Un Romancier anglo-américain - Mrs Frances Hodgson Burnett

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Un Romancier anglo-américain - Mrs Frances Hodgson Burnett
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 434-459).
UN
ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN

Mrs FRANCES HODGSON BURNETT

I. Through one Administration. — II. That Lass O’Lowrie’s. — III. Little Lord Fauntleroy, etc.

Lorsque parut le curieux tableau de mœurs politiques et sociales à Washington, intitulé Through one Administration, et signé Frances Hodgson Burnett, on crut tenir la clé du mystère qui avait entouré la publication d’un autre ouvrage du même genre dont le succès fut très grand dans les deux mondes, il y a quelques années ; on crut connaître enfin l’auteur de Democracy. C’est dire que le récit était conduit d’une main ferme et habile, avec beaucoup de verve et d’esprit. En outre, comme certaines questions touchées dans les deux livres paraissaient sortir du domaine sentimental, où se plaisent surtout les imaginations féminines, on fut un peu prompt à conclure qu’une pareille connaissance générale des affaires ne pouvait appartenir qu’à un homme, et il lut décidé d’abord que le pseudonyme de Frances Burnett recouvrait une personnalité masculine ; on alla jusqu’à nommer cet homme de talent. Aujourd’hui, nous sommes toujours réduits aux conjectures en ce qui concerne l’auteur anonyme de Democracy, mais nous savons, en revanche, à quoi nous en tenir sur Mrs Burnett, qui a pris un rang définitif parmi les écrivains de ce temps-ci. Est-elle Anglaise ? Est-elle Américaine ? Les deux pays la revendiquent et ont de bonnes raisons pour cela. Elle est née en Angleterre ; mais, dès l’âge de treize ans, elle passa en Amérique, où elle demeure encore ; That Lass o’ Lowrie’s lui a été inspiré par la vie des mines dans le Lancashire, dont elle parle couramment le dialecte ; mais Bret Harte, le plus Américain des romanciers, ne désavouerait pas l’histoire de Louisiana, si poignante dans sa simplicité un peu rude ; enfin, les aventures du Little Lord Fauntleroy, un petit livre presque parfait en son genre, commencent à New-York, dans une boutique d’épicerie, pour se terminer à Dorincourt-Castle, en pleine aristocratie britannique. La double nationalité donne un caractère très particulier à ce talent déjà pétri de contrastes, car une force créatrice intense, une vigueur d’exécution toute virile s’y joignent à la sensibilité la plus exquise. Chaque fois que le sentiment maternel est en jeu, Mrs Burnett se surpasse ; ses enfans sont dignes de Dickens. Comme Dickens aussi, elle excelle à peindre la misère, la vie des petits et des pauvres ; les sympathies généreuses débordent alors sous sa plume. Où elle manque un peu de délicatesse et de légèreté, c’est dans les tableaux de la vie mondaine ; mais la société de Washington, qui lui fournit des modèles, est peut-être responsable de certaines fautes contre le goût.

Nous savons peu de chose de la biographie de Mrs Burnett. Une jolie histoire, intitulée Sarah Crewe, semble cependant contenir des renseignemens précieux sur la formation de son précoce génie littéraire ; il y a des traits que l’on n’invente pas, des impressions qu’il faut avoir subies pour les rendre avec cette vivacité. De même que la petite Sarah vient des Indes en Angleterre pour y rester orpheline, Frances traversa l’océan toute jeune, avec sa mère veuve et chargée de famille, pour entamer dans le Kentucky, à un âge qui est d’ordinaire celui de l’insouciance, ce struggle for life qu’elle a depuis si vaillamment soutenu. Nous nous la représentons petite et frêle comme Sarah, forcée par des revers de fortune, alors qu’elle jouait encore à la poupée, d’enseigner, tout en apprenant, dans la pension d’une miss Minchin quelconque.

« Sarah était le souffre-douleur… Personne ne faisait attention à elle, sauf pour lui donner des ordres ; on l’employait à des commissions. Après le rude labeur de la journée, elle s’en allait dans la classe déserte, avec une pile de livres, étudier ses leçons ou son piano la nuit. Elle n’avait jamais eu d’intimité avec les autres élèves, et bientôt elle fut si mal vêtue que ces demoiselles commencèrent à la regarder comme un être d’une autre espèce qu’elles-mêmes. Le fait est que les élèves de miss Minchin étaient, règle générale, des jeunes personnes très positives, habituées à l’abondance et au bien-être. Sarah, avec sa fragilité de petite fée, son existence désolée, la façon bizarre qu’elle avait de les dévisager en braquant sur elles indéfiniment ses grands yeux, les déconcertait tout à fait. — Elle a toujours l’air de vous deviner, avait dit d’elle une certaine petite peste qui jouait volontiers de méchans tours.

— Et je devine, en effet, répliqua vivement Sarah aussitôt que ce mot lui fut répété ; c’est pour cela que je regarde les gens. J’aime à savoir, et après… je les lis comme des livres.

Pour sa part, elle ne faisait jamais de méchancetés, ne se mêlait des affaires de personne. Elle parlait peu, réfléchissait beaucoup. Nul ne savait si elle était heureuse ou malheureuse, sauf peut-être Emilie, la poupée qui logeait dans sa mansarde et dormait sur son petit lit de fer. Sarah croyait à demi qu’Emilie pouvait comprendre ses sentimens, bien qu’elle ne fût que de cire ; elle l’interpellait :

— Tu es la seule amie que j’aie au monde. Pourquoi ne veux-tu pas me parler ? Je suis sûre que tu le pourrais, si tu essayais seulement. Cela devrait te donner du cœur de savoir que tu es l’unique bien que je possède. A ta place, j’essaierais.

Une de ses imaginations était qu’Emilie la protégeait à la façon d’un bon génie ; chez Sarah, tout était imaginations. Sa pauvre vie d’enfant abandonnée se composait de chimères. Elle se figurait ceci ou cela, jusqu’à ce qu’elle finît par le croire ; elle n’eût été surprise de rien de ce qui aurait pu lui arriver d’extraordinaire… La vue des livres lui faisait toujours éprouver comme une sensation de faim ; elle s’en approchait, ne fût-ce que pour en lire les titres. Et quand elle avait réussi à les dévorer, elle en donnait aux autres la substance sous une forme vivante, amusante, inoubliable, qui faisait son triomphe dans la classe de l’A, B, C, dont elle était chargée. C’était un talent à part. Elle savait rendre les moindres choses intéressantes. — Il n’y a rien au monde qui ne soit une histoire, disait-elle à la plus stupide d’entre ses compagnes. Vous êtes une histoire, je suis une histoire, miss Minchin est une histoire ; on peut tirer une histoire de tout.

— Non, je ne peux pas, répondait la jeune sotte.

— C’est possible, vous êtes un peu comme Emilie… Il n’y a pas de votre faute, en somme.

Et plus Sarah lisait, plus son imagination se développait. L’un de ses principaux amusemens était de supposer des choses : un souper somptueux, quand elle avait l’estomac vide ; un bon feu, quand elle avait froid ; un lit douillet, quand elle était réduite à un grabat. Essayait-on de l’humilier, Sarah supposait qu’elle était une princesse et qu’il dépendait de sa volonté d’envoyer à l’échafaud ceux qui l’avaient offensée… » Nous espérons que la future Mrs Burnett n’eut jamais à souffrir même une faible partie de ce que souffrit sa jeune héroïne jusqu’à ce que le gentleman indien vînt, en la retirant de pension, réaliser tous ses rêves les plus ambitieux et faire d’elle, à la fin, une vraie petite princesse ; il y a cependant entre Frances et Sarah des traits de ressemblance. Quand la première enseignait, presque enfant elle-même, à d’autres enfans, dans une petite école, elle avait l’habitude de se promener dans les bois, les jours de congé, au bras d’une sœur qu’elle chérissait tout particulièrement, en lui racontant des histoires.

— Il faut les écrire ! dit un jour la sœur enthousiasmée.

Cette idée lui sourit ; elle se mit à l’œuvre sur-le-champ, et sa vocation fut décidée.

Les éditeurs ne se trouvèrent pas tout de suite, elle n’obtint que difficilement l’accès de quelques journaux ; mais la plume capable d’écrire That Lass o’ Lowrie’s ne pouvait rester longtemps obscure et, si jeune que soit encore M" Burnett, il y a onze ans que son nom est connu, Grace à ce roman si simple et si fort.


I

Ce qui rend That Lass o’ Lowrie’s d’une lecture un peu ardue pour les Anglais eux-mêmes, c’est, comme nous l’avons déjà dit, l’emploi presque continu d’un dialecte local, celui du Lancashire : du reste, si un sujet de roman justifia jamais l’abus du patois, c’est bien celui-ci, qui nous transporte au milieu de la population des houillères de Riggan, dans un cadre qui vaut, pour la rudesse, celui de Germinal. Voici l’entrée en matière :

« Elles n’avaient pas l’air de femmes, ou du moins un étranger nouvellement arrivé dans le district aurait été facilement trompé par leur apparence, tandis qu’elles se tenaient réunies en groupe à l’entrée du puits. Il y en avait environ une douzaine, toutes des charbonnières, des femmes qui portaient un costume plus qu’à demi masculin et qui parlaient haut, et qui riaient d’un rire discordant, et dont quelques-unes avaient, Dieu le sait, un visage aussi dur et aussi brutal que les plus rudes parmi les ouvriers, leurs frères, leurs maris, leurs amans. Comment s’étonner qu’elles eussent perdu jusqu’à l’ombre de la modestie et de la douceur féminines ? Elles avaient vécu toute leur vie à la gueule des puits ; leurs mères avaient été des pit-girls comme elles-mêmes, et leurs grand’mères aussi ; elles étaient nées dans des taudis misérables, elles avaient été mal nourries, écrasées de travail ; elles avaient respiré la poussière et la crasse de la houille, qui, de quelque façon, semblaient s’être attachées à toute leur personne, se révélant dans leur nature comme sur leurs faces effrontées et malpropres. D’abord on reculait devant elles ; mais cette répugnance devenait bientôt de la pitié… »

Il est certain que le pur anglais serait invraisemblable dans de pareilles bouches et, même au point de vue de l’art, les parties comiques auraient moins de sel, les fiers sentimens exprimés par l’héroïne du récit sembleraient moins naturels.

C’est une belle créature que « la fille à Lowrie » sous la couche de charbon qui recouvre ses traits réguliers ; d’une taille imposante, elle porte, autrement que ses compagnes, la veste d’homme ouverte au cou et le grand chapeau qui abrite chez elle des yeux magnifiques. Le nouvel ingénieur des mines, Fergus Derrick, passant avec son ami, le révérend Paul Grace, curé de la paroisse, ne peut s’empêcher d’en faire l’observation, et il apprend son histoire, l’histoire d’une malheureuse habituée dès l’enfance aux mauvais traitemens et aux privations, sans mère, battue par un père ivrogne d’une telle façon que l’on s’étonne qu’il ne l’ait pas tuée cent fois. Elle se distingue par une chasteté farouche ; l’homme qui l’aborderait comme se laissent aborder les autres filles de la mine aurait lieu de s’en repentir ; elle semble défier le monde ; on la craint et on la vénère. Le jeune pasteur lui-même s’est senti presque intimidé devant elle le jour où elle lui a répondu après avoir écouté ses exhortations d’un air impassible : — « Curé, si tu me laisses tranquille, je te laisserai tranquille aussi. » — Sur quoi elle lui a tourné le dos, sans rire ni l’insulter comme font volontiers les gens de Riggan.

Le pauvre Grace a là de tristes paroissiens ; il n’en viendrait jamais à bout, et son patron, le recteur, un ecclésiastique important, réussirait plus mal encore que lui-même, si la fille de ce dernier, miss Anice Barholm, n’entreprenait la conversion des mineurs à sa manière en se faisant leur amie, sans aucune attitude condescendante ni protectrice. Cette jolie fille de vingt ans cache dans sa petite personne l’énergie et la résolution d’une douzaine de femmes ordinaires ; aussitôt arrivée à Riggan, elle s’intéresse aux gamins, elle intervient dans leurs querelles, et, ayant trouvé Grace devant l’oracle du village, le vieux Sam Craddock, dont l’esprit sarcastique fait et défait les réputations, qui se moque des curés et conspue la société en général, elle se rend populaire peu à peu et réussit à faire beaucoup de bien. Une des personnes qui gagnent sa sympathie est Joan Lowrie, que lui a recommandée l’ingénieur Derrick. Ce jeune homme est venu au secours de la pauvre fille un jour que son père l’avait laissée presque assommée sur place, avec un trou béant au front, et quoique, selon son habitude, elle fasse preuve avec lui d’une orgueilleuse réserve, elle n’a plus de méfiance ; c’est à lui qu’elle s’adresse pour procurer de l’ouvrage à l’une de ses compagnes, qui, séduite par un jeune bourgeois, abandonnée, puis devenue mère, est rentrée avec son enfant au pays, où de rudes quolibets la poursuivent. Anice envoie de petits cadeaux au baby et s’entend avec Joan pour protéger la pauvre Liz, — c’est le nom de la pécheresse qui a trouvé un refuge sous le toit de la plus honnête fille de Riggan. La scène où Joan se jette entre son amie et les viragos de la mine est d’un grand effet dramatique. Nous préférons encore tout ce qui suit sur le petit enfant auquel de jour en jour elle s’attache avec la tendresse des âmes vraiment fortes, s’amusant à le porter dans ses bras robustes, lui faisant un nid sur ses genoux, s’habituant pour lui à des caresses qu’elle ignorait auparavant, adoucissant sa voix, marchant d’un pas plus léger dans la crainte de l’éveiller, bref, devenant femme sous son influence muette. C’est le baby qui lui ouvre tout un monde d’affections et de pensées nouvelles, qui lui fait désirer de s’employer aux travaux naturels de son sexe au lieu de rester l’espèce d’être hybride, à demi-garçon, qu’elle a été jusque-là. En même temps, elle s’impose comme un devoir de veiller sur Derrick, que menace la haine de son père, avec lequel l’ingénieur a eu de sérieux différends et qu’il a fini par battre dans une lutte corps à corps, ce que le colosse ne lui a jamais pardonné. Plus d’une fois Derrick, rentrant le soir sur les routes désertes, a cru sentir qu’il était suivi, surveillé ; cette ombre attachée à ses pas, c’est Joan, prête à donner sa vie pour le défendre ; elle lui doit cela, il s’est montré si bon ! — mais surtout, quoiqu’elle ne veuille pas se l’avouer, elle l’aime. Afin de lui paraître moins inculte et moins grossière, elle va très assidûment à l’école du soir, présidée par Anice.

— Croyez-vous, dit-elle un soir à miss Barholm, que je pourrai jamais apprendre ce que vous savez ? Croyez-vous qu’une ouvrière ait jamais pu apprendre autant qu’une dame ?

— Je crois, répond Anice, que vous pourrez réussir à tout ce que vous voudrez entreprendre.

Mais en parlant ainsi elle éprouve un serrement de cœur, car l’accent pathétique et le regard anxieux de Joan lui ont révélé son secret, et depuis longtemps elle a surpris celui de Fergus Derrick avec la clairvoyance d’une femme bien près de glisser de l’amitié à l’amour. C’est le moment de montrer sa force d’âme, et elle la montre en effet ; il n’est pas trop tard, elle peut encore se ressaisir ; elle oubliera une vaine espérance. Tout ce qui doit contribuer à effacer la distance apparemment infranchissable entre Joan et Derrick, elle le fait avec une discrétion et un tact sans pareils, mais ils sont si parfaitement ignorans des sentimens l’un de l’autre que la situation resterait quand même inextricable sans la scène culminante, la scène superbe de l’explosion de la mine où Joan se démasque à la fin et où en même temps le petit curé[1] Paul Grace prouve une fois pour toutes qu’il n’est pas une poule mouillée. Il s’est offert à descendre dans le puits cette femmelette de petit curé dont tout le monde raille la faiblesse et la taille exiguë. La tâche est périlleuse, chacun le sait ; les chances d’écroulement, de suffocation sont là, menaçantes, et cependant un à un, des volontaires triés parmi les plus forts et les plus expérimentés viennent sans mot dire se ranger aux côtés du jeune prêtre qui s’est improvisé général en chef.

— Mes amis, dit Grace en se découvrant, mes amis, une petite prière.

Ce ne furent que quelques mots, puis il reprit : — Allons ! Mais en ce moment même sortit de la foule angoissée une grande fille, pâle comme la mort, au visage intrépide :

— Je demande, dit-elle, à y aller aussi, à faire ce que je pourrai. Eh ! vous autres, là-bas, donnez-moi un coup de main, venez parler pour Joan Lowrie !

Il y eut un tressaillement général. Les femmes interrompirent leurs clameurs, la regardant d’un air stupéfait, tandis qu’elle les appelait du geste.

— Dites un mot pour Joan Lowrie ! répéta-t-elle.

Et aussitôt un murmure s’éleva des groupes féminins, un murmure qui devint un cri : — Oui, nous parlerons pour toi ! Laissez-la marcher, les gars ! Elle en vaut deux comme vous. Rien ne lui fait peur. Va, Joan, va, ma fille, nous ne t’oublierons pas !…

Mais les hommes balançaient encore ; les meilleurs d’entre eux hésitant par pitié, les autres se révoltant contre une présomption pareille.

— Nous ne voulons pas de femmes avec nous, disaient-ils avec humeur.

Le curé lui toucha doucement l’épaule : — C’est très brave, très généreux de votre part, — que Dieu vous bénisse ! mais cela ne peut pas être. Tous les autres y consentiraient que je m’opposerais encore…

— Curé, interrompit froidement Joan, tu aurais de la peine à m’en empêcher si les gars étaient consentans.

— Mais, répéta-t-il, ce sera la mort peut-être… Je n’en puis supporter la pensée. Vous êtes une femme, nous ne vous laisserons pas vous exposer.

Elle se tourna vers les volontaires :

— Les gars, s’écria-t-elle passionnément, ne me renvoyez pas. S’il faut vous le dire… — Elle fit face à la foule comme une reine. — Il y a là,.. en bas,.. un homme… Eh bien, je donnerais tout le sang de mon cœur pour le sauver !

Ils ne savaient pas de qui elle voulait parler, mais aucun d’eux n’hésita davantage.

— Prends ta place, ma fille, dit le plus vieux. S’il le faut, il le faut…

Et elle prit place en effet dans la cage auprès de Grace. Quand ils commencèrent à descendre, quand elle se vit à mi-chemin de l’abîme, elle lui parla :

— Priez pour que, si nous y restons, ce ne soit pas avant d’avoir achevé notre besogne.

Et elle achève sa besogne, en effet, parcourant les galeries, sous les blocs de charbon aux trois quarts détachés, sa lampe Davy à la main, cherchant, cherchant longtemps sans trouver… Mais quand la cage reparaît à l’entrée du puits avec son dernier chargement de blessés, Joan Lowrie est dedans, éblouie, aveuglée par les rayons du soleil d’hiver. Elle tient sur ses genoux la tête d’un homme inanimé. Un hurrah de bienvenue monte du sein de la foule.

Naturellement Derrick en reviendra, et quoique Joan se dérobe à sa reconnaissance, quoiqu’elle le fuie avec un courage plus grand que celui qu’il lui a fallu pour descendre dans la mine, il saura la retrouver si loin qu’elle se cache, il lui demandera d’être sa femme. Si elle doit refuser, elle eût mieux fait mille fois, dit-il, de le laisser là où il ne souffrait plus. — Le livre se termine par ces derniers mots de Joan, — toujours en patois, — elle y revient aux heures d’émotion bien qu’elle ait commencé à s’en déshabituer : — « Pas encore,.. pas encore… Je ne peux pas me détourner de vous,.. je ne le peux pas, mais laissez-moi devenir digne ; .. donnez-moi le temps de travailler, d’essayer,.. soyez patient jusqu’au jour où je vous reviendrai de moi-même, jusqu’au jour où je ne vous ferai plus honte. On dit que j’apprends vite. Attendez, vous verrez ce que je peux faire pour l’homme que j’aime. »

Nous ne doutons pas en effet, pas plus que n’en doute Anice Barholm, qu’elle ne soit capable de tout avec sa volonté que rien n’arrête ni ne dompte, stimulée par une impulsion si puissante, mais peut-être demeurerait-elle plus grande, plus noble encore dans notre pensée, peut-être surtout le dénoûment serait-il plus vrai, si ce mariage au moins étrange n’avait pas lieu. L’explosion aurait pu y aider ; il aurait pu survenir, ce terrible événement à l’heure même où Derrick se décide à braver les préjugés sociaux, à prendre et à garder contre son cœur cette fière victime qu’il ne peut secourir autrement, qui le tient à distance quoiqu’elle l’adore, quoiqu’elle s’écrie dans une touchante angoisse : « N’y a-t-il donc nulle part au monde, pour moi, la place d’une femme ? » Un martyre quelconque est, il faut bien le reconnaître, la touche suprême donnée à une grande figure. Mrs Burnett est trop véritablement artiste pour avoir à tenir compte des exigences de certains lecteurs, les mêmes, probablement, à qui elle dédie tout ce qui, vers la fin de son livre, devient convention et banalité, par exemple, la mort tragique de Lowrie. Cette brute sans âme qui n’apparaît que pour battre sa fille ou pour comploter les pires méfaits, les crimes les plus noirs, finit par recevoir en plein visage le vitriol qu’il avait préparé pour son ennemi ; il tombe dans le piège tendu sous les pas de Derrick, il périt assommé par ses propres complices, qui font fort à propos une confusion de personnes. De même Liz, la légère et presque inconsciente Liz, après être retombée dans son péché, revient, le cœur brisé, au tombeau de la petite fille, que vivante elle aimait si peu, et se laisse mourir. Tout cela nous semble bien artificiel, bien voulu. Ces pages, détachées de la morale en action, sont certainement invraisemblables ; il arrive parfois dans la vie que l’invraisemblable soit le vrai, mais, au point de vue de l’art, l’invraisemblable reste l’équivalent du faux, odieux partout, et plus encore qu’ailleurs dans un roman réaliste.

D’instinct, Mrs Burnett trouve généralement la note juste ; qu’elle se garde donc des sacrifices au convenu. Heureusement, de pareilles taches sont rares ; partout l’émotion, la tendresse, l’esprit, la gaîté, coulent de source ; l’humour, cette qualité si rarement féminine, ne manque pas non plus, faisant jaillir une larme au milieu du plus franc éclat de rire. Le jeune Jud, ce gamin déguenillé, Jud et son terrier Nib, le meilleur terrier de Riggan, sont des personnages comiques, et cependant cette amitié d’un petit misérable et de son chien nous touche au fond de l’âme ; l’une des situations les plus poignantes du livre s’en dégage, et quel meilleur portrait que celui du vieux Sammy Craddock qui toute sa vie a tonné contre la bourgeoisie jusqu’à ce que sa mauvaise fortune et l’influence d’Anice Barholm le décident à accepter une place de concierge chez un membre du parlement ! Soit, il s’y résigne, il gardera les portes et les barrières du parc, mais rien n’ébranlera ses convictions politiques, c’est bien entendu, d’homme à homme, entre lui et son nouveau patron. Il n’est pas de ceux qui tournent casaque, qui renoncent à leur franc-parler.

— Très bien, Craddock, restez fidèle à votre parti, répond en riant le grand propriétaire. Je vous laisserai vos convictions, mais vous me permettrez d’avoir aussi les miennes. On a droit à une opinion, que diable, fût-on membre du parlement ! Pourvu toutefois qu’on ne l’impose pas trop au public… Et Craddock reconnaît qu’il y a du vrai dans ce raisonnement. Peut-être, après tout, la bourgeoisie a-t-elle plus de bon sens qu’on ne le croit,.. quelques bourgeois du moins… Naturellement, ils n’ont dans la tête que ce que les livres vous apprennent, mais mauvais à fond… non, ils ne le sont pas, si on les regarde d’un œil charitable.

A quelque temps de là, le curé ayant exposé sa vie par humanité, Sammy pousse plus loin ses progrès : il condescend à lui tendre la main.

— C’est la première fois, lui dit-il ; mais ce ne sera pas la dernière. Le fait est que j’ai quelque chose sur le cœur depuis l’accident. Le courage est du courage, après tout, que l’on soit pour un homme ou contre lui. A vous voir, vous n’êtes pas grand-chose… Vous pourriez être plus beau, vous pourriez avoir plus de prestance, vous pourriez facilement avoir plus de muscle, et il ne semble pas que vous soyez très fort dans la discussion ; mais vous avez ce que j’appelle de l’épine dorsale… Que je sois pendu si vous n’en avez pas ! Aussi je viens vous faire une manière d’excuses, puisqu’il y a lieu de croire que je me suis trompé. Vous n’êtes ni un imbécile ni un coquin, quoique vous soyez curé !

C’est ainsi que Craddock, après la faillite d’une banque qui l’a laissé sans le sou, se réconcilie peu à peu avec la société, tout en continuant à la traiter de haut. Et ce miracle est opéré par celle que le meneur des « Rigganites » appelle irrévérencieusement, quoique avec une admiration involontaire, « la petite au vieux curé », miss Barholm, la seule femme à laquelle ce contempteur du sexe accorde quelque estime.

Mrs Burnett s’entend à modeler, d’une touche large et ferme, ces rudes figures d’hommes du peuple. La plus intéressante peut-être est celle du père de Louisiana, que la jeune fille, élevée au-dessus de sa condition, renie devant des étrangers, parce qu’elle a honte de sa rusticité. Les remords de l’ingrate, la générosité tendre d’un pardon qui n’empêche pas la blessure, une fois reçue, de rester incurable, de saigner encore à la dernière heure du pauvre homme, dans le délire même de l’agonie, quand tout le reste est oublié, voilà le sujet simple et saisissant. Chacun des romans de Mrs Burnett, depuis le premier, A Fair Barbarian, jusqu’au Petit lord Fauntleroy, se recommande par l’originalité du fond et par l’absence de longueurs. Ce sont de rapides et fraîches esquisses auxquelles on n’aurait garde de souhaiter plus de développemens. Une seule fois, l’auteur de Louisiana s’est hasardé à écrire un long récit en deux volumes, et, malgré le succès obtenu par Through one administration, en Angleterre comme en Amérique, nous oserons dire que ce n’est pas, à beaucoup près, son meilleur ouvrage.

II

De quelle administration s’agit-il ? La chose demande à être expliquée aux lecteurs de notre vieux monde. Mrs Burnett est censée raconter une série d’événemens et d’incidens survenus pendant le laps de temps que remplit à Washington une administration présidentielle. On sait qu’en Amérique beaucoup de choses arrivent et s’en vont avec un nouveau président ; il n’y a pas de carrière, pas de services rendus qui tiennent : tout change, selon que la récente élection a fait monter au pouvoir les républicains ou les démocrates ; c’est comme la désorganisation et le renouvellement d’un monde. Cette histoire, qui commence avec l’inauguration du président et qui se clôt sur celle de son successeur, n’est évidemment que le prétexte d’une peinture de mœurs sociales contemporaines. Mrs Burnett, qui habite Washington, où son mari est médecin, a, de par sa situation très honorable et sa célébrité bien acquise, l’occasion de voir de près le milieu officiel qu’elle entreprend de nous faire connaître ; ses renseignemens sont donc d’un réel intérêt. Nous avions déjà fait connaissance, du reste, dans maints romans, un peu plus même que nous ne l’eussions souhaité, avec l’armée, généralement peu recommandable, des lobbyistes, solliciteurs et courtiers qui rôdent dans les couloirs de la chambre et du sénat, briguant des concessions de terres ou de chemins de fer pour eux-mêmes ou pour leurs amis, avec la volonté acharnée de réussir par quelque moyen que ce soit. Nous avions assisté à des marchés qui justifiaient l’opinion de beaucoup de voyageurs et même d’Américains sur la ville de Washington, représentée comme le centre même de la corruption, une caverne où des personnages officiels, assiégés d’offres scandaleuses, mettent en vente, pour ainsi dire, tels ou tels privilèges avec un cynisme révoltant. Mrs Burnett a le mérite de présenter des lobbyistes d’espèce nouvelle, gens du monde fort considérés qui évitent les apparences professionnelles ; elle a même placé parmi eux le type absolument inédit de la lobbyiste sans le savoir.

Figurez-vous un mari qui a d’une part de gros intérêts d’affaires à défendre et de l’autre une jolie femme fort à la mode. Quand un des hommes dont dépend sa fortune se montre un peu récalcitrant, il l’invite à dîner, et la jeune femme est si charmante que l’hôte s’en va inévitablement avec le désir de lui être agréable. L’innocente ignore même quelle raison peut avoir son seigneur et maître pour lui recommander de chercher à plaire à celui-ci ou à celui-là. Elle suit un penchant naturel qui la porte à se montrer gracieuse et accueillante, elle sert d’hameçon sans jamais se douter du rôle qu’on lui fait jouer jusqu’au jour où, chargée de remettre gentiment à un sénateur certain petit billet qu’elle croit sans conséquence, elle s’aperçoit qu’il s’agit d’argent, à l’indignation de cet honnête homme, — car il y a des sénateurs parfaitement honnêtes ; même la grosse difficulté est là. Si tous pouvaient être à vendre ou si aucun ne l’était, si les choses, en un mot, devenaient meilleures ou pires, le système se trouverait considérablement simplifié. La sottise, au point où en est l’Amérique, serait de croire, comme le font quelques-uns, qu’un grand pays puisse être dirigé exclusivement par des voleurs. Les voleurs ne manquent pas, sans doute, mais il y a auprès d’eux, comme partout, de braves gens pour les prendre à la gorge.

Voilà ce que Mrs Burnett paraît avoir à cœur de prouver ; elle s’efforce aussi de mettre en lumière les mauvais côtés du service civil aux États-Unis. Chaque élection nouvelle expose les gens en place à des catastrophes. Un fonctionnaire, petit ou grand, perd sa place non pas parce qu’il a démérité, mais parce que quelqu’un a besoin de cette place, quelqu’un qui ne se recommande que par son attachement au parti élu. Et à son tour celui-là passera par la même épreuve quand ce parti aura le dessous ; on le verra errer, comme l’a fait son devancier, en quête d’une place, plus pauvre, plus désespéré de jour en jour jusqu’à ce qu’il disparaisse de l’horizon une bonne fois. Peut-être nourrissait-il de son salaire une famille nombreuse, réduite avec lui à la misère. Qu’importe ? En admettant qu’une nouvelle administration, en se reformant, le rappelle plus tard, il n’aura pas lieu de s’en féliciter, car ce ne sera que pour quatre années, après tout, quatre années perdues comme les précédentes, avec toutes les chances de fortune qu’elles auraient pu lui offrir s’il avait su les employer autrement. Mais il est temps d’en venir à l’intrigue même du roman. Comme dans tous les ouvrages de cette espèce, on sent parfois un peu trop qu’elle a principalement pour but de servir de lien et de prétexte à la discussion de sujets sérieux insuffisamment traités, encore qu’ils le soient avec trop de longueurs. Ceux qui cherchent un roman pur et simple trouvent que l’administration est bien envahissante ; ceux qui voudraient se renseigner sur l’administration sont d’avis que le roman tient trop de place. Personne n’est complètement satisfait ; c’est la condamnation du genre.

Huit années avant l’administration qu’aucun nom, aucune date ne désigne d’ailleurs, un jeune officier sorti de West-Point, Philip Tredennis, est venu à Washington faire une visite à des parens éloignés, — une visite d’adieu, car il va quitter le monde civilisé pour une station militaire de l’ouest. Le dernier souvenir qu’il emporte est celui de sa cousine Bertha partant pour le bal avec l’enthousiasme d’une échappée de pension, le sentiment d’être parfaitement heureuse et l’innocente certitude de devoir l’être toujours. Sa robe blanche l’environne d’un nuage, ses yeux brillent comme des étoiles, et elle tient à la main un bouquet de roses et d’héliotrope, son bouquet de débutante, que Philip a tenu à lui offrir. Philip gardera cette image adorable gravée au plus profond de son cœur. Pendant les jours qu’il vient de passer auprès de Bertha, chez son père, le professeur Herrick, un entomologiste bien connu dans tous les cercles scientifiques, il est devenu passionnément amoureux, mais sa timidité n’en a laissé rien voir et il a manqué l’occasion de se déclarer. Comment l’eût-il osé n’étant rien encore qu’un grand garçon assez gauche et un peu taciturne, voué à l’existence plus que sérieuse d’un camp de la frontière, au milieu d’Indiens hostiles ? Ce n’est pas le moment, s’est-il dit. Et quand il a enfin jugé le moment venu, tout à coup une lettre lui a été remise, l’empêchant d’envoyer celle qu’il venait d’écrire avec un grand battement de cœur. Bertha est mariée. Il déchire sa demande, dont jamais la jeune femme n’aura connaissance, et malheureux, mais ferme, se résigne à vivre uniquement pour le devoir. Depuis lors il entend quelquefois parler de celle qu’à présent l’on nomme Mrs Amory.

Avant son mariage elle était déjà une petite personne brillante, spirituelle, bien au-dessus de la plupart des femmes de son entourage, on lui avait déjà établi une réputation mondaine ; cette réputation n’a fait que grandir. Bertha est merveilleusement sympathique, dans le sens italien du mot ; c’est chez elle une amabilité, une Grace native, sans l’ombre de préparation ni de calcul ; elle enchaîne tous les cœurs, parce qu’elle ne peut pas faire autrement ; tel est le jugement de ceux qui l’aiment ; les autres la trouvent très forte, et lui décernent à l’unanimité cette épithète de élever qui revient si souvent dans la langue anglaise pour qualifier, sans beaucoup de nuances ni de discernement, tous les genres de supériorité intellectuelle. Un long temps se passe avant que Tredennis ne retourne à Washington ; il y arrive avec l’administration, au milieu des fêtes et des rues pavoisées. Aucun homme de son âge n’a eu un avancement aussi rapide, aucun n’est plus généralement estimé. Sa première visite est pour le professeur Herrick ; on croirait que ce dernier n’a pas bougé depuis huit années ; Philip le retrouve en robe de chambre, assis devant sa table, armé d’une épingle et empalant un coléoptère. Aussitôt les deux hommes se remettent à causer de Bertha comme s’ils ne faisaient que reprendre une conversation accoutumée. Le professeur est très vivement intéressé par sa fille ; il l’a étudiée ni plus ni moins qu’un brillant papillon, il l’a étiquetée, classée ; elle est décidément absorbante au moins autant que ses collections d’insectes, il a suivi à la loupe ses évolutions, ses transformations depuis l’heure où elle n’était qu’un jeune animal joyeux, riant et chantant sans motif, parce qu’elle ne pouvait s’en empêcher, ornant sa personne par coquetterie instinctive, jusqu’à l’heure où elle s’est trompée dans un choix qui exigerait, pour être raisonnable, que celle qui le fait eut à vingt ans les lumières et l’expérience d’une femme de quarante. Son gendre ne le satisfait qu’à demi ; c’est un joli garçon, un peu efféminé, léger, impressionnable, qui a paru follement épris de Bertha, si follement qu’elle eût craint, par un refus, de le conduire au désespoir. Bertha Herrick a commis l’erreur assez fréquente de prendre l’amour qu’elle inspirait pour celui qu’elle aurait dû ressentir ; moitié compassion, moitié entraînement, elle a dit oui. Philip ne saura que beaucoup plus tard qu’elle a été auparavant tentée de lui demander conseil, qu’elle a commencé pour lui une lettre difficile à écrire, bref que, s’il se souvenait de Bertha, Bertha ne l’avait pas oublié non plus. Il la croit heureuse maintenant ; elle lui apparaît telle dans le premier salon où il la rencontre, en toilette du soir, plus ravissante que jamais, un bouquet de roses et d’héliotrope à la main, — son bouquet à lui, le bouquet d’autrefois. Il est troublé, cela va sans dire, mais elle fait preuve d’une liberté d’esprit qui le rend vite à la raison ; leur causerie à demi-voix est conduite par elle sur le ton du badinage, elle lui désigne gaiment les notabilités, a sur chacune d’elles une petite histoire. Cette manière de montrer la lanterne magique est un peu usée, par parenthèse : bien entendu, nous rencontrons l’inévitable journaliste femelle, la correspondante d’une demi-douzaine de gazettes de l’ouest, qui écrit en même temps la chronique d’un grand journal quotidien, une de ces chroniques tout en néologismes, parmi lesquels on peut relever un substantif extraordinaire : avoir du pois, dans le sens d’embonpoint. Il y a d’autres hardiesses de ce genre et des mots français écorchés, comme bonmots (en un seul), que nous voudrions effacer du style si naturel et si agréable de Mrs Burnett ; le patois du Lancashire nous paraît facile à lire en comparaison.

Philip conçoit de prime abord une certaine antipathie vague pour celui qu’en d’autres pays on appellerait le sigisbé de Bertha, un cousin de son mari qui ne la quitte pas. Ses soupçons s’égarent, le lecteur s’en apercevra avant même que Laurence Arbuthnot, — c’est le nom de ce cousin, — épouse la douce et mélancolique MrsSylvestre, mais on ne peut nier que les allures de ce sceptique, dont Mrs Amory a fait son conseiller intime, ne soient d’apparences fort suspectes. L’amitié entre homme et femme peut être singulièrement familière, paraît-il, en Amérique ; elle confine à la camaraderie et au flirt. Mrs Amory emprunte à son ami « Larry » un langage frivole et railleur, un masque de légèreté qui jamais ne tombe. C’est en élève de « Larry » qu’elle parle dans la jolie tirade où elle déclare ne pas jouir des émotions, ne pas les aimer : — Si j’en avais une, par hasard, explique-t-elle, je ne pourrais m’empêcher d’analyser ses effets ; je me dirais tout le temps : « maintenant j’ai chaud, maintenant j’ai froid, » et quand ce serait fini, je serais lasse non pas seulement de l’émotion elle-même, mais de prendre ainsi ma propre température. — Le monde qui entend ces propos et qui se laisse charmer par cette jolie personne, toujours prête à jouir de tout et possédée d’un besoin de plaisir presque fiévreux, la croit naturellement tout le contraire de sentimentale et de malheureuse ; son imperturbable empire sur elle-même est en effet prodigieux, il lui nuit même aux yeux du lecteur, qui se lasse de ce perpétuel sourire, de cette étourdissante activité mondaine, de cet esprit tendu sans cesse pour lancer des mots brillans, lesquels ne sont pas toujours d’un goût irréprochable. Par parenthèse, le ton de la meilleure société de Washington n’a aucun rapport avec ce que nous appellerions ici le ton de la parfaitement bonne compagnie. L’auteur nous parle beaucoup de distinction, de raffinement, de subtilités, de nuances, mais nous ne les sentons guère. La grande distinction de Mrs Amory et son grand mérite consistent à ne pas faire souffrir les autres de ses propres erreurs, bien qu’elle en souffre elle-même ; elle est une délicieuse épouse pour le mari qu’elle a jugé depuis longtemps et qui, de son côté, ne la prend point au sérieux ; elle est une délicieuse amie, une délicieuse maîtresse de maison, une mère attentive, une infatigable danseuse ; elle s’impose d’être superficiellement coquette avec Tredennis, qu’elle adore, et d’aller partout où l’on s’amuse quand sa santé, son humeur lui commanderaient de rester tranquille ; elle suffit à tout et s’est évidemment juré, avec une bonne volonté louable, de tirer le meilleur parti possible de son sort, d’être satisfaite quand même du peu qu’elle a. Comment s’étonner qu’une pareille contrainte la rende nerveuse à l’excès ? Cette mondaine, en somme, est une martyre. Son père l’a deviné le premier, mais il croit que l’objet de la passion contre laquelle, d’un effort désespéré, elle lutte sans relâche, n’est autre que Laurence Arbuthnot, ce dandy fourvoyé dans l’administration, qui paraît la troubler quand il chante avec trop d’expression la Sérénade de Schubert. L’habitude du microscope n’a pas rendu très clairvoyant le digne professeur, puisqu’il charge Philip Tredennis de veiller sur Mrs Amory, de se mettre entre elle et l’homme qu’elle aime. Voilà comment Philip, qui, en réalité, est cet homme, l’homme dangereux à son insu, se trouve amené par les circonstances à passer dix jours à la campagne en tête-à-tête avec Mrs Amory. Mais nous n’avons pas un instant d’inquiétude. Il est de force à lutter contre ses propres sentimens et même contre ceux qu’il inspire. Seul auprès de la jeune femme, dans une sorte d’Arcadie où rien ne leur rappelle le devoir, il veille sur sa vertu bien loin de l’attaquer, il rivalise de désintéressement et de délicatesse avec le Garde du corps de M. Duruy ; cette périlleuse épreuve, qui aurait pu avoir de si funestes résultats, ne lui laisse qu’une recrudescence de respect pour Bertha. Il l’a vue dépouillée de l’attirail de conventions qui la gâtait à ses yeux, de son jargon ultra-moderne, de ses allures évaporées, revenue naïvement à sa nature véritable ; la femme à la mode s’est effacée devant une jeune mère attentive au chevet de son enfant malade, il a retrouvé la petite Bertha d’autrefois, pour l’amour de laquelle il a tout pardonné à Mrs Amory. Ce retour au passé n’aura que la durée d’un rêve ; Bertha, qui en a senti le danger, se rejettera plus que jamais dans le tourbillon qui est sa sauvegarde. Mais en vain cherchera-t-elle à se calomnier, Philip lui répétera toujours avec une obstination sublime :

— Je ne vous crois pas. Déguisez-vous tant que vous voudrez. Je sais qui vous êtes, ce que vous valez ; je vous ai vue à l’œuvre. Il y a des jours sur lesquels vous ne pouvez revenir.

A quelles épreuves, du reste, sera mise sa confiance ! L’une des lubies récentes de Mrs Amory est la politique : au Capitole des débats excitans occupent l’attention publique dans ce moment-là ; elle les suit tous les jours pendant une heure ou deux, en prenant sur son calepin de petites notes satiriques et des croquis de profils sénatoriaux qu’elle montre le soir à ses intimes pour les amuser. Son mari encourage ce genre de passe-temps ; il la pousse à lire les journaux, à recueillir des renseignemens, ce qu’elle fait d’ailleurs sans le moindre sérieux, mais surtout il lui impose la présence peu agréable d’un certain sénateur Planefield, qui l’accable de ses bouquets et de ses vulgaires galanteries. Lorsqu’elle s’étonne d’avoir aussi souvent à sa table le sénateur Planefield et des amis ou collègues de ce personnage, qui ne sont guère plus intéressans que lui-même, Amory lui répond que ces dîners assurent le succès de la fameuse affaire de Westoria, succès qui d’ailleurs, à l’entendre, ne lui inspire qu’un intérêt d’amateur ; mais cette affaire dont tout Washington s’occupe depuis qu’elle est sur le tapis a un passé si dramatique, elle promet d’avoir un si splendide avenir qu’il est impossible de ne point se passionner pour elle. Les terres de Westoria portent le nom de leur défunt possesseur, l’infortuné Westor, qui s’est tué, faute d’avoir réussi à faire voter le chemin de fer indispensable à l’exploitation d’une mine de charbon qu’il possédait. Il faut dire que cet échec avait été accompagné pour lui de circonstances particulièrement cruelles. A la construction du chemin de fer était attaché son mariage avec une jeune fille de Washington que recherchait aussi un personnage politique très influent, si influent qu’il sut empêcher le vote de passer pour s’approprier du même coup la demoiselle. Westor se trouva un matin sans espérances, sans le sou et sans fiancée, Grace aux machinations d’un soi-disant protecteur sur l’aide duquel il comptait, car le traître avait fait semblant de travailler pour lui. Une folie de désespoir le prit, il se brûla la cervelle. C’est ce qu’on pourrait appeler le roman d’un chemin de fer. Depuis, les terres, vendues à bas prix par des héritiers ignorans de leur valeur réelle, sont tombées dans les mains de spéculateurs habiles et haut placés ; la question du grand chemin de fer a été de nouveau discutée, elle semble depuis peu tout près d’aboutir. Planefield est parmi ceux qui y gagneraient le plus, et Amory a placé, sans le dire, dans cette affaire une fortune qui est celle de sa femme. Maintenant il se sert pour parvenir de sa femme elle-même. Pourquoi n’emploierait-elle pas utilement les qualités qu’elle possède, au lieu de les gaspiller ? On n’a raison des sénateurs et des députés qu’au moyen de l’intrigue, et les intrigans de profession, les intrigantes surtout, réussissent moins sûrement ; on les connaît, leur but se laisse trop deviner, tandis qu’une maîtresse de maison accomplie peut réunir autour d’elle et enjôler à souhait des gens sans méfiance. Ainsi raisonne Richard Amory. — Après tout, se dit-il, où est le mal ? — Le mal serait peut-être d’exposer une femme, si vertueuse qu’elle soit, à de brutales convoitises. Le mal serait de lui amener ce gros homme au verbe haut et aux yeux hardis, qui métaphoriquement a toujours l’air d’avoir les mains dans ses poches en affectant les apparences du sans-gêne, justement pour cacher qu’il est souvent embarrassé, faute des premiers rudimens du savoir-vivre. Planefield est ignoble et compromettant, mais Amory ne voit que ce qu’il lui convient de voir ; son optimisme systématique l’empêche de s’alarmer de rien. L’inconséquence dont il se pique l’entraîne toujours, d’ailleurs, du côté qu’il croit lui être avantageux. Tredennis, l’un des premiers, fait cette observation, il n’a jamais eu de goût pour Amory, toute raison personnelle à part, il a flairé très vite un hideux égoïsme sous son agréable laisser-aller et sa fausse franchise.

La pensée des abîmes où peut être entraînée celle qu’il aime l’épouvante, il a le courage d’avertir Bertha de certains mauvais bruits qui commencent à courir sur son compte, et c’est entre eux le signal d’une quasi brouille, Mrs Amory ayant repoussé ses conseils avec hauteur, même avec dureté. Comment Tredennis comprendrait-il que la malheureuse n’a qu’une peur au monde, la peur de s’abandonner trop volontiers à sa protection, à sa tendresse, qu’elle s’entoure avec obstination de tout ce qui peut la séparer de lui, qu’elle se calomnie à plaisir ? Il y a de l’héroïsme dans ses torts apparens. Mais quoiqu’elle n’ait pas hésité à blesser son meilleur ami, elle sait qu’il n’a que trop raison, et, sans en convenir avec personne, elle forme la résolution d’en finir avec un genre de vie qui lui pèse. Prenant pour prétexte sa santé, visiblement atteinte, elle parle de quitter Washington ; impossible,.. Amory ne veut rien entendre. La présence de sa femme est indispensable à la conclusion de l’affaire ; il faut qu’elle reste coûte que coûte, qu’elle mette au service d’une bande de spéculateurs avides son esprit, ses amitiés, son salon, lequel de plus en plus se remplit de personnages étranges, prenant tous un intérêt plus ou moins direct au futur chemin de fer ; leur présence envahissante chasse les anciens habitués ; bientôt ce qui a été chuchoté tout bas se proclame tout haut : les Amory, mari et femme, sont considérés comme des intrigans adonnés corps et âme au lobbyisme le plus répréhensible. Bertha s’aperçoit peu à peu de la froideur relative d’un monde dont elle était la reine ; ce monde se transforme autour d’elle ; tous les gens, fort communs pour la plupart, qu’elle est obligée de recevoir, ont quelque raison de venir chez elle, qui n’est point raison de convenance ou de sympathie ; on fait des affaires sous son patronage. Chaque jour des devoirs nouveaux, tous assez mystérieux, incombent à la pauvre créature ; elle est forcée d’aller chez une femme plus que déplaisante, parce que le mari de cette femme est membre d’un comité ; il lui faut séduire des gens de l’ouest sans éducation, des gens du sud trop inflammables, supporter la fatigue mentale et physique qui s’attache à ses réceptions aussi nombreuses que mêlées.

Parmi les hommes politiques qu’elle est chargée de gagner à la cause, se trouve un sénateur du nom de Blundel, déjà vieux, assez inculte, sans tact et sans manières, mais d’un caractère droit et d’une intégrité parfaite, qui se prend d’affection pour cette petite personne plus charmante que toutes celles qu’il ait jamais eu l’occasion de rencontrer dans sa vie très peu mondaine, — affection à demi paternelle et doublée de curiosité, car, si la femme l’attire, il se méfie du mari. Celui-ci, qui s’est engagé secrètement dans des spéculations de toute sorte, est alors à peu près ruiné ; il n’a plus d’espoir que dans l’affaire de Westoria ; si elle manque, il se sent perdu. La peur d’échouer le rend téméraire, il passe des démarches, des instances, des offres voilées, à une franche tentative de corruption, conduite par les mains de sa femme qui agit en aveugle, sans savoir ce qu’elle fait. Supposons qu’un enfant fasse sauter un tonneau de poudre en jouant avec des allumettes ; il ne serait pas plus surpris, plus terrifié que ne l’est Bertha devant un autre genre d’explosion. Mais la colère du sénateur Blundel ne se tourne pas contre elle ; ce brave homme est persuadé de son innocence, malgré toutes les preuves apparentes du contraire. Par pitié pour elle, il jette au feu, sans l’ouvrir, l’enveloppe qu’elle lui a remise de la part de son mari et promet d’en ignorer le contenu, de ne point dénoncer au pays tout entier, comme il en aurait envie, cette démarche effrontée. Malgré tout, des rumeurs fâcheuses circulent sur la fin lamentable de la grande affaire westorienne et sur la fuite d’Amory, qui, démasqué, ruiné, n’a trouvé rien de mieux à faire que de passer à l’étranger en laissant à d’autres le soin de défendre la réputation de sa femme. Blundel et Tredennis s’acquittent de cette tâche de la façon la plus chevaleresque. La malheureuse Bertha leur doit de n’être pas mise au ban de la société. Celui qu’elle a tant fait souffrir, le sublime Philip, va jusqu’à essayer de lui persuader qu’Amory n’a joué que par ses ordres avec de l’argent qui lui appartenait. Bertha voit qu’il veut, au prix d’un mensonge, la laisser riche ; non seulement elle refuse ce secours matériel inacceptable, mais encore, avec un courage surhumain, elle exige que l’homme dont la grandeur ne lui est jamais plus clairement apparue s’éloigne, la laisse toute à ses derniers devoirs, à ses devoirs de mère. Tredennis sera tué bientôt après dans une escarmouche contre des Indiens rebelles, et la petite Janey Amory héritera de la fortune dont sa mère n’a pas voulu. C’est tout de bon une veuve qui vit, triste et le cœur brisé, chez le professeur Herrick, mais nul ne sait le nom de celui dont en secret elle porte le deuil inconsolable. M. Richard Amory s’est fixé à Paris ; il y brille au milieu de la colonie américaine en continuant des spéculations qui sont quelquefois heureuses.

Tel est ce roman, où la préoccupation de soutenir certaines thèses nuit à l’intérêt de l’intrigue et au naturel du dialogue. Par exemple, les saillies spirituelles de Bertha sont entremêlées de tirades telles que celles-ci qui n’ont que fort peu, on en conviendra, l’allure habituelle de la conversation ; il s’agit d’un président de la République, nouvellement élu :

— Oui, en effet, dit Mrs Amory, il a l’air fatigué, bien que ce soit assez déraisonnable de sa part. Il n’a rien à faire, en somme, que suffire aux demandes de deux partis politiques qui se haïssent et à réparer les sottises commises pendant des douzaines d’années par ses prédécesseurs. Pour cela il a quatre ans devant lui et tout le monde lui donne des conseils. Je me demande s’il est content et s’il se rend compte au juste de ce qui lui est arrivé. Il n’est pas roi, il n’a pas la ressource d’essayer une couronne dans ses momens d’incertitude, il n’est pas obligé de se vêtir à l’occasion de velours et d’hermine, ce qui aide les princes à se persuader de la réalité des choses ; comment y parviendrait-il, lui qui ne porte que l’habit de tout le monde, qui ne se sent pas le droit de couper les têtes à son gré, qui n’a pas le moindre donjon sous la main ? Peut-être comprend-il qu’il nous en impose et est-il un peu honteux de lui-même. Je me demande s’il n’est pas poursuivi par un fantôme désagréable qui persiste à lui rappeler le jour où il ne sera plus qu’un ex-président abject et où nous le plaindrons quand nous ne le condamnerons pas. Traîné au Capitole dans le char triomphal du nouveau-venu, il saura qu’il est éveillé de son rêve et il appellera peut-être ce rêve un cauchemar, avec une certaine satisfaction qu’il soit passé.

Ailleurs, nous tombons d’une belle scène d’amour, d’une situation palpitante d’intérêt, à quelque tableau de l’élection présidentielle. L’auteur nous montre comment, pendant la campagne électorale, tel candidat est traîné dans la boue, voit ses mœurs attaquées, son honneur flétri, ses capacités absolument niées, tous les événemens de son passé politique et privé, livrés à la dérision publique. Sur lui les avis sont singulièrement partagés. Les uns soutiennent que son éducation a été négligée au point qu’à sa majorité il ne savait pas lire, et les autres qu’il comprenait le grec dès l’âge de quatre ans ; ceux-ci qu’il est un faussaire et un bandit, ceux-là qu’il est un modèle de vertu et de probité ; beaucoup d’autres faits contradictoires sont prouvés d’une manière indiscutable au grand amusement de la foule. Puis après l’élection, il semble tout à coup que ce personnage tant discuté n’ait jamais eu d’histoire, tant son histoire importe peu ; il a devant lui un espace de quatre ans qu’il faut utiliser… Après cela, le déluge. Ses adversaires se vantent de la justesse de leurs pronostics touchant une nullité qui se montre en toutes choses ; ses partisans l’admonestent avec douceur, quand ils ne crient pas à l’ingratitude, leurs services n’étant jamais suffisamment récompensés. Le président est en face d’une agréable alternative ; celle de passer pour un renégat ou pour un vendu. Le salut du pays n’est censé possible qu’à la condition qu’il procure des places à tous ceux qui en briguent. S’agit-il de former un cabinet ? On l’avertit qu’il ne se rendra le Sud favorable qu’en choisissant A.., que le Nord ne lui pardonnera jamais de ne pas élire B.., que pour balayer l’Ouest il faut D.., que pour unir le pays tout entier E… serait indispensable. Les circonstances lui ayant fait appeler G… au ministère, les prophéties recommencent sur la chute inévitable du gouvernement et la perte infaillible du pays tout entier ; mais, après des efforts acrobatiques extraordinaires, il se trouve que l’équilibre est recouvré ; on conclut alors que les catastrophes prévues sont probablement remises aux prochaines élections, on pousse un soupir de soulagement, et c’est toujours à recommencer.

Hélas ! nous connaissons par expérience cet état de choses républicaines, nous le considérons sans plaisir ; malgré tout l’intérêt que les amours inavouées de Philip et de Bertha, les coupables spéculations d’Amory, les talens de société de Laurence Arbuthnot, la bonhomie du sénateur Blundel et autres assaisonnemens distribués d’une main savante peuvent ajouter au récit des embarras et des fautes de l’administration, nous quittons sans regret ces deux volumes, un peu surchargés, pour la courte, simple et délicieuse histoire du Petit lord Fauntleroy, une histoire racontée aux enfans et qui enchante les grandes personnes.


III

L’éducation d’un terrible grand-père par le plus charmant des petits-fils, tel est le sujet de Little lord Fauntleroy ; chez nous ce sujet passerait pour subversif, puisqu’il est convenu que dans tous les livres dédiés à la jeunesse, les parens et les maîtres doivent être sans reproche, mais en Angleterre et en Amérique on se soucie beaucoup moins qu’en France de servir aux enfans une leçon de morale toute faite, si l’on se préoccupe davantage de ne pas scandaliser leurs aînés par des peintures trop libres et trop hardies. Les Souvenirs de jeunesse du comte Tolstoï n’y auraient pas été expurgés avant de devenir un livre d’étrennes et la première partie de l’Histoire de Sybille irait dans toutes les mains. Il y a une remarque très caractéristique à faire en passant : ici l’on dissimule avec soin la vérité de la vie à ceux qui savent lire jusqu’au moment convenu où les derniers voiles sont brutalement arrachés, ne laissant rien dans l’ombre, pas même ce qui gagnerait le plus à y rester ; là-bas il y a moins de scrupules, moins de réserve au début, beaucoup moins de bandelettes et de lisières, mais, en revanche, un respect indéfiniment prolongé de la décence ; bref, pour continuer les comparaisons, l’on ne passe pas d’une fade bouillie aux plus brûlantes épices, on se nourrit à tout âge de viandes saines et sans grand apprêt. Little lord Fauntleroy ne pouvait voir le jour que dans un pays où la morale littéraire est ainsi comprise. Ce sera sa rare et heureuse fortune de faire pleurer et sourire encore, chaque fois qu’ils le reprendront, ceux qui, vingt années auparavant, l’auront lu avec délices, et de séduire les blasés après avoir gagné le cœur des naïfs. Le fils cadet d’une grande maison d’Angleterre, Cedric Errol, a encouru la disgrâce de sa famille par une mésalliance. Tandis qu’il voyageait en Amérique, il a rencontré la plus jolie des demoiselles de compagnie et a eu le tort de la donner pour bru à un homme infatué de son rang tel que le vieux comte de Dorincourt. De là rupture complète entre le père et le fils. ce dernier est mort jeune, laissant à sa veuve le soin d’élever un petit garçon qui passe les sept premières années de sa vie dans le modeste intérieur maternel, sans beaucoup de compagnons de son âge, prématurément réfléchi, comme les enfans voués à la société habituelle des grandes personnes le sont toujours. Soudain, un événement extraordinaire se produit ; le comte de Dorincourt, ayant perdu successivement ses fils aînés, deux francs mauvais sujets, fait réclamer à l’improviste le dernier rejeton de sa race ; il envoie son homme d’affaires, M. Havisham, tout exprès à New-York. Or le jour où M. Havisham se présente chez Mrs Errol, Cedric a eu justement une intéressante conversation avec l’épicier du coin, Mr Hobbs, farouche républicain, très occupé de politique et aussi hostile dans sa boutique à l’aristocratie anglaise, que le comte de Dorincourt peut l’être dans son château à la canaille américaine. Hobbs s’est beaucoup échauffé contre les grands seigneurs à propos de certaine image de l’Illustraled London News qui représente une cérémonie à la cour.

— Du train dont vont ces gens-là, vous verrez ce qui les attend. On en aura bientôt assez, et ceux qu’ils auront foulés aux pieds les feront sauter en l’air, oui, eux tous, les marquis, les comtes et le reste.

Cedric était perché comme de coutume sur un très haut tabouret parmi les pains de savons et les paquets de chandelles, son chapeau en arrière, ses mains dans ses poches pour mieux imiter Mr Hobbs.

— Avez-vous connu beaucoup de marquis, demanda-t-il, beaucoup de comtes ?

— Ma foi, non, répondit l’épicier avec indignation. Je voudrais en attraper un dans ma boutique, je ne vous dis que ça. Jamais je ne souffrirai que des tyrans viennent rôder autour de mes boîtes à biscuits.

Et il s’épongea le front en regardant autour de lui d’un air farouche.

— Peut-être ne seraient-ils ni comtes ni marquis s’ils pouvaient être autre chose, murmura Cedric, pris d’une pitié vague pour leur malheureuse condition.

— Vous vous imaginez cela ! cria Mr Hobbs. Ils en tirent gloire, au contraire, ils ont ça dans le sang. C’est une méchante espèce…

Au milieu de ce dialogue instructif, la bonne de Cedric est venue le chercher, tout émue, et il a trouvé chez sa mère, en rentrant, un grand monsieur maigre qui l’a regardé d’un air curieux et satisfait, en disant :

— Ainsi c’est là le petit lord Fauntleroy ?

Grand étonnement de Cedric quand la chose lui est expliquée ; il comprend mal, il a presque peur, il aimerait mieux ne pas être lord, aucun des petits garçons qu’il a connus n’était lord, et c’est un chagrin pour lui de quitter Mr Hobbs à qui timidement il va conter ce qu’il considère comme une mauvaise fortune.

— Mr Hobbs, vous avez dit hier que vous ne laisseriez jamais des lords rôder autour de vos boîtes à biscuits ; eh bien ! il y en a un d’assis sur vos biscuits en ce moment même ! Je suis un lord, ou je vais en être un, je ne veux pas vous tromper.

Mr Hobbs se lève brusquement, regarde le thermomètre, puis la figure de son petit ami, pose une main sur la tête bouclée du bambin et s’écrie :

— Vous avez reçu un coup de soleil ? Par un jour aussi chaud, ce n’est pas étonnant ! Qu’est-ce que vous ressentez ? D’où souffrez-vous ? Depuis quand cela vous a-t-il pris ?

Lorsque Cedric est parvenu à lui expliquer que son grand-père, qu’il ne connaît pas, le fait demander en Angleterre, Mr Hobbs balbutie, au milieu des exclamations les plus incohérentes :

— Et vous croyez qu’il n’y a pas moyen de vous tirer de là ?

— J’ai peur que non, répond Cedric. Maman dit que mon papa aurait voulu que j’obéisse… Mais, si je dois être lord malgré moi, il y a une chose que je peux faire, j’essaierai d’être un bon lord… Je ne serai jamais un tyran, je vous le promets, et s’il y a une nouvelle guerre avec l’Amérique, je veux tâcher de l’arrêter.

Le plus grand sacrifice que puisse faire Cedric à la situation qu’il n’a pas cherchée, c’est celui de l’intimité avec sa mère, qui se résigne à l’abandonner, quoi qu’il lui en coûte, — pour son bien, dit-elle. Il est vrai qu’elle le suivra en Angleterre et qu’elle pourra le voir souvent, — le vieux earl y a consenti, avec le secret espoir de réussir peu à peu à détacher cet enfant de sa mère on comblant tous ses désirs, en lui faisant une existence aussi brillante qu’était obscure et modeste celle qu’il avait menée auparavant. Mais Cedric n’est pas de ceux que l’on peut aisément corrompre ; toute la diplomatie du monde se brisera contre sa jeune vertu. L’équipage envoyé à sa rencontre, la livrée nombreuse, le parc immense, le château majestueux, l’émerveillent bien comme la réalisation des images qu’il a vues dans les contes de fées, mais sans qu’il s’enorgueillisse pour cela d’en être le futur possesseur ; il aborde avec confiance un vieillard aux traits durs, à la physionomie impérieuse, et il plaît à cet orgueilleux gentilhomme que l’héritier de sa race ne montre ni gaucherie ni timidité, qu’il vienne ainsi se blottir auprès de son fauteuil en caressant le grand chien formidable qui fait peur aux autres enfans. De quoi parle simplement le petit Cedric ? De ses humbles amis d’Amérique, des pauvres gens auxquels il a fait des cadeaux avec l’argent donné par son grand-père, qu’il trouve bon, bien que personne n’ait jamais été de cet avis. Puis il le force à regarder le portrait de Chérie, — c’est ainsi qu’il nomme sa maman, — et, si prévenu que soit le terrible aïeul, il commence peut-être dès lors, malgré lui, à trouver des excuses au mariage américain, qu’il qualifiait d’odieux.

Une série de tableaux variés nous fait assister à la conquête de l’ogre par un petit être sans défense, qui finit par rester maître de la situation. Cedric est aimable parce qu’il est naïf et aimant. La puissance que ces qualités confèrent équivaut à une sorte de royauté.

Aussitôt que le comte de Dorincourt devient susceptible d’aimer quelqu’un, il devient aussi, non pas aussi bon que le croit son petit-fils, mais déjà meilleur, puisqu’il trouve plaisir à faire les choses que le cœur innocent et tendre d’un enfant lui suggère. Il est heureux, honnêtement heureux pour la première fois de sa vie, et le bonheur contribue aussi à la bonté ; le vieux seigneur comprend enfin que se faire craindre n’est pas, après tout, l’idéal d’une vie humaine.

Naturellement, le premier effet de la faveur sans bornes dont jouit lord Fauntleroy sera l’entrée triomphale de Chérie dans le château, où sa place est marquée, où elle apportera le charme de sa douceur et de sa Grace, ce charme modeste et souverain qu’elle a su transmettre à son fils. Et des circonstances un peu trop romanesques, peut-être, amèneront aussi en Angleterre quelques-uns des amis américains de Cedric. Le plus ancien, l’épicier contempteur de la noblesse, ennemi juré des privilèges, républicain jusqu’aux moelles, Mr Hobbs, finira même par y rester. Il abandonne son magasin de New-York pour le village d’Erlesboro, voisin du château, dont le patronage fera prospérer la nouvelle boutique. Le comte et Hobbs ne deviendront jamais, on peut le croire, précisément intimes ; mais l’épicier affichera peu à peu des préjugés beaucoup plus aristocratiques encore que ne peuvent l’être ceux de Sa Seigneurie. Chaque matin, il lira dans son journal les nouvelles de la cour et suivra les faits et gestes de la chambre des lords. C’est là le grain d’humour dont Mrs Burnett ne manque jamais d’assaisonner ses romans, assaisonnement tout américain, quelquefois un peu forcé, mais qui a bien sa piquante saveur, — rien du grim humour, notons-le, de la Nouvelle-Angleterre, accompagné de religion et où la tendance morale se fait sentir à travers la plaisanterie même. Mrs Burnett est du sud, dans toute l’acception que donnent à ce mot les puritains du nord ; elle ne cite guère la Bible et on ne trouvera dans ses écrits ni une parabole ni une leçon. La puissance de la bonté naturelle, ingénue, ignorante du mal paraît être son thème favori ; en effet, toute la morale du Petit lord Fauntleroy pourrait être résumée ainsi : Celui qui ne croit pas à la méchanceté, qui, par conséquent, n’en a pas peur, ne rencontre pas de méchans.

Cette quasi-vérité nous est prouvée une fois de plus dans un autre récit enfantin, beaucoup plus court que le premier, Editha’s Burglar.

Edith est une petite fille qui a l’âge et le bon cœur de Cedric ; elle sait, pour en avoir entendu parler, qu’il existe des criminels et au lieu de les craindre, elle les plaint, parce que, se dit-elle, personne sans doute ne leur a enseigné à mieux faire. La nuit donc où un voleur s’introduit dans la maison et où elle se trouve en face de ce personnage, elle ne crie ni ne s’effraie ; elle demande poliment à l’intrus d’épargner le sommeil de sa maman, de forcer sans bruit les serrures et de vouloir bien se contenter de ses bijoux ; au besoin, elle y joindra ses livres de récréation.

Jamais voleur ne fut plus étonné de sa vie. L’émotion ne l’empêche pas d’emporter tout ce qu’il peut et même l’écrin particulier d’Edith qui lui est si généreusement offert. Mais la suite prouve qu’on peut être voleur, et condamné, et déporté, impénitent par surcroît et farceur jusqu’au bout, en gardant néanmoins au fond de sa pensée, si souillée, si grossière qu’elle puisse être, un souvenir attendri qui est comme la première révélation du bien. Qu’on se figure un animal féroce dans la gueule duquel un petit enfant viendrait mettre une main confiante et qui, au lieu de fermer sur cette main ses terribles mâchoires, la laisserait se retirer et irait même jusqu’à la lécher amicalement : voilà ce qui se passe, ou il s’en faut de peu, entre Edith et son voleur.

On dit que Mrs Burnett va se consacrer à écrire d’une manière spéciale pour la jeunesse ; nous le regretterions, car un tour de force tel que celui qu’elle a accompli en intéressant tous les âges au Petit lord Fauntleroy a peu de chances de se renouveler ; elle retombera fatalement dans les invraisemblances et dans les mièvreries qui çà et là déparent Sarah Crewc et le Voleur d’Edith, si charmantes que soient ces deux bluettes. L’abus de l’imagination est un péril duquel il faut se garder en notre siècle de logique et d’analyse. Through one administration, malgré la recherche évidente d’un certain réalisme dans la peinture générale de la société, manque un peu de profondeur et de finesse lorsqu’il s’agit de celle des caractères ; la psychologie est un peu trop sommaire, un peu trop réglée selon les exigences d’une morale bourgeoise. Par exemple, on peut reprocher aux deux personnages principaux, de pousser chacun à sa manière le self-control au-delà des limites du possible. Bertha aura beau danser éperdument et Philip se taire avec obstination, il y a des momens où ce double parti-pris ne doit pas suffire. Partout, en Amérique comme ailleurs, les plus vertueux ont des défaillances et se montrent d’aventure inférieurs à eux-mêmes, quittes à reprendre aussitôt les rênes de leur volonté chancelante ; c’est de ce combat que doit profiter le romancier pour nous inquiéter, pour nous émouvoir, pour nous donner surtout l’impression du vrai. Il y a aujourd’hui dans les lettres un grand souci de sincérité, d’observation intense. Esquiver une question scabreuse n’est pas la résoudre, et on ne répond pas à la légitime curiosité du lecteur en supprimant à propos ce qui risque de devenir incommode. Que Mrs Burnett s’interroge, qu’elle dise si elle n’a pas quelques remords d’avoir si aisément disposé du charbonnier Lowrie et du colonel Tredennis, parce qu’il fallait marier Joan et laisser Bertha toute à d’austères devoirs, pour la plus grande satisfaction des âmes sensibles ou timorées ! Or ce ne sera point en se proposant d’amuser les enfans qu’elle gagnera ce qui lui manque sous le rapport de l’analyse rigoureuse.

À en croire la presse américaine, qui annonce avec fracas le nombre énorme de dollars payés par un éditeur magnifique pour son prochain roman, ce roman serait un incomparable chef-d’œuvre, mais nous ne voyons malheureusement dans de pareilles réclames qu’une certaine tendance, plus frappante aux États-Unis que partout ailleurs, à traiter les affaires d’art et de littérature comme des affaires commerciales ; nous ne nous laissons pas éblouir par des chiffres. C’est au temps où les produits de l’imagination étaient cotés moins haut sur le marché que l’Amérique a vu fleurir les Hawthorne et les Edgar Poe. Alors, les entreprises littéraires ne rapportaient guère que de la gloire, et peut-être la littérature y gagnait-elle, parce que ceux qui en avaient la passion et le génie étaient seuls à s’y livrer. Nous voulons espérer que l’auteur si bien doué de That Lass o’ Lowrie et de Louisiana se défendra contre la production trop rapide, contre le goût du succès facile et contre l’appât du gain qui ont perdu tant d’artistes en les conduisant droit à la négligence et à la vulgarité.


TH. BENTZON.

  1. Curé, dans l’église anglicane, a le sens de vicaire. C’est le recteur qui est curé comme nous l’entendons.