Un Romancier de la Nouvelle-Angleterre - Mary E. Wilkins

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Un Romancier de la Nouvelle-Angleterre - Mary E. Wilkins
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 544-569).
UN ROMANCIER
DE LA
NOUVELLE-ANGLETERRE

MARY E. WILKINS


I

Le meilleur moyen d’intéresser des lecteurs français à un écrivain qu’ils ne connaissent guère que par ouï-dire, doit être, ce me semble, de leur offrir d’abord un échantillon de son œuvre. Je laisserai donc miss Mary Wilkins se présenter elle-même. La petite nouvelle que voici est prise presque au hasard parmi celles qui ont assuré sa grande réputation en Amérique[1]. Si elle ne donne pas l’entière mesure d’un talent fait d’observation minutieuse et de robuste originalité elle a, en revanche, le mérite de perdre moins à la traduction que beaucoup d’autres où le dialecte et les particularités locales tiennent plus de place.

Une Nonne de la Nouvelle-Angleterre.

L’après-midi tirait à sa fin et la lumière baissait déjà. Les ombres des arbres dans la cour avaient changé de forme ; quelque part, au loin, des vaches meuglaient et le tintement d’une clochette se faisait entendre ; de temps à autre passait une charrette appartenant aux fermes du voisinage ; on voyait alors voler la poussière. Quelques travailleurs en chemise bleue, la pelle sur l’épaule, poursuivaient lourdement leur chemin ; de petits essaims de mouches dansaient dans l’air. C’était un mouvement général, précurseur du repos et du silence de la nuit.

Cette légère commotion quotidienne atteignit aussi Louisa Ellis, qui avait cousu tranquillement à sa fenêtre toute l’après-midi. Elle plia son ouvrage avec précision et le déposa au fond d’une corbeille, accompagné de son dé, de son fil et de ses ciseaux. Louisa Ellis ne se rappelait pas avoir jamais égaré un de ces petits attributs féminins qui, par suite d’un long usage et d’une constante association, en étaient venus à faire partie intégrante de sa personnalité.

Louisa ayant attaché un tablier vert autour de sa taille fine, prit son grand chapeau de paille, et, munie d’un petit bol de faïence, sortit dans le jardin pour y cueillir des groseilles. Les ayant cueillies, elle s’assit sur le pas de la porte et les égrena, réunissant avec soin dans son tablier ce qui restait des grappes pour le jeter aux poules. Elle s’assura minutieusement ensuite qu’il n’en était rien tombé dans l’allée.

Louisa était une personne lente et mesurée ; il lui fallut beaucoup de temps pour préparer son thé ; mais, quand il fut prêt, tout le petit couvert avait autant d’élégance que si elle eût voulu se recevoir elle-même comme une invitée.

La mignonne table carrée se trouvait exactement au centre de la cuisine, avec sa nappe empesée dont la bordure de fleurs luisait. Sur le plateau, recouvert d’une serviette damassée, étaient symétriquement posés un gobelet de cristal taillé, plein de petites cuillères, un pot à crème en argent et une tasse de porcelaine rose avec sa soucoupe. Louisa se servait de porcelaine tous les jours, ce que ne faisait aucune de ses voisines ; celles-ci en chuchotaient entre elles. D’habitude, on se contentait partout de faïence commune, les services d’apparat restant enfermés dans une armoire, et Louisa Ellis n’était ni plus riche ni mieux élevée que les autres. N’importe, elle tenait à sortir sa porcelaine. Elle avait ce soir-là, pour souper, un compotier rempli de groseilles au sucre, une assiettée de petits gâteaux et une autre de biscuits ; avec cela, une feuille ou deux de laitue qu’elle coupa délicatement. Louisa aimait beaucoup la laitue et la cultivait en perfection dans son jardinet. Elle becquetait plutôt qu’elle ne mangeait, et il semblait surprenant à la regarder qu’un volume sensible de nourriture pût disparaître. Après le thé, elle remplit une assiette de jolis gâteaux de maïs très minces et les porta dans l’arrière-cour.

— César ! appela-t-elle, César !

Un élan, un cliquetis de chaînes, puis un gros chien jaune et blanc parut à la porte de sa niche à demi cachée parmi les hautes herbes et les fleurs. Louisa le caressa, lui donna les gâteaux, après quoi elle rentra dans la maison et lava tous les objets qui avaient servi au thé, polissant avec soin la porcelaine. Le crépuscule s’épaississait ; par la fenêtre, on entendait, merveilleusement distinct, le chœur des grenouilles. Louisa retira son tablier de guingan vert, ce qui en découvrit un plus court d’indienne imprimée blanc et rose. Elle alluma sa lampe et se remit à coudre.

Une demi-heure après, Joe Dagget arriva. Elle entendit son pas lourd crier sur le sable, se leva aussitôt et ôta son tablier blanc et rose. Dessous, il y en avait encore un autre, en fine toile blanche à bordure de batiste ; c’était le tablier de réception. Elle ne le laissait jamais voir que quand elle avait du monde. A peine avait-elle plié celui d’indienne avec une prestesse méthodique pour le mettre dans un tiroir spécial que la porte s’ouvrit devant Joe Dagget.

Il sembla aussitôt remplir toute la chambre. Un serin qui dormait dans sa cage verte, à la fenêtre du midi, s’éveilla et battit violemment les barreaux de ses petites ailes jaunes. Jamais il n’y manquait quand survenait Joe Dagget.

— Bonsoir, dit Louisa.

Et elle lui tendit la main avec une sorte de cordialité solennelle.

— Bonsoir, Louisa, répondit l’homme de sa voix sonore.

Elle avança une chaise et ils s’assirent en face l’un de l’autre, avec la table entre eux. Il se tenait droit, ses pieds lourds posés carrément l’un à côté de l’autre, et il regardait autour de lui avec un mélange de gêne et de bonne humeur. Elle croisait ses mains effilées dans son giron de blanche batiste.

— Belle journée, fit observer Dagget.

— Tout à fait belle, acquiesça doucement Louisa. Avez-vous été aux foins ? demanda-t-elle après un silence.

— Oui, toute la journée, dans le champ des dix acres. Il faisait chaud à travailler.

— Je le crois. Votre mère va bien aujourd’hui ?

— Pas mal.

— Je suppose que Lily Dyer est auprès d’elle en ce moment ? Dagget rougit très fort. — Oui, répondit-il avec lenteur, elle est à la maison.

Ce n’était pas un très jeune homme, mais il gardait sur son large visage un air enfantin.

Louisa était un peu moins âgée ; son teint restait frais et uni ; pourtant elle donnait aux gens l’impression d’être son aînée.

— Lily Dyer doit être d’un grand secours chez vous, poursuivit-elle.

— Sans doute. Je ne sais pas comment ma mère ferait sans elle, dit Dagget avec une chaleur mêlée d’embarras.

— Elle a l’air d’une fille capable. Et elle est jolie…

— Assez bien, répondit Dagget.

Et il se mit à feuilleter les livres sur la table. Il y avait un album d’autographes rouge et un livre d’étrennes pour les demoiselles qui avait appartenu à feu Mrs Ellis. Il les prit l’un après l’autre, et, en les replaçant, posa l’album sur le livre d’étrennes.

Louisa le suivait des yeux avec anxiété. Finalement elle se leva et changea la position des livres, mettant l’album en dessous.

Dagget éclata d’un rire contraint : — Voyons, Louisa, quelle différence cela fait-il que celui-ci soit dessus ou dessous ?

— Je les arrange toujours ainsi, murmura-t-elle en guise d’excuse.

— Non, vrai, vous n’avez pas votre pareille, reprit Dagget en continuant de rire, mais toujours sans aucune gaîté.

Une heure après, il se leva pour prendre congé. En sortant, il buta sur un petit tapis et, en essayant de se rattraper, heurta le panier à ouvrage qu’il fit tomber de la table par terre.

Confus, il regarda Louisa, puis les bobines qui roulaient de tous côtés ; mais, comme il se baissait gauchement, elle l’arrêta.

— Ne faites pas attention… Je les ramasserai quand vous serez parti.

Ces paroles furent prononcées avec une roideur polie. Peut-être souffrait-elle de le voir si agité, si nerveux, ce qui la gênait dans ses efforts pour le rassurer.

Quand Joe Dagget fut sorti, il poussa dans l’air tiède du soir un long soupir et ressentit l’impression qu’un ours innocent et bien intentionné pourrait ressentir en s’échappant d’une boutique de porcelaine. Louisa, de son côté, éprouvait quelque chose d’analogue aux sensations que te boutiquier bienveillant et inquiet doit éprouver après le départ de l’ours.

Elle attacha autour d’elle le tablier rose d’abord, puis le tablier vert, ramassa tous ses trésors épars, les rangea dans son papier à ouvrage et redressa le tapis. Après quoi, elle posa la lampe sur le plancher qu’elle se mit à examiner avec soin ; elle y passa même le bout de ses doigts, les regarda, et se dit à elle-même :

— Je le pensais bien, il apporte toujours beaucoup de poussière.

Et elle balaya avec soin la trace laissée par Joe Dagget.

S’il l’avait su, son malaise et sa perplexité en auraient été augmentés, mais il n’eût pas manqué pour cela à sa parole. Deux fois par semaine il venait voir Louisa Ellis, et chaque fois, assis dans cette chambre d’une si exquise délicatesse, il se sentait comme entouré d’un mur de dentelle. La peur de bouger le prenait en songeant qu’il pourrait mettre un gros pied, une main maladroite dans ce tissu féerique, et toujours il avait le sentiment que Louisa l’épiait avec effroi, s’attendant à quelque incartade.

Pourtant il gardait à la dentelle et à Louisa un respect, une fidélité immuables. Ils allaient se marier dans un mois, après une longue cour qui avait duré quinze ans. Cour singulière, car sur les quinze années, il y en avait quatorze pendant lesquelles ces deux fiancés ne s’étaient pas vus, n’échangeant que des lettres rares ! Joe avait été chercher fortune en Australie et était resté là-bas jusqu’à ce qu’il eût réussi dans ses projets. La chose eût-elle pris cinquante ans qu’il serait resté de même et serait revenu courbé par la vieillesse pour épouser Louisa. Mais il ne lui avait fallu que quatorze ans, et, rentré dans ses foyers, il allait s’acquitter envers la femme qui l’avait patiemment attendu jusqu’au bout. Autrefois, après leurs fiançailles, il lui avait confié sa détermination de tenter l’aventure qui leur assurerait une aisance selon lui nécessaire. Elle l’avait écouté, elle avait consenti avec la sérénité gracieuse qui ne l’abandonnait jamais, qui ne l’abandonna même pas quand son amoureux s’embarqua pour ce grand voyage si incertain. Joe, soutenu comme il l’était par une forte détermination, perdit contenance à la fin, mais Louisa, l’embrassant avec une douce rougeur, lui dit tranquillement adieu.

— Ce ne sera pas pour longtemps, balbutia le pauvre Joe d’une voix altérée.

Ce fut pour quatorze ans.

Dans cet intervalle, beaucoup de choses arrivèrent : la mère et le frère de Louisa étant morts, elle resta seule au monde. Ce qui était arrivé de plus important encore, — bien que tous les deux fussent trop simples pour le comprendre, — avait été l’entrée de Louisa dans un petit sentier tout uni, sans doute, mais tiré en une ligne droite si inflexible qu’elle ne devait se briser qu’à la tombe, un petit sentier si étroit qu’il n’y avait de place pour personne à ses côtés. Le premier sentiment de Louisa quand Joe Dagget la rejoignit à l’improviste fut une vague consternation, mais elle ne voulut pas l’admettre, fût-ce vis-à-vis d’elle-même, et il n’en soupçonna rien. Depuis quinze ans elle l’aimait, ou du moins elle était persuadée qu’elle l’aimait. A la façon de toutes les jeunes filles, elle considérait le mariage comme une fin raisonnable de l’existence, un but qu’il fallait souhaiter. Avec docilité elle avait écouté les conseils de sa mère à ce sujet. Quand Joe Dagget s’était déclaré, sans hésitation elle avait dit oui. Il était son premier amoureux et l’idée d’en épouser un autre ne se présenta jamais à son esprit. Sa vie, surtout sa vie des sept dernières années, avait été remplie par une paix délicieuse, l’absence du bien-aimé ne lui apportant ni impatience ni tristesse. Certes l’inévitable conclusion, — son retour et leur mariage, — lui souriait ; seulement elle plaçait tout cela dans un avenir si éloigné que c’était presque le placer par-delà les bornes terrestres. Lorsque Joe reparut, elle l’attendait depuis quatorze ans ; néanmoins elle fut surprise et déconcertée comme si elle n’y eût pas encore pensé.

La consternation de Joe ne vint que plus tard. En revoyant Louisa, il l’avait admirée autant que jamais, car autant que jamais elle était attrayante, ayant si peu changé, ses jolies manières, sa grâce, sa douceur restant intactes. Pour lui le but était atteint ; il avait fini de chercher fortune et reprenait sans transition le fil de son roman. Tous les vents amoureux lui chantaient à l’oreille, aussi haut que jadis, une chanson dont le refrain était Louisa. Longtemps il crut de bonne foi l’entendre encore, puis à la fin il lui sembla que si le vent chantait toujours la même chanson, c’était sur d’autres paroles, en y mettant un autre nom. Mais pour Louisa le vent n’avait jamais eu que de faibles murmures ; maintenant il s’était abattu et tout faisait silence. Elle écouta quelque temps encore avec une attention à demi distraite ; puis elle se détourna très calme et se mit à coudre son trousseau de mariée.

Joe avait fait chez lui des changemens tout à fait magnifiques. Il habitait la vieille maison paternelle. Le nouveau couple se proposait de vivre là, car Joe ne pouvait abandonner sa mère qui tenait à ses habitudes. Louisa devait donc renoncer aux siennes. Chaque matin, en parcourant le petit empire virginal qu’elle allait perdre, elle ressentait le chagrin qu’on éprouve à regarder pour la dernière fois le visage de très chers amis. Il était vrai qu’elle pouvait emporter avec elle beaucoup de choses, mais, détachées de leur entourage, ces choses cesseraient presque d’être elles-mêmes. Et puis il y avait bien des détails particuliers de son heureuse vie solitaire auxquels il lui faudrait renoncer absolument. Des devoirs plus sérieux que les tâches de choix, inutiles à demi, auxquelles jusque-là elle s’était consacrée, pèseraient sur elle ; il y aurait le train d’une grosse maison ; il y aurait du monde à recevoir ; il y aurait la mère exigeante et affaiblie de Joe à soigner ; d’autre part, avoir plus d’une servante serait contraire à toutes les traditions d’économie du village. Louisa possédait un petit alambic et s’amusait l’été à distiller des essences de roses et de menthe ; il lui faudrait renoncer à son alambic. Sa provision d’essences était déjà considérable, elle n’aurait plus le temps de distiller pour son seul plaisir ; la mère de Joe trouverait d’ailleurs que c’était une niaiserie ; elle avait exprimé déjà son opinion là-dessus. Louisa aimait à tirer dans la batiste de petits points perlés, non pas toujours pour l’utilité de la chose, mais parce qu’une couture bien faite lui donnait des sensations agréables ; assise devant sa fenêtre pendant les longues et tièdes après-midi à ouvrer un tissu délicat, elle était l’image même de la paix. Cette paix ne lui serait certes pas réservée dans l’avenir. La mère de Joe, matrone dominante et positive, Joe lui-même, avec son honnête rudesse masculine, riraient de toutes ces jolies, mais sottes manies de vieille fille. Louisa avait un enthousiasme d’artiste pour l’ordre et la propreté de sa demeure solitaire. Elle triomphait à la vue des vitres qu’elle avait polies jusqu’à les faire étinceler comme des joyaux. Elle s’enorgueillissait de ses tiroirs scrupuleusement rangés d’où s’exhalait un parfum de lavande. Pourrait-elle être sûre de conserver même cela ? Des visions, si brutales qu’elle les repoussait à demi comme immodestes, lui venaient, de vêtemens masculins jetés partout pêle-mêle, de poussière et de désordre causés par une présence mâle au travers de cette délicate harmonie.

Parmi les pressentimens qui l’agitaient, l’un des plus pénibles avait trait à César. César était un véritable ermite de chien. Il avait presque toujours vécu dans sa niche, loin de la société de ses semblables et de toutes les joies canines. Jamais, depuis sa première enfance, il n’avait fait le guet devant un terrier ni connu les délices d’un os dérobé à la cuisine. Et tout cela en punition d’un crime commis à l’âge le plus tendre. Nul ne savait quelles profondeurs de remords pouvaient exister chez ce vieux chien à l’air innocent en somme ; mais, repentant ou non, il était puni. Le pauvre César élevait rarement la voix pour aboyer ou pour grogner ; il était gras et somnolent ; des cercles jaunes, semblables à des lunettes, entouraient ses yeux éteints.

Il y avait un voisin, cependant, qui portait sur sa main la marque des crocs aigus de César ; à cause de ce méfait, inspiré par l’exubérance d’une folle jeunesse, il avait vécu attaché à une chaîne, tout seul en son réduit pendant quatorze ans. Le voisin mordu avait, dans sa colère, exigé la mort de César ou cette mesure de complet ostracisme ; de sorte que le frère de Louisa auquel appartenait le chien, lui avait bâti une manière de prison, d’où jamais il n’était sorti que pour de courtes promenades, toujours en laisse sous la garde de son maître ou de Louisa. On peut douter que César en tirât gloire, mais il avait acquis à bon marché une réputation considérable : tous les enfans du village et un grand nombre d’adultes le citaient comme un monstre de férocité. Le dragon de saint George ne put jamais passer pour plus redoutable que le vieux chien jaune de Louisa Ellis. Les mères recommandaient solennellement à leurs enfans de ne pas en approcher, et les enfans écoutaient crédules, avec l’appétit de terreur qui leur est naturel ; on les voyait rôder à la dérobée autour de la maison de Louisa, puis s’enfuir, avec un regard jeté de côté ou en arrière vers le terrible chien. Aboyait-il, par hasard, de sa voix rauque, la panique éclatait.

Les passans qui pénétraient dans la cour s’informaient tout émus si la chaîne était solide ; César, en liberté, aurait paru un chien très ordinaire, on n’en eût parlé d’aucune façon ; enchaîné, il avait pris dans l’ombre des proportions anormales, on se le figurait sous un aspect vague, énorme, fantastique. Seul Joe Dagget, avec son bon sens jovial, le voyait tel qu’il était et s’obstinait à le caresser intrépidement sur la tête, malgré les recommandations effarées de Louisa. Il alla jusqu’à prétendre le lâcher. Louisa eut une telle peur qu’il remît ce coup d’Etat à plus tard, mais tout en persistant dans son opinion : « Il n’y a pas dans la ville de moins méchante bête, et c’est une cruauté que de le tenir attaché. Un de ces jours je m’en vais le faire sortir », Louisa se disait qu’une fois leurs intérêts et leurs biens confondus, il n’y manquerait pas. Elle se représentait César fondant comme un ouragan sur le village paisible et sans défense ; elle voyait des enfans ensanglantés tomber le long de son chemin. Elle-même aimait beaucoup le vieux chien parce qu’il avait appartenu à son frère défunt et qu’il était très doux avec elle ; cependant elle croyait à sa férocité, le mettant à un régime ascétique de petits gâteaux, lui refusant les os et la viande pour ne pas exciter son tempérament sanguinaire. Louisa regardait César manger son repas d’anachorète, tout en pensant elle-même à son prochain mariage, et elle tremblait.

N’importe, aucune crainte de désordre et de confusion dans ce séjour de l’harmonie et de la paix, aucune prévision des forfaits de César déchaîné à travers le village ne suffisaient à la faire hésiter. Joe Dagget l’avait aimée, il avait travaillé pour elle depuis des années ; ce n’était pas à elle, quoi qu’il pût arriver, d’être inconstante et de lui briser le cœur. Elle continua de piquer dans sa robe de noce des petits points exquis, et le temps s’écoula jusqu’à ce qu’il n’y eût plus que huit jours à compter avant celui du mariage. C’était un mardi soir, et la cérémonie était fixée au mercredi de l’autre semaine.

La lune brillait en son plein ce soir-là. Vers neuf heures, Louisa sortit pour faire quelques pas sur la route. A droite et à gauche il y avait des champs bordés par de petits murs en pierre très bas, le long desquels poussaient des buissons luxurians, et par intervalles quelques arbres, des merisiers, de vieux pommiers. Louisa s’assit sur le mur et regarda autour d’elle avec une involontaire mélancolie. Un fouillis d’églantiers, de lianes et de ronces l’abritait des deux côtés ; elle n’avait devant elle qu’une étroite éclaircie. En face, sur la route, un arbre étendait largement ses branches entre lesquelles brillait la lune, et les feuilles avaient des reflets argentés. La route était merveilleusement pommelée d’argent et d’ombre formant des taches mobiles et changeantes ; l’air était d’une mystérieuse douceur.

— Je me demande si ce ne sont pas là-bas des raisins sauvages ? pensa Louisa.

Elle resta quelque temps assise. Au moment où elle allait se lever, des pas retentirent et elle entendit parler bas, ce qui la fit rester immobile, car l’endroit était désert et elle se sentait peu rassurée. Blottie dans l’ombre, elle résolut de laisser passer ces gens-là, quels qu’ils fussent. Mais tout juste avant de l’atteindre ils s’arrêtèrent ; n’entendant plus ni parler ni marcher, elle comprit qu’ils étaient assis à leur tour sur le petit mur et elle cherchait un moyen de s’esquiver sans être aperçue, quand, de nouveau, une voix rompit le silence. C’était la voix de Joe Dagget. Alors elle ne bougea plus et fut tout oreilles. La voix préluda par un bruyant soupir qui lui était familier.

— Eh bien ! disait Dagget, vous êtes décidée alors ?

— Oui, répondit l’autre voix. Je partirai après-demain.

— C’est Lily Dyer, se dit aussitôt Louisa.

Et la voix prit un corps dans sa pensée. Elle vit une belle grande fille blanche et blonde, au corsage rebondi, à la physionomie ferme, tout cela plus ferme, plus blanc et plus blond au clair de la lune, ses épais cheveux d’or tressés en un nœud compact, une fille toute pleine de calme énergie rustique, avec un air d’autorité qui eût convenu à quelque princesse. Lily Dyer était la favorite de tout le village, possédant les qualités qui peuvent à la campagne exciter l’admiration ; elle était belle et bonne, habile et forte, très vive ; combien de fois Louisa n’avait-elle pas entendu faire son éloge !

— Eh bien, reprit Joe Dagget, je n’ai rien à dire contre…

— Je ne sais pas, ma foi, ce que vous pourriez avoir à dire, riposta Lily.

— Non, rien, répéta Joe, qui semblait tirer lourdement chaque mot. Puis un silence se fit. — Je ne suis pas fâché tout de même, reprit-il, que ce qui est arrivé hier soit arrivé, et que nous sachions à quoi nous en tenir l’un sur l’autre. Ça vaut mieux, voyez-vous. Bien entendu, les choses ne peuvent pas changer. Je vais me marier la semaine prochaine quand même. Comment voulez-vous que je me tourne contre une femme qui m’a attendu quatorze ans pour la faire mourir de chagrin ?

— Si vous la plantiez là demain, je ne voudrais certainement pas de vous ! s’écria la jeune fille avec une véhémence soudaine.

— Eh bien, je ne vous donnerai pas l’occasion de me refuser, mais je crois que vous feriez comme vous dites.

— Si je le ferais ! L’honneur c’est l’honneur et le devoir c’est le devoir. Et je ne penserais pas grand’chose d’un homme capable d’y manquer pour moi ou pour n’importe quelle autre fille. Vous verriez ça, Joe Dagget !

— Comme si j’avais l’idée d’y manquer pour personne ! répliqua-t-il presque violemment.

On aurait cru à leur ton qu’ils étaient en colère, qu’ils se querellaient. Louisa écoutait très attentive.

— Je regrette que vous sentiez qu’il faut partir, dit Joe, mais c’est peut-être en effet ce qu’il y a de mieux à faire.

— Bien entendu, c’est ce qu’il y a de mieux. J’espère que nous avons le sens commun, vous et moi.

— Vous devez avoir raison, Lily. — Et soudain la voix de Joe prit un accent de tendresse. — Dites, Lily, je m’en tirerai encore, moi ; mais je ne peux pas supporter l’idée… dites… vous n’allez pas vous faire trop de chagrin ?

— Je vous montrerai bien que je ne suis pas capable de pleurer toutes mes larmes sur un homme marié.

— Tant mieux… Eh bien, tant mieux… Je souhaite que vous vous consoliez, Dieu sait que je le souhaite… et j’espère qu’un de ces jours vous… vous rencontrerez quelqu’un qui… un autre brave garçon…

— Pourquoi pas ? répliqua Lily Dyer. Mais sa voix changea aussi tout à coup, elle devint très douce, si claire cependant qu’on aurait pu l’entendre de l’autre côté du chemin :

— Non, Joe Dagget, dit-elle. Je n’épouserai de ma vie aucun autre homme. J’ai du bon sens et je ne vais pas mourir de chagrin pour me rendre ridicule ; mais quant à me marier, non, vous pouvez en être sûr. Je ne suis pas fille à sentir deux fois ce que je sens aujourd’hui.

Louisa entendit une exclamation étouffée, puis les buissons s’agitèrent. Quand Lily parla de nouveau sa voix indiquait qu’elle s’était levée. — Il faut en finir, prononça-t-elle avec fermeté. Nous sommes restés ici assez longtemps,… je retourne à la maison. Louisa demeura stupéfaite à écouter le bruit des pas qui s’éloignaient. Après un peu de temps elle se leva à son tour et rentra lentement chez elle. Le lendemain elle fit sa méthodique besogne de ménagère comme de coutume (c’était pour elle une fonction aussi naturelle que de respirer), mais elle ne travailla pas à ses vêtemens de noces. Elle s’assit auprès de la fenêtre et médita profondément. Le soir, Joe vint comme à l’ordinaire. Jamais Louisa Ellis ne s’était doutée qu’elle possédât le moindre grain de diplomatie, mais, quand elle eut besoin d’en avoir, elle en trouva parmi ses petites armes de défense féminines. Même alors elle n’était pas certaine d’avoir bien entendu et il lui semblait faire à Joe la plus terrible injure en rompant leurs fiançailles. Elle entreprit donc de le sonder sans trahir trop vite sa propre inclination. Elle le fit avec succès, et ils arrivèrent à s’entendre, mais ce ne fut pas sans peine, car il avait autant qu’elle-même peur de se trahir.

Le nom de Lily Dyer ne fut point prononcé entre eux. Louisa dit simplement que, tout en n’ayant aucune raison de se plaindre de lui, elle avait vécu si longtemps seule qu’elle reculait devant un changement et préférait ne se point marier.

— Eh bien, moi, je n’ai jamais reculé, lui dit Dagget. Pour parler franc, je crois que ça ira peut-être mieux comme vous le voulez à présent ; mais si vous vous étiez souciée de continuer, je serais resté à vous jusqu’à mon dernier jour. J’espère que vous êtes sûre de ça.

— Oui, j’en suis sûre, répondit-elle.

Ce soir-là, elle et Joe se séparèrent avec plus de tendresse qu’ils ne s’en étaient témoigné depuis longtemps. Debout sur le pas de la porte, se tenant les mains, ils sentaient passer sur eux comme une grande vague de souvenirs et de regrets.

— Ce n’est pas de cette façon-là que nous avions cru que les choses finiraient, n’est-ce pas, Louisa ? Elle secoua la tête. Un petit frisson effleura son visage placide.

— Avertissez-moi, quand il y aura quelque chose à faire pour vous, reprit-il. Je ne vous oublierai jamais, Louisa.

Puis il l’embrassa et descendit le sentier.

Louisa, restée seule, pleura un peu dans la nuit, elle ne savait pas au juste pourquoi ; mais le lendemain matin à son réveil, elle était comme une reine qui, après avoir craint de voir son domaine lui échapper, s’y sent solidement établie une bonne fois.

Maintenant les hautes herbes pouvaient monter autour de la cabane d’ermite qui retenait César ; la neige, d’année en année, pouvait tomber sur son toit ; jamais ce furieux ne porterait la désolation dans le village sans défense. Maintenant le petit serin pourrait se transformer chaque soir en une boule jaune immobile sans avoir à se réveiller en voletant épouvanté contre les barreaux. Louisa pourrait perler ses fins surjets et distiller des roses, épousseter et polir et embaumer de lavande ses chastes atours comme il lui plairait. Assise à la fenêtre avec son ouvrage, elle s’abîmait dans une paix profonde. Lily Dyer florissante, la tête haute, vint à passer, mais elle ne ressentit aucune émotion. Si Louisa Ellis avait vendu son droit d’aînesse, elle n’en savait rien, tant était délicieux le goût du plat de lentilles dont elle s’était si longtemps contentée. La sérénité, une étroitesse tranquille représentaient pour elle tous les privilèges. Elle envisageait dans l’avenir une longue suite de jours enfilés côte à côte comme les perles d’un rosaire, tous pareils les uns aux autres, tous unis et sans tache ; son cœur s’éleva reconnaissant.

Dehors c’était une ardente après-midi d’été, l’air était rempli des bruits de la moisson, bruits d’oiseaux et d’abeilles, il y avait des clameurs, des cliquetis métalliques, des appels amoureux et de longs bourdonnemens. Louisa restait assise, comptant ses jours dans la prière comme une nonne, hormis le cloître.


II

Ne dirait-on pas quelque petit tableau hollandais d’une limpide et fraîche couleur, aux ombres transparentes, aux détails d’un fini précieux, un de ces tableaux exécutés avec tout autant de soin que Louisa Ellis en mettait à faire reluire son mobilier, puisque Metzu aimait à peindre, paraît-il, dans un pavillon, au milieu d’une pièce d’eau pour mieux conserver la pureté des teintes, et que Gérard Dow, non content d’enfermer ses toiles et sa palette, ne les reprenait jamais sans rester ensuite quelque temps immobile pour laisser tomber la poussière ? L’intérieur immaculé de Louisa eût été digne de servir de prétexte à ces manies géniales. Mais de même que les peintres hollandais, sans varier beaucoup leurs sujets, ne nous conduisent pas toujours dans la parfaitement bonne compagnie, miss Wilkins ne se borne pas à peindre des anges un peu froids qui dissimulent leurs ailes, des religieuses par instinct dont la vraie place serait au couvent, si le hasard les avait fait naître en pays catholique.

Son premier récit, A humble romance, qui n’est pas son œuvre la moins remarquable, nous met dès les premières lignes en présence de l’évier chargé de vaisselle où une pauvre petite servante au des rond, aux coudes pointus, au visage tiré par la fatigue, aux cheveux fades et rares, entame son roman bizarre et touchant avec un colporteur ; le pathétique mensonge de Sister Liddy est commis dans un asile de mendicité ; Christmas Jenny, la pourvoyeuse de verdure de Noël, vit en forêt d’une façon aussi indépendante, aussi sauvage que les fauves et les oiseaux ses amis ; Minty, ce modèle d’amour conjugal qui dans Un couple errant, finit par s’atteler comme une bête de somme à la charrette qui traîne sur les routes son mari malade, est une belle ouvrière de fabrique sur le compte de laquelle on a beaucoup jasé (mais c’était avant son mariage) ; — La libre penseuse, Esther Gay, ne se fait pas faute de tricoter le dimanche, — personne de ceux qu’elle choque ainsi ne se doute que c’est pour les pauvres ; — et l’héroïne de An Object of love ne serait de sa vie retournée à l’Eglise si elle n’avait retrouvé son chat longtemps perdu.

Il y beaucoup d’autres personnages incorrects ou révoltés dans l’œuvre de Mary Wilkins, mais son réalisme n’aboutit jamais à rien de malsain ni de moralement grossier ; elle est, selon le vœu de George Eliot, de ceux qui se dévouent avec sympathie à la fidèle représentation des choses ordinaires, qui savent y trouver de la beauté, qui sont heureux de montrer avec quelle tendresse la lumière du ciel tombe sur elles. « Qu’il y en ait toujours parmi nous ! » s’écrie l’auteur d’Adam Bede. Il y en a plusieurs en Amérique et nous les avons déjà nommés.

Mrs Beecher Stowe, la première, entreprit de peindre les caractères et la vie rustique sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre. Nous la connaissions, cette Nouvelle-Angleterre, comme le foyer de la vie intellectuelle en Amérique, comme le berceau des Franklin et des Daniel Webster, des Channing, des Charles Sumner, des Théodore Parker, des Longfellow, des Whittier, des Bancroft, des Prescott, de tant de grands esprits ; elle se manifestait pour nous à travers les romans si distingués de Mawthorne et la haute philosophie d’Emerson. Mais nous ne savions pas, avant de l’avoir vu de nos yeux, qu’il y a entre le moindre village du Massachusetts ou du Maine et les autres villages la même différence qu’entre Boston et les autres grandes villes d’Amérique. Les premiers habitans de ces côtes si rudes, presque inabordables, ne furent pas des chercheurs d’or ; ils poursuivaient avant tout un but spirituel, ce qui ne les empêcha pas d’être par la suite âpres au gain et habiles en affaires, mais l’empreinte de la spiritualité leur est restée malgré tout. Mrs Stowe l’a fait jadis admirablement ressortir en nous présentant, dans la Perle de l’île d’Orr, ces ménagères qui nettoient leur cuisine les psaumes à la bouche, ces matrones parcimonieuses et avisées, si savantes sur les Écritures ; ces loups de mer, intrépides devant la tempête, mais si craintifs du péché, et qui, après lui, ne craignent rien tant que leurs femmes ; ces enfans placés tout petits, de gré ou de force, en face du tribunal de leur conscience et du terrible mot de responsabilité ; ces vieilles filles, douées d’une infinité de talens pratiques et à qui leurs voisins donnent le titre de tante par un consentement unanime comme pour attester les liens qui les attachent à toute la famille humaine.

Sarah Jewett vint ensuite, avec ses intimes et consciencieux portraits de dames et de demoiselles de village, ses vieux capitaines aux histoires sans fin, ses fermiers laborieux et rapaces, ses médecins de campagne dont la mission charitable est aussi bien remplie, pour le moins, que celle des ministres de la religion. Sous certains rapports, Mary Wilkins n’égale pas ses devancières ; elle n’a pas l’art délicat de l’une ni la féconde imagination de l’autre ; elle tourne beaucoup dans le même cercle, elle n’est pas ennemie de l’exagération et de l’effet, elle pousse parfois les portraits jusqu’à la charge ; mais son talent a des qualités spontanées, instinctives qui en font presque du génie. Quoique réaliste, elle est poète, aucun de ceux qui ont lu sa Mélodie lointaine, A Faraway melody, ne pourra le nier ; elle a un tempérament de peintre, une manière à elle de poser, en deux ou trois touches hardies, un paysage aussi bien qu’une figure, la puissance rare d’émouvoir d’un mot, d’imposer à sa guise le rire ou les larmes, de les provoquer même ensemble, ce qui est le triomphe de l’humour ; elle a le don suprême, incomparable de la passion et de la vie.

Il serait trop long d’analyser ici les nombreuses nouvelles de miss Wilkins, les short stories qui restent ce qu’elle a produit de meilleur. Ses mérites et ses défauts s’accusent suffisamment pour qu’on apprenne à les bien connaître dans son dernier ouvrage, le plus volumineux qu’elle ait écrit, bien qu’il ne compte pas trois cents pages : Pembroke. Vraisemblablement, ce roman ne trouvera jamais de traducteur en France parce que trop de choses y sont au rebours de notre nature et qu’il nous est impossible d’en comprendre tout à fait la plupart des personnages, encore que nous les sentions profondément humains, mais c’est une humanité différente de la nôtre pour ainsi dire. Et peut-être y a-t-il lieu de noter en passant les raisons de cette différence. D’abord, le règne toujours présent de la Bible, cette pierre angulaire sur laquelle les puritains ont fondé leurs colonies. Elle entre en scène, dès les premières lignes, au milieu du cercle que forment autour d’elle, par une froide soirée de mai, la famille Thayer. Cette famille compte parmi les plus considérables du village de Pembroke. Le père, Caleb Thayer, tient donc sur ses genoux une grande Bible reliée en cuir et lit tout haut, d’une voix solennelle, les psaumes d’imprécations. Sa femme, Deborah, l’écoute, droite sur sa chaise, les yeux étincelans d’énergie argumentative et guerroyante ; elle confond volontiers les ennemis du roi David avec les audacieux qui contrarient sa volonté. Une belle jeune fille et un enfant malade sont moins attentifs peut-être, mais ils n’en laissent rien voir ; et voilà que de la chambre voisine sort le héros du livre, Barney, en habit bleu à boutons de cuivre, en gilet de satin à fleurs, les bottes bien cirées, les cheveux luisans de pommade, superbe dans cette tenue de conquête. Il prend son chapeau :

— Ne restez pas après neuf heures ! lui crie sa mère. Je ne souffrirai pas que vous rentriez aussi tard que dimanche dernier.

Le jeune homme, sans répondre, jette la porte impatiemment derrière lui.

— S’il avait quelques années de moins, je le ferais revenir sur ses pas et fermer cette porte de nouveau, dit la mère en hochant son lourd menton comme s’il était de fer.

Après quoi Caleb poursuit la lecture de ses imprécations.

Barney, cependant, sort dans la cour ; l’herbe jeune et brillante est jonchée de fleurs de cerisier. Les pommiers aussi sont en fleur et ces branches neigeuses semblent en contradiction avec le froid piquant qui sévit encore. Barney s’inquiète de la gelée pour le verger d’où, les Thayer tirent une partie de leur revenu, car au mois de juin, il doit épouser Charlotte Barnard, et il a résolu d’avance qu’elle aura chaque année, avec une robe de soie, deux chapeaux neufs, un pour l’été, l’autre pour l’hiver.

Tout en cheminant Barney arrive à un endroit où finissent les clôtures derrière lesquelles les pommiers secouent leur neige. Là se dresse un cottage en construction, celui qu’il habitera avec sa femme. Il y pénètre et se promène dans la maison en assignant d’avance une place à chaque meuble. Devant le foyer sans feu, il s’arrête, il croit voir, installé déjà, le rocking chair de Charlotte ; les larmes lui viennent aux yeux et, appuyant sa joue encore imberbe contre le mur, il le baise naïvement. C’est une fervente démonstration non pas seulement à l’égard de Charlotte et des joies qui l’attendent, mais une action de grâces à la vie, à l’amour et à la nature, bien qu’il ne s’en rende pas compte. Très ému il se détourne, ses pensées semblent éblouir son cerveau, il ne sent plus ses pieds toucher la terre : « J’épouserai Charlotte, nous vivrons ici ensemble toute notre vie et ensemble nous y mourrons. » Cette idée de la mort n’empêche pas son jeune cœur de bondir d’allégresse, et, rejetant ses épaules en arrière dans son habit des dimanches, il se dirige vers la maison de Charlotte. Au premier coup qu’il frappe, la jeune fille arrive souriante et doucement grave ; ni l’un ni l’autre ne parle ; Barney s’assure d’un coup d’œil qu’ils sont seuls, puis il saisit les deux mains de Charlotte et l’embrasse longuement.

L’idylle commence à souhait ; elle nous montre ce qu’il y a de sensibilité latente sous les apparences froides de ces gens chastes et contenus, mais presque aussitôt nous tombons dans le drame. A peine Barney est-il entré sur les pas de sa bien-aimée dans la cuisine où se tient la famille assemblée, que le vieux Céphas, le père de Charlotte, mal disposé pour l’amoureux de sa fille, irrité peut-être des discrètes familiarités que se permettent les deux jeunes gens, assis à côté l’un de l’autre, engage avec Barney une discussion quelconque à propos des élections. Il le provoque de telle sorte que des épithètes insultantes s’ensuivent des deux côtés et que Céphas finalement met en langage biblique, mélangé de jargon paysan, son futur gendre à la porte : « Hors d’ici, hors de cette maison et que plus jamais votre ombre n’en obscurcisse le seuil, tant que régnera le Seigneur tout-puissant.

— Par le Seigneur tout-puissant je m’en garderai bien ! répond Barney d’une voix terrible.

Et la porte retombe sur lui. Charlotte s’est élancée à sa poursuite en écartant ses parens qui veulent la retenir. Peu lui importe que derrière elle on pousse des verrous ; elle se précipite sur la route, elle appelle : « Barney ! Barney ! » Mais Barney, si amoureux naguère, ne tournera même pas la tête, il marchera d’un pas ferme et la distance grandira toujours entre lui et Charlotte jusqu’à ce que celle-ci s’arrête et crie d’un ton impérieux : « Barney Thayer, si vous devez jamais revenir, que ce soit tout de suite ! » Barney fait encore semblant de ne point entendre. Alors Charlotte rappelle toute sa fierté ; elle va s’asseoir sur le pas de la porte close et y reste immobile comme un objet inanimé. Sa tante Sylvia, en sortant, la relève et l’emmène chez elle.

Sylvia demeure sur la route au-delà du cottage de Barney. Et celui-ci qui est rentré dans son nid à demi construit, destiné désormais à rester désert, voit passer les deux femmes sans se rendre compte de l’humiliation que Charlotte vient de subir à cause de lui. Un ressentiment amer contre le monde entier et contre la vie le possède ; il est tombé de l’état de bonheur complet, sacré pour ainsi dire où il était tout à l’heure, au plus profond du désespoir ; sa joie avait atteint l’éternité, il en est de même pour sa douleur. Les tendances religieuses qui lui sont naturelles, héritage de plusieurs générations de puritains, rendent impossible pour lui de ressentir la sympathie ou l’antagonisme dans leur plénitude, sans les rapporter à Dieu. Il se met donc à interroger ce Dieu qui le châtie : « Qu’ai-je fait pour mériter d’être traité ainsi ? N’ai-je pas gardé tous tes commandemens dès mon enfance ? Ai-je manque jamais à te louer comme l’auteur de ma joie et à te demander de la bénir ? Qu’ai-je fait pour que tu me la reprennes ? »

L’idée ne lui vient pas que la chose puisse s’arranger, qu’il puisse se réconcilier avec Céphas, épouser Charlotte. Non, tout est inévitable aux yeux de cet être entier et intransigeant ; son malheur lui apparaît sans remède.

Il n’a pas le courage de rentrer à la ferme. Il passe la nuit dans cette maison ouverte à tous les vents. Que lui fait maintenant la gelée ? Tous les arbres du printemps n’avaient fleuri que pour lui et pour Charlotte. Ils ne sont plus bons à rien.

Et les jours en s’écoulant n’ont pas raison de l’entêtement de Barney ; il est, pour employer l’expression locale, terrible set, terriblement buté. Cet état d’âme, presque physique autant que moral et incompréhensible pour nous, est fréquent, paraît-il, dans la Nouvelle-Angleterre, car plusieurs des récits de miss Wilkins roulent là-dessus, d’où il s’ensuit un certain nombre de mariages ou de réconciliations entre vieilles gens qui, après avoir souffert éloignés l’un de l’autre, sans aucun motif bien raisonnable, finissent sur le tard par s’entendre, à moins que la mort ne les surprenne auparavant.

Barney reste donc terrible set ; dans la famille de sa fiancée on ne l’est pas moins. Charlotte ne peut se pardonner d’avoir manqué à la pudeur en courant après lui, en le rappelant au vu et su de tout le village ; Céphas, un peu confus au fond, rejette tout le mal sur l’irritation produite chez les gens par l’abus de la viande dans la nourriture ; il contraint les siens à vivre d’herbes et de légumes afin d’éviter des emportemens auxquels il a été en somme seul à se livrer. Les manies, les idées fixes, les tantrums, les « rats » tiennent aussi une grande place dans ces études de mœurs. Céphas et les vieilles femmes de sa maison se livrent à de longues discussions sur le libre arbitre à propos du mariage rompu : — Si tel ou tel agit de telle ou telle façon parce que c’est plus fort que lui et qu’il ne peut s’en empêcher, autant vaudrait naître esclave. Mais parler ainsi c’est blasphémer contre la parole divine. Peut-être le plus sage en effet est-il donc de suivre les conseils de Céphas, d’éteindre en soi la partie animale pour développer la partie spirituelle, et pour y réussir de se nourrir exclusivement de pâtés d’oseille sans beurre ! Deborah Thayer cependant, forte comme son homonyme biblique, méprise les pâtés d’oseille et croit au péché originel. Ce que son fils a fait de mal en rompant avec une honnête fille que d’ailleurs elle aime médiocrement, — dans les âmes puritaines la tendresse est, sinon rare, tout au moins profondément enfouie, — lui paraît une conséquence de ce péché ; elle s’y connaît, son fils tient d’elle, il ne cédera jamais. Sans espoir de briser sa volonté, elle le retranche de la famille, parce que c’est son devoir de le châtier. Barney va demeurer seul dans la maison qu’il s’est bâtie.

Briser sa propre volonté, voilà ce que non seulement Barney, mais tous les hommes de Pembroke trouvent de plus difficile à faire. La tante Sylvia n’attend-elle pas depuis dix-huit ans que Richard Alger, qui vient tous les dimanches soir lui tenir compagnie, se décide à la demander en mariage ? Pourquoi ne le fait-il pas ? Par crainte de tout ce qui ressemble à un changement dans ses habitudes. Une fois il a paru bien près de se déclarer et puis, le jour où son parti était pris, il a trouvé par malheur la pierre roulée devant la porte de Sylvia. Ce signe indiquant que sa vieille amie ne l’avait pas attendu a produit chez lui un accès de susceptibilité, car ces hommes de bronze trouvent le moyen d’être étrangement sensitifs ; et il a rétrogradé à tout jamais. Peut-être Sylvia aurait-elle pu fournir une explication satisfaisante et le ramener ; mais que serait devenue la réserve virginale que dans la Nouvelle-Angleterre une amoureuse conserve jusque sous ses cheveux blancs ? Tous ces sentimens qui sont donnés comme ordinaires et indiscutables étonnent un peu le lecteur de race latine, attaché malgré tout par la lecture de Pembroke. Il ne comprend pas le genre de fierté plus forte que le désespoir qui refoule les sanglots de Charlotte essayant devant sa glace, par un raffinement de torture volontaire, la robe de noce qu’elle vient d’achever et qu’elle ne mettra jamais. Ce nous est presque un soulagement de constater que, même dans un village puritain, il existe des femmes, trois fois femmes comme la petite Rose, capable d’aller supplier Barney de revenir à sa fiancée, encore qu’il lui plaise fort à elle, capable aussi de chercher à s’emparer de la place de son amie, quitte à prendre horreur d’elle-même après qu’elle a échoué et à se laisser consoler tout de suite, sans transition, par un malotru parce qu’elle aime l’amour pour l’amour. L’inconsciente hystérie de Rose est comme une soupape de sûreté dans ce foyer de vertus inébranlables, d’autant plus qu’elle a un cadre poétique : le verger des cerises où la jeunesse de Pembroke fait un pique-nique préliminaire de beaucoup d’accordailles.

Les ravissans détails descriptifs ne manquent pas pour relever l’austérité du fond, mais c’est autour de l’invincible obstination de Barney et de l’immuable fidélité de Charlotte qui, dix ans de suite, résignée à la condition de vieille fille, refuse les plus beaux partis, qu’évolue tout le reste du récit. Barney ne cède qu’après que Charlotte s’est publiquement compromise en venant le soigner pendant une grave maladie. On en a jasé, l’église s’est émue, le ministre et l’un des diacres se sont transportés auprès de l’imprudente infirmière pour lui adresser des admonestations. Alors l’esprit de Barney, très lent, nous semble-t-il, et cuirassé d’une curieuse innocence, s’ouvre à la vérité : pour lui, qui l’a si mal traitée, Charlotte s’est perdue ! Des écailles lui tombent des yeux.

— Retournez chez vous, dit-il brusquement à Charlotte comme s’il approuvait la démarche du ministre, retournez-y tout de suite !

Et quand elle a obéi, humiliée, navrée une fois de plus, le malade, si accablé qu’il soit encore de rhumatismes pris à faire du bois en forêt par un hiver rigoureux, le malade se lève, s’habille, sort sur la route, va droit chez l’ennemi, avec de grands gestes, comme si, chemin faisant, il luttait contre un autre lui-même et qu’il lui fallût combattre à chaque pas. Arrivé devant Céphas, il lui dit simplement, dix ans après : « Je suis revenu ! » Et il passe son bras autour de Charlotte.

— Entrez, répond le père.

Et Barney, redevenu le bon, l’heureux Barney de sa jeunesse, entre dans la maison avec sa bien-aimée.

Le vieux Richard Alger, lui aussi, se décide à sortir de l’ancienne ornière où il a marché si longtemps pour en creuser une nouvelle qu’il suivra avec la même persistance.

Le jour où Sylvia, qui a épuisé son petit avoir, s’en va vivre ruinée à la maison des pauvres, il arrête la charrette qui l’emporte vers ce lieu de misère au moment où elle passe devant sa porte, et, tel qu’il est, en manches de chemise, par un froid de loup, sans même prendre le temps de passer un habit, il la ramène chez elle de force, lui demande pardon et reprend la formule de déclaration amoureuse, commencée au temps de leur jeunesse. Il a laissé la beauté de la femme de son choix se flétrir dans l’isolement, et, de son côté, il a toujours souffert, ne parvenant pas à se passer d’elle. Pourquoi ? La seule explication qu’il en fournisse est celle-ci : — C’était plus fort que moi, je ne pouvais pas ; j’ai toujours suivi tout droit le même sillon, et il fallait un rude cahot pour m’en faire sortir ! — Après les longues persistances il y a toujours une action en sens contraire, et Richard cède d’une façon absolue comme il avait résisté ; il en a fini avec sa lubie. Dompté une bonne fois, il s’en retourne, couvert d’un petit châle que sa fiancée le force à mettre par-dessus sa chemise pour éviter une fluxion de poitrine. Ce petit châle féminin le rend cependant ridicule, et il faut savoir ce qu’est la crainte du ridicule au pays où règne la self-consciousness, la conscience de soi aiguisée par le perpétuel examen et rehaussée du sentiment de l’humour qui est par excellence une qualité de terroir ! Se singulariser, dévier visiblement du chemin commun est une disgrâce. Richard ne peut donner à sa vieille fiancée une plus grande preuve d’amour que cette exhibition de lui-même dans la rue du village sous le petit châle brun dont Sylvia s’est enveloppée toute sa vie ; mais, si possédé qu’il soit de respect humain, il le portera docilement jusqu’au bout en signe d’esclavage.

Chose curieuse, pendant le temps où ces deux hommes d’âge différent, Richard Alger et Barney Thayer, ont persisté dans leur commune obstination, ils sont arrivés à se ressembler physiquement, malgré la différence d’âge, au point que la pauvre Sylvia, un soir d’automne, les prend dans le crépuscule l’un pour l’autre, et verse dans l’oreille du jeune homme la plainte désolée qu’elle croit adresser à son amant sexagénaire. Après quoi, saisie de honte, elle n’osera plus regarder personne en face, elle n’ira plus à l’église que sous un voile assez épais pour la cacher tout entière. Et ici nous arrivons à de nuageuses théories qui sont plus que tout le reste bien américaines, ou plutôt bien anglo-saxonnes, car dernièrement, on s’en souvient, M. Augustin Filon démontrait avec une incontestable autorité, dans cette revue même, à propos du théâtre anglais, que le réalisme en Angleterre est essentiellement symbolique ; que l’exacte reproduction de la vie ne plaît aux Anglais qu’à la condition de les conduire à « quelque découverte sur les problèmes de la morale, sur les énigmes de la destinée, sur les obscurités fascinantes de ce monde physique où nous vivons sans le voir, sur l’en-dedans, l’à-côté et l’au-delà. » Mary Wilkins est du pays où sévit avec le plus d’intensité cette forme toute spirituelle de la médecine, la science chrétienne, où des docteurs d’une nouvelle espèce, dont la clientèle augmente tous les jours, prétendent guérir les infirmités du corps en soignant celles de l’âme. Si l’enveloppe extérieure n’est que l’image des détériorations morales, pourquoi les mêmes actes commis par deux individus qui nourrissent des sentimens identiques, n’amèneraient-il pas une ressemblance entre eux ? Cette ressemblance peut même être beaucoup plus frappante que la simple analogie de traits. C’est la répétition chez l’un et l’autre des péchés et des laideurs intimes qui se trahit ainsi.

Miss Wilkins pousse plus loin cette idée, qui n’est pas sans quelque fondement raisonnable, puisqu’on sait quel air de famille, pour ainsi dire, existe entre certains malfaiteurs dont les habitudes criminelles sont les mêmes. Il y a dans le village de Pembroke un homme qui marche de travers, le dos courbé par une maladie de l’épine dorsale, et il apparaît à plusieurs que pendant sa crise de cruelle opiniâtreté Barney marche voûté comme lui. A-t-il donc aussi la moelle épinière atteinte ? Ceux qui se posent cette question ont probablement une vision spirituelle des choses qui leur permet de deviner la difformité mentale et de la revêtir d’une image sensible. Peut-être aussi Barney, tout absorbé dans son infirmité, réelle mais cachée, est-il arrivé inconsciemment à lui donner par momens une expression physique, et promène-t-il à travers le village un dos tordu comme l’est son esprit. Cette difformité spirituelle, symbolisée par une déviation de l’épine dorsale, ne paraîtra tout à fait extravagante qu’à ceux qui n’ont jamais remarqué quelle empreinte la manière de vivre et de penser donne à la physionomie humaine ; mais miss Wilkins revient si souvent sur cette théorie, elle la pousse à un tel degré d’exagération qu’elle aurait chez nous quelque peine à la faire accepter, même aux partisans d’un certain occultisme. Je ne doute pas que, pour les lecteurs anglais et américains, ce ne soit là au contraire un des points les plus intéressans du livre et, si j’insiste là-dessus, c’est pour montrer une fois de plus les abîmes qui existent entre le réalisme, tel que l’entendent chez nous ses adeptes, et celui qu’ils ont pourtant emprunté à l’Angleterre, car George Eliot a précédé M. Zola.

Le grand mérite de Pembroke est ailleurs, il est dans l’analyse approfondie de l’esprit puritain. Le personnage en qui s’incarne le mieux cet esprit indomptable, le terrible esprit d’enquête et de répression qui fit brûler (1692) les sorcières de Salem, est celui de Deborah Thayer, la mère de Barney. Il suffit de la regarder faire sa cuisine pour la connaître. Elle tourne une sauce avec une vigueur de muscles superflue, comme elle tournerait du plomb fondu ; elle rappelle ainsi une de ses aïeules du temps des guerres françaises et indiennes, coulant des balles avec le hurlement des sauvages dans les oreilles. Son mari tremble devant elle, sa fille la redoute au point que la crainte de l’opposition qu’elle ferait à son mariage avec un honnête garçon la conduit à une intrigue secrète, scandale presque sans exemple dans le vertueux village de Pembroke. Un jour la jolie Rébecca s’évanouit en pleine église comme Gretchen, et pour les mêmes raisons. Que fait alors une mère puritaine telle que Deborah ?

Silencieusement elle chasse l’infortunée, elle la met dehors par une de ces tempêtes de neige qu’on ne connaît que dans le nord de l’Amérique. Puis elle va trouver son fils aîné, envers lequel déjà elle s’est posée en justicière inflexible, et lui dit de faire en sorte que sa sœur se marie sur-le-champ sans qu’elle ait à s’en mêler davantage. Voilà les deux hommes, le frère furieux, l’amant éperdu, courant après la fugitive. Ils la retrouvent, après de longues recherches, à moitié gelée, à moitié folle dans une maison écartée au bord du grand chemin, une maison où vit certaine femme de mauvais renom, la veuve d’un ivrogne, Mrs Sloane. Cette brebis galeuse, mise au ban de la société, l’a recueillie et l’a soignée. Croyez-vous que l’auteur ou aucun de ses personnages fasse là-dessus la moindre dépense de sentiment ? Nous ne serions plus à Pembroke ! Vite, le frère va chercher pour une bénédiction hâtive le ministre du village, en le priant d’amener sa femme, car Barney ne peut supporter l’idée que la Sloane, qu’il s’est gardé de remercier, serve de témoin, comme les femmes peuvent le faire en Amérique. Détail curieux, William Berry, le séducteur de Rebecca, n’est pas moins intolérant que Barney. Assis dans la cuisine horriblement sale de Mrs Sloane, il se livre à des réflexions inattendues : pour lui, « élevé au milieu de la méticuleuse netteté d’un intérieur typique de la Nouvelle-Angleterre, ce désordre, tandis qu’il l’observe à travers un état mental tendu à l’excès, semble prendre une signification plus profonde et révéler par des images matérielles l’ignominie de l’âme elle-même, son genre d’existence, ses pensées secrètes. William n’était jamais entré tout à fait jusque-là dans l’atmosphère de son propre péché, mais maintenant il la respirait en plein, et, de quelque façon inexplicable, les pots et les casseroles malpropres entassés dans l’âtre lui rendaient la chose plus réelle. Il ne sentait que très peu de pitié pour la fille qu’il avait perdue et très peu d’amour pour elle, très peu de pitié non plus et très peu d’amour pour lui-même, rien qu’une espèce d’horreur, » l’horreur de ce côté étranger de la vie, de ce côté étranger de sa propre individualité qu’il s’était dissimulé auparavant. Ce parallèle entre un état d’âme et un amas de vaisselle sale n’est-il pas un exemple de plus de réalisme symbolique ?

« Le ministre et sa femme eurent entre eux, avant de suivre Barney, une conférence à voix basse. Tous les deux étaient fort jeunes, installés depuis peu à Pembroke. Le cœur de la femme du ministre battait très fort, ses petites mains maigres étaient froides dans son grand manchon ; elle sortait d’une famille d’église et n’avait jamais imaginé rien de pareil à cette abomination. Une sorte de honte générale pour tout le sexe féminin semblait peser sur elle comme si elle eût été à la place de Rébecca. » L’apparition de Mrs Sloane, dont elle a entendu parler, lui fait l’effet de celle de la bête de l’Apocalypse. Mrs Sloane essaye bien de pénétrer avec ces gens dans la chambre où s’accomplit la triste et rapide cérémonie nuptiale, mais on lui ferme la porte au nez comme si elle n’était pas chez elle. Une fois mariée la malheureuse Rebecca est emmenée dans la voiture du ministre ; elle traversera le village enveloppée du châle à carreaux bleus que lui a prêté la pécheresse et qui attire tous les regards comme un drapeau d’infamie. Cette scène est d’une incroyable dureté ; elle fait presque haïr des vertus si hautaines. Rebecca serait une criminelle qu’elle ne pourrait expier plus cruellement.

Le mariage ne la relève ni à ses propres yeux ni aux yeux du monde. Longtemps elle se cache dans la maison où l’a installée son complice désormais légitime ; les rideaux sont baissés, les portes closes ; nul visiteur n’est reçu ; parfois on voit passer furtive l’ombre défigurée de la jolie fille dont la fraîcheur, la beauté sont tombées tout à coup. Son vieux père cependant est pris d’un accès de courage unique et qui l’effraye lui-même : il ose aller sur ces entrefaites à l’enterrement du petit enfant, fruit d’un si grand péché. De la part de la mère pas un mouvement, pas un mot de miséricorde ; personne ne se hasarde à parler devant elle de la coupable ; elle redouble de discipline et de surveillance envers le fils qui lui reste : Ephraïm, condamné par les médecins. Une maladie de cœur le mine lentement et Deborah le soigne avec rigueur autant pour mortifier sa chair que par sollicitude pour sa santé. Elle a une manière âpre et farouche d’aimer ses enfans. C’était ainsi qu’après avoir travaillé tout le jour elle cousait naguère une partie de la nuit pour préparer le trousseau de la fille que finalement elle a jetée enceinte, au risque de la tuer, sur le grand chemin. Son unique préoccupation est d’améliorer l’âme rebelle d’Ephraïm. En vain le médecin lui recommande-t-il d’être conciliante : — « Voulez-vous donc, répond-elle, que je le gâte pour sa perdition ? Il n’y a pas à penser qu’à son corps. »

En tout elle voit le côté spirituel des questions. Ephraïm ne peut aller à l’école, mais il apprend sans relâche le catéchisme ; elle le prépare ainsi à la vie future qui est proche. La façon dont elle force le petit malheureux à avaler ses médicamens est d’un bourreau ; elle présente la cuillère de potion comme si c’était une baïonnette et que la mort fût au bout. Ephraïm cependant se livre en cachette avec ardeur à tous les péchés de désobéissance, de gourmandise, de paresse et autres méfaits enfantins qu’on lui défend. Il n’a que des idées de révolte. L’envie folle le prend un jour par exemple d’aller glisser sur la glace comme font les autres polissons de son âge. Echapper à la surveillance maternelle en plein jour serait impossible, mais une nuit que la lune brille en son plein, il s’évade comme un voleur, court au hangar où se trouve un petit traîneau et grimpe haletant au sommet de la colline transformée en montagne russe. Là il savoure le plaisir solitaire de descendre maintes fois à fond de train la pente glacée, avec des rires de triomphe et des hourrahs. Tous les instincts naturels de la jeunesse si longtemps réprimés se donnent carrière chez lui ; il a rompu les entraves, il est libre, il s’amuse pour la première et la dernière fois de sa vie.

Cette suprême explosion d’animal spirits est telle que, dans son ivresse, l’enfant n’a pas plus peur de la nuit et de la solitude que de la punition qui l’attend s’il est découvert. Mais lorsqu’il reprend le chemin de la maison, la tête haute, ses yeux rencontrent les étoiles pâlissantes dans l’éclatant clair de lune et la grande lune elle-même chevauchant les nuages ; devant ces regards accusateurs, il pense au catéchisme et aux commandemens. Une légère angoisse lui poigne l’âme, et il marche ensuite le front baissé.

Le sort cependant a favorisé Ephraïm. Sa mère ne soupçonne jamais cette étrange équipée ; elle ne s’aperçoit même pas qu’il ait mangé en rentrant la moitié d’un mince pie. Tout irait bien si malheureusement le lendemain il n’oubliait certaines recommandations expresses que lui a faites Deborah pour rester à jouer avec son vieux père au jeu de holly gull, un jeu de hasard où des grains de maïs tiennent lieu de dés. Cette désobéissance et cette dissipation lui coûtent cher. Deborah s’arme d’un bâton et le fait monter dans sa chambre. Chose bizarre, tout en comprenant que, malgré la recommandation expresse du médecin, elle veut le battre, l’enfant n’a aucune peur. Il lui semble qu’il va échapper aux coups, disparaître comme par enchantement dans des profondeurs sans fond. Jamais il n’a eu aussi mauvaise mine, mais la mère ne s’y arrête pas : « Ephraïm, dit-elle, je vous ai épargné la verge toute votre vie parce que vous étiez malade. Votre frère et votre sœur se sont révoltés contre le Seigneur et contre moi. Vous êtes le seul enfant qui me reste et vous aurez à faire votre devoir. Je ne veux plus vous ménager. Mieux vaut pour vous être malade que bien portant et mauvais. Que votre corps souffre plutôt que votre âme. Ne bougez pas. »

Le terrible bâton se lève et retombe, il se lève de nouveau, mais soudain un bruit étrange s’échappe des lèvres d’Ephraïm qui roule inanimé sur le plancher. Bientôt dans le village on raconte que Deborah a fait mourir son fils sous la verge ; l’indignation contre elle est grande ; mais elle n’en tient aucun compter elle se lamente et prie tout haut dans une agonie de conscience inexprimable :

— Je ne pouvais le laisser se perdre ainsi, tu le sais, je ne le pouvais pas, Seigneur ! Je l’aurais plutôt déposé sur l’autel comme Abraham y déposa Isaac. O Ephraïm ! mon fils, mon fils, mon fils !

L’horreur de cette situation ne peut être dépassée ; c’est à peine si nos nerfs français la supportent. Le temps se passe, il est bien établi dans le village que Deborah Thayer a tué son fils, elle-même n’en doute pas un seul instant, et toute la nuit, le vieux Caleb l’entend se défendre désespérément devant Dieu. Enfin un coup de théâtre intervient ; un témoignage inattendu révèle l’histoire de la glissade nocturne et du mince pie. Il devient clair pour Deborah qu’elle n’est pas meurtrière, que ce qui s’est passé avant son intempestive correction suffisait pour donner la mort à un malade aussi avancé déjà que l’était Ephraïm. Quel soulagement ! Elle ne peut y résister. Après avoir supporté le remords, elle est moins forte devant la soudaine consolation qui la délivre. Peut-être Ephraïm tenait-il d’elle sa maladie de cœur, peut-être ce qu’elle a souffert pendant des mois l’a-t-il prédisposé à une mort subite. Quoi qu’il en soit, elle s’affaisse en bénissant le Seigneur.

Tout cela est d’une grandeur sauvage, si humble, si terre à terre, si rude que soit le sujet. Lorsqu’on traverse d’abord le terrible village de Pembroke on est disposé à trouver quelque prix aux vertus tièdes, à la tolérance pour commencer ; on se met à excuser par esprit d’opposition les menues faiblesses courantes dans le reste du monde. Mais faites connaissance plus ample et plus intime avec cette petite société rustique si différente de la nôtre, et vous ne pourrez nier qu’il ne reste de ce contact une influence vivifiante, la même que produisent sur nous l’âpre brise de mer ou les robustes senteurs alpestres. Les caractères sont en harmonie avec les hivers d’un froid féroce, aux fougueuses tempêtes de neige qui n’empêchent pas les hommes d’attaquer, une hache à la main, au milieu des broussailles inextricables qui les repoussent, ces arbres gigantesques dont les racines plongent profondément sous la glace ; elles s’enroulent, ces racines puissantes, aux ossemens de la forêt ancestrale qui a formé ce sol si riche où d’autres bois se dressent aujourd’hui, couvrant d’immenses marais, abordables seulement quand ils sont gelés. Tel est le pays abrupt des Barney, des Deborah, des Charlotte, de tous ces fils et filles de puritains que semblent n’avoir pas effleurés les influences irlandaises ou allemandes sensibles dans le reste des États-Unis. Si parfois, en voyageant ailleurs, j’ai trouvé les mêmes traits caractéristiques, il m’a tout de suite été révélé que j’étais dans une colonie originaire de la Nouvelle-Angleterre et qui gardait avec fierté les vertus des aïeux. La chose est tout à l’honneur de la mère patrie et de l’empreinte indélébile qu’elle laisse à sa postérité.

En ce moment où le goût d’approfondir les âmes étrangères devient de plus en plus général, on n’étudiera peut-être pas sans intérêt, à travers le talent bien moderne de miss Wilkins, une âme tout aussi curieuse que l’âme Scandinave ou l’âme russe, bien qu’elle soit loin d’avoir la même séduction d’énigme : je veux dire l’âme anglaise du XVIIe siècle, transplantée dans ce qui, comparativement aux provinces colonisées depuis, est devenu la vieille Amérique.


TH. BENTZON.

  1. A Humble Romance, 1 vol. — A Far away Melody, 1 vol. — A New England Nun, 1 vol. — Pembroke, 1 vol.