manoir du Westmoreland, Bannisdale, dont les maîtres ont toujours été de fervens « papistes. » Le maître actuel, Alan Helbeck, — dont le père de Laura a épousé la sœur, en secondes noces, — est un homme jeune encore, plein de vie et de santé, et un gentilhomme en toute façon : mais la traditionnelle piété de sa race s’est encore, chez lui, affinée et exagérée, sous l’effet de l’éducation qu’il a reçue dans un collège de Jésuites. Et voici maintenant quelques-unes des particularités qui s’imposent le plus vivement à l’attention de la jeune fille, dès son arrivée dans ce milieu nouveau.


I

Elle est frappée, d’abord, de l’aspect misérable et lugubre du manoir, avec ses murs nus, ses chambres sans meubles, ses portes et ses fenêtres dégarnies de leurs fines boiseries. Seule une peinture de Romney, d’ailleurs merveilleusement belle, reste là pour évoquer le luxe d’autrefois : c’est le portrait d’une Helbeck du siècle passé, l’arrière-grand’mère du jeune mystique. Et Laura apprend que celui-ci s’apprête à vendre ce chef-d’œuvre, pour subvenir aux frais d’un orphelinat qu’il a fondé et qu’il entretient. Car « il vit sur sa maison comme d’autres sur leur capital : ou plutôt il convertit sa maison en aumônes. Les boiseries, les meubles, les objets d’art, tout ce que contenait Bannisdale s’en est allé, afin que les orphelins catholiques de la région eussent une école dirigée par des religieuses. » Comme le dit de son frère Mrs Fountain, la belle-mère de Laura, « ce sont les prêtres qui le mettent à sec. » Et Laura se rappelle à ce propos que déjà, quinze ans auparavant, quand Mrs Fountain s’est mariée, le mariage lui est apparu surtout comme un moyen d’échapper à la vie de privations où son frère la condamnait.

C’est la vie qu’il mène lui-même, silencieux et sombre, entièrement absorbé par ses devoirs religieux. Il jeûne tout le temps du carême : il fait plusieurs milles, chaque matin, pour entendre la messe au village voisin : il s’épuise en mortifications, « voulant par-là dompter son corps, comme saint Paul » : et sur aucun point il ne s’écarte « de la règle que lui a fixée son directeur de conscience. » L’Imitation et les Exercices spirituels sont sa lecture constante. « Vile poussière, apprends à t’humilier sous les pieds des hommes, pour l’amour de Moi ! » murmure-t-il dévotement le soir de l’arrivée de Laura, et avant de se coucher il relit un vieux cahier de méditations où se trouvent des pensées telles que celle-ci : « L’homme doit tenir les créatures pour indifférentes en soi. Il ne doit pas subir leur influence, mais se servir d’elles pour sa fin propre, sa fin principale, — son unique lin, — qui est le salut de son âme. »

Le lendemain de son installation à Bannisdale, Laura fait la connaissance du curé de la paroisse, l’abbé Bowles, « un gros homme, avec un visage tout rond, et deux mains potelées qu’il ne cesse pas de tenir croisées sur sa poitrine. » Il « l’aborde avec une politesse balbutiante et un peu obséquieuse, lui posant une foule de questions inutiles sur son voyage et son arrivée. » Mais c’est seulement au déjeuner qu’il se montre tel qu’il est. Il mange avec une avidité de paysan mal nourri : et « brusquement Laura le voit se lever de sa chaise, courir vers la fenêtre, avec sa serviette à la main, et foncer de tout son cœur sur une mouche, qui bourdonnait sans penser à mal faire. » Il tue la mouche, jette son cadavre par la fenêtre, puis, se rasseyant : « Je vous demande pardon, dit-il à Mrs Fountain, mais c’était une vilaine mouche. Je ne puis les souffrir. Elles me font toujours penser à Beelzébub, qui était le prince des mouches. » Avons-nous besoin d’ajouter que ce prêtre non seulement tue encore de nombreuses mouches dans la suite du roman, mais est en outre un niais, et un hypocrite ? Il parle avec mépris des savans, qui refusent d’admettre les miracles de Lourdes. « Deux médecins sont là, dit-il, qui contrôlent les guérisons ! » Et tout en montrant à Laura une « politesse obséquieuse » il l’espionne, la fait surveiller par ses paroissiens, travaille à hâter son départ.

C’est du reste un brave homme, « supérieur même à la plupart de ses confrères anglais. » Et Laura le préfère de beaucoup aux sœurs de l’orphelinat, dont elle fait la connaissance quelques jours après. « Fi ! quelles manières ! » s’écrie-t-elle après qu’Alan les lui a présentées. « Est-il donc indispensable que tout catholique ait cette mine écœurante et cafarde ? » Et elle songe « avec un frémissement de colère » que « trois de ces femmes noires ont osé l’embrasser ! » Celles-là aussi sont des modèles de sottise et d’hypocrisie. Quand elles apprennent qu’Alan Helbeck veut épouser Laura, il n’y a pas de ruses qu’elles n’emploient pour l’en empêcher. Insinuations perfides, délations, mensonges, rien ne leur coûte. Une d’elles dit, d’une voix pleurarde, à Mrs Fountain qu’elle « ne peut se défendre de penser à saint Philippe de Néri, qui a été attaqué par trois diables près du Colisée, parce que l’enfer était jaloux du succès de son œuvre sainte parmi les jeunes gens de Rome. »

Un hasard permet à Laura de se rendre compte, une fois pour toutes, de l’éducation qu’elles donnent aux enfans de l’orphelinat. Et, bien que la scène soit un peu longue, elle mérite, croyons-nous, d’être citée en entier. Un jour donc, la jeune fille, rentrant d’une promenade, trouve la cour de Bannisdale toute remplie d’enfans : ce sont les orphelines qui sont venues pour une fête ; maintenant elles jouent sous les yeux des sœurs, et Helbeck se fait un devoir de jouer avec elles. Laura a trop bon cœur pour ne pas se hâter de lui venir en aide, dans cette corvée.

« Et la voici courant, sautant, tournant avec les plus gaies des petites filles, tandis que ses cheveux d’or, dénoués, étincelaient au soleil. C’était à présent Helbeck qui la contemplait. Quel singulier mélange de grâce et de résolution dans tous ses mouvemens ! Jusque dans le jeu, Miss Fountain était une personnalité !

« Soudain une des petites filles se mit à pâlir et à traîner le pied : Laura s’arrêta pour la regarder.

« — Je ne puis plus courir ! dit l’enfant, d’un ton dolent. On m’a tiré un os de la jambe, l’année passée.

« C’était une créature d’aspect maladif, rachitique et anémiée, une épave recueillie dans quelque ruelle de Liverpool. Laura la prit dans ses bras, l’emporta loin des autres enfans, la fît asseoir à l’ombre d’un arbre et s’assit près d’elle. L’enfant la dévisageait avec des yeux timides ; puis tout à coup, s’enhardissant, elle passa un bras autour du cou de la gentille dame.

« — Racontez-moi une histoire, maîtresse ! supplia-t-elle.

« Laura fut prise de court : elle avait oublié les contes de son enfance, n’ayant jamais eu de frères ni de sœurs à qui les raconter à son tour, et d’ailleurs s’étant toujours souciée assez peu des enfans. Mais elle parvint, non sans peine, à tirer du fond de sa mémoire l’histoire de Cendrillon.

« — Oh ! oui, je connais cette histoire-là, dit l’enfant : elle est charmante ! Maintenant c’est moi qui vais vous en raconter une.

« Après quoi, d’une voix nasillarde et monotone, comme si elle répétait une leçon, elle se mit à débiter quelque chose que Laura reconnut bientôt être la vie d’un saint. La jeune fille, dominant sa répugnance, s’efforça d’écouter le fastidieux récit, jusqu’au moment où l’enfant dit, avec une onction pleine d’assurance :

« — Et une fois le saint alla dans un hôpital, pour voir les malades. Et comme il recevait la confession d’un pauvre matelot, il découvrit que c’était son propre frère, qu’il n’avait plus vu depuis très, très longtemps. Or le matelot était très malade, sur le point de mourir, et il avait été un méchant homme, et le nombre de ses mauvaises actions avait été grand. Mais le bon saint ne lui fit point connaître qui il était. Il rentra dans son couvent, et dit à son supérieur qu’il avait retrouvé son frère. Et le supérieur lui défendit d’aller revoir son frère, parce que, lui dit-il, Dieu prendrait soin de lui. Et le saint en fut très affligé, et le démon le tenta cruellement. Mais il pria Dieu, et Dieu lui donna la force d’être obéissant. Et bien des années plus tard une pauvre femme vint voir le bon saint. Elle lui dit qu’elle avait eu une vision, où la Sainte Vierge lui était apparue. Et la Sainte Vierge l’envoyait dire au saint que, pour le récompenser de ce qu’il avait été obéissant, et n’était pas retourné auprès de son frère, elle avait prié Notre-Seigneur pour l’âme du pécheur mourant. Et celui-ci avait fait une bonne mort, et était sauvé, tout cela parce que le saint avait obéi aux ordres de son supérieur.

« Laura se leva brusquement. L’enfant, qui s’était attendue à un baiser accompagné d’une phrase pieuse, la considérait d’un air ébahi.

« — N’est-ce pas là une belle histoire ? demanda-t-elle timidement.

« — Non. Je ne l’aime pas du tout ! dit Miss Fountain. Je me demande qui a pu vous apprendre de telles histoires ?

« L’enfant continua de la considérer un instant. Puis un voile soudain tomba sur la clarté de ses grands yeux de malade ; son expression changea ; elle prit la mine sournoise de l’animal aux aguets, et qui sent l’ennemi. Elle ne dit pas un mot de plus.

« — La petite bigote ! songea Laura. Sont-ils donc comme cela dès le berceau ? »

L’anecdote ne s’arrête pas là. Le soir, Laura rapporte à Helbeck « l’horrible histoire » que lui a racontée l’enfant, et la réponse qu’elle-même y a faite. Et Helbeck, d’ordinaire infiniment réservé, s’indigne et se fâche, mais contre elle seulement. Le récit de l’enfant lui semble tout naturel. « C’est vous qui avez mal agi ! dit-il à la jeune agnostique. Vous avez jeté dans l’âme d’un enfant les germes du doute et de la révolte ! — C’est vrai, répond Laura : mais où est le mal ? — Où est le mal ? Demandez-le à votre conscience ! Que pensez-vous qu’un enfant, — une malheureuse petite condamnée à une vie d’obéissance, — que pensez-vous qu’elle ait à faire du doute et de la révolte ? Le doute, pour elle, — pour nous tous, — c’est la souffrance ! » Mais Laura ne l’entend pas ainsi. « Mon père m’a enseigné, au contraire, que c’était la vie, s’écrie-t-elle : et je le crois ! »

Quoi qu’il en soit, au surplus, de ce problème de psychologie, chacune des journées que Laura Fountain passe à Bannisdale lui fournit une nouvelle occasion de connaître la vie et les mœurs catholiques. Tantôt c’est Mrs Fountain, sa belle-mère, qui lui parle d’une jeune fille du village qui va entrer au couvent. « Sa mère est morte l’année dernière ; elle a six frères et sœurs plus jeunes qu’elle, et son père dit qu’elle le tuera en devenant religieuse. » Mais ce ne sont point de tels scrupules qui peuvent agir sur une âme catholique : témoin le saint dont les enfans de l’orphelinat racontent l’histoire en échange de celle de Cendrillon ; témoin encore saint François Borgia, au sujet duquel Laura soutient avec le pieux Alan un débat théologique bien curieux aussi :


— Je sais ce que vous avez lu ce matin ! lui dit la jeune fille. Croyez-vous que saint François Borgia ait été une personne admirable ?

— J’ai trouvé chez lui plus d’un exemple édifiant, répondit Helbeck, du ton le plus calme.

— Vraiment ? Aimeriez-vous à lui ressembler si vous le pouviez ? Vous rappelez-vous comment, tandis que sa femme était très malade, et qu’il priait pour elle, il entendit une voix… Vous rappelez-vous cela ?

— Poursuivez ! fit Helbeck sans s’émouvoir.

— Et la voix dit : Si tu veux que ta femme vive, elle vivra : mais cela ne sera point profitable pour toi. Entendant ces paroles, il fut pénétré d’un tendre amour de Dieu, et fondit en larmes. Il demanda alors à Dieu de faire suivant Sa volonté, en ce qui touchait sa femme, ses enfants et lui-même. Puis il cessa de prier pour la malade. Et son état s’aggrava, et elle mourut, le laissant veuf à l’âge de trente-six ans. Après cela, — de grâce, ne m’interrompez pas ! — en l’espace de trois ans il se débarrassa de ses huit enfans, dont quelques-uns, évidemment, devaient être encore en bas âge ; il fit ses vœux, devint Jésuite, et alla à Rome. Approuvez-vous tout cela ?


Et comme Helbeck ne se hâte pas de désapprouver, alléguant que, au temps de saint François, « Dieu pouvait appeler certains hommes à des tâches spéciales, » la jeune fille lui pose la question suivante : « Mon père, lui dit-elle, était membre d’une Société d’Ethique, à Cambridge, où l’on discutait volontiers les problèmes moraux : que pensez-vous qu’il aurait dit de la conduite de saint François Borgia ? »

Le père de Miss Fountain, et ses collègues de la Société d’Ethique de Cambridge, n’eussent guère aimé non plus un autre saint, qui paraît également être tenu en grand honneur à Bannisdale : saint Charles Borromée, dont Laura trouve un jour la Vie grande ouverte, sur la table d’Alan Helbeck. Et voici le passage qui lui saute aux yeux : « Par un amour scrupuleux de la pureté, le saint ne parlait jamais à une femme qu’en présence d’une tierce personne : et il n’exceptait pas même de cette règle sa pieuse tante, ni ses sœurs. »


Mais du reste, et d’une façon générale, il n’y a rien à Bannisdale qui ne semblerait avoir été créé à dessein pour indigner et irriter les membres des Sociétés d’Ethique. Alan Helbeck, par exemple, avec sa haute intelligence et ses nobles sentimens, devient un niais et grossier sectaire, l’égal du curé Bowles, dès que les affaires de sa foi sont en jeu. Laura l’entend, un soir, raconter qu’un missionnaire de ses amis, partant pour l’Afrique, s’est chargé de recueillir à son intention « tous les traits capables de discréditer ou de rendre ridicules les missionnaires anglicans délégués dans les mêmes régions. » Et il cite quelques-uns de ces traits, et il « en rit immodérément, lui qui ne riait pour ainsi dire jamais. » Et Laura découvre là « un nouvel élément de son caractère, quelque chose de petit et de vilain, comme une place pourrie à l’intérieur d’un beau fruit. »

Autre « place pourrie », dont la découverte ne lui fait pas moins de peine. Elle apprend qu’Alan Helbeck a converti au catholicisme un jeune paysan des environs, qui était venu peindre dans la chapelle de Bannisdale : et non seulement ce jeune homme a quitté ses parens, qui comptaient sur son travail pour vivre ; non seulement ses maîtres les Jésuites ne l’ont pas laissé se rendre auprès de sa mère mourante ; mais on lui a encore défendu de cultiver ses dons d’artiste, — car le jeune paysan était un peintre de génie : — et Helbeck, qui jadis avait découvert le premier sa vocation artistique, admet fort bien à présent de l’y voir renoncer.

La foi passe, pour lui, avant l’art comme avant toute chose : Laura constate avec terreur ce monstrueux effet du catholicisme. Car elle sent qu’Alan est né pour jouir de la beauté : il aurait été peintre ou poète, si sa nature avait pu se développer librement ; mais le malheureux est catholique, et il se détourne de toute beauté sensible, et il vend son Romney pour entretenir un orphelinat ! Il songe bien, en vérité, à ne pas le vendre, pour faire plaisir à Laura, dont il est follement amoureux ; mais, après avoir tenté de vendre plutôt un terrain, il s’aperçoit que ce terrain va être acheté par des protestans, qui vont l’employer à bâtir une église anglicane. Vendre le terrain, dans ces conditions, serait commettre un péché trop lourd : et c’est le Romney qui va chez le marchand.


Mais on n’en finirait pas à vouloir citer les diverses manifestations du catholicisme qu’observe, tour à tour, la jeune agnostique, durant son séjour au manoir de Bannisdale. Tout ce qu’elle y voit n’est que cruauté et hypocrisie, lutte contre la nature et la vérité. C’est le catholicisme qui a dévasté la maison ; c’est lui qui a semé, dans le pays, la haine et le désespoir ; c’est lui qui a empêché Alan Helbeck d’être le parfait gentilhomme que ses instincts le destinaient à devenir. Le pauvre homme en est arrivé à ce degré d’hébétude, qu’il place au-dessus de toute réalité « les quatre fins dernières de l’homme : la mort, le jugement, le ciel et l’enfer. » Il fait mieux encore : il avoue à la jeune fille qu’il s’est trouvé lui-même dans des circonstances pareilles à celles où se sont trouvés saint François Borgia et le saint anonyme dont a parlé l’orpheline. Il a aimé une femme qui, pour lui, a manqué à ses devoirs de chrétienne et d’épouse ; et au moment où, mourante, elle l’appelait, il s’est enfermé dans une cellule de couvent, afin d’obtenir du ciel qu’elle fût sauvée. Elle l’a été : une voix d’en-haut le lui a appris ; et il a juré de n’être plus qu’à Dieu. Voilà ce qu’il raconte à Laura, sa bien-aimée, comme une preuve suprême de la toute-puissante beauté du catholicisme !

Et Laura, par amour pour lui, n’est pas éloignée de se convertir à sa foi. Elle reconnaît que le catholicisme est, de toutes les religions, « celle où l’on est le mieux pour mourir. » Mais sans doute elle n’en est pas tout à fait convaincue, puisqu’elle préfère se tuer, à la fin du roman, plutôt que de se convertir à la religion « où l’on est le mieux pour mourir. »

Elle se tue, parce qu’elle vient, une fois de plus, de s’apercevoir de la duperie de cette religion. Pendant qu’elle avouait à Alan son désir de se faire catholique, sa belle-mère, Mrs Fountain, est morte, dans une chambre voisine. « C’était elle qui avait achevé de me persuader. J’étais heureuse de penser que, puisqu’elle souhaitait si ardemment ma conversion, elle aurait la joie de l’apprendre avant de mourir. Et voici qu’elle est morte sans l’avoir apprise. Elle avait tant demandé à Dieu cette faveur, et Dieu ne la lui a pas accordée. Il n’a pas consenti à la laisser vivre un moment de plus, pour être informée de la seule chose qui lui tenait au cœur ! C’est cela qui m’a frappée. Si elle avait vécu un moment de plus, j’aurais vu là un signe. Il m’a été refusé. » Sur quoi Miss Fountain court se noyer dans la rivière voisine : et son suicide nous prouve, une dernière fois, que le catholicisme n’est point fait pour d’aussi nobles âmes.


Elle-même nous fait connaître, d’ailleurs, les sentimens qu’il lui inspire quand elle le juge de sang-froid, au lieu de se laisser aveugler par sa passion pour Alan. « Dès maintenant, — écrit-elle de Bannisdale à une de ses amies, peu de temps après son arrivée, — ce que j’ai vu ici suffit pour me rendre à jamais sympathiques le monde et le péché. Eh ! que ferions-nous sans eux ? Le monde, d’abord ! Il me semble l’entendre qui s’agite et marche, pendant que les gens d’ici perdent leur temps à prier. C’est lui qui, en travaillant pour eux, leur permet de prier, et de le maudire et de le diffamer. Et quant au péché, y a-t-il sur terre une créature raisonnable pour qui ce mot ait un sens ? Si vous êtes avare, ou égoïste, ou paresseux, la nature ou votre voisin se chargent de vous en punir : la fois suivante vous êtes déjà moins mauvais, et par degrés vous arrivez à vous améliorer tout à fait. Mais quelle folie de dépenser là-dessus tant d’invectives et de lamentations ! M. Helbeck, par exemple, pourquoi n’apprend-il pas plutôt la géologie ? » Et dans la lettre qu’elle écrit avant d’aller se noyer, elle dit encore que « les prêtres veulent lui arracher le fond de son âme, lui arracher tout ce qui est elle, » et qu’elle sent qu’elle « ne se résoudra jamais à le leur laisser prendre. » Elle a beau aimer Alan, celui-ci a même beau lui promettre que, si elle l’épouse, jamais il ne fera un effort pour la convertir. Il est catholique : c’est assez pour qu’à la vie avec lui elle préfère la mort.

Après cela, c’est affaire à elle, et l’on peut même s’étonner que son séjour à Bannisdale ne lui ait pas inspiré pour le « papisme » des sentimens de répugnance plus profonds encore. A l’exception, en effet, de quelques cérémonies assez poétiques, elle n’y a rien vu d’autre que ce que nous avons signalé. Elle n’y a pas appris à connaître d’autres vies de saints que celles que nous avons dites ; et si elle y a rencontré d’autres religieux que le curé Bowles et les sœurs de l’orphelinat, personne, en tout cas, ne lui a fourni l’occasion de juger avec plus de faveur le clergé catholique. Ajoutons enfin que pas une fois le catholicisme n’a contribué, sous ses yeux, à inspirer une belle pensée ou une action généreuse : elle n’a pu l’apprécier que comme une source d’intolérance, d’égoïsme et de petitesse. Son cas est même, à ce point de vue, tout à fait curieux : c’est le cas d’une jeune fille qui, transportée soudain dans un milieu catholique, a la malechance de n’y trouver qu’une caricature d’une religion inconnue pour elle.


II

Mais ce n’est pas ainsi que l’a entendu Mrs Humphry Ward. Ce n’est pas un cas singulier et exceptionnel qu’elle a voulu présenter à ses compatriotes, mais un fait d’une portée générale, un exemple de ce que sont aujourd’hui, en Angleterre, la vie et les mœurs catholiques, et de l’impression qu’en reçoit fatalement un spectateur désintéressé. Helbeck of Bannisdale est, pour elle, un roman à thèse, comme a été jadis Robert Elsmere[2] : et Alan Helbeck, et le curé Bowles, et les sœurs de l’orphelinat, tous les personnages doivent, dans son intention, être des types autant et plus que des individus. Elle nous le donne assez à sentir, tout au long de son récit, avec une insistance souvent excessive : et l’on ne peut s’empêcher de penser, notamment, que l’épisode de la petite orpheline aurait eu plus d’effet si l’auteur, dans son zèle anticatholique, n’avait pas trop négligé de le rendre vraisemblable. Mais elle ne s’est occupée que de la thèse à soutenir, de telle sorte que les divers épisodes de son récit ne lui sont apparus que comme des argumens.

Son objet a été de prouver que l’atmosphère morale et intellectuelle du catholicisme est absolument irrespirable, désormais, pour une âme supérieure. « Laura, nous dit-elle, avait été élevée dans ce fort sentiment de la dignité moderne qui s’est substitué, aujourd’hui, à l’abaissement et à l’humiliation de la foi religieuse. » Ailleurs elle met en scène un vieux professeur de Cambridge qui n’a d’autre rôle que d’exprimer la conclusion morale du roman entier. « L’humanité, — proclame ce sage, — a marché durant des siècles à l’ombre de la doctrine de la Chute : mais désormais une conception opposée s’insinue, peu à peu, dans toutes les formes de la pensée européenne. C’est la disparition du monde ancien, la naissance d’un monde nouveau. Les hommes d’à présent ont conscience d’une dignité personnelle que leurs pères ne soupçonnaient pas. La stature spirituelle de l’homme civilisé s’est élevée, comme sa stature physique. Nous foulons, aujourd’hui, une terre plus noble. Ce n’est plus en esclaves, mais en hommes libres que nous entrons dans la maison de Dieu. » Et le roman porte en épigraphe cette citation latine :

Melus Me… Acherontis
Funditus humanam qui vitam turbat ab imo.


Metus Acherontis, c’est la pensée des « quatre fins dernières » troublant, dégradant, annulant la vie du noble Alan Helbeck ; c’est la préoccupation du « salut de l’âme » détournant les saints des devoirs de ce monde ; c’est la peur de l’enfer engendrant, chez tous les hôtes de Bannisdale, un mélange de sottise et d’hypocrisie.

Voilà ce que Mrs Humphry Ward a voulu démontrer : et c’est ce que ses lecteurs anglais n’ont pu manquer de comprendre. « L’histoire de Laura Fountain va ouvrir bien des yeux à la tyrannie du papisme, » lisons-nous dans la dernière livraison de la London Quarterly Review. Et le Christian World affirme que, « depuis les Lettres provinciales de Pascal, jamais un coup plus formidable n’a été porté à l’Église catholique. »

Mais le plus surprenant est que des catholiques se soient trouvés pour déclarer que cette thèse était appuyée sur d’excellens argumens. « Certes, écrit un rédacteur du Tablet, — le plus considérable des journaux catholiques anglais, — certes, les catholiques ne sauraient se plaindre de la façon dont Mrs Humphry Ward a représenté un champion de leur foi : et, d’un bout à l’autre, le livre témoigne d’une compréhension remarquable du catholicisme. »


Voilà, en vérité, qui est à peine croyable ! Ainsi le catholicisme anglais est bien tel que l’a décrit Mrs Ward, et ce n’est pas seulement à Bannisdale qu’on a cette étrange manière de le pratiquer ! Ainsi l’usage est, chez les catholiques anglais, qu’un frère condamne sa sœur à une vie de privations pour subvenir aux dépenses d’un orphelinat ; qu’un mari demande à Dieu la mort de sa femme, et « se débarrasse de ses enfans » par-dessus le marché ; qu’un fils refuse d’assister aux derniers momens de sa mère ; qu’une fille fasse mourir son père en entrant au couvent contre sa volonté ! Ainsi tous les prêtres catholiques ressemblent au curé Bowles, qui tue les mouches parce qu’il voit en elles « l’armée de Beelzébub, » et toutes les religieuses ressemblent à sœur Angela qui apprend aux petites filles l’histoire d’un saint abandonnant son frère ! Et la bassesse, la stupidité, la mauvaise foi des catholiques de Bannisdale, tout cela leur est commun avec la grande majorité de leurs coreligionnaires ! Et nous devons prendre au sérieux cette peinture d’un monde dont Mrs Humphry Ward nous fait savoir qu’il est « empoisonné par l’horrible égoïsme de la religion ! » C’est à quoi, pour notre part, nous ne pouvons nous résoudre. Nous estimons que Laura Fountain a raison de juger comme elle fait le catholicisme, d’après ce qu’elle a l’occasion d’en voir à Bannisdale : mais aussi bien n’en voit-elle là qu’une parodie, inventée à plaisir pour nous indigner.

Une parodie : c’est le seul nom que nous puissions donner à cette soi-disant peinture d’un milieu catholique ; et une parodie obtenue par des procédés que Mrs Humphry Ward aurait dû dédaigner, car ils ne font point songer à Pascal, mais plutôt à quelqu’un de ces casuistes que les Lettres provinciales ont rendus immortels. Nous admettons volontiers, par exemple, qu’un prêtre ait la manie de tuer les mouches. Un auteur anglais, — un catholique, — nous apprend même que jadis un évêque a eu cette manie. « Dès que le vénérable Milner entendait le bourdonnement d’une mouche, — lit-on dans une ancienne Vie de ce saint évêque[3], — il se levait de son siège, brandissait son mouchoir, et fonçait sur l’insecte avec une violence extrême. — La vilaine bête ! — s’écriait-il. Il chassait aux mouches même dans la chapelle : et il avait coutume de dire que Belzébuth était le dieu des mouches. » L’écrivain catholique qui cite ce passage y voit une preuve de l’exactitude de la peinture de Mrs Humphry Ward : mais la citation ne prouve-t-elle pas plutôt que l’auteur d’Helbeck of Bannisdale. s’est bornée à « démarquer » un extrait d’un vieux livre, au lieu d’observer directement la réalité ? Et ne sent-on pas ce qu’il y a de fâcheux à défigurer par de tels moyens un personnage qui doit passer, ensuite, pour le type de tout le clergé catholique anglais ?

L’exemple des religieuses est encore plus frappant. Mrs Humphry Ward peut bien avoir lu dans une Vie des Saints l’anecdote du saint abandonnant son frère ; mais de quel droit nous affirme-t-elle que ce sont des traits de ce genre que les sœurs catholiques racontent aux enfans ? Et de quel droit nous donne-t-elle à entendre que toutes les vies de saints ne sont remplies que de traits de ce genre ? Ignore-t-elle qu’il y a eu d’autres saints, dont la vie est pour le moins aussi familière aux catholiques que celle de ceux-là : des saints pour qui le catholicisme a été une source de sentimens nobles et d’actions sublimes, saint Vincent de Paul, par exemple, pour ne point parler de saint François d’Assise ? Et si quelques religieuses sont intolérantes, inintelligentes, voire intrigantes et fausses, Mrs Humphry Ward n’en connaît-elle pas qui puisent au contraire dans leur religion une charité, une douceur, une beauté morale que nul agnosticisme n’aurait pu leur donner ? Ou, si elle connaît de telles religieuses, comment ne s’avise-t-elle pas d’en mettre une sur le chemin de Laura Fountain, ne serait-ce que pour faire contraste avec sœur Angela et ses « cafardes » compagnes ? Mais elle n’a garde, étant d’avance résolue à nous dégoûter du catholicisme. Et il n’y a pas, dans toute sa peinture des mœurs catholiques, une seule partie où ne se retrouvent les mêmes procédés. Elle nous peint le catholicisme comme naguère un de ses compatriotes nous peignait le caractère russe, dans une série d’articles de la Fortnightly Review. « Tous les Russes sont menteurs, » disait cet ethnographe, et aussitôt il citait l’exemple d’un Russe qui avait menti. « Tous les Russes sont des voleurs, » poursuivait-il, et il reproduisait, en manière d’argument, un extrait de la Gazette des Tribunaux de Saint-Pétersbourg. Nous n’irons pas jusqu’à dire, à notre tour, que c’est là un mode de généralisation commun à tous les écrivains anglais : mais Mrs Humphry Ward, à coup sûr, en a fait un usage vraiment excessif.


Elle l’a fait au grand détriment de sa thèse, qui consistait à nous démontrer la supériorité de la « nouvelle » foi sur « l’ancienne. » L’atmosphère morale et intellectuelle du catholicisme est-elle vraiment irrespirable pour une âme qui a « la conscience de sa dignité ? » La « stature spirituelle de la race humaine » a-t-elle vraiment grandi ? Nos pieds « foulent-ils un sol plus noble » que celui où se sont attardées les générations précédentes ? Autant de questions qui méritent sans doute d’être discutées : mais certes ce ne sont pas les mésaventures de Miss Laura Fountain qui peuvent, le moins du monde, leur servir de réponse. Et nous ne saurions trop regretter qu’au lieu des deux vers latins qu’elle a mis en tête de son livre, Mrs Humphry Ward ne se soit pas rappelé plutôt deux vers d’Horace, qu’un critique italien vient de citer, fort à propos, dans une étude consacrée à Helbeck of Bannisdale[4], — les vers où le vieux poète disait à sa Muse :


… desine, pervicax,
Magna modis tenuare parvis !


III

La chose est d’autant plus fâcheuse qu’en accaparant, comme elle fait, la curiosité du lecteur, cette partie philosophique du nouveau roman de Mrs Humphry Ward risque de nuire à l’intérêt d’une autre partie, purement romanesque, et qui est au contraire des plus agréables : car on y retrouve tout le talent de l’auteur de Bessie, sa finesse d’observation, sa justesse d’expression, son habileté à mettre en relief la lutte des caractères et des sentimens ; et jamais peut-être, depuis George Eliot et les sœurs Brontë, certains aspects de la vie de province anglaise n’ont été mieux décrits.

Cette seconde partie, ou, plus exactement, ce second sujet d’Helbeck of Bannisdale est l’histoire d’une jeune fille qui, au sortir de la fièvre intellectuelle d’une ville d’université, se voit transplantée dans un des plus calmes coins du Westmoreland, et qui se laisse prendre, peu à peu, au charme de cette triste et poétique région. Tout y est, pour elle, imprévu et délicieux, tout y a une âme qui répond à son âme. Et d’un bout à l’autre du roman l’auteur nous montre l’action, sans cesse plus vive, qu’exercent sur elle les lieux qui l’entourent ; et ce sont, à tous les chapitres, des paysages variés qui s’offrent à nous, indiqués en quelques traits d’une précision admirable. Qu’on lise, par exemple, le récit d’une des premières promenades de Laura aux environs de Bannisdale :


« La matinée était claire et fraîche. Un vent mordant soufflait, malgré l’éclat du soleil, et les bourgeons semblaient tout desséchés. Mais pour Laura cet air était un vin bienfaisant ; et le pays qu’elle voyait la transportait de plaisir. Elle montait le flanc d’une colline, se dirigeant vers un village épars à mi-côte… Au-dessus d’elle, à droite, s’élevait une montagne dénudée et rocheuse, coupée de sillons noirs qui plongeaient, en ligne directe, vers les bois entourant le village : au-dessous, dans la vallée, se déployaient le rouge et le vert de la mousse. Les rivières brillaient au soleil, dans leur course rapide des montagnes à la mer. Et plus loin, à l’horizon, les hauteurs de la région des lacs s’unissaient avec le soleil et les nuages pour former un somptueux décor : les pics jetant leur note bleue sur le fond blanc, les nuages s’entr’ouvrant pour laisser voir les collines au-dessous d’eux, tout cela dans une telle gloire d’argent et de pourpre, avec une telle fraîcheur d’atmosphère et de lumière, que d’instant en instant l’œil en ressentait une joie plus frémissante, plus palpable, plus pure. L’âme de Laura chantait et planait, avec la fauvette et l’alouette.

« Puis, quand elle eut dépassé le village, la route monta plus droite encore, dominant l’immense étendue des champs de bruyère et des rochers qui bondissaient au milieu d’eux, pareils à des récifs se dressant dans la mer. Et dans ces champs de blé, plus voisins, qu’étaient-ce donc que ces larges taches blanches sur les sillons récemment creusés ? Mais voici que, s’envolant, une troupe de mouettes se chargea de lui répondre. Et la jeune fille sentit que de leurs ailes éclatantes lui venait la brise marine, et elle se retourna pour regarder encore, au sud-ouest, la pâle ouverture par laquelle passaient les rivières.

« Au-delà de ces champs un bois, un bois dont la vue émerveilla Laura, accoutumée jusque-là aux paysages des régions du Sud. Elle sauta hors de la petite voiture, attacha le poney à une barrière, au bord de la route, et s’élança dans le taillis de noisetiers avec de petits cris de bonheur. Un bois du Westmoreland dans la saison des narcisses, ce n’était rien de moins — ni de plus. Mais pour l’enfant, avec sa jeune passion dans le sang, c’était un rêve, une extase. Jamais elle n’avait vu autant de narcisses ! Ils se répandaient à l’horizon, en bandes, en nappes dorées : et leur folle abondance contrastait étrangement avec l’air, avec le caractère frugal de ces régions du Nord, avec les plaines incultes, les roches nues, et la mélancolie des marais sans arbres. Et puis, quand les yeux s’étaient faits à cette profusion, mille nuances apparaissaient, fines et charmantes ; chaque pied de terrain avait une parure qui n’était qu’à elle.

« Car sous les narcisses se cachait un tapis de violettes, si sombres et si serrées, que c’était leur parfum seul qui les dénonçait : et pendant que Laura était étendue dans l’herbe, s’empressant à les cueillir, elle pouvait apercevoir entre l’or des narcisses, entre les tiges minces des noisetiers, les teintes bleues et grises des montagnes, au loin. Chaque détail de l’admirable ensemble agissait sur les sens jeunes et vifs de l’enfant, éveillant dans son cœur le poème d’un printemps du Nord : d’un printemps tel que seuls le connaissent ces pays de rochers, pur, froid, tranquille, avec de brusques éclats d’une beauté plus chaude.

« Laura se trouvait, maintenant, assise, — presque en pleurant — sur une butte de mousse, en face du bois dont elle venait de sortir. Qu’y avait-il donc dans ce pays qui la captivât ainsi, qui lui parlât de cette voix si intime, si pressante ? C’est qu’elle-même était de ce pays, qu’elle lui appartenait, qu’elle le sentait mêlé à son sang. De profonds instincts héréditaires renaissaient en elle, du moins elle se plaisait à l’imaginer. Elle avait l’impression d’étendre les bras vers ces plaines et ces montagnes, et de leur dire : Je ne suis pas une étrangère ! Accueillez-moi ! Gardez-moi ! Ma vie est issue de la vôtre ! »


Alan Helbeck lui-même, le représentant d’une foi qu’elle déteste, incarne aussi à ses yeux le pays où il vit, où ont vécu ses pères au long des siècles. C’est encore Bannisdale qu’elle aime en lui, le vieux manoir avec son vieux parc, l’horizon de collines pierreuses, les rivières « courant des montagnes à la mer. » Et elle ne se décide point, d’ailleurs, à l’aimer, sans avoir d’abord essayé d’incarner en un autre homme l’âme de ces régions sauvages et charmantes. Peu s’en faut, en effet, qu’elle ne donne son cœur à un de ses cousins, Hubert Masson, un jeune rustre vigoureux et sensuel qui, dès qu’il la voit, en devient amoureux. Mais il est trop simple, trop brutal, trop absolument dépourvu de toute éducation, et Laura ne tarde pas à s’apercevoir qu’au lieu de l’aimer elle a peur de lui. Helbeck seul, désormais, a de quoi lui plaire ; et jusqu’à la fin du roman une lutte terrible se poursuit en elle, la partageant entre sa passion et ce qu’elle croit être la conscience de son devoir.

Nous ne pouvons malheureusement que louer en passant les chapitres consacrés par Mrs Humphry Ward aux relations de Laura avec ses cousins les Masson. Peut-être y sent-on un peu l’imitation de peintures semblables faites jadis par Emily Brontë dans Wuthering Heights : mais ce n’en sont pas moins, à notre avis, les chapitres les plus vivans et les plus émouvans du livre, précisément parce que l’auteur n’y a point cherché à nous convertir. Elle s’est bornée à nous y dépeindre, avec une force et une variété de couleur saisissantes, la vie d’une famille de paysans à demi sauvages, se complaisant dans une atmosphère d’ignorance et de fanatisme. La haine est la seule passion qu’ils connaissent, la haine de tout ce qui ne sent pas, ne croit pas comme eux. Mrs Masson, notamment, la mère d’Hubert, est une figure d’un relief superbe ; et Hubert lui-même est un beau type de jeune loup, incapable de refréner les instincts qui le poussent.

C’est lui qui, en affolant Laura par sa brutalité, la jette toute tremblante dans les bras d’Helbeck. La jeune fille est allée le voir, dans une ville, voisine de Bannisdale, où il a consenti à prendre un emploi. Elle a passé la journée avec lui, une longue journée pleine d’incidens dramatiques ; et, le soir, quand elle est remontée en wagon pour rentrer à Bannisdale, elle s’est aperçue que le train qui l’emmenait s’arrêtait à mi-chemin de sa destination. C’est son cousin qui l’a trompée à dessein afin de la garder près de lui jusqu’au lendemain ; et en effet elle le voit sortir d’un autre wagon, lorsque le train s’arrête à la dernière station. Terrifiée, éperdue d’angoisse et de honte, elle parvient cependant à éloigner Hubert, en le priant d’aller retenir une chambre dans une auberge ; et elle s’enfuit ; toute la nuit elle reste cachée derrière un talus. Tout cela nous est raconté par Mrs Ward en quelques pages fiévreuses et rapides, qui suffiraient, à elles seules, pour justifier le succès de son livre. Et nous ne pouvons nous empêcher d’en citer au moins une, celle qui nous fait assister au retour de Laura :


« Helbeck avait passé la nuit dans la prière et la méditation : mais il savait bien, — sa conscience lui reprochait assez haut son péché, — que, cette nuit-là, il avait prié seulement parce qu’il n’avait pu faire rien d’autre, rien qui lui rendît Laura, et le délivrât des craintes qui le tourmentaient.

« A six heures, il sortit de la chapelle. Il avait à prendre son bain, à s’habiller, puis à aller à la ferme pour faire atteler la voiture. Si la jeune fille n’arrivait pas par le premier train, il louerait un cheval à Marsland et irait jusqu’à Braeside.

« Sa chambre, quand il y entra, lui parut étouffante et sans air, malgré la fenêtre entr’ouverte. Instinctivement il alla vers la fenêtre, l’ouvrit toute grande, et s’appuya au rebord, laissant la brise fraîche couler le long de ses membres. Et voici que quelque chose de blanc frappa ses yeux, sous la fenêtre…

« Laura, lentement, souleva la tête. S’était-elle endormie, dans sa fatigue ? Et Helbeck, se penchant sur elle, vit que ses yeux n’étaient pas fermés. Elle le regardait comme jamais encore elle ne l’avait regardé, avec une simplicité triste et pensive, comme si elle venait de s’éveiller dans un monde où tous pouvaient dire toute la vérité, et où il n’y avait plus de voile entre l’homme et la femme.

« Son chapeau était tombé à terre, près d’elle : ses traits délicats, tout imprégnés de souffrance, s’offraient à lui si doucement, si franchement !

« — J’étais très fatiguée, lui dit-elle d’une voix qu’il ne connaissait pas, d’une voix où il sentait un appel confiant. Et j’ai trouvé la porte fermée.

« Elle étendit vers lui sa petite main : il la prit, et il tremblait, malgré sa force d’homme.

« — J’allais justement me mettre en route pour voir si le train vous avait amenée.

« — Non. J’ai marché à pied, la plus grande partie du chemin. Voulez-vous m’aider à me relever ? C’est ridicule, mais je ne puis me lever,

« Il l’aida, et elle se mit debout, s’appuyant lourdement sur lui.

« — Ce n’est que la faim ! Augustina a-t-elle été très inquiète ?

« — Sans doute. Nous l’avons été tous les deux.

« — Oui. C’était stupide de ma part. Mais dites-moi, voulez-vous me conduire dans le salon, et me faire servir un peu de vin, avant que je voie Augustina ?

« — Appuyez-vous sur moi !

« Elle obéit, et il l’emmena. La porte du salon était ouverte. Elle s’affaissa dans un fauteuil. En relevant les yeux, elle vit la dame du portrait de Romney qui brillait, sur le mur, dans la lumière du matin. La beauté aux yeux bleus semblait considérer de très haut, avec une condescendance indifférente, la pâle créature assise devant elle. Mais Laura n’en éprouva ni envie, ni honte. Et quand Helbeck l’eut laissée seule, pour aller chercher le vin, un petit sourire flotta sous ses paupières à demi closes.

« Elle fit de son mieux pour boire et manger ; mais son épuisement était trop grand, et Helbeck s’agenouilla près d’elle, partagé entre l’anxiété, le remords, et les élans d’une joie frénétique.

« — Je vais aller éveiller Augustina et l’amener ici !

« — Non, attendez un instant ! J’ai été si agitée, toute la nuit, voyez-vous ? J’ai besoin de me reposer.

« — J’ai essayé de vous prévenir. J’ai télégraphié au chef de gare, mais sans doute, il vous aura manquée. Je lui ai demandé de vous conduire à l’auberge.

« — Oh ! l’auberge ! fit-elle avec un frisson. Non, je ne pensais pas aller à l’auberge !

« — Pourquoi ? Que craigniez-vous ?

« Il lui parlait d’une voix caressante et douce, comme à un enfant. Mais elle se taisait. El le cœur du jeune homme battait, son oreille avait soif du mot qui allait venir.

« — Mon cousin se trouvait là, à la gare. Je n’avais pas besoin de lui, je n’avais pas demandé qu’il vînt, il n’avait aucun droit à me suivre. Et je l’ai envoyé à l’auberge, pour demander une chambre, et moi…

« — Et vous ?

« — Je me suis cachée derrière un talus jusqu’à son retour. Je l’ai vu qui me cherchait sur les dunes, qui m’appelait : peut-être a-t-il cru que je m’étais perdue dans quelque fossé.

« Helbeck se pencha vers elle :

« — Et ainsi, c’est pour l’éviter… ?

« — Voyez-vous ? — son souffle s’arrêtait, — je n’étais pas sûre qu’il ne fût pas ivre. Je sens que c’était ridicule, mais j’étais si troublée, et il n’avait rien à faire là.

« — Ne vous avait-il pas donné à entendre qu’il désirait vous accompagner ?

« Une force secrète le poussait à poursuivre ses questions ; et sa voix avait pris un accent dur et pressant.

« Mais elle ne répondit rien. Elle se contenta de le regarder, tandis que des larmes se formaient doucement dans ses yeux clairs.

« — J’étais si heureuse de revenir ! dit-elle enfin. J’avais hâte de me retrouver ici.

« Elle pressait ses mains l’une contre l’autre, en frémissant. Helbeck ne disait rien ; mais sans doute son silence la troublait, car soudain elle rougit profondément.

« — Vous étiez heureuse de revenir, de vous retrouver ici ? Est-ce vrai ? Savez-vous que je suis resté debout toute la nuit, dans une agonie mortelle ?

« La respiration manqua à Laura pour répondre ; ses joues et ses lèvres redevinrent toutes pâles. Seuls ses yeux parlèrent. Helbeck se rapprocha d’elle. Soudain il la saisit, l’attira sur lui. Elle fit un léger effort pour se dégager, puis céda. Son âme et son corps étaient trop faibles ; et l’extase de ce contact était trop profonde. »


Un quart d’heure après, les deux amoureux entament une discussion théologique qui, il faut l’avouer, ne va plus s’arrêter jusqu’à la fin du roman. Laura a bien encore plusieurs fois l’occasion de se promener avec Alan Helbeck, sur les collines boisées du Westmoreland, mais, au lieu, désormais, de cueillir des violettes, elle interroge son compagnon sur un trait de la vie de saint François Borgia, ou se révolte au tableau qu’il lui fait de la règle sévère du tiers ordre franciscain. Car Alan appartient au tiers ordre, c’est encore un détail que nous avions omis : il déclare à sa fiancée qu’elle devra aller sans lui au théâtre, quand on y jouera des pièces « qu’un catholique ne saurait entendre sans dommage pour sa conscience. » Et la jeune fille réplique que « son père la menait au théâtre aussi souvent qu’il pouvait, » ajoutant que « ce sera toujours pour elle un besoin d’y aller. » Elle a, en vérité, une singulière façon d’entendre l’amour, et nous ne nous étonnons pas que, avec une telle habitude de penser à soi-même, « elle ne se soit jamais beaucoup souciée des enfans. » Mais Mrs Humphry Ward a pour elle une tendresse mêlée d’admiration. On sent que volontiers elle redirait à son propos ce qu’elle disait naguère, dans un autre de ses romans : « Mariée ou non, une femme est tenue d’entretenir comme un feu sacré sa propre individualité. »

Aussi Laura Fountain, dès qu’elle devient la fiancée d’Alan Helbeck, ne cesse-t-elle plus de veiller à l’entretien de son « feu sacré. » Sa grande préoccupation est d’obtenir la garantie que, avant ni après son mariage, Alan n’empiétera sur son « individualité. » Une première fois, ayant cru découvrir que cet empiétement était inévitable, elle s’enfuit de Bannisdale, prouvant par-là que l’agnosticisme, comme école de morale, n’est guère supérieur au catholicisme : car elle sait qu’Alan Helbeck l’aime avec une ardeur insensée, et qu’en l’abandonnant, elle risque de le tuer ; mais cette considération ne paraît pas l’émouvoir davantage qu’elle n’a ému la jeune fille qui est entrée au couvent contre le gré de son père. Elle s’enfuit, elle se réfugie à Cambridge, chez le vieux philosophe qui estime que la « stature spirituelle de l’homme s’est élevée ; » et c’est une maladie de Mrs Fountain, sa belle-mère, qui la force à revenir dans le Westmoreland.

Elle n’y revient, d’ailleurs, que pour mourir. Une dernière discussion théologique avec Alan, la déception de constater que Dieu n’a pas daigné « faire un signe pour elle » en prolongeant de quelques instans la vie de Mrs Fountain : et la voilà qui va se noyer, compliquant son égoïsme, cette fois, d’une inconséquence moins excusable encore. Car, pour peu qu’elle ait été sincère en annonçant à Helbeck son intention de se convertir, elle doit bien admettre comme possible que la vie de Mrs Fountain va continuer au-delà du tombeau, et qu’ainsi la morte pourra se réjouir de sa conversion. Le récit de ses derniers instans ne laisse pas, toutefois, d’être assez touchant ; avec une longue description d’un paysage d’hiver, c’est le seul passage, dans cette seconde partie du livre, qui puisse être comparé aux admirables chapitres de la première partie :


« Vers quatre heures, à l’aube, Helbeck s’éloigna du lit funèbre de sa sœur, auprès duquel il avait passé toute la nuit en prière. Il fut un peu étonné de songer que Laura n’était pas revenue pour prendre sa part de la veillée ; mais en même temps il en fut heureux, il lui sut gré d’avoir eu la prudence d’épargner ses forces.

« Quelque temps auparavant, tandis qu’il faisait nuit noire, la sœur Rose était descendue pour se reposer un moment. Sa chambre était au-dessous de celle de Laura. En passant, elle avait vu que la chambre de Miss Fountain restait éclairée, et elle y avait entendu un bruit de pas. où se mêlait peut-être un bruit de sanglots. Mais elle ne s’en était pas inquiétée : c’était chose bien naturelle que la jeune fille veillât et pleurât. Elle était descendue dans sa chambre, avait dormi un moment ; et elle venait de remonter auprès de la morte, quand elle vit Miss Fountain entrer dans la chambre.

« Laura était vêtue de noir, couverte d’un long manteau noir. Sa robe et son manteau étaient tout trempés de boue. Elle avait les cheveux en désordre, et le vent avait laissé une rougeur passagère sur son pâle visage. Dans ses bras elle tenait quelques branches de cerisier, cueillies sur un arbre que Mrs Fountain avait spécialement aimé. Elle s’arrêta sur le seuil et considéra les deux religieuses d’un regard incertain, comme si elle savait à peine où elle était.

« Sœur Rosa vint à elle.

« — Ces branches sont mouillées, murmura la jeune fille, mais je voudrais les mettre près d’elle. Elle aimait cet arbre.

« La sœur la conduisit auprès de la morte. Et quand les branches furent répandues sur le lit, dont elles firent comme une vision du printemps, Laura s’agenouilla, un instant, jeta un rapide coup d’œil autour de la chambre, puis referma la boucle de son manteau.

« — Chère Miss Fountain, dit sœur Rosa, ne restez pas trop longtemps dehors ! Et quand vous rentrerez, laissez-moi vous donner des vêtemens secs, et vous préparer un peu de thé chaud !

« Laure y consentit, d’un signe de tête.

« — Adieu ! dit-elle d’une voix à peine distincte. Puis, doucement, elle embrassa sœur Rosa, et aussi l’autre religieuse, sœur Marie-Raphaël, qui la connaissait à peine, et fut sans doute surprise de sentir le contact de ces petites lèvres glacées.

« Elles la virent sortir de la chambre, et une vague inquiétude les conduisit vers la fenêtre, d’où elles aperçurent Laura traversant le jardin pour aller dans le parc. Elle marchait lentement, la tête baissée. Elle parut s’arrêter devant le premier banc, au tournant de la rivière : au-delà, le chemin descendait, et faisait un coude. Les deux sœurs ne la virent plus : elles ne la virent jamais plus. »


IV

Tel est ce roman, le meilleur et le pire qu’ait écrit Mrs Humphry Ward. Il abonde en délicats paysages, en traits de mœurs agréablement notés, en scènes dramatiques du plus bel effet ; mais, ni dans Robert Elsmere, ni dans David Grieve, ni dans Marcella, l’auteur n’a poussé aussi loin sa fâcheuse habitude de « rapetisser les grandes questions » — tenuare magna — en les subordonnant à de menues anecdotes.

Non que, d’une façon générale, nous refusions d’admettre la possibilité du roman à thèse. Nous croyons volontiers, au contraire, qu’il y a certaines thèses morales à qui un récit peut fort bien servir d’illustration, sinon d’argument. Et nous aurions trouvé légitime, par exemple, qu’un romancier nous fît voir les obstacles que risque d’apporter à l’amour le désaccord des sentimens religieux, ou qu’il nous montrât comment, sous l’effet de circonstances spéciales, les plus nobles croyances en arrivent parfois à se déformer, à devenir ce qu’est devenu le catholicisme pour Alan Helbeck et son entourage. Si Mrs Ward s’était bornée à soutenir l’une ou l’autre de ces deux thèses, les faits qu’elle nous a racontés nous auraient touchés plus à fond, et auraient eu une portée infiniment plus sérieuse ; cardes situations comme celle d’Helbeck et de Laura ne doivent pas être rares, dans un pays où la lutte religieuse est demeurée très vive ; et, d’autre part, rien n’empêche d’imaginer qu’il y ait eu, qu’il y ait encore en Angleterre des catholiques pareils à ceux de Bannisdale, sacrifiant tout le reste du dogme au seul principe de l’obéissance, et ne voyant dans la vie qu’une attente de la mort. Mais, pour nombreux que puissent être ces catholiques, c’est « rapetisser » le catholicisme que de l’incarner en eux ; et de ce que deux amans ont des façons opposées de comprendre Dieu, le romancier n’a pas le droit de conclure que l’une de ces façons soit supérieure à l’autre.

Mrs Ward a eu le tort de vouloir trop prouver. Et son tort a été d’autant plus grand que, malgré la passion qu’elle témoigne pour elles, elle ferait mieux de s’abstenir des questions générales. Remarquablement douée pour le récit et pour la description, son talent même semble la trahir dès qu’elle tente de raisonner. Ses personnages ne vivent qu’aussi longtemps qu’ils ne discutent pas ; et ils discutent beaucoup, beaucoup trop, mais toujours sur des détails secondaires, sans pouvoir atteindre jusqu’au fond des choses. Il y a plus de philosophie dans Sibylle, d’Octave Feuillet, que dans Helbeck of Bannisdale. Il y en a plus dans Mademoiselle de la Quintinie. Et quand Mrs Humphry Ward nous apitoie sur Alan Helbeck, qui ne pense qu’à la mort, tandis qu’il serait si bien fait pour jouir de la vie, nous ne pouvons nous défendre de songer qu’elle-même perd un peu son temps à essayer de débattre des problèmes qui la dépassent, tandis que personne ne connaît, ne comprend mieux qu’elle les sites, les traditions et les mœurs du Westmoreland.


T. DE WYZEWA.

  1. Sur les romans précédens de Mrs Humphry Ward, voyez l’étude de M. G. Bonet-Maury dans la Revue du 1er avril 1896.
  2. Sur ce roman, voyez dans la Revue du 1er décembre 1889, l’étude de M. Th. Bentzon.
  3. Citée par M. St. George Mivart dans le Nineteenth Century d’octobre 1898.
  4. M. Carlo Segré, dans la Nuova Antologia du 1er octobre 1898.