Un Sectaire russe

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Un Sectaire russe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 56-95).
UN
SECTAIRE RUSSE

À l’exposition de l’académie de Saint-Pétersbourg, on remarquait l’année dernière plusieurs portraits signés par un jeune peintre. M. Riépine. Ils témoignaient d’un talent singulièrement vigoureux et avaient d’autant plus de succès qu’ils répondaient mieux au goût actuel du public russe en art comme en littérature : un sujet douloureux et commun, vu avec pitié, rendu avec une énergie brutale. Un de ces portraits représentait un paysan, la figure qu’on rencontre sur le seuil de chaque cabane ; un petit homme d’une cinquantaine d’années, au visage maigre, chétif, avec de longs cheveux d’un blond roux tombant sur les tempes, une barbe rare, des yeux gris intérieurs, tranquilles, un peu voilés ; n’eût été le sourire assez fin, un sourire de bonhomie peinée et d’une certaine malice qui plissait les coins très accusés de la bouche, on eût pu sanctifier ce portrait avec l’auréole, la chape en filigrane de vermeil, et l’accrocher indifféremment à quelque iconostase à la place d’un des innombrables bienheureux du moyen âge russe ; le type est le même ; on a vu cent fois sur les icônes cette expression faite de sentiment plus que de pensée, méditative pourtant, comme est l’expression de tous les primitifs, de tous les Orientaux, alors même qu’ils ne méditent jamais. — L’angle supérieur du tableau portait cette indication : Sutaïef, le sectaire de Tver.

Qui était ce personnage énigmatique ? La plupart des visiteurs de l’académie eussent été aussi embarrassés de répondre à cette question que vous le serez, vous, lecteur français. Distraits ou terrifiés par les catastrophes bruyantes du drame politique, les Russes négligent trop souvent d’étudier le sourd travail de la conscience populaire ; devant les phénomènes de l’histoire, nous sommes tous comme les bonnes femmes sous l’orage : elles se signent quand la foudre tonne et non quand l’éclair luit, ignorant que seul il cause le fracas et porte le péril. — Cette fois, du moins, un esprit attentif s’est chargé de satisfaire notre curiosité. M. Prougavine, l’auteur de recherches patientes sur le mouvement religieux, a publié dans une revue de Moscou, la Pensée russe[1], une suite d’articles sur la personnalité, les idées et l’action du « sectaire de Tver. » L’écrivain moscovite est allé s’établir au village ; il a vécu plusieurs semaines dans l’intimité de son héros ; il nous rapporte, avec les confessions détaillées de ce dernier, l’enquête contradictoire poursuivie dans le pays. J’ai pris un vif intérêt à cette enquête : je voudrais la résumer ici.

Gens d’Occident, gens affairés par la vie moderne, c’est peut-être beaucoup de vous demander une heure pour descendre dans l’humble petite âme d’un paysan de Russie. Essoufflés à courir derrière ce siècle, qui multiplie les idées et les intérêts au-delà des puissances de notre cerveau, nous n’avons plus ni attention, ni loisir, ni silence pour écouter ce que l’âme murmure de confus et de mystérieux. On nous dit d’ailleurs, on nous le dit tous les jours et de partout : « Le problème religieux appartient désormais aux archéologues ; ce qui a tant pesé dans le passé de l’homme ne pèsera plus dans son avenir, et dans cet avenir mieux réglé, l’imprévu divin n’entrera plus au compte général des affaires humaines. » J’acquiers une conviction tout autre en regardant l’histoire tisser sa vieille trame, toujours avec les mêmes fils, dans ce coin du monde où je l’observe. Pour un esprit sans préventions, le malaise spirituel domine, engendre et caractérise tous les malaises sociaux et politiques de la Russie. L’évolution religieuse, c’est-à-dire l’opération de l’idéal dans les âmes simples, les transformations et les exigences de cet idéal, voilà la source cachée d’où sortiront toujours les révolutions et les progrès, le large flot des faits sensibles dont nous écoutons le bruit sans nous enquérir de sa source. Qui croit cela peut se passionner en étudiant la pensée enfantine d’un pauvre moujik ; ne contient-elle pas en germe les vastes conséquences qui s’appelleront plus tard l’histoire et feront grand éclat dans le monde ? Cette étude offre un autre intérêt, le plus vif que puissent goûter les curieux du passé ; elle fait revivre devant l’observateur de nos jours ce qu’il n’avait vu que dans les livres, décoloré et mort, l’état intime des sociétés et des âmes à certaines époques déjà lointaines, mais capitales, dans la marche de la civilisation. Des plantes sèches de l’herbier historique s’animent, refleurissent, reprennent sève et parfum, pour peu qu’on les replace un moment dans un terrain qui en porte de toutes semblables. Mais qu’est-il besoin d’intéresser ici le politique et l’érudit ? Il suffit que l’homme y trouve le plus attachant des drames, celui qui l’émeut plus sûrement que les combinaisons savantes des tragédies ; l’angoisse d’une conscience cherchant sa voie, criant d’instinct vers la justice et la vérité ; l’effort, gauche et ridicule parfois, sublime néanmoins et inexplicable à jamais, d’une âme qui s’éveille spontanément, ranime à tâtons une clarté tremblante pour dissiper la nuit où elle se meut, cherche à cette lumière le mot de la vie et découvre que ce mot est : amour.


I.

Quand on entre dans la cathédrale d’Isaac, on est dans la nuit ; mal éclairé par les baies supérieures, l’imposant vaisseau n’est que ténèbres. Les portes du chœur s’entr’ouvrent ; un flot de lumière descend d’un grand christ peint sur le vitrail de l’abside d’où l’église reçoit tout son jour ; la figure semble seule illuminer la nuit du temple, et le regard s’attache involontairement à cette tête. Elle n’a pas l’expression de sérénité que les peintres d’Occident ont donnée au Fils de l’homme : maigre, pâle, ardent, avec un égarement divin dans les yeux, le Christ slave trahit je ne sais quelle angoisse humaine, je ne sais quel rêve inachevé, celui d’un dieu mécontent de sa divinité. Pour lui, tout n’est pas consommé : il n’a pas dit la parole suprême : c’est bien le dieu d’un peuple qui cherche sa voie, et il traduit fidèlement l’inquiétude de son peuple. — On n’ignore pas que, sous les dehors majestueux de l’église officielle, la conscience russe est déchirée par de grands troubles ; ceux qui ont lu les belles études de M. Leroy-Beaulieu savent que beaucoup d’âmes quittent cette église, non pas, comme chez nous, pour sombrer dans l’indifférence, mais pour chercher la foi dans des sectes diverses. Ces dissidens vont se jeter dans deux courans bien distincts, suivant la pente de l’esprit de chacun : chez les uns, l’esprit byzantin persiste, l’imagination scolastique travaille plus que la raison et le cœur : sortis de l’église, ils retournent sur leurs pas, vont au raskol, aux gens du vieux rite ; ou bien ils créent des sectes sauvages, folles, dignes des hérésiarques du bas-empire, telles que les skoptzi (eunuques) et les fouetteurs. Chez les autres, l’esprit protestant prend le dessus, le libre examen porte ses fruits naturels ; ceux-ci vont aux sectes évangéliques, le plus souvent empruntées à leurs voisins d’Allemagne, puis modifiée, et multipliées à l’infini sur la terre russe : stundistes, molokanes, chrétiens-spirituels, et tant d’autres. Au point de vue philosophique, il y a peu de différence entre le raskolnik et le croyant de l’église établie ; tous deux sont des traditionnels, des esprits de même race, soucieux avant tout de croire et de faire ce qu’on a toujours cru et fait avant eux, s’en remettant du soin de leur âme à l’autorité des conciles, des pères, de tel patriarche ; ils sont d’accord sur ce grand point que la doctrine est à jamais fixée, seulement les plus raffinés la prennent de plus haut et reprochent aux autres d’avoir varié. Une réconciliation entre ces frères ennemis n’aurait rien d’impossible ; un abîme les sépare des esprits du second groupe. Ceux-ci sont émancipés de toute tradition ; ils tiennent pour les lumières individuelles, pour la végétation indéfinie de l’arbre évangélique ; le livre saint interprété par un cœur droit, telle est la règle commune de leurs sectes ; quelques-unes d’entre elles, comme les molokanes, donnent l’exemple de la plus pure, de la plus vertueuse des associations humaines. — De ces courans opposés quel est celui qui l’emportera dans l’avenir, qui correspond le mieux aux exigences intimes de l’esprit russe ? Pour résoudre cette question d’un si haut intérêt, il faudrait avant tout pouvoir étudier le travail de quelques âmes russes sur elles-mêmes, comme le savant étudie dans son laboratoire la substance dont il veut connaître les propriétés ; il l’isole, il la regarde agir, se dissoudre ou se cristalliser suivant ses lois naturelles. Il faudrait surprendre la conscience populaire à l’œuvre en dehors de toute action étrangère, dans un milieu purement russe, au moment d’un éveil spirituel tout spontané. Le succès grandissant des sectes protestantes n’est pas probant ; dans les provinces où elles fleurissent, des colons allemands en ont apporté le germe, les populations indigènes ont été sollicitées vers leurs doctrines par l’attraction d’une culture supérieure. — Où trouver ces sujets d’étude que nous cherchons ? M. Prougavine va nous les montrer, satisfaisant à toutes les conditions que j’exigeais plus haut ; ils nous diront eux-mêmes ce que veut leur âme librement consultée.

En 1880, le Messager de Tver annonçait l’apparition, dans le district de Novo-Torjok, d’une nouvelle secte fondée par un paysan du village de Chévélino, Vassili Sutaïef. Au dire de la feuille administrative, les sectateurs de cette hérésie damnable étaient des rationalistes ; ils semblaient se rattacher au stundisme, rejetaient la liturgie et le clergé orthodoxe, les images, les sacremens ; ils refusaient le service militaire et le serment, tenaient tous les hommes pour frères sans distinction de communion et mettaient les biens en commun. Peu de mois après, un journal de Pétersbourg insérait une correspondance de Tver où revenait le nom de Vassili Sutaïef : sur une dénonciation du prêtre de la paroisse, le tribunal local avait fait comparaître ce paysan, qui s’était refusé à laisser baptiser son petit-fils. Après ces deux indications assez vagues, le nom de Sutaïef n’avait plus reparu dans la presse ; nul n’avait fait attention à ce fait divers ; les correspondances en apportent chaque jour de semblables des fonds inconnus de la province russe ; la capitale les écoute d’une oreille distraite, habituée, comme les gens de Naples écoutent des bruits souterrains qui viennent on ne sait d’où. L’écrivain de la Pensée russe, relevant un document nouveau pour ses études, résolut de procéder lui-même à une enquête ; il partit pour Tver durant l’été de 1881 et s’achemina vers le district de Torjok. Laissons-le consulter les autorités du pays et tâchons de comprendre ce qu’est ce pays, comment il doit former ses enfans : la créature humaine signifie bien peu si on l’abstrait du milieu où elle vit ; pour savoir ce qu’un homme pense, c’est-à-dire comment il regarde avec les yeux de l’esprit, l’observateur doit se placer au point d’où cet homme regarde.

Citadin de nos villes, campagnard de Normandie ou de Touraine, voulez-vous, pouvez-vous quitter une heure le monde intellectuel où vous ont établi les mille causes qui pétrissent votre âme à son insu ? Votre plus fugitive pensée est la résultante de ces mille causes : une nature et un climat modérés, une terre maîtrisée par un travail acharné, façonnée au gré de vos goûts et de vos besoins, un dépôt séculaire, lentement accru, de connaissances, d’améliorations matérielles et sociales, une église et un état particuliers à votre génie, une suite de révolutions historiques, des droits achetés par d’âpres luttes, une vie relativement aisée et douce, une atmosphère où les idées circulent nombreuses et rapides, en un mot, tous les agens patiens qui vous font à toute heure ce que vous êtes. — Tout autre est le monde où je vous conduis, dans ces cantons de la Russie septentrionale qui vont des sources du Volga à la Mer-Blanche. La nature et le climat du Nord : un ciel triste, implacable ; une terre sauvage, à peine domestiquée, si je puis dire, échappant sur d’immenses étendues aux prises de l’homme, l’accablant de sa puissance élémentaire ; plate ou faiblement ondulée, cette terre aux horizons fuyans rappelle la mer, et, comme elle, écrase et disperse la pensée. À perte de vue, sur les croupes basses, noircissent des forêts de sapins ou des taillis de bouleaux, pâles et rabougris ; dans les replis, des landes buissonneuses de genévriers et d’épines, des champs de bruyères et d’airelles ; des marais, toujours des marais, un solde mousse, élastique et spongieux, qui trompe le regard, se dérobe sous le pied. Dans les fonds, de grands lacs solitaires ; des rivières en sortent, se perdent parmi les herbages, ou cheminent lentement entre leurs berges de glaise, dans des lits changeans ; elles-mêmes se plient à la loi commune de ce paysage, où rien n’est fixe, ordonné, où tout est confus, arbitraire. Il semble que cette extrémité de la planète n’ait pas entendu la première parole de la création, celle qui sépara les masses liquides des masses solides et démêla le chaos ; souvent l’eau tient lieu de tuf ; la roche, signe de force et d’antiquité, n’affleure nulle part ; seulement des blocs erratiques, parlant de cataclysmes, de hasards violens ; comme un corps sans ossature, la terre sans granit manque en quelque sorte de maintien. Sur de vastes espaces, aucun de ces indices de la vie qui réjouissent le cœur, de ces traces du travail humain qui lui donnent confiance : là même où il apparaît, le témoignage de l’homme n’a pas plus que l’accident naturel cette énergie, ce je ne sais quoi de solide et de varié qui fixe la pensée, l’habitue aux contours précis et aux mesures exactes ; ni un mur, ni une haie vive, ni une maison de pierre, ni une ruine du vieux temps, pas une fontaine, pas un ponceau. Voici pourtant, de rare en rare, une route équivoque ; de maigres champs de seigle ou d’avoine se cherchent, timides, comme peu sûrs de leur droit à empiéter sur les halliers et les marécages ; ils annoncent un village, un hameau le plus souvent : au penchant d’un pré, semés au hasard, des hangars en clayonnage, des cabanes noires, petits cubes en troncs de sapins, recouverts de paille ou de bardeaux ; une porte, deux fenêtres de 2 pieds carrés ; à l’intérieur de la pauvre isba, deux pièces, quelques bancs, le large poêle sur lequel couche la famille en hiver. Car le triste tableau qui a passé devant nous, c’est l’été pourtant, c’est l’animation et la variété relatives ; vienne la neige, cinq mois, six quelquefois, l’uniforme linceul va tout effacer : sur l’horizon gris, qui se rejoint aux brumes du ciel par une soudure imperceptible, il n’y a plus un relief, une forme vive, où le regard et la pensée de l’homme puissent se prendre, se poser. Rien ne lui est spectacle ni indication, rien ne lui promet secours ni certitude, son traîneau glissera à l’aventure, sur des plaines pareilles, sans repère, sans choc, sans bruit. — Pauvre terre pâle, ses fils diront que je l’ai peinte trop maussade, que je n’ai pas su respirer son parfum amer ; ce sera injure imméritée ; nous sommes d’un monde qui se console de vieillir avec les travaux moroses de la raison, qui regarde froidement la vie pour s’en expliquer les phénomènes ; mais quand, dans l’éternel va-et-vient de l’inconséquence humaine, ce souci de comprendre quitte notre âme et la rend à ses instincts premiers, ah ! nous sentons bien comme on peut l’aimer, cette terre, dans la sauvage nudité de sa jeunesse ; si la charrue n’y a mis que peu de rides, la main de l’homme n’y a pas effacé l’empreinte de la main du Créateur ; elle garde l’attrait des grandes tristesses, le plus puissant peut-être, parce que le plus heureux d’entre nous pleure dans le meilleur de son âme je ne sais quelle chose perdue qu’il n’a jamais connue. Terre neuve, effrénée et vague, comme les enfans faits à sa ressemblance, comme leur cœur et leur langage, elle ne raconte pas les histoires curieuses que savent dire les vieilles terres : elle a pour toute parole une plainte mélancolique, comme la mer, la musique et la douleur.

Entrons dans les chaumières noires, basses, sur le pré : nulle d’entre elles ne se distingue de sa voisine ; ainsi de leurs habitans, identiques par le vêtement et la physionomie ; un sayon de bure, des sandales en écorce de bouleau, une peau de mouton en hiver ; sur les visages, l’expression des primitifs, simple, douce, étonnée, telle qu’elle est fidèlement rendue par les sculptures de nos plus vieilles cathédrales. Quand ces hommes ont mené paître leur troupeau et arraché à la terre le pain noir dont ils vivent, que restera-t-il dans leur existence pour les rapports sociaux, pour la plus humble végétation de l’esprit et du sentiment ? L’école est rare, une de loin en loin, inaccessible l’hiver, et au printemps, quand débordent les rivières ; l’été, les petits bras de l’enfant comptent déjà au travail ; si par fortune l’école le prend, c’est pendant quelques mois durant trois années, de sept à dix ans. Après, son esprit retombe en friche, ce sera miracle s’il se souvient de l’alphabet entrevu. L’église est rare aussi : il faut plusieurs villages pour former une paroisse ; souvent elles brillent à bien des verstes, la croix dorée et la coupole d’étain qui désignent la maison de Dieu, une maison de bois comme les autres. On s’y achemine pourtant, dans la belle saison, le dimanche ; on entre ; invisible derrière des cloisons dorées et des voiles, un prêtre chante un long office en slavon ; si proche qu’elle soit de l’idiome moderne, la langue ecclésiastique n’est guère plus accessible à un illettré que notre rituel latin à un paysan d’Italie. À celui-ci du moins un homme, un frère, dira dans le langage familier quelque chose de l’évangile, quelques mots de consolation et de miséricorde, avec les bonnes intonations naturelles de la voix humaine. Le moujik n’entend rien de pareil ; uniquement la psalmodie hiératique, qui peut charmer l’oreille, mais ne répond pas aux besoins toujours nouveaux du cœur. Au cours de ces mystères, qu’il révère par habitude et dont le sens lui échappe, le fidèle dépense sa dévotion en signes de croix, en prosternations, en baisemens prodigués aux revêtemens de vermeil des icônes et des reliques. Si c’est le temps de Pâques, il s’approche des sacremens, comme le veulent la loi civile et la coutume, paie son dû, et s’éloigne avec le sentiment mi-partie satisfait, mi-partie pénible, qu’il éprouve, d’autre part, quand il a retiré son passeport au bureau de police, rempli un devoir, assuré sa sécurité, mais déboursé de son argent. Après toutes ces observances matérielles, rien n’a renouvelé et assaini son être moral. Entre le prêtre qui chante et lui aucun lien spirituel ; c’est un fonctionnaire de la commune, et comme tous les fonctionnaires, celui-ci représente avant tout aux yeux du paysan une des nombreuses incarnations du collecteur d’impôts. Quand ce pasteur apparaît de loin en loin chez ses ouailles, on ferme la porte, on se dérobe : on sait qu’il vient pour demander de l’argent. Trop souvent on le méprise, lui voyant les mêmes soucis qu’au pauvre monde, la même peine sur la glèbe, parfois les mêmes vices grossiers.

Ainsi, dans l’ordre spirituel, nul appui pour le paysan. Trouvera-t-il cet appui dans l’ordre temporel, chez ceux qui l’entourent ou l’administrent ? Ceux qui l’entourent ? Des misérables comme lui ; c’est à peine si l’on compterait à cent verstes à la ronde trois ou quatre privilégiés de la fortune et de l’intelligence, qui ne s’inquiètent guère de descendre dans l’âme du peuple. Ceux qui l’administrent ? Ses rapports avec l’administration sont ceux de contribuable à percepteur ; elle ne se manifeste que pour prélever les divers impôts qui lui enlèvent jusqu’à 50 pour 100 du produit de la terre. Par suite d’une organisation communale défectueuse qui isole légalement le paysan, rien de semblable aux relations de confiance et de bon conseil, si habituelles chez nous entre le campagnard honnête et son maire, son juge de paix, son conseiller-général ; autrefois ces relations existaient souvent de serf à seigneur ; aujourd’hui plus rien que le redoutable ispravnik[2] avec son arbitraire quelquefois intéressé. Par la force et la faute des siècles, malgré les bonnes intentions d’en haut, le peuple russe vit dans l’arbitraire d’en bas, il ne peut faire un mouvement sans s’y embourber, comme dans l’eau de ses marais ; il en a certes la longue habitude, et pourtant cet arbitraire blesse toujours un instinct d’équité, tombé dans son esprit Dieu sait d’où, mais vivace et sensible. Vous le voyez maintenant, ce paysan, dans son dénûment matériel et moral, refoulé, tourné vers le triste par les influences du milieu physique et social. L’hiver l’a enfermé dans la solitude de sa cabane. Que fait-il ? que pense-t-il ? Rien ou peu de chose. Son esprit inculte erre dans un jour crépusculaire. Il ressasse ses souffrances et le vague rêve d’il ne sait quel avenir meilleur. Si obscure que soit une âme, elle nourrit deux lueurs qui ne s’éteignent jamais tout à fait : la réflexion et l’espérance. D’ailleurs plus d’un a passé par l’armée, a été aux grandes villes se louer pour quelque métier ; certains ont encore assez de science pour déchiffrer un livre. — Quel livre ? À coup sûr le seul qui pénètre en de pareilles retraites, le Livre, la Bible, ou tout au moins l’évangile. Le moujik lit : songez-y encore, ce mot ne désigne pas pour lui la même opération que pour vous, qui parcourez ce feuillet d’un regard rapide. Il lit lentement, il épèle les mots ; chaque ligne, chaque page lui est une rude conquête, il la recommence vingt fois, et le mot et l’idée se gravent d’autant plus profonds dans son cerveau vide qu’il lui a fallu plus de peine pour les conquérir. Après de longues heures de ce travail, un jour se lève dans la nuit de cette âme ; émerveillée, elle s’éprend de ce monde nouveau où tout lui parle de justice, d’amour, de fraternité. Chaque leçon, chaque parabole s’appliquent à sa condition, pénètrent au vif de ses désirs et de ses peines ; des faibles persécutés, des humbles glorifiés, des pêcheurs qui changent le monde, des publicains qui rendent gorge, des juges prévaricateurs qui n’osent plus juger. Le lecteur poursuit, passe aux Actes des apôtres, et voit avec admiration la société de son rêve paysan, de braves petites gens en communauté, secourables les uns aux autres, se gouvernant dans l’amour et la justice, sans intervention du dehors, sans mécanisme dur et compliqué. Et ceci n’est pas un conte, c’est le livre saint qu’on lui a appris dès l’enfance à révérer sur parole, à chaque mot duquel il faut croire sous peine du salut. Quelle vision, ce monde idéal, pour le malheureux que le monde réel opprime et blesse à chaque mouvement ! Il y comprend tout, mais autrement que nous. Quelque liberté d’esprit que nous apportions à la lecture de ce livre, il sera toujours enveloppé pour nous dans le commentaire que lui font dix-huit siècles d’histoire, l’interprétation reçue d’abord de l’orthodoxie, la réaction de la critique pulvérisant le texte ou lui insufflant une vie factice. Cet homme qui l’aborde avec son âme neuve voit dans l’évangile ce qu’il renferme en réalité : un code de morale sublime et complet à l’usage des cœurs simples. Il l’entend dans les dispositions où étaient ses pareils, Simon et André, en quittant leurs filets ; la lettre lui est sacrée et lui suffit, elle s’adapte à sa conception de l’univers, il n’a nul besoin d’en solliciter l’esprit pour la plier aux exigences d’une civilisation complexe, construite au-dessus de lui et bien en dehors de ses notions. Par ses instincts de race, ses mœurs et ses institutions patriarcales, le Slave est sociétaire, je ne voudrais pas dire socialiste ; la communauté des premiers chrétiens lui apparaît comme une organisation modèle. Surtout il est idéaliste, comme toutes les races du Nord, les gens des brumes flottantes et de la longue nuit qui replie l’âme sur elle-même ; voici son idéal trouvé. Il le compare à toutes les perversions de la vie réelle, il prend celle-ci en haine, il s’attache à l’idéal avec la logique absolue des enfans ; et voilà comment, dans plus d’une chaumière russe, des cœurs s’échauffent lentement qui peuvent rendre à nos yeux surpris ces apôtres, ces martyrs, ces voyans que nos esprits modérés et assouplis ont peine à concevoir dans les vieilles histoires. Je n’ai pas fait d’hypothèses dans les lignes qui précèdent ; c’est ainsi que naissent chaque jour, au fond des villages les plus reculés de Russie, ces sectaires que nous étudions et dont Sutaïef va nous offrir un type achevé. Mettons-nous à sa recherche avec M. Prougavine ; mais d’abord, pour sonder jusqu’au fond l’ignorance crédule de ces paysans, écoutons leurs conversations au sujet du visiteur mystérieux qui apparaît dans leurs hameaux ; je lui laisse la parole et la responsabilité de ce qui suit.


II.

… Je m’établis à Poviède. Mon apparition dans le village devait naturellement provoquer parmi les paysans des rumeurs de mille sortes, des conjectures et des allégations variées. Évidemment tous étaient persuadés qu’il fallait voir dans ma personne une nouvelle « autorité. » Cela ne faisait doute pour aucun. Mais quelle « autorité ? » Il était clair que ce n’était ni un juge de paix, ni un magistrat instructeur, ni un commissaire, ni un ispravnik, ni un membre du zemstvo, ni un docteur. Qui donc ? Les paysans s’y perdaient, ils se cassaient la tête et formaient les hypothèses les plus invraisemblables sur le but de mon séjour à Poviède.

« Il s’informe de tout, il questionne sur tout, il met son nez partout ; qu’est-ce que cela veut dire ? Drôle de chose ! — C’est qu’il est envoyé par l’autorité. — On dit comme cela qu’il vient de Piter[3]. — C’est un reviseur, à coup sûr. — À Chévélino, ils disent qu’il a inscrit le bétail : combien de vaches, combien de chevaux, de brebis, jusqu’au dernier porc. — C’est clair alors, c’est pour une contribution, on va augmenter l’impôt. — Et il écrit, il écrit, sans arrêter… — Le starchina[4] dit qu’il est venu pour l’affaire de la nouvelle foi. — Qu’est-ce qu’on sait ? Vois-tu, frère, il y a de ces individus qui voyagent en secret, qui s’informent ; personne ne comprend rien à leurs façons. — Oui, ils inspectent si les choses sont en ordre, ils regardent tout. — Et peut-être qu’il est envoyé tout droit par le tsar pour examiner comment sont les moujiks, s’ils ont besoin de quelque chose, s’ils ne pâtissent pas de quelque injustice, et le reste… »

Cette dernière hypothèse vint à l’esprit d’un grand nombre. La majorité se rendit à l’avis que le personnage mystérieux ne pouvait être qu’un envoyé du tsar. Ces imaginations étranges s’expliquent par l’attente vague, les espérances qui vivent et cheminent dans notre peuple. Dans beaucoup d’endroits, le peuple compte que le tsar enverra, — et certainement en secret, — des hommes de sa confiance pour s’informer du sort des paysans, de leurs souffrances et de leurs besoins, en un mot, pour « connaître toute la vérité. » Parfois les paysans font montre de ces espérances ouvertement. Un jour, en rentrant à Poviède, je vis un vieillard qui bêchait dans un champ près de la route quitter son travail et venir à ma rencontre. Nous échangeâmes le bonjour : « Je voudrais te dire deux mots, fit le moujik, s’arrêtant. — Qu’y a-t-il ? — Mais, voilà, c’est justement au sujet de ces affaires… — Quelles affaires ? » L’homme piétinait sur place. « Dis clairement ce que tu veux dire. » Alors le moujik, prenant son air le plus mystérieux et baissant la voix, murmura avec des mines significatives : « Est-ce que tu es envoyé par le nouveau tsar ou par l’ancien ? » J’essayai vainement de convaincre cet obstiné de son erreur et de l’éclairer sur ma vraie qualité.

Jamais peut-être il n’a couru dans le peuple autant de fables et de bruits de toute sorte. Dieu sait d’où ils sont nés et par quels canaux ils s’infiltrent dans les campagnes. Voici quelques échantillons de ce que j’ai entendu durant mon séjour dans le district de Poviède :

« Les gens disent qu’il n’y aura plus d’impôt des âmes. — Comment cela ? — Eh ! oui, il n’y en aura plus. Peut-on bien vraiment imposer l’âme ? Est-ce qu’elle n’est pas à Dieu ? — C’est bientôt dit ; il y a tant d’autres choses qui sont à Dieu ! Tout est à lui, et on perçoit les taxes de redevances, pourtant. — On les abolira aussi. — Qui donc les abolira ? — Tiens, qui ? l’autorité, tu penses bien. — Raconte toujours. Si tu me disais encore : le tsar les abolira, passe, ce serait dans l’ordre ; mais l’autorité… allons donc ! — Et si l’on ne fait plus payer l’âme, qu’est-ce qu’on fera payer ? — Le capital. — Le capital ! Hum, c’est bien pour ceux qui ont des capitaux, mais ceux qui n’en ont pas, qu’est-ce qu’on leur prendra ? — Ceux-là, on ne leur prendra rien. — Voilà qui serait bien jugé. Ah ! comme ce serait mieux ! — On dit qu’on va exiger vingt roubles pour les passeports. Le tsar a remarqué que le peuple commence à quitter la terre, que tous vont à Piter, cela ne lui plaît pas. — On travaillerait volontiers la terre, mais il n’y a pas de quoi travailler. — Oui, oui, c’est là notre grand malheur ! »

Et la conversation retombe insensiblement sur la plaie vive du village, la question agraire. Durant mon séjour à Poviède, j’ai eu deux fois l’occasion de causer de ce sujet brûlant. Un jour, j’allais à Chévélino avec un vieux paysan de ma connaissance ; peu à peu l’entretien prit un tour intime. « Que je vous demande, fit le vieillard en changeant de voix, sur un ton irrésolu et confidentiel ; — qu’y a-t-il de vrai par rapport à la terre ? — Quelle terre, Ivan Michaïlitch ? — Il y a comme cela des bruits… Je sais bien que les gens bavardent, c’est peut-être faux… et peut-être il y a du vrai… » Il me regardait en face avec une attention concentrée. Je le voyais venir, mais je faisais mine de ne pas comprendre. Après s’être engagé dans beaucoup de circonlocutions diplomatiques, Ivan Michaïlitch revint à son point de départ : « Les gens assurent qu’il y aurait une distribution pour les paysans… il en sortirait une petite augmentation de terre ; est-ce vrai, oui ou non ? — Et où prendrait-on de la terre pour une nouvelle distribution ? — Tiens, c’est juste, où la prendrait-on ? Comme les gens sont menteurs, pourtant ! Hue, rosse ! » Et, sans aucune nécessité, il frappa sa bête, qui trottait bravement. Il y eut un silence. Un moment après, Ivan Michaïlitch se pencha vers moi : « Ce serait donc des riches… un tout petit peu… pour que tous les paysans en aient… — Comment prendre aux uns pour donner aux autres ? Ce serait-il équitable ? — Non vraiment ! Que dire à cela ? « accorda aussitôt Ivan Michaïlitch ; et le cheval attrapa un second coup de fouet. Nouveau silence. « On dit qu’on donnera de l’argent en échange aux seigneurs et aux marchands, le prix de la terre, après évaluation… »

J’eus beau raisonner mon interlocuteur, je vis que je ne l’avais pas convaincu de la fausseté des « bruits. » Il changea de conversation et parla de la récolte. Une autre fois, un moujik me demanda tout à coup en causant : « Qu’est-ce qu’on fera avec les terrains incultes ? Y a-t-il ou non des bruits ? — Quels terrains incultes ? — Cela s’entend, les terrains incultes. » Et le moujik me fit un signe d’intelligence, avec son sourire le plus malin. « Je ne comprends pas de quoi tu veux parler. — Des terrains que les riches détiennent ; est-ce qu’ils nous reviendront, ou bien non ? — D’où as-tu pris cela, qu’ils vous reviendraient ? — Est-ce qu’il n’y aura pas un partage ? fit-il avec étonnement. — Mais qui t’a raconté cela ? — Voilà, c’est que… nous l’attendons. »

Beaucoup de questions ont mûri, s’agitent et bourdonnent dans la tête du moujik. Jamais la vie du peuple n’a présenté un intérêt plus puissant et plus palpitant qu’en ce moment. Tous ceux qui ont vécu dans les milieux paysans, ces derniers temps, conviendront avec moi qu’il se produit actuellement, dans la masse populaire, une agitation sourde, confuse et contenue… Les campagnes attendent quelque chose… Et ce n’est pas cette attente passive, veule, inerte, qui peut tranquillement traîner durant de longues années, durant des siècles ; non, dans l’attente actuelle des campagnes respire un sentiment intense, passionné, palpitant de forces actives, longtemps comprimées. Les anciennes bases de la vie croulent, et il ne s’en trouve pas de nouvelles…

Nous ne savons ni ne pouvons dire à quoi aboutira cette agitation ; nous savons seulement qu’au moment actuel, l’agitation prend très fréquemment la forme de certains enseignemens, fondés d’habitude sur quelque thèse de l’Écriture sainte, qui parle de vérité, d’amour et de justice ; le peuple y trouve un point de comparaison pour la critique de l’organisation actuelle, des directions de la vie contemporaine.


Je ne me porte pas garant des assertions de l’écrivain moscovite, mais je dois dire que ce n’est point là une opinion isolée. Tous les observateurs sont d’accord pour constater le travail qui se fait dans le cerveau du paysan, sa crédulité tenace et l’impossibilité de le dissuader sur certains points qui lui tiennent au cœur. Au mois de mars de cette année, un grand journal de Saint-Pétersbourg qui n’a pas l’habitude d’inquiéter le pouvoir, le Nouveau Temps, résumait dans un curieux article les témoignages qui affluent de toute part sur cet état d’esprit. Ici les campagnards attendent la fin du monde ; rappelez-vous le moyen âge, et comment cette idée apocalyptique revient naturellement à certaines époques surmenées de misère et de tristesse. Là ils tiennent pour certain le rétablissement du servage, ou d’autres « bruits » de nature menaçante : on va donner à tous les ispravniks le grade de général et des pleins pouvoirs sur le pauvre monde ; on interdira les mariages avant l’âge de vingt-cinq ans, et sur ce, dans plusieurs localités, chacun s’empresse de marier ses fils à peine adultes. Une circulaire avait ordonné aux municipalités de surveiller les lettres adressées à leurs paysans pour qu’il ne s’y glissât pas de proclamations ou de fausses nouvelles ; elle reçoit une étrange interprétation ; le sénat villageois comprend qu’il doit surveiller les seigneurs suspects de conspirer contre le tsar, il arrête leurs correspondances à la poste, les décacheté et les lit en assemblée. Mais ce sont surtout les bruits relatifs à la « terre, » au « partage, » qui trouvent une créance obstinée. D’aucuns affirment, — et de bonne foi, — qu’ils ont lu eux-mêmes dans le Messager des campagnes l’annonce d’une « grâce au sujet de la terre. » Un publiciste, M. Engelhardt, raconte un fait significatif qui lui est arrivé. Un jour, un employé de la police rurale lui apporte du district un formulaire, dressé par quelque commission de statistique, pour recueillir certaines données sur la propriété foncière ; il remplit les blancs et rend la pièce au messager. En route, celui-ci rencontre des cultivateurs et dit naïvement qu’il a porté au seigneur un papier « au sujet de la terre. » Le mot vole de bouche en bouche, les têtes fermentent, les gens se rassemblent, on annonce l’arrivée des arpenteurs pour le nouveau partage ; toutes les tentatives de M. Engelhardt pour détromper ses voisins demeurèrent inutiles. Le gouvernement fait de louables efforts pour dissiper ces illusions, il multiplie les explications et les circulaires : tout le monde est unanime à affirmer qu’elles vont directement contre leur but. Dès que le mot magique de terre a été prononcé dans un acte public, le paysan ne demande pas les conclusions de cet acte ; il ne retient que ce fait, l’existence de la question pour le gouvernement, et il est convaincu que le gouvernement ne peut vouloir la résoudre autrement que par une « grâce. » Qui lit et dit le contraire dénature la pensée du tsar. Une circulaire célèbre d’un des derniers ministres de l’intérieur, rédigée avec le plus grand soin en vue de faire tomber tous les bruits de partage, a eu ce résultat désastreux de grossir l’agitation plus que toutes les manœuvres malintentionnées : ceux qui en avaient entendu la lecture revenaient chez eux portant la bonne nouvelle : enfin, le tsar avait parlé ; peu importait que ses interprètes eussent faussé sa parole. Ceux même qui pouvaient la lire y trouvaient, par on ne sait quel mirage, la confirmation de leur attente. Chez les simples, nul raisonnement ne prévaut contre une espérance. Etant enfant, vous avez joué à ce jeu : on introduit un épi de blé vert dans sa manche, et quelque mouvement qu’on fasse pour le rejeter, on n’arrive qu’à le faire remonter plus haut vers l’épaule. Ainsi de l’idée barbelée, fichée dans ces têtes grossières ; dès qu’on y touche, fût-ce pour l’arracher, on l’enfonce plus profondément dans le cerveau. Il y a là pour le psychologue un curieux exemple de la puissance de l’idée préconçue qui tourne à son profit même les affirmations contradictoires.

Voici une longue excursion, dira le lecteur qui attend Sutaïef : mon but est de faire connaître les couches ignorées du peuple russe et comment elles sont préparées à produire certains phénomènes. Il nous reste encore des témoins à entendre avant de faire comparaître le prévenu. — Sur l’apparition de « la foi nouvelle, » les paysans restés neutres se montrent réservés ; ils n’ont que du bien à dire de Sutaïef et de ses adhérens : « Ce sont de braves gens qui ont seulement le tort de briser les images. » Parmi le monde éclairé et les magistrats du district, ceux qui ont été eu rapport avec le novateur lui rendent un témoignage favorable. D’autres ne connaissent la secte que par ouï-dire et lui prodiguent volontiers les accusations qu’une église établie ne ménage guère à une église naissante.

Le voyageur va visiter une des parties capitales dans la cause, le prêtre de la paroisse. Il nous en fait un portrait que je ne reproduirai pas, le voulant croire un peu poussé au noir. Ici, naturellement, Sutaïef ne trouve pas de grâce. Le pasteur sait fort peu de choses de ses ouailles égarées ; s’il y a des brebis galeuses dans le troupeau, à quoi bon se salir les mains pour étudier leurs maladies ? D’ailleurs les idées théologiques fort sommaires du pauvre homme ne lui permettraient pas cette étude. À tout hasard, il qualifie les dissidens de nihilistes ; il serait peut-être embarrassé de dire pourquoi, mais le mot est bon, pour le quart d’heure, il assomme l’accusé et le charge de tous les crimes, sans l’admettre à la réplique ; c’est comme chez nous, quand vous avez appelé votre adversaire clérical : cela suffit, on sous-entend toutes les noirceurs. Sutaïef, — retenons cet aveu, — était l’un des paysans les plus assidus, les plus exemplaires à l’église ; depuis six ans, il s’est perverti et a entraîné d’autres malheureux à sa suite ; cette peste a contaminé plusieurs villages, Chévélino, Oudaltzovo, Zapolié. Le « père » a renoncé à les visiter ; quand il y paraît avec la croix et les images, ces rustres l’appellent « collecteur d’impôts. » Pressé par lui de dire pourquoi il ne venait plus à l’église, Sutaïef a répondu : « Pourquoi irais-je ? j’ai mon église en moi. » Par exemple, on a reçu ce mécréant de la belle manière, quand il a voulu venir prêcher au chef-lieu de la paroisse, à Yakonovo. Comme il mangeait du porc un jour de grand carême, les paysans l’ont plongé dans la rivière. Ce fut une drôle d’histoire et dont on rit encore. Il n’y a pas de danger qu’il y revienne. — Et le prêtre, s’échauffant, continue sur ce ton le récit de ses différends avec le sectaire, de leurs controverses, ou, pour être plus exact, des raisons échangées entre eux, en donnant à ce mot certain sens peu théologique. Un point de vue domine naïvement toute sa pensée ; les novateurs sont damnables parce qu’ils ont amoindri sa paroisse ; ce sont moins des âmes qui manquent au compte du pasteur que des têtes à celui du dîmier ; on peut avoir sa façon de penser sur l’évangile, mais encore faut-il contribuer au casuel. Cette préoccupation du temporel s’allie, dans les rangs inférieurs du clergé russe et quelquefois plus haut, à une indifférence débonnaire pour l’erreur, tant que celle-ci s’astreint aux convenances mondaines et aux obligations pécuniaires. Elle a un excellent côté ; la large tolérance particulière à cette église pour la liberté individuelle de l’esprit. Ici le lecteur va peut-être faire un geste de mépris et traiter de simoniaque le pauvre prêtre de Yakonovo. Ce serait une grande injustice. Avant de condamner cet homme, entrez dans sa conception, refaites par la pensée l’éducation et le milieu d’où il la tire ; il a hérité de son père ou de son beau-père une profession, la plus respectable de toutes assurément, mais pourtant une profession, qui doit le faire vivre, lui, sa femme et ses enfans ; il s’en acquitte avec foi et avec zèle, luttant, dans de dures conditions, contre la misère ; mais enfin il demande que cette profession le fasse vivre, et comme les exigences pratiques prennent communément le dessus sur les spéculations idéales, c’est surtout cela qu’il demande aux chrétiens dont il a la garde[5]. Rien là que de régulier et d’honnête, étant donnée sa conception moyenne du sacerdoce, rien que de naturel dans le sentiment qui lui fait voir un ennemi dans l’hérétique, parce que cet hérétique fait tort à la profession. Ah ! si l’esprit critique, ce large courant qui a passé dans nos âmes, détruisant beaucoup, édifiant peu, les emplissant de déchiremens et de doutes, si l’esprit sagace et désolant du XIXe siècle veut se faire pardonner, qu’il lègue du moins à l’avenir le bienfait d’un dogme : le devoir, pour tout homme qui juge un de ses frères, d’entrer dans la conception du prévenu, de lui emprunter son regard pour mesurer son action. Puisse ce principe pénétrer nos habitudes intellectuelles pour passer de là dans nos habitudes sociales, dans nos codes criminels réformés par lui !

Je rapporterai les conclusions du prêtre de Yakonovo, telles que les reproduit M. Prougavine : elles ont leur intérêt :


« Cela n’a que l’évangile à la bouche, et cela sait à peine lire. C’est à faire pitié !.. Oui, il faut avouer que ces livres ne font pas peu de ravages dans le peuple. — Quels livres, fis-je avec surprise ? — Eh ! ces évangiles, ces éditions à bas prix du Nouveau-Testament en langue russe. Passe si seulement ils pouvaient comprendre ce que signifie la parole de Dieu, mais non, ils expliquent tout à leur façon ; au pire, ils comprennent tout de travers… Voilà où est le mal ! Aussi, quand il y a moyen, moi, pauvre pécheur, je leur enlève ces livres. « Donne-moi à lire, que je fais, je n’avais pas vu cela ! » J’en ai déjà plus de quinze et je les garde : comme cela il y aura moins de gens séduits. Ah ! cette secte est une grande calamité et elle ne disparaîtra pas ainsi… Comment ! on ne fait aucune poursuite contre eux, personne ne les effraie comme il faudrait !.. Ils ont beau jeu pour divaguer ! Si le gouvernement ne s’en mêle pas, on ne l’extirpera jamais. — Et quelles sont, à votre avis, les mesures qu’il faudrait prendre contre cette secte ? — Le pouvoir séculier peut en finir vite avec elle. J’en ai écrit à Sa Grandeur, et on me répond : C’est par la parole de Dieu, par la persuasion qu’il faut agir. — La parole de Dieu, c’est bientôt dit à ceux qui ignorent, les faits. Essayez dans la pratique, vous verrez qu’avec la parole de Dieu vous ne gagnerez rien sur ce peuple… On a réuni le conseil canonique pour une admonition : l’archiprêtre est venu avec son clergé. On a amené Sutaïef, ses proches, d’autres encore. Qu’est-il arrivé ? On a disputé trois heures avec eux, et personne ne s’est entendu. Chacun a tenu pour son idée. Ils sont tous arrivés avec des livres, des évangiles, jusqu’aux femmes qui criaient, malheur ! L’archiprêtre les a admonestés, ils ne l’écoutaient pas et répondaient : — Nous sommes des créatures nouvelles, des créatures régénérées… Nous étions dans le chemin de l’erreur, maintenant nous savons. — Je me suis adressé à l’adjoint de l’ispravnik. Pourquoi, lui ai-je dit, leur permettez-vous d’enterrer sous leur plancher ? Les sutaïévites enterrent là où l’on meurt, dans le jardin, dans l’isba, sous le plancher. On a envoyé un officier de police. Il est allé, a bu le thé chez Sutaïef, a reçu dix roubles et s’en est venu faire son rapport : Cherché le cadavre… rien trouvé de suspect… A-t-on idée de cela, ne pas trouver un cadavre ? Ce n’est pas une aiguille ! Comment le maintient-on en fonctions, cet officier de police ? Pourquoi l’autorité n’éclaircit-elle pas cette affaire ? Qu’on prenne la mère, elle doit savoir où son enfant est enterré ; qu’on la prenne, qu’on la jette en prison, qu’on lui donne seulement de quoi ne pas mourir de faim, n’ayez pas peur, elle parlera ! Je vous l’aurais fait parler, moi ! Qu’on me donne le pouvoir, fût-ce celui d’un commissaire de police, je trouverai vite, moi, je leur en remontrerai, moi. »

Si la mémoire de l’écrivain n’a pas altéré la pensée de son interlocuteur, ce langage est curieux. C’est, mot pour mot, celui qui, à d’autres époques retentissait en Europe. Il est curieux ici, parce que ce n’est pas une doctrine apprise, chez ce prêtre de village, c’est l’instinct naturel, inspirant toujours la même stratégie aux hommes, dans des situations identiques et contre les mêmes dangers. En vain l’expérience a prouvé l’inefficacité de certaines armes : le croyant menacé saute tout d’abord sur ces armes, ignorant qu’elles se retourneront contre lui. — Mais il est temps d’introduire l’homme qui fait tout ce bruit dans ce petit coin du monde. M. Prougavine, craignant d’éveiller la défiance du sectaire, avait sagement mené ses approches ; il n’avait pas paru d’abord à Chévélino et s’était lié avec un adepte moins en vue dans un village voisin : celui-ci lui offrit de lui amener Sutaïef et tint sa promesse.

III.

Notre auteur vit entrer un petit homme malingre de cinquante-cinq ans environ ; le portrait qu’il fait reproduit assez exactement celui que nous a montré M. Riépine. « J’éprouvai, avoue M. Prougavine, une sorte de désenchantement, comme le dépit d’une espérance trompée, tant cette figure était ordinaire, insignifiante ; dans tout l’extérieur de cet homme, il n’y avait rien d’imposant, rien qui le distinguât des milliers d’autres individus ses pareils dont se compose la masse incolore de notre peuple. » — C’est précisément le trait qui doit nous frapper : Sutaïef est du commun, un homme « à la douzaine, » comme dit l’expression russe ; ce qu’il fait, son voisin peut le faire. — Le sectaire entra sans se signer, manquant ainsi à l’usage invariable des paysans. Après les premières politesses, on s’assit devant le samovar, et le thé fournit un biais pour attaquer la question religieuse. M. Prougavine demanda s’il était vrai que les sutaïévites s’en abstinssent, à l’exemple de quelques vieux croyans, ainsi que de l’eau-de-vie et de la viande de porc. — « Pourquoi cela ? répondit son hôte : Dieu a tout créé pour les besoins de l’homme : il n’y a que l’abus de condamnable ; tout est pur pour celui qui est pur. Le Sauveur a dit : Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais ce qui sort de la bouche. Lis dans Mathieu, ch. XV, v. 11, et Marc et Luc disent de même… » Engagée sur ce terrain, la conversation ne quitta plus les matières théologiques, et M. Prougavine put satisfaire toute sa curiosité. Il ne rencontrait chez Sutaïef aucune des défiances qu’il craignait ; le sectaire parlait de ses idées et de lui-même avec une sincérité, une ouverture de cœur qui ne se démentirent jamais par la suite. « — On a dit, insinua-t-il, que tu venais pour faire une enquête. Bah ! cela m’est indifférent. Vienne qui veut, fût-ce le tsar, je les recevrai tous, je pense que chacun a besoin d’entendre la vérité. » Le visiteur était arrivé à sept heures du matin ; à six heures du soir, la conférence durait encore, au grand désespoir de la maîtresse du logis, qui se lamentait sur la soupe froide : on eût dit deux puritains se rencontrant dans une taverne au temps du Covenant, et oubliant de manger pour se combattre à coups de textes bibliques. Durant deux semaines, cet entretien se renouvela presque tous les jours à Chévélino, où notre auteur venait trouver son nouvel ami. Ce dernier exposa sa doctrine et raconta ses tribulations, sans ordre, au hasard de la causerie ; ne pouvant reproduire ces longues conversations, je les résume à grands traits, en regrettant de leur enlever la couleur et la chaleur de l’accent. Le novateur se plaint de ce que ses adversaires disent par dérision « l’évangile de Sutaïef. » Il faudrait dire simplement : l’évangile. Nous ne formons pas une secte, nous voulons simplement être de vrais chrétiens. Le vrai christianisme est dans l’amour, c’est le Seigneur qui l’a dit. Là où est l’amour, Dieu est présent ; là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de Dieu. Toute la loi tient dans ce seul mot. On assure qu’il y a beaucoup de religions différentes sur la terre, jusqu’à soixante-dix-sept, et qu’on dispute à Moscou sur ces religions. Enfantillage ! Il faudrait réunir toutes ces églises et dire aux hommes : Il n’y a qu’une foi, celle de l’amour ; à quoi bon disputer ? Nous admettons l’Ancien-Testament, mais l’évangile est au-dessus de tout, c’est la parole de Dieu ; il faut le lire et l’approfondir. Il m’est arrivé de discuter avec de vieux croyans sur l’affaire des anciens et des nouveaux livres. Je leur disais : En quoi cela importe-t-il ? Prenez les nouveaux livres et surtout faites-vous une vie nouvelle. « La vie nouvelle, l’organisation de la vie, » c’est là la pensée fondamentale de Sutaïef. Tout doit être considéré au point de vue de la vie, de l’utilité et du bonheur des hommes. L’esprit du novateur n’est tourné ni vers les rigueurs ascétiques ni vers les aspirations mystiques. L’amour signifie pour lui la charité pratique envers autrui. De là son peu de souci des observances extérieures du culte. Il n’a pas remarqué qu’elles rendissent les hommes meilleurs ; le temps viendra d’y penser quand les hommes régénérés seront en état de connaître la vérité. Et comme son interlocuteur lui renvoyait la question de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » le paysan répondit sans se troubler : « La vérité, c’est l’amour dans la vie commune. » Sutaïef tient pour inutiles les divers sacremens, toujours en vertu de ce raisonnement qu’ils ne détournent pas les hommes du péché et n’ont pas été efficaces pour leur amélioration morale. Relativement au clergé, il estime que les prêtres doivent être des guides spirituels, enseigner le bien et prêcher d’exemple. Il repousse également les rites du mariage, parce qu’ils consacrent actuellement des unions fondées sur le mensonge. Interrogé sur les circonstances du mariage de sa fille, célébré par lui seul et qui a fait grand scandale, Sutaïef répondit : « Le fiancé de ma fille travaillait à Pétersbourg ; il menait mauvaise vie et commençait à boire. Je l’ai exhorté, je l’ai ramené dans le droit chemin ; j’ai recommandé aux jeunes gens de suivre la loi divine, de traiter tous les hommes comme des frères et des sœurs ; maintenant il vit bien, dans la loi chrétienne. » Les sutaïévites vénèrent les saints, en tant que ceux-ci ont donné de bons exemples ; mais on ne doit pas leur adresser de prières, il ne faut prier que Dieu. Il n’y a ni anges ni diables ; personne n’a jamais vu d’esprits avec des cornes ou des ailes. En général, la secte est fort indifférente à toutes les superstitions populaires, revenans, esprits des bois et des eaux. Ils ne vont pas à l’église pour plusieurs motifs ; d’abord et surtout par suite de leur raisonnement fondamental que cela est inutile, puisque les hommes n’en reviennent pas meilleurs ; parce qu’on y fait commerce des choses divines, qu’on y paie pour tout : vente de ceci et de cela, quête pour ceci et pour cela, pour tel monastère, pour tel saint ; est-ce que par hasard il meurt de faim, ce saint ? Enfin on y adore des idoles, les « images, » ce qui va directement contre le précepte de Dieu, et on y parle une langue inaccessible au peuple. « J’ai demandé une fois en sortant ce que le prêtre avait récité : personne ne put me répondre. » Du reste, les sutaïévites ne voient pas, comme les vieux croyans, un péché dans le fait de fréquenter l’église : c’est une action indifférente. Ils n’admettent pas les reliques, car l’évangile est muet sur ce chapitre ; ils ont supprimé le signe de croix comme toutes les autres observances. Enfin leur éloignement des cérémonies et du ministère ecclésiastique va jusqu’à leur faire enterrer les morts sans aucun rite, en n’importe quel lieu. Toute terre est sainte, toute terre est bénie par Dieu, aussi bien dans le jardin que dans le cimetière. Sutaïef se rendit d’ailleurs à l’observation de M. Prougavine, qu’il était dangereux d’ensevelir sous le plancher, comme on lui reprochait de l’avoir fait ; mais il y avait été contraint par la nécessité d’agir en secret.

Tout cela ne constitue pas assurément un corps de doctrine ; on s’étonnerait à bon droit de rencontrer chez ces paysans rien qui y ressemblât. La secte, qui en est encore à sa période d’élaboration, n’arrivera à fixer sa doctrine qu’en déviant du pur rationalisme d’où elle est née. Aujourd’hui, l’interprétation individuelle et sans restriction de l’évangile est sa seule loi. On entend parfois Sutaïef sermonner un paysan rencontré sur la route : « Pourquoi brûles-tu des cierges ? Explique, si tu peux, l’utilité de l’encens. Pourquoi toutes vos pratiques à l’église ? — Parce que nos pères ont fait ainsi ; il faut croire comme eux. — Alors, frère, si mon père tombe dans une fosse, je dois y tomber après lui ? » Et les moujiks devisent, continuant la vieille dispute insoluble du traditionnel et du rationaliste. Beaucoup de questions restent incertaines dans l’esprit de Sutaïef ; son pauvre cerveau inculte dépense un travail formidable pour les éclaircir. Il les rapporte toutes à l’évangile, s’aidant quelquefois en outre des écrits du bienheureux Tichon Zadonsky[6]. Il reconnaît une certaine autorité à ce docteur, probablement parce que c’est le seul livre théologique venu à sa connaissance en dehors de la Bible. Les mystères de l’Apocalypse l’attirent, comme tous les réformateurs. Lui aussi, il a cherché l’explication du chiffre de la Bête et n’a pas été plus heureux que ses devanciers. Il s’informe avidement des solutions que donnent de telle ou telle difficulté « ceux qui expliquent à Moscou. » Sur la vie future, il est très réservé, et les positivistes ne désavoueraient pas son langage. Il croit que le royaume du ciel doit être réalisé sur cette terre. « Il faut que le règne arrive sur la terre par la justice et l’amour. Ce qui sera là, et il montre le firmament, — je l’ignore, je n’ai pas été dans ce monde ; là, peut-être n’y a-t-il que ténèbres. » — « Souvent le soir, raconte M. Prougavine, las de nos discussions prolongées, Sutaïef s’asseyait devant sa fenêtre ; tout pensif, il regardait les champs et me disait avec un sentiment inexprimable dans la voix : « Ah ! si quelqu’un m’enseignait en quoi je me trompe, en quoi je m’éloigne de la vérité, je servirais cet homme jusqu’à la mort… Vrai, je ne sais pas ce que je ne lui donnerais pas… » Vous l’entendez, dans cette isba, le vieux cri déchirant de l’humanité. Nulle part aujourd’hui il ne retentit plus fréquent et plus suppliant que dans ce peuple russe, si justement appelé par un de ses grands écrivains « un vagabond moral. » Dernièrement, à Saint-Pétersbourg, deux jeunes gens convenablement mis, des commis de magasin, semblait-il, se présentèrent à l’une des assemblées religieuses dites redstokistes, — j’aurai plus loin l’occasion d’expliquer ce mot, — et s’adressant, du ton dont le mendiant de la rue implore du pain, à l’inconnu qui parlait, ils lui dirent avec la même angoisse : « Faites-moi croire ! faites-moi croire ! » Dans l’ombre, ils sont peut-être des milliers qui ont cette sainte et terrible soif, qui cherchent et s’écrient, comme Luther à la Wartbourg : « Qu’est-ce que la justice et comment l’aurai-je ? » C’est à bon droit que M. Prougavine intitule ses articles : « Ceux qui ont faim et soif de vérité. » Vérité, justice, car le mot russe pravda a les deux acceptions, ou pour mieux dire il implique les deux idées en une seule indivisible.

Partis à la recherche de la justice, on devine où arrivent ces pauvres ignorans : au communisme, au rêve confus d’une communauté paysanne qui aurait pour charte les Actes des apôtres. Quand Sutaïef passe de sa doctrine théologique aux doctrines sociales qui en découlent, on croirait entendre parler un de ses ancêtres directs, patarin ou anabaptiste. Le grand péché des hommes, c’est la division du sol, l’appropriation individuelle, en un mot. Parfois Sutaïef montre les champs environnans avec un geste d’indignation, en comptant les bornes et les limites. Paysan, il est avant tout frappé par les vices paysans, le vol et la tromperie ; c’est pour les supprimer qu’il veut supprimer la propriété. La même pétition de principes qui lui a fait condamner l’église, parce que ceux qui la fréquentent sont méchans, lui fait condamner la propriété et ses garanties parce qu’elles n’empêchent pas le vol. « Quand on sera organisé, » il n’y aura plus qu’un seul bien, un seul gardien, un seul cœur. On ne verra plus ce scandale, les grosses et les petites parts, les milliers d’arpens des seigneurs. Nous touchons à la question brûlante ; il n’y a pas d’hésitation dans l’esprit du sectaire, les seigneurs doivent « rendre » la terre, « chacun doit travailler en commun, à la sueur de son front. » S’il avait un peu plus de culture, il ajouterait : A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres ; il n’y aurait plus de nuances entre le moujik de Tver et les savans hommes que notre siècle a vus fascinés par les mêmes illusions. Tout cela n’est pas neuf : ce qui est intéressant, c’est le mobile unique de cette âme honnête dans ses divagations. Nulle convoitise chez Sutaïef, nulle aigreur, à peine le désir d’une répartition plus équitable ; ce qu’il poursuit, c’est la disparition du mal moral, engendré dans son idée par les conditions actuelles de la vie, c’est le rétablissement de « l’amour, » inconciliable avec ces divisions, ces précautions monstrueuses entre frères. Nulle menace non plus, nul appel à la force ; une confiance invincible dans le prosélytisme, dans la puissance de la vérité. Quand ses interlocuteurs lui opposent l’objection trop prévue : « Et s’ils ne veulent pas rendre la terre ? » Sutaïef répond avec assurance : « On les convaincra, ils verront qu’ils vivent dans le mensonge ; d’ailleurs on ne force personne dans le royaume de Dieu : ceux qui voudront rester dans l’esclavage du péché seront exclus de la communauté. » N’oublions pas que certaines chimères, qui pour nous planent dans l’absurde, redescendent dans le domaine du possible en ce milieu où se meut le paysan russe ; l’idéal de Sutaïef est à demi réalisé autour de lui ; il vit dans une communauté légale, fondée sur la propriété collective de la terre ; on a d’un trait de plume exproprié les seigneurs à son profit il y a vingt ans, et rien ne lui défend d’espérer le complément d’une opération aussi simple. La théorie s’achève avec les conséquences attendues : pas d’usure, pas de commerce, pas d’argent, pas de juges dans le futur paradis terrestre. Enfin plus de guerre et plus de soldats ; Turcs, Tatars, juifs, les hommes de toutes communions et de toutes langues sont frères, fils du Père céleste. « Et si le Turc veut s’emparer de nous ? objecte un politique du village. — Il ne s’emparera de nous que si l’amour nous fait défaut. Nous irons, nous parlerons, nous combattrons avec le glaive spirituel. » Hélas ! une fois déjà le « glaive spirituel » s’est heurté à l’épée de fer de la loi. Le plus jeune fils de Sutaïef a dû partir pour le service ; ce néophyte s’est présenté au commandant de recrutement, armé des textes de l’évangile : fort de leur évidence, il a refusé de prêter le serment et de prendre un fusil à l’exercice ; à toutes les menaces du colonel il répondait par l’offre d’une controverse en règle. Le brave soldat, peu ferré sur cette partie, opposait aux textes de saint Mathieu les textes du code militaire et jurait contre l’obstiné ; il finit par le jeter au cachot. Le réfractaire refusa toute nourriture ; le troisième jour, il fallut bien le relâcher. « Je ne savais plus que faire, racontait à M. Prougavine cet officier, et cependant, voyez-vous une compagnie d’infanterie armée de glaives spirituels ? Rien n’a pu vaincre ce fanatique ; on a dû l’interner dans une compagnie de discipline à Schlüsselbourg. » Il y est toujours ; Sutaïef ne sait rien de ce fils ; quand il parle de lui, il a dans la voix un accent particulier fait de douleur paternelle et d’orgueil d’apôtre : c’est le premier martyr de la nouvelle foi.

Que pense le novateur de l’état ? Sans doute il n’aperçoit pas le faîte et les grands rouages de l’énorme machine, construite au-dessus de lui, hors de portée de sa vue ; il n’en connaît que les dessous, les petits ressorts qui le blessent directement et qui pèsent sur lui de tout le poids de la lourde masse qu’ils supportent eux-mêmes. Quand il parle des juges, il ne conçoit que son tribunal paysan ; le pouvoir, pour lui, c’est le starchina, son maire de village, l’ispravnik, son chef de district, les officiers de la police rurale. Il leur applique son infaillible règle évangélique et recule épouvanté. Il a sa politique : lui aussi pourrait l’intituler en toute vérité la Politique tirée de l’Écriture sainte ; ses prémisses sont exactement les mêmes que celles de Bossuet ; seulement il les suit jusqu’au bout de la logique, tandis que le génie du bon sens se dérobe à elle. Plus on mesure les idées pures sur les phénomènes de la vie, plus on se convainc que la raison nous a été donnée pour résister à la logique. Celle de Sutaïef laisserait peu de sociétés sur pied ; d’après lui, il y a « de bons et de mauvais pouvoirs, » et je crains fort que les bons ne soient introuvables, car les mauvais sont tous ceux qui demandent des impôts et des recrues, font la guerre et[mettent des hommes en prison. Ceci est la théorie abstraite, bâtie sur l’interprétation littérale de quelques textes ; ajoutez-y l’expérience pratique des petites injustices, des petites exactions de chaque jour, et vous comprendrez ce que doivent être les anathèmes de Sutaïef contre la société où il vit. Il n’y a rien de plus terrible qu’un raisonnement absolu corroboré par une souffrance personnelle. Il a fallu bien des épreuves et un formidable travail d’émancipation dans ce cerveau pour y ébranler une notion d’obéissance passive doublement enracinée : par l’instinct du paysan russe, par la foi dans l’évangile qui ordonne la soumission politique. En faisant effort pour concilier ce précepte avec ceux qui condamnent l’injustice, Sutaïef a inventé sa théorie des bons et des mauvais pouvoirs ; il est arrivé à un compromis bien familier au peuple russe : le mauvais pouvoir, c’est « l’autorité, » c’est-à-dire les agens du gouvernement ; le bon pouvoir, ce doit être le tsar. Sur ce point, le respect inné persiste. M. Prougavine a multiplié les questions pour savoir si Sutaïef s’était trouvé en contact avec quelque suppôt de la propagande révolutionnaire ; il a acquis la conviction qu’aucune insinuation de cette nature n’avait agi sur l’esprit du novateur. Celui-ci a vaguement entendu dire qu’il y a des nihilistes, des gens qui racontent : Il ne nous faut pas de tsar. « Pourquoi ? Le tsar ne nous a fait aucun mal. On doit prier pour lui. » Sutaïef résume ainsi son Credo politique : « Nous devons respecter le pouvoir suprême, et le pouvoir suprême doit prendre souci de nous, du peuple. Si le pouvoir ne s’occupe pas du peuple, mon devoir est de l’avertir à ce sujet. » C’est à peu de choses près la formule proposée par les publicistes les plus considérables de l’école slavophile. Chez nous aussi, M. Prudhomme parle volontiers « d’avertir le pouvoir ; » mais qu’on ne s’y trompe pas, les mêmes mots recouvrent ici deux conceptions fort différentes, séparées par toute la distance qu’il y a de l’esprit patriarcal à l’esprit révolutionnaire. Quand M. Prudhomme « avertit le pouvoir, » il entend contrôler, inquiéter et renverser, s’il y a moyen, le gouvernement dont il jouit. Au contraire, le Russe croit remplir un devoir moral envers soi-même et envers son souverain ; ce devoir accompli, il se lave les mains de ce qui arrivera et laisse Dieu juge des actes du maître. C’est le sentiment qui poussait les prophètes bibliques dans le palais des rois de Juda, qui, aujourd’hui encore en Orient, conduit au divan du khalife un uléma, un humble derviche, porteurs des remontrances divines. En Russie, la masse du peuple et bien des philosophes réduisent l’action politique du sujet à cette protestation morale : le gros de la nation ne comprendrait pas notre théorie du contrôle, et des esprits très distingués m’ont affirmé ne pas la comprendre davantage’ Quand M. Aksakof, le chef de l’école nationale, écrit ses éloquens articles dans les feuilles de Moscou, il pense et parle exactement comme Nathan ou Élie, députés par Dieu au pied du trône de David ou d’Achab. Sutaïef ferait de même à l’occasion ; écoutez plutôt ce qu’il raconta un jour à M. Prougavine : « Je pensais, je pensais à tout ce mal… Une idée m’est venue : allons au tsar ! J’irai, je lui écrirai une supplique, — je trouverai bien quelqu’un pour me l’écrire, — je mettrai ma supplique dans mon évangile et je la lui remettrai comme cela. Je voulais écrire comment on méprise la parole de Dieu, comment ni l’autorité, ni les paysans ne lui obéissent, comment le peuple est accablé de charges et de vexations… J’y ai repensé, j’ai quitté le village, je suis allé à Piter. Qu’est-ce que tu crois ? On ne m’a pas laissé approcher du tsar ! on ne m’a pas laissé approcher ! Je voulais trouver quelque autre moyen, mais le courage m’a manqué. Oui, c’est le courage qui manque… »

C’est fou et c’est superbe. Quel pays, celui qui garde dans ses vastes réservoirs des sources pareilles de foi et de volonté ! et qu’il faut lui souhaiter l’homme de haute science et de bon cœur qui comprendra ces forces élémentaires, les maniera avec intelligence et pitié, les conduira résolument à l’idéal nouveau vers lequel elles gravitent !


IV.

J’ai exposé rapidement le système religieux et social de ce pauvre paysan, système tel que pouvait le faire une pensée primaire tournant désespérément sur elle-même ; il n’est ni neuf, ni original, ni pratique ; l’intérêt n’est pas là. J’ai hâte d’arriver à ce qui nous intéresse, l’histoire morale de cet homme, les accidens de la vie ou le travail intérieur qui ont donné ce tour particulier à sa pensée. Cette histoire morale, il l’a racontée involontairement, à bâtons rompus, dans ses longs entretiens avec M. Prougavine. Justement curieux de constater avant tout la spontanéité du cas de Sutaïef, notre auteur l’a pressé d’interrogations, toujours satisfaites avec une parfaite sincérité. M. Prougavine dit être certain, — retenons bien ce point, — que le sectaire n’a subi aucune influence extérieure, qu’il est le fils de ses propres méditations.

Quand il se maria, il y a vingt ans, Sutaïef était illettré. À cette époque, il allait, durant les hivers, travailler à Saint-Pétersbourg comme tailleur de pierres. Beaucoup de paysans du village de Chévélino se lèguent de père en fils ce métier ; l’été, ils cultivent leur maigre lot de terre ; comme le produit ne suffit pas à nourrir la famille et à satisfaire le collecteur de l’impôt, ils s’expatrient à l’automne et vont se louer dans la capitale aux chantiers de construction, aux ateliers de marbriers. C’est dans un de ceux-ci que travaillait Sutaïef. Habile à cette besogne, il gagnait de bons salaires. Cependant, il voyait le monde en noir ; ce monde n’était pas construit comme il eût voulu, tout ce qu’il en connaissait heurtait sa droiture naturelle. Le prêtre de sa paroisse nous a dit quel chrétien fervent c’était jadis ; des scrupules religieux épouvantaient sa conscience, il se disait que tout était péché dans la vie. Il parla de ses peines à un ecclésiastique de Saint-Pétersbourg, qui lui conseilla de lire l’évangile pour se fortifier. Cette idée lui était bien venue que la parole de Dieu devait expliquer tant de choses qui lui semblaient obscures ; mais il était illettré ! N’importe ! il entra à la librairie du synode, acheta un alphabet, une Bible eu langue vulgaire, et sur ce texte, il s’apprit à lire : au prix de quel labeur, on le devine. Quand il put comprendre l’évangile, il s’absorba dans cette lecture. Alors se fit dans cet esprit l’opération inévitable. Un monde nouveau, inconnu et rêvé pourtant, naissait devant ses yeux éblouis, condamnation vivante de l’autre, du monde réel ; tous les troubles antérieurs étaient justifiés, les vagues dégoûts de la conscience prenaient corps et se légitimaient, appuyés sur l’autorité du livre ; l’esprit tourmenté du besoin de critique avait trouvé un instrument de critique infaillible : il l’appliqua à tout, rien ne résista. « J’achetai un évangile, je me mis à lire, je m’y enfonçais, je m’y enfonçais… Je trouvais le mensonge dans l’église, le mensonge autour de moi, dans tout le mensonge… Je me mis à chercher la vraie foi… J’ai cherché longtemps ! » Le travail de destruction suit sa progression forcée : impitoyablement logique pour lui-même, l’homme rejette peu à peu de sa vie tout ce que son critérium condamne. C’est d’abord le commerce, où il n’a vu que fraude et vol ; son patron surfait la marchandise, vend pour bonnes des pierres avec des pailles ; chacun dans sa partie, tous les commerçans du quartier font de même ; tous ne pensent qu’à amasser un capital, à lui faire porter des intérêts, or « il ne faut pas de capital, d’intérêts. » Le commerce est jugé : Sutaïef l’abandonne et revient au village. Ce qu’il ne dit pas et ce qu’on a su d’ailleurs, c’est l’emploi de ses économies ; il avait mis de côté 1,500 roubles, plus de 4,000 francs, et des billets à ordre pour d’autres sommes ; les billets furent déchirés et l’argent distribué aux pauvres. Je recommande cette logique à nos communistes de club. Au village, il ne trouva guère plus d’édification ; les paysans sont aussi voleurs que les marchands, ivrognes et querelleurs en plus ; l’église et son pasteur ne répondent pas à l’idéal évangélique. Alors lui remontent à l’esprit une foule de souvenirs d’autrefois, les tristes exemples qui l’étonnaient jadis, qui l’indignent aujourd’hui : des prêtres vus en état d’ivresse, d’autres qui mettent les sacremens à l’encan.

Un jour, il avait porté à l’église son petit enfant qui venait de mourir ; le prêtre demande 50 kopeks pour l’enterrer ; Sutaïef n’en peut donner que trente ; on marchande sur le corps du petit : le prêtre ne cède pas ; le père, révolté, se dit qu’une bénédiction achetée ainsi ne peut pas ouvrir les cieux, qu’elle est inutile, il remporte son enfant et l’enterre la nuit, sous le plancher, sans bénédiction. Une autre fois, Sutaïef voit le prêtre entrer dans la maison avec la croix, réclamant pour le baptême d’un enfant nouveau-né. Le novateur prend son évangile pour prouver que le baptême doit être administré aux adultes, suivant l’exemple du Christ ; il veut discuter ; le prêtre l’interrompt avec des injures, saisit le livre sacré et le jette par terre, sous la porte… « L’épouvante me prit… la parole de Dieu ! quel péché ! N’est-ce pas, lui disais-je, le même livre que tu baises sur ton autel, parce qu’il est là dans l’or et le velours ? » — De ce jour, le prêtre lui fut un objet de scandale, il déserta l’église, cessa de porter une croix au cou, brisa les images chez lui ; il ne fit pas baptiser ses enfans, puisque le baptême ne rend pas les hommes meilleurs… Ainsi de suite pour toutes les autres observances ; le raisonnement, une fois lancé, les fauche avec la même rigueur, l’action suit le raisonnement, les obligations civiles y passent après les obligations religieuses. Celles-là sont de moins bonne composition : sur ce terrain, on rencontre une logique adverse, celle de la police. Nous avons vu la nouvelle foi aux prises avec le commandant de recrutement, qui refusait de comprendre les préceptes : Tu ne jureras pas ; tu ne tueras pas. Tous les agens de l’autorité sont aussi insensibles. Voici le starchina, par exemple, qui vient percevoir l’impôt ; sa tâche n’est pas facile chez Sutaïef ; le sectaire le reçoit l’évangile en main et l’accable de textes démontrant l’injustice de telle contribution ; l’autre répond en substance : Il me faut de l’argent et non pas des raisons. Après une discussion sans issue, le starchina entre à l’étable et emmène une vache ou un cheval pour être vendus par autorité de justice. Cité devant le tribunal, le novateur se rend à l’audience ; toujours muni de son évangile, il plaide sur le code divin contre les codes de ce bas monde et s’entend condamner. Chaque année, cette scène se renouvelle, on a saisi tout le bétail de l’obstiné. Il a déjà tâté de toutes les justices, religieuse, civile, militaire ; il ne demande qu’à y retourner ; comme tous les sectaires, il a l’amour de la controverse publique, la foi naïve que ses argumens finiront par convaincre ses adversaires. Aucune déception ne la rebute, cette foi robuste ! Sutaïef ne cesse de reprocher à ses voisins leur égoïsme, leur rapacité, leur attachement aux biens terrestres ; surtout les clôtures et les serrures lui paraissent des précautions honteuses entre chrétiens ; il a bravement prêché d’exemple, laissant ouvertes sa grange et sa maison. Tous les garnemens du pays sont venus lui voler son blé ; il les regarde faire et n’en démord pas. — Il y a dans ces tribulations un côté de comédie ; c’est la comédie inquiétante de Cervantes et de Molière avec son envers de drame ; en nous montrant la chimère idéale bernée par le gros bon sens de la vie réelle, on nous fera toujours rire, mais d’un rire gêné, mal sûr de lui-même : il pourrait bien y avoir, quelque part dans l’ombre, un spectateur terrible qui rit de nous à son tour, ne trouvant parmi nous, comme l’homme aux rubans verts,

… Que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie.

Parfois la folie héroïque a des illuminations qui désarment l’ironie et commandent le respect. Un soir, Sutaïef arrive à l’improviste devant sa grange et trouve quelques coquins qui déménageaient sur une charrette ses sacs de farine. Il entre, voit un sac oublié, le charge sur ses épaules et le porte à la charrette. « Puisque vous en avez besoin, prenez-le ! » Le lendemain, les moujiks repentans lui rapportaient les sacs pleins et le suppliaient au nom du Christ de les reprendre : « Nous avons pensé depuis hier. » Une autre fois, une pauvre veuve se plaint en présence de Sutaïef du délabrement de son toit ; ce toit laisse filtrer la pluie et elle n’a pas de quoi acheter des bardeaux pour le réparer. Au premier jour de marché, la veuve trouve une charretée de bardeaux dans sa cour ; un homme les avait apportés, rangés contre la palissade, et s’en était allé sans dire mot. Le lendemain, cette femme rencontre Sutaïef : « Pourquoi as-tu fait cela, puisque je n’ai pas d’argent pour te payer ? — Est-ce que je te demande de l’argent ? Tu couds des chapeaux de ton métier : quand j’aurai besoin d’un chapeau, tu me le feras. » Tout récemment, une mendiante qui passait par Chévélino frappe à la porte de Sutaïef ; suivant l’usage de la maison, on la reçoit, on la nourrit, on la couche. De grand matin, la famille part pour le travail ; l’étrangère, restée seule, se lève, remarque que les armoires et les coffres n’ont pas de serrures ; elle ouvre, voit quelques vêtemens de femme, se laisse tenter, les noue dans un linge, sort et reprend sa route à travers champs. Des villageois qui labouraient aperçoivent l’inconnue avec son paquet suspect, l’arrêtent, l’interrogent et la ramènent chez Sutaïef, où le vol est constaté. Le maître de la maison survient : « Pourquoi lui avez-vous lié les mains ? — C’est une voleuse ! » Sutaïef regarde lentement tous les assistans : « Et nous tous, que sommes-nous donc ? — Il faut la mettre en jugement, reprennent les paysans. — À quoi bon la juger ? Pour la jeter en prison ? À qui cela profitera-t-il ? » Et, se retournant vers sa femme, qui accablait de reproches la voleuse : « Assez grondé. Maria ; prépare à dîner à cette pauvre créature et qu’elle aille à la garde de Dieu. » Vous pensez à une page fameuse restée dans la mémoire de tous ; eh bien ! naturellement, d’instinct, ce pauvre moujik a rencontré le trait de sublime chrétien que le génie du poète prêtait à l’évêque Myriel. Sutaïef, vous n’en doutez pas, n’a jamais lu les Misérables ; il n’a lu que son évangile.

J’ai dit que le novateur avait essayé « d’organiser » autour de lui, à Chévélino, la commune fraternelle de ses rêves. Plusieurs adeptes ont répondu à son appel et remis leur avoir entre ses mains pour les besoins de tous les frères. Il s’est trouvé dans le nombre un fripon, qui a commencé à faire des dupes à son profit parmi les paysans ; ceux-ci l’ont dénoncé à la justice, on a ouvert une enquête, et la communauté naissante s’est dissoute à la suite de cet incident. Sutaïef s’est consolé en relisant à ses disciples l’histoire d’Ananias et de Saphira. Il ne perd pas l’espoir de recommencer la tentative sur une plus grande échelle et dans de meilleures conditions, à Chévélino ou ailleurs. Le pauvre homme veut essayer de la réalité pratique, qui ne lui réussit guère. C’est le tort des politiques et des apôtres : ils ont un beau rêve qui fait la joie de leur cœur ; ils demandent tous pour lui l’épreuve de la vie, qui leur rend un monstre mutilé ou mort. En attendant, notre sectaire, ne voyant que péché dans toutes les professions, s’est fait gardien des troupeaux du village ; on les lui confie volontiers, chacun fait fond sur son honnêteté ; ceux même qui blâment son hétérodoxie ont à son endroit le respect inné du peuple russe pour l’illuminé, « l’homme de Dieu. » Quand on interroge ce petit monde paysan sur le compte du novateur, on y trouve trois ou quatre dispositions diverses, celles même que toute société humaine a toujours manifestées en présence d’apparitions de cette nature. Une petite minorité se rallie franchement à la doctrine ; la majorité raille le téméraire de vouloir être plus sage que tout le monde ; quelques-uns lui demandent un miracle pour prouver sa mission ; les vieux croyans s’étonnent de ce que son blé pousse alors qu’il ne porte pas de croix au cou ; les plus simples, écoutant le son pieux de ses paroles sans pouvoir pénétrer ses idées, le considèrent comme un saint. — Un saint ! il l’eût été trois siècles plus tôt. Certaines familles d’âmes changent perpétuellement de nom avec les évolutions des idées générales. Prenez ce même paysan, embrasé de piété, dévoré de scrupules, retirez-lui sa Bible et les idées ambiantes, reportez-le à l’époque des Ivans ; vous le trouverez dans un ermitage ou dans un cloître, nourrissant son âme des alimens d’alors ; même s’il eût pensé hardiment, on n’eût guère contrôlé ses doctrines dans la Russie du XVIe siècle ; on n’eût vu que les vertus de l’ascète, le zèle de « l’homme de Dieu ; » la voix du peuple l’eût béatifié et son image, appendue sous quelque lampe, recevrait l’encens des diacres au lieu de leurs anathèmes. L’homme flotte à la dérive du temps, comme la branche morte au courant du fleuve, jouet du premier accident qui fixera sa destinée ; si les sables et les frênes l’avaient arrêtée là-haut, on l’eût recueillie peut-être pour planter une croix au carrefour voisin ; un hasard de brise la pousse plus bas, des mariniers la trouveront bonne pour tailler une vergue à leur voile.

Les premiers adeptes de Sutaïef ont été les membres de sa famille. Là, du moins, l’apôtre ne rencontre nulle opposition. Sa femme, ses fils, ses belles-filles sont aveuglément dévoués à « la foi nouvelle. » Suivant la coutume des paysans russes, tout ce monde vit patriarcalement entassé dans la même maison ; une humble isba, pareille aux autres, avec cette seule différence que des évangiles remplacent les images de sainteté sur la planche aux icônes. Partout un air de propreté et de décence assez rare, même dans les demeures plus aisées. La conduite de chacun des membres de la famille est irréprochable ; ils donnent l’exemple de l’union chrétienne et des mœurs les plus pures. Quand M. Prougavine fut introduit dans cet intérieur, le père était seul avec ses belles-filles, sa fille « non mariée » et ses petits-enfans « non baptisés. » Son gendre et ses fils avaient été reprendre à Saint-Pétersbourg leur métier de tailleurs de pierres. Ils ont fait parvenir à Sutaïef des journaux qui parlaient de lui, avec des commentaires que le bonhomme avoue ne pas comprendre. Ils lui envoient également des brochures et des sermons de {{M.|Pachkof[7] avec leurs impressions sur l’enseignement piétiste. Sutaïef s’élève vigoureusement contre la doctrine des prédicans de Pétersbourg ; ils mettent le salut dans la foi ; c’est dans les œuvres qu’il faut le chercher, dans « l’organisation de la vie commune. » Décidément le champ de la pensée humaine est bien étroit et l’on y tourne sur soi-même. Qui s’attendait à la retrouver ici, reprise entre un seigneur et un moujik russes, cette vieille dispute de la foi et des œuvres qui a divisé le moyen cage, la réforme, et fait couler tant d’encre savante dans le monde théologique ? — M. Prougavine a tenu à bien éclaircir les rapports des sutaïévites avec M. Pachkof ; il a constaté que le sectaire n’avait pas eu connaissance de ce mouvement d’idées durant son séjour à Saint-Pétersbourg et qu’on ne pouvait chercher là l’origine de son évolution religieuse. Le même pour les stundistes ; Sutaïef n’en a entendu parler que tout récemment : « Il y a beaucoup de bon dans leur doctrine, ils se rapprochent de nous. » En dehors de sa famille, le novateur a trouvé des adhérens dans les villages voisins. Il y a eu un fort beau cas de conversion, qui ferait honneur aux sectes les mieux posées : c’est un des soldats de l’escorte qui convoyait le fils de Sutaïef au lieu de son internement ; cet homme a été tellement touché par les discours du réfractaire qu’aussitôt après avoir reçu son congé, il est venu trouver le père pour lui demander à être reçu dans la communauté, offrant tout son bien et le concours de tous ses proches. Néanmoins M. Prougavine estime fort exagéré le chiffre officiel de mille adeptes qu’on lui avait fourni à Tver ; c’est par dizaines tout au plus qu’il faut compter les partisans décidés, ceux qui suivent jusqu’au bout l’initiateur, abandonnent l’église et sont prêts à entrer dans la commune fraternelle. Les évaluations sont fort difficiles ; peut-être plus d’un fait-il comme ce timide qui racontait à notre auteur son accord tacite avec le prêtre ; il ne participe plus aux sacremens, mais il verse la petite somme exigible pour l’accomplissement de ses devoirs ; on continue à le porter sur les listes comme orthodoxe pratiquant. Il est encore plus difficile de supputer le nombre, assurément très grand, de ceux qui sont à divers degrés sympathiques aux doctrines de Sutaïef, qui penchent vers elles sans y tomber, retenus par l’habitude, la crainte des tracas et des persécutions. Tout le monde n’a pas la vocation du martyre, ce signe du vrai sectaire ; Sutaïef l’a reçue du ciel. La nécessité d’une propagande infatigable a fait l’objet de ses derniers entretiens avec son visiteur ; comme M. Prougavine l’exhortait à la prudence, lui rappelant ses nombreux démêlés avec la justice et les poursuites du chef d’hérésie encore pendantes, l’apôtre s’est écrié superbement : « Il est dit dans l’évangile : — Allez et prêchez, on vous persécutera, on vous traînera en justice. — Je ne crains pas le jugement. De quoi aurais-je peur ? On me jettera en prison ? on me déportera ? Je trouverai partout des hommes à qui parler de la vérité. Ici ou là, au Caucase ou plus loin, qu’importe ? Dieu est partout. Je ne crains pas ceux qui tourmentent le corps, je ne crains que la perte de mon âme. Si l’on me disait : — On va t’enterrer vivant, — je ne tremblerais pas. Qu’on me chasse,.. j’attends ;.. qu’on me prenne,.. je veux souffrir ! »


V.

D’où part ce cri passionné ? Est-ce de notre siècle indifférent ? N’est-ce pas plutôt du XVIe du XVe siècle ? Les hommes que nous venons d’entendre sont-ils nos contemporains ou ceux de Jean Huss et de Jérôme de Prague ? En parcourant cette histoire russe, le lecteur a certainement cru relire une histoire du temps de la réforme ; hommes, vies, sentimens, idées, paroles, tout semble emprunté à ce temps, tout nous était connu, les noms seuls sont nouveaux ; sans eux, la méprise pourrait être complète. Je ne me suis pas trop avancé, je crois, en disant que ce coin du présent jetait une vive lumière sur les grands faits du passé. Il serait presque banal de rechercher les analogies ; elles se présentent d’elles-mêmes à chaque esprit familier avec les études historiques. Toutefois, pour trouver ces analogies plus exactes et ne pas être entraîné à de fausses déductions, ce n’est point à la période triomphante de la réforme qu’il faut se reporter ; mieux vaut reculer par-delà Luther et Calvin jusqu’aux précurseurs du XVe siècle, aux premiers lecteurs de bibles vulgaires, lollards d’Angleterre et taborites d’Allemagne. Sutaïef et l’état social dans lequel il vit font admirablement comprendre ce qui se passa dans le peuple d’Angleterre, par exemple, quand parut la bible de Wyclef avec ce prologue : « Chaque endroit de la sainte Écriture, les clairs comme les obscurs, enseignent la douceur et la charité. C’est pourquoi celui qui pratique la douceur et la charité a la vraie intelligence et toute la perfection de la sainte Écriture ; ainsi, que l’homme simple d’esprit ne s’effraie pas d’étudier le texte. »

Avançons de quelques années, passons en Bohême ; ici la comparaison présente un intérêt très vif. On sait que les populations de ce pays sont de race et de langue slaves ; entraînées de bonne heure dans l’orbite de la civilisation occidentale, elles fournissent d’habitude aux partisans de la théorie des races un champ d’expériences où ils veulent deviner ce que feront dans telle circonstance les Slaves d’Orient. Précisément la Pensée russe publie, en regard des articles de M. Prougavine, une étude de M. Venguérof sur le mouvement hussite. L’écrivain moscovite s’empare de cette phrase du professeur Höfler, le biographe de Jean Huss qui fait autorité en Allemagne : « Après de longues années de travail consacrées aux hussites, je ne puis arriver à m’expliquer comment cette révolution s’est produite, tant elle était peu justifiée par la situation générale. » — M. Venguérof constate, en effet, qu’elle n’a été produite ni par une haine de races, ni par une oppression politique, ni par une doctrine confessionnelle ; il conclut en affirmant qu’elle fut une explosion du « sentiment purement moral, » de « l’idéal de justice slave » poussé à bout par la corruption du clergé et des hautes classes, par le spectacle de la décomposition sociale qui marqua la fin du moyen âge. Jean Huss et Jérôme de Prague furent « les plus hauts représentans de l’idéalisme slave, » de la passion pour le vrai et le juste. Ils ne meurent pas, comme les autres réformateurs, victimes de la scolastique, martyrs d’une idée obstinée, d’une hérésie doctrinale ; ils ne rejettent rien du catholicisme en principe ; ils veulent la réforme des mœurs, « la vérité et la justice ; » ils le disent et ils meurent en le répétant. La révolution soulevée par eux est donc une protestation de la conscience populaire, au nom de l’évangile, contre le mensonge de l’église et du siècle[8]. — Quand un écrivain slavophile est sur ce terrain, il va longtemps et ne compte pas les pages : je prie de croire que j’en résume un bon nombre dans les lignes qui précèdent. Faisons nos réserves. Il ne faut pas abuser de cette théorie des races qui prête à bien des mirages ; en outre, quelques publicistes russes sont sujets à une exagération qui étonne d’abord et fatigue vite l’étranger ; à les entendre, la race slave est douée en propre de certaines vertus mystérieuses, si mystérieuses qu’elles échappent aux définitions précises et qu’il faut les connaître par acte de foi ; non-seulement les hommes des autres races ne peuvent prétendre à ces vertus, mais ils ne peuvent même pas les comprendre, m’affirmait un jour un grand et singulier écrivain que la Russie vient de perdre. C’est là un sentiment très jeune, celui de l’enfant qui imagine son père fait d’une autre matière que le commun des hommes ; c’est peut-être l’excès inséparable du patriotisme à outrance, un fier défaut, qui vaut bien des qualités critiques. Je reconnais d’ailleurs qu’il est tout aussi fatigant pour un Russe ou un Anglais, d’entendre affirmer que l’Europe vient emprunter son esprit et ses vues dans les bureaux de nos journaux à bons mots. Grâce au ciel, nulle famille humaine n’a été avantagée ni déshéritée de son patrimoine, l’idéal de vérité et de justice ; il est dans tous les cœurs ; seulement il est vrai que l’homme du Nord, dans les rêveries moroses de sa misère, le couve plus âprement ; il est vrai que, dans les couches populaires des pays slaves, moins usées par les compromis de la civilisation, il se rencontre un plus grand nombre de natures jeunes, ardentes et tenaces, qui souffrent impatiemment les retards du progrès et se précipitent vers leur vision malgré tous les obstacles. Parties d’une idée évidemment juste, soutenues par leur foi religieuse qui la sanctionne, ces natures ne reculeront devant aucune violence pour réaliser l’absolu de l’idée dans un monde où nul absolu n’est réalisable. Pour instituer le règne de justice et de charité, elles iront aux derniers excès de l’injustice et de la barbarie. On s’est beaucoup moqué de Robespierre et de Saint-Just qui, voulant faire le bonheur de tous les hommes, commençaient par les décapiter successivement ; l’un des deux, au moins, était sincère ; ils suivaient la logique naturelle, fatale, de tout vrai croyant. C’est ce que firent les hussites ; plus impatiens que leurs voisins d’Allemagne, des Flandres et d’Angleterre, ils partirent un siècle plus tôt derrière l’idée naissante de la réforme ; ils ne purent lire la bible sans en appliquer aussitôt la lettre à une société qui lui donnait des démentis. Pour rendre leur pays meilleur, ils le mirent à feu et à sang. C’est ce que ferait peut-être plus d’un Russe avec la conviction naïve qu’il exécute les volontés de l’Eternel. Le 30 mai 1416, à Constance, quand Jérôme de Prague, lié sur le bûcher, eut dit lui-même au bourreau d’allumer la paille, des langues de flamme s’élancèrent et vinrent lécher les lèvres du condamné ; comme ces lèvres disparaissaient dans la fumée, il en sortit ce dernier cri : « J’ai ardemment aimé la vérité ! » Lorsqu’ils s’obstinent à cet amour, ils sont tous comme Jérôme, ces furieux de l’idéal.

Certes, le bon Sutaïef compte parmi les pacifiques, les humbles de cœur ; il a horreur des moyens violens ; il critique tout, mais il se soumet ; pourvu qu’on le laisse controverser avec ses textes, il respecte qui le condamne et espère mieux convaincre une autre fois. Ne vous y fiez pas pourtant ; si Sutaïef voyait à portée de sa main la réalisation de ses espérances, s’il ne s’agissait que de supprimer un petit obstacle et puis encore un petit après, — c’est toujours ainsi que les obstacles apparaissent au réformateur, tout proches et un par un, comme les plis de montagne dans une ascension, — si l’assentiment d’une foule l’encourageait, je ne répondrais pas que l’apôtre de l’amour ne fût bien vite conduit à faire sauter des villes. Les patriotes russes vantent volontiers la charité touchante, la bonté enfantine de leurs paysans ; en effet, je ne connais pas de peuple plus doux ; en un an, dans une vaste province, il se commet moins de crimes contre les particuliers qu’en un mois dans un quartier de Paris ; même quand le moujik est ivre, et Dieu sait si c’est fréquent ! presque jamais de rixes. D’autre part, l’histoire de ce peuple si doux enregistre jusqu’aux jours présens les crimes publics les plus tragiques ; et le lecteur d’Occident, qui s’indigne au récit des vengeances exercées contre les malheureux juifs par ces mêmes paysans, les traite de barbares ; il a raison, et les patriotes russes n’ont pas tort. Il n’y a pas de contradiction dans ces deux aspects. Chez tous les primitifs l’impulsion d’une seconde jette l’homme d’un extrême à l’autre ; la loi des réactions fait que le plus flegmatique d’habitude sera le plus colère à son heure. Le paysan russe est, suivant son expression populaire, « une âme d’or » prise dans des organes brutaux ; terrible sera la minute où, sous le poids d’une idée fixe, d’une souffrance, « l’âme d’or » étouffée lâchera la bête en liberté.

Sutaïef est-il une exception dans son milieu ? Je renvoie ceux qui soulèveraient cette objection au curieux petit livre de M. Yousof sur les dissidens[9]. Ils y verront que, sur tous les points du territoire russe, on constate des manifestations identiques à celle qui vient de nous occuper. C’est Bondaref, le paysan de Saratof, de la secte des autobaptistes : celui-là a écrit un opuscule, le Véritable chemin du salut, où la doctrine est, à peu de chose près, celle de Sutaïef ; c’est Gabriel Zimine, le cosaque du Don, qui a fondé la secte des non-prians, et enseigné que le chrétien n’a nul besoin d’une église, mais uniquement de l’évangile, de la prière mentale et de la recherche de la perfection ; c’est Yakovlef, qui prêchait à Kostroma la vie spirituelle et la communauté des biens. Je cite au hasard, dans le nombre. Tous ces apôtres populaires parlent à leurs adeptes d’un pays idéal, Biélovody, la terre des Eaux-Blanches, qui existe quelque part en Asie ; dans cette île d’Utopie des sectaires russes, il n’y a ni vol ni injustice, pas d’impôts, pas de fonctionnaires. — Suivant M. Yousof, le raskol ne fut à l’origine que la forme d’opposition naturelle au peuple russe, une protestation de l’esprit démocratique et de la vieille indépendance contre la conception gouvernementale tartare, puis allemande, des tsars Alexis et Pierre Ier; le schisme reçut son organisation dogmatique du bas clergé, soulevé contre les tentatives du patriarche Nicon pour le hiérarchiser plus fortement. Depuis « le raskol est devenu chez nous La seule issue pour tous ceux qui ont soif de vie spirituelle, il se recrute parmi les élémens les plus énergiques, les esprits les plus vifs de notre pays. » — M. Yousof affirme qu’aujourd’hui le raskol tend de plus en plus à sortir de son cadre dogmatique et de sa tradition immobilisée pour se confondre avec le mouvement rationaliste des sectes nouvelles. Voici sa conclusion sur l’état actuel du vieux schisme : « La partie avancée professe le rationalisme religieux, et le reste est dans le chemin qui y conduit… grâce aux bezpopovtzi, — sans-prêtres, — le rationalisme s’étend rapidement sur la terre russe. » Or les bezpopovtzi, avec leurs nuances innombrables, forment le gros de l’armée du raskol ; on en compterait jusqu’à huit millions. Si cette assertion de M. Yousof est exacte, il ne resterait que peu de refuges à cet esprit byzantin dont je parlais en commençant et qui inspira d’abord les hérésiarques russes. Quoi qu’il en soit de cette évolution des schismatiques, séparés depuis deux siècles de l’église orthodoxe, vers les idées et les sectes évangéliques, il est certain que ces sectes bénéficient presque exclusivement des déserteurs actuels de l’orthodoxie ; je suis en mesure d’établir qu’en ce moment, dans la province de Kharkof, la propagande des stundistes fait de nombreux adeptes. En ces matières, il est téméraire de se fier aux chiffres que chacun avance ; la statistique n’est qu’une arme aux mains des partis. Un seul document officiel, qui date de trente ans, nous donne une base sérieuse ; c’est le rapport du comte Pérovski, ministre de l’intérieur en 1850, à l’empereur Nicolas, après l’enquête de Liprandi : le ministre estimait à neuf millions le nombre des raskolniks et dissidens de toute catégorie. Depuis lors, avec l’accroissement normal de la population et la propagande, tous les auteurs acceptent comme un minimum pour ces dernières années le chiffre de douze millions de dissidens. Champions ou adversaires de l’orthodoxie, tous les Russes, si divisés qu’ils puissent être sur la valeur des doctrines, sont unanimes à constater avec M. Yousof que cette sélection s’opère sur les élémens les plus robustes et les plus développés de leur peuple.

De ces faits, quelques personnes seront peut-être tentées de conclure que la Russie est à la veille d’une réformation religieuse ; ce serait aller bien vite en besogne et se méprendre, à mon sens. Nous ne voyons ici rien de semblable à l’explosion irrésistible, ordonnée, dirigée par de puissans esprits, qui souleva les âmes au XVIe siècle. Nous assistons aux anxiétés, aux tâtonnemens, au réveil inconscient de l’esprit critique et à la révolte du sens religieux qui marquèrent dans le nord de l’Europe les premières années du XVe siècle. Le paysan de Tver qui nous a servi de type d’étude est un isolé, un impuissant : que ses disciples l’enterrent nuitamment sous le plancher ou qu’il aille chercher le sommeil orthodoxe sous les bouleaux du cimetière, il a fait vraisemblablement toute sa tâche et tout son petit bruit. Dans les profondeurs des « terres vierges, » dans les forêts du Nord et les steppes du Sud, il y a des milliers de paysans amenés par des causes identiques à l’état de conscience constaté chez Sutaïef. On en découvre quelques-uns, on en ignore certainement beaucoup. Mais ces âmes d’avant-garde ne se sont pas concertées ; nul lien ne les rattache : le mouvement se produit au-dessous des classes instruites ; il ne peut donner actuellement ni une doctrine viable ni un cadre général. Enfin ce peuple du XVe siècle est juxtaposé à des classes dirigeantes, à un gouvernement du XIXe siècle ; il trouve dans celles-là l’indifférence, dans celui-ci une tolérance relative ; les novateurs peuvent subir des tracas, ils n’ont à redouter ni persécutions violentes ni bûchers : or ce sont les persécutions et les bûchers qui font mûrir les crises religieuses. Voilà pour le présent.

Il est des téméraires qui veulent toujours voir plus loin dans le futur : ne refusons pas de les suivre, le regard perdu par-delà les horizons de demain. Nous avons recueilli des indices considérables ; le peuple russe a soif de consolations spirituelles et les cherche volontiers dans l’interprétation personnelle de l’évangile ; le principe du libre examen ne l’effraie nullement ; il a le goût de la découverte et de la dialectique. M. Mackenzie-Wallace, dans son excellent livre, nous raconte comment, chez les molokanes de la steppe, des paysans argumentaient sur l’Écriture avec l’aplomb d’un docteur en droit canon. Un juge en qui j’ai toute confiance me disait naguère avoir lu quelques pages de la Bible à une vieille femme illettrée qui entendait pour la première fois cette lecture ; elle marqua une vive curiosité, voulut approfondir le sens et poussa les questions les plus embarrassantes pour le lecteur. On a cru jusqu’ici qu’en matière de religion les Slaves étaient des méridionaux, uniquement sensibles, comme les populations latines, aux pompes extérieures, aux liturgies mystérieuses et minutieuses. Ce n’était là peut-être que la phase enfantine de leur développement si retardé. La race slave n’a pas dit encore son grand mot dans l’histoire, et le grand mot que dit une race est toujours un mot religieux.

Qui sait si ce peuple, dernier venu sur la scène intellectuelle, n’est pas destiné à élargir encore le puissant édifice du christianisme ? Des gens d’esprit ont décidé que cet édifice croulait et devait mourir de sa belle mort : l’humanité décide contre eux que la terre, tant qu’elle tournera dans la souffrance comme dans sa triste atmosphère, aura besoin d’une religion pour consoler les misérables. D’autre part, l’histoire nous force à reconnaître que cette religion subit, à de longs intervalles, des rénovations extérieures qui l’assouplissent aux besoins présens des sociétés. Depuis dix-huit cents ans, l’évangile a suffi à ces exigences sans cesse renaissantes ; en creusant plus avant le merveilleux livre, l’homme y trouve l’aliment voulu pour sa faim nouvelle. M. Réville a dit excellemment : « L’esprit du christianisme est la recherche inquiète du meilleur. » Aujourd’hui beaucoup d’âmes croient que la crise de la conscience moderne doit se résoudre par une de ces rénovations. Plus grand encore est le nombre des intelligences tendues vers la recherche du mieux social ; c’est dans cette direction que la mine évangélique est la plus riche, la moins fouillée ; là se cache peut-être la formule religieuse et sociale que tant de cœurs sollicitent. Oh ! je sais bien que, depuis 1848, cette idée est entachée de défaveur et surtout de ridicule. Avant de rire, j’ai coutume de regarder toujours en arrière et de me représenter comment nos aïeux auraient ri des idées les mieux établies pour nous. Prenez, par exemple, un sujet de Philippe II d’Espagne, de Marie d’Angleterre ou de Charles IX de France ; tout à coup, ce voyant se met à prédire l’émancipation absolue de la conscience, la faculté pour chacun d’adorer Dieu suivant ses propres lumières, la liberté de décider publiquement sur toutes les matières, l’égalité civile et politique, la surveillance du pouvoir par tous les intéressés. Certes, tous ses contemporains eussent traité de fou ce visionnaire s’il eût ainsi prédit les conséquences des nouvelles découvertes qu’on faisait à cette heure dans l’évangile ; pourtant il eût simplement annoncé l’état dans lequel nous vivons, les progrès qui devaient sortir, après deux siècles de travail latent, de la grande secousse imprimée aux âmes autour de lui. — Ainsi, lors de la première renaissance religieuse, l’interprétation libérale de l’évangile a préparé la transformation civile et politique à peu près accomplie aujourd’hui dans le monde chrétien ; pourquoi ne pas espérer qu’à la prochaine étape, le sens social du livre nous sera révélé et que, de cette nouvelle évolution religieuse, l’histoire saura tirer encore, avec sa lenteur et sa sagesse accoutumées, un moule social approprié aux besoins des hommes, aussi supérieur à l’ancien que notre vie civile est supérieure à celle du moyen âge ? Si cette seconde réforme s’accomplit, d’abord dans les âmes, puis dans les faits, il faudra reconnaître que le gouvernement supérieur du monde depuis l’institution du christianisme est une chose miséricordieuse et admirable.

Revenons au peuple russe ; rien ne lui interdit de penser qu’il est appelé à jouer un grand rôle dans ces transformations de l’avenir. Le tour d’esprit de ce peuple le prédispose à suivre cette voie ; il est foncièrement pieux, il ne craint pas les expériences effrayantes ; sa pensée toute neuve n’est pas arrêtée par le réseau de vieilles idées qui emprisonne la nôtre : à la fois mystique et pratique, il est surtout enclin à confondre la vérité religieuse et la justice sociale ; les langues trahissent les secrets des cerveaux : le russe n’a qu’un mot, nous l’avons vu, pour ces deux catégories de son idéal. Qu’on étudie la conscience obscure du paysan Sutaïef ou la littérature dont se nourrissent les classes moyennes, qu’on interroge les hommes de chair et d’os ou les héros fictifs de l’imagination, on retrouve partout cette vision d’un monde plus fraternel et plus juste, réformé par la foi religieuse, par l’évangile. Le mouvement dit nihiliste, avec ses déclamations athées, n’est qu’une exagération maladive, accidentelle, l’extrémité où verse un petit nombre de désespérés, ce qu’est l’ascétisme à une religion bien ordonnée. Les grandes masses populaires, quand elles s’éveilleront, ne procéderont pas ainsi par négations désolantes, pourvu qu’elles trouvent au-dessus d’elles les lumières et le bon vouloir des classes savantes. Fasse le ciel qu’elles ne s’émeuvent pas trop tôt ! Aujourd’hui un mouvement religieux et social, purement paysan, ne pourrait aboutir qu’à une jacquerie, à une guerre de hussites, laquelle n’a rien fondé : « l’organisation de la vie commune par l’amour » se réduirait à des destructions et des spoliations de Vandales ; ce n’est pas avec le rêve incohérent d’un Sutaïef qu’on réforme le monde. Mais il faut un peu, beaucoup peut-être de ce rêve pour le réformer. Sans la règle froide et prudente de la science, ce rêve du cœur du peuple ne peut rien que le mal ; la science est en haut dans le cerveau du corps social ; elle aussi est stérile, si elle ne s’incline pas pour écouter le cœur : quelqu’un a dit que les grandes pensées viennent de lui. Ce serait une grande pensée celle qui appliquerait toutes les forces du sentiment religieux à la solution terrestre du problème de la justice.

C’est la recherche du grand œuvre, diront les sceptiques. Je le veux bien, la comparaison est instructive. Durant des siècles, les alchimistes ont pâli sur leurs creusets ; le vulgaire croyait, les gens sensés riaient ; un jour, dans ces creusets, la chimie est née ; elle a changé le gouvernement du monde physique. Comme le moyen âge, les temps modernes ont leur grand œuvre : jusqu’ici les alchimistes ont seuls cherché ; qui oserait affirmer qu’il ne viendra jamais un chimiste indiquant la vraie méthode et faisant la lumière ? Pourquoi désespérer d’une entreprise, parce qu’elle n’a été abordée le plus souvent que par trois sortes d’impuissans, les ignorans, les fous et les haineux ? Cette entreprise, la révolution française l’a tentée ; partie d’un esprit de négation ou tout au moins d’un idéal purement humain, faussée dans son principe par une philosophie étroite, par les théories absurdes du Contrat social, elle a erré en cherchant à améliorer le sort du peuple sans le maintenir par une discipline morale ; elle a semé plus de haine que d’amour, trop parlé aux hommes de leurs droits, pas assez de leurs devoirs. Aujourd’hui la savante Allemagne semble vouloir reprendre le problème avec ses données exactes ; un homme génial, comme ils disent, l’esprit le plus pratique de notre temps, n’a pas dédaigné de mettre la main au grand magistère ; ceux mêmes qu’il a le plus cruellement blessés l’applaudiraient s’il réussissait dans sa noble tâche. Mais l’Allemagne est prise comme nous dans les chaînes de fer d’une longue histoire, retenue par la métaphysique et les constructions du passé ; elle est timide, comme tous les spéculatifs, on peut douter qu’elle mène à bonne fin l’entreprise. Plus impétueux et plus libres d’entraves, les Slaves se trouveront peut-être un jour dans des conditions meilleures : ayant la foi des vieux âges et la science des nouveaux, de grands espaces vierges dans leurs âmes comme sur leurs terres. Nul n’a vécu chez eux sans y sentir le souffle d’une puissante espérance ; qu’il soit permis aux croyans du progrès de la partager. — Que de songes ! diront encore les sceptiques. Des songes faits par tant de gens contiennent souvent une part de vérité, et, en Russie du moins, ils hantent beaucoup d’âmes à ma connaissance. Ceux que ces songes troubleraient dans leur repos n’ont guère à s’inquiéter ; l’heure de la réalisation n’est pas proche, si l’on compte d’après la marche accoutumée des événemens historiques ; il est vrai que, pour toutes choses, les modernes ont raccourci le temps, et que l’histoire, qui autorise les prévisions, ne permet pas les calculs exacts. L’astronome est plus heureux que l’historien ; celui-là dit : Telle révolution du ciel reviendra à telle date ; celui-ci ne peut que dire : Telle révolution de l’humanité se reproduira dans des circonstances données. Un jour, je me trouvais en mer sur un bateau turc, dans des parages de l’Archipel fort accidentés et de fond très inégal ; on cherchait un ancrage : du gaillard d’avant, des matelots jetaient la sonde et criaient à chaque minute des chiffres différens ; le capitaine ordonna de mouiller. Je m’approchai pour lui demander par combien de brasses nous étions ; l’Oriental leva les yeux au ciel avec son geste accoutumé et me répondit : « Dieu le sait ! » Jetons la sonde dans l’avenir pour nous donner à nous-mêmes l’illusion que nous gouvernons nos navires : il faudra toujours nous résigner à répondre comme ce capitaine.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUÉ.

  1. Altchouschie i jajdouschie pravdi, par C. A. Prougavine, Rousskaia Mouisl, livraisons d’octobre et décembre 1881, janvier 1882.
  2. C’est le premier et souvent le seul administrateur du district ; un chef de police qui a quelques-unes des attributions d’un sous-préfet et le devoir de faire rentrer l’impôt. On m’accusera peut-être en Russie d’avoir noirci à plaisir ce tableau ; on objectera avec raison que les progrès matériels et moraux des dernières années ont adouci bien des traits, multiplié les communications, développé l’agriculture, réformé l’esprit administratif, etc.. Le district de Torjok, en particulier, est maintenant traversé par un chemin de fer qui en modifie rapidement l’aspect. Je prie mes contradicteurs d’entrer dans ma pensée : j’ai voulu peindre les conditions dans lesquelles la race s’est formée et maintenue jusqu’à la génération contemporaine ; le tableau, qui est encore vrai pour maint endroit, l’était pour tout le Nord il y a peu d’années, et cela depuis des siècles. C’est ce qu’il importait d’établir. L’influence des améliorations actuelles sur la direction des idées populaires ne se fera sentir, comme toujours en pareil cas, que dans la génération à venir.
  3. Abréviation populaire pour désigner la capitale, Saint-Pétersbourg.
  4. L’ancien du village, sorte de maire élu parmi les paysans.
  5. Il y a quelques jours, passant par un bourg de 1,200 âmes, j’entrai chez le prêtre ; un jeune homme, avec une femme, une belle-mère et cinq enfans. Je lui demandai ce qu’il touchait ; 140 roubles seulement de traitement de l’état (le rouble vaut actuellement 2 fr. 50) et de 6 à 700 roubles de casuel ; c’était une des meilleures paroisses du district. Le pauvre homme me disait : « L’année dernière a été bonne, il y a eu jusqu’à 18 mariages ; cette année, il n’y en a pas eu moitié autant. » Il ne se rattrapera pas sur les enterremens, qui sont de maigre rapport ; on est plus pressé de se faire marier que de se faire enterrer.
  6. C’est le dernier en date des saints russes, un évêque de Vorouèje, mort à la fin du siècle dernier et canonisé dans le nôtre ; ses écrits édifians sont très répandus dans le peuple.
  7. }} M. Pachkof est un Russe très haut placé par sa naissance et sa grande fortune, qui s’est retiré de la vie mondaine pour se consacrer aux intérêts spirituels du peuple. De concert avec un de ces missionnaires laïques qui ne sont pas rares en Angleterre, lord Redstocke, il a institué dans son hôtel, à Pétersbourg, des conférences religieuses ; à certains jours, les gens du plus bas peuple emplissent ses salons ; M. Pachkof lui-même ou quelque autre prédicant laïque leur enseigne : « comment on doit chercher Christ. » Ces messieurs vont eux-mêmes dans les ateliers, dans les lieux de réunions populaires, prêcher la bonne parole. Ils font traduire en russe, par dizaines de mille, ces petites brochures piétistes si en faveur chez nos voisins d’outre-Manche, et les répandent gratuitement dans tout l’empire, avec des bibles et des homélies. Au cours de ses études sur les sectes, M. Prougavine a trouvé ces brochures dans les villages les plus reculés de Russie, au Caucase, à l’Oural, en Sibérie. Le nom de M. Pachkof a conquis ainsi une incroyable popularité dans tous les milieux où l’on s’occupe de recherches religieuses ; aucun sectaire ne passe à Pétersbourg sans aller le voir, sûr de trouver là des livres d’édification et au besoin des secours pécuniaires. Dès que M. Prougavine arriva à Chévélino, quelques paysans dirent : « Ce doit être le général Pachkof. » Des milliers de gens du peuple ont déjà passé par l’enseignement pachkovien, ou redstokiste, comme on dit plus communément. Cet enseignement garde un caractère évangélique assez vague, la forme et l’esprit des prédications anglicanes, sans aucun dogmatisme particulier. Un trait bien russe, c’est qu’il n’y a pas de scission apparente entre ce groupe religieux et l’église orthodoxe ; on témoigne à celle-ci une déférence polie, on suit au besoin ses observances, on ne touche pas à ses dogmes ; en réalité, on modifie radicalement son esprit, on substitue à la vieille liturgie nationale des formes de prières et un fonds de pensées purement anglicanes. Le prosélytisme biblique de l’Angleterre, s’attaquant à ce coin du monde russe, aboutit à un compromis très curieux, très respectable d’ailleurs, car ces gens de bien pratiquent la plus large charité sous toutes ses formes.
  8. Un des traits les plus caractéristiques de la flexibilité de l’esprit russe, c’est la situation de saint in partibus faite à Jean Huss par des historiens très conservateurs. On le réclame comme le premier champion de l’idée slave en Occident, cela suffit. L’an dernier, alors que les attiques de la presse allemande donnaient de l’humeur, quelques slavophiles, tenant de très près aux hautes sphères religieuses, proposèrent de célébrer par une fête nationale l’anniversaire de sa mort. « Le bûcher de Huss flambe encore, » s’écriait M. Aksakof. Nul ne se fut étonné en Russie de voir faire une apothéose officielle au grand révolutionnaire du XVe siècle.
  9. J. Yousof, Rousskie dissidenti, Saint-Pétersbourg, 1881.