Un Tableau de François Clouet

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Un Tableau de François Clouet
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 723-734).
UN TABLEAU
DE
FRANCOIS CLOUET

L’apparition d’une œuvre d’art, tout à. la fois d’origine incertaine et de mérite incontestable, œuvre de maître évidemment, mais sans preuves ni tradition, restée comme enfouie pendant longues années et sortant tout à coup du silence et de l’oubli, pour exercer et pour mettre à l’épreuve la clairvoyance des connaisseurs, c’est là un genre d’énigme et de plaisir qu’on peut de loin en loin se promettre à Paris. Ne vous souvient-il pas d’un délicieux tableau qu’un Anglais, M. Moris Moore, soumit ainsi, voilà quelques années, au contrôle du public parisien, tableau qu’il attribuait, non sans bonnes raisons et malgré quelques taches qui permettaient le doute, au pinceau de Raphaël lui-même ? Cet Apollon et Marsyas fit éclore plus d’une controverse, et devint, ici même, l’objet d’une savante et juste appréciation (1). Eh bien! tout récemment nous avons, eu même fortune, et nous avons passé quelques charmantes heures devant une peinture non moins inattendue, non moins extraordinaire par ses beautés mêlées aussi de quelque imperfection. A ne considérer que la paternité présumée, cette œuvre-ci est moins ambitieuse, puisqu’il n’est pas question de revendiquer pour elle le plus grand nom de l’art moderne, et qu’on en fait tout simplement honneur à un maître français du XVIe siècle; mais pour l’histoire de l’art, surtout pour l’histoire de notre art national, la découverte, à nôtre avis, est plus rare et plus précieuse encore.

Cette fois, c’est un Lithuanien qui est le possesseur du trésor. M. de Lachnicki a formé dans sa terre de Lachnow, près de la ville de Grodno, une galerie d’un grand prix, nous dit-on : c’est une des richesses de ce petit musée que le tableau dont nous parlons. On peut le voir maintenant à Paris. Il est moins portatif que l’Apollon et Marsyas, on ne le promène pas avec soi sous deux volets d’acajou comme un nécessaire de voyage : c’est un panneau de grande dimension, près de deux mètres de longueur sur plus d’un mètre de haut. Les personnages sont nombreux : on y compte huit femmes, la plupart encore jeunes, un enfant nouveau-né et deux jeunes garçons. Les têtes, un peu plus fortes que demi-nature, sont étudiées avec un soin extrême : elles ont le charme, l’importance et le caractère de portraits.

Si nous consultons les costumes et les détails de toilette, surtout certains bijoux et les chiffres dont ils sont parsemés, la scène doit se passer en France, à la cour et sous le règne de Henri II. Quant au sujet, c’est autre chose, il est beaucoup moins clair, et le mot de l’énigme est encore à trouver. Vous croyez au premier aspect qu’il s’agit d’une scène biblique, que cette grande dame couverte de bijoux, pompeusement assise sous ces ombrages, entourée de tant d’honneurs, doit être pour le moins la fille de Pharaon, et que l’enfant qu’on lui présente est Moïse tiré des eaux. Évidemment c’est là le sujet apparent, le programme avoué; mais est-ce bien le sujet véritable? La fiction n’est-elle pas transparente? Ne voit-on pas que, sous le voile de l’antique légende, c’est une histoire contemporaine que le peintre entend nous donner, et que la Seine, ou la Loire coule, au lieu du Nil, au fond de son tableau?

Et d’abord cette blonde figure vers qui rayonnent tous les regards, cette soi-disant fille de Pharaon, ne nous est-elle pas connue? Ne sont-ce pas des traits que le ciseau de Jean Goujon a immortalisés? Cette expression tout à la fois altière et caressante, ce front impérieux et ces grands yeux baissés, cette ligne du nez si prolongée et pourtant si gracieuse, ce visage d’un ovale si parfait, cette abondante chevelure si bien plantée et relevée si hardiment, est-ce là une beauté banale, une de ces figures qu’invente en se jouant l’imagination d’un peintre? n’est-ce pas au contraire un type à part, tellement particulier qu’il doit se rapporter à une seule personne, et cette personne, sans conteste possible, n’est-elle pas Diane de Poitiers? De tous les portraits authentiques de la duchesse de Valentinois, nous ne craignons pas de le dire, celui-ci doit être le plus vrai, le mieux compris, le plus étudié sur nature, et à défaut de cette ressemblance, qui frappera quiconque est initié le moins du monde à l’iconographie de notre XVIe siècle, il suffirait, pour établir l’identité de la personne, de l’étrange costume que le peintre lui a donné. Ce costume est celui que nos premiers parens portaient au paradis terrestre, le même dont est vêtue la Diane de Poitiers que vous voyez au Louvre sculptée par Jean Goujon. Il est vrai qu’une fourrure de martre doublée de velours bleu se trouve là fort à point et laisse le buste seul entièrement à découvert; mais c’est déjà quelque chose de passablement rare qu’une femme ainsi déshabillée au milieu d’autres femmes qui toutes ont des robes et mieux encore, des fichus et des guimpes. À ce seul trait ne reconnaît-on pas la sultane dans son harem? Personne autre à la cour, même en ce temps de mœurs plus que faciles, n’eût osé se faire sculpter ou peindre dans ce simple appareil : c’était un sans-façon dont la belle duchesse se réservait le privilège. Aussi voyez comme elle en use sans le moindre embarras! Vos regards ne la troublent point; elle ne se croit pas seule, comme Susanne au bain ou Bethsabée à sa toilette : c’est sciemment qu’elle étale toutes ses perfections; elle se pose en déesse descendue de l’Olympe, et daignant donner aux mortels le spectacle de sa beauté.

Ainsi pas le moindre doute sur le principal personnage : c’est bien Diane de Poitiers; mais que fait-elle dans cette compagnie? quelles sont ces femmes qui l’entourent? et surtout que veut dire cet enfant? Ni la manière dont on le lui présente, ni celle dont elle le reçoit ne s’expliquent, s’il s’agit de Moïse. Il y a d’un côté bien trop de déférence et trop de majesté de l’autre. On dirait une cérémonie bien plus qu’une œuvre de charité, et cet enfant doit être un petit personnage plutôt qu’un pauvre abandonné. Ne serait-ce pas un fils de France, le duc d’Alençon par exemple, le dernier né de Henri II ? Nous hasardons cette conjecture tout en la trouvant plus qu’étrange, puisqu’elle force à supposer que la maîtresse en titre se serait fait notifier officiellement, pour ainsi dire, la naissance de l’enfant royal. Mais pourquoi pas? Était-il un caprice qu’elle ne pût satisfaire? Son pouvoir avait-il des bornes? Et à supposer que la fantaisie l’ait prise de se faire rendre cet hommage, faudrait-il s’étonner qu’elle eût chargé un peintre habile d’en perpétuer le souvenir ?

Ce qui nous suggère cette idée, c’est la présence au milieu de ces femmes des deux jeunes garçons dont nous avons déjà parlé. Le plus âgé paraît avoir dix ou douze ans, l’autre environ quatre ou cinq. C’était à peu près l’âge du dauphin, depuis François II, et de son jeune frère Charles IX, lorsque le duc d’Alençon vint au monde. Le caractère des deux visages, l’aspect un peu maladif de l’aîné, et chez le plus jeune un certain air violent et tapageur, un air de Néron enfant, permettent de supposer que ce sont bien ces deux princes, et qu’ils sont là, eux aussi, pour faire acte d’obédience.

On peut même aller encore plus loin et se demander si dans le fond du tableau, à droite, cette femme debout, la seule qui n’ait pas l’air de faire sa cour à la grande dame en manteau bleu, et qui, par son expression pensive et presque distraite, reste comme étrangère aux hommages qui lui sont rendus, ne serait pas la reine, la mère du nouveau-né, Catherine elle-même. Nous ne voulons rien affirmer, parce que les portraits de la reine-mère, avant son veuvage, sont trop rares et d’une authenticité trop douteuse pour qu’on puisse en tirer des termes de comparaison. Cette robe de couleur, cette coiffure encore jeune, déroutent nos souvenirs; le costume est d’ailleurs bien simple pour une reine, et comment retrouver sous ces traits agréables, mais sans accent, sans énergie, la Catherine que nous connaissons tous? Certains visages, il est vrai, se transforment en vieillissant, et celui-ci, à le bien regarder, pourrait être du nombre. On sent qu’un jour ou l’autre, par d’insensibles altérations, il se rapprochera du modèle auquel en ce moment il ressemble si peu. Rien ne défend donc de croire, matériellement parlant, que cette femme soit Catherine; mais Catherine en un tel lieu ! est-ce possible? est-ce croyable? La légitime épouse venant faire chez la concubine ses relevailles en quelque sorte et acceptant pour son fils cet insolent patronage, c’est un degré de mortification qui parait trop invraisemblable. Et pourtant la vie entière de Catherine, tant que vécut son époux, n’est-elle pas remplie d’avanies de ce genre ? Et ne savons-nous pas qu’elle les dévorait en silence, étouffant sa colère sous un masque de résignation ?

Après tout, qu’on fasse bon marché de notre conjecture, nous ne demandons pas mieux; qu’on en propose une meilleure, nous sommes prêt à l’adopter. L’explication du sujet n’est ici qu’un point très secondaire. Cette explication, quelle qu’elle soit, n’infirmera jamais ce fait incontestable que Diane de Poitiers est l’héroïne du tableau, et que parmi ces femmes il en est deux qui portent des bracelets où sont gravés des H et des doubles C adossés, chiffre officiel qui équivaut à une date et ne laisse de choix qu’entre les douze années du règne de Henri II. Ceci posé, deux questions seulement valent qu’on s’en occupe ; ces deux questions sont celles-ci : quelle est la valeur de l’œuvre ? quel peut en être l’auteur?

La première est bientôt résolue. Il suffit d’un regard pour reconnaître la main d’un maître et d’un maître éminent. Touche fine et serrée, modelé délicat, pinceau souple et précis, couleur harmonieuse et savante, telles sont les qualités qui, dans cette peinture, vous frappent dès l’abord. Si en quelques parties elle semble inachevée et presque à l’état d’ébauche, dans tout le reste elle touche à la perfection, et, pour tout dire, elle est de premier ordre. Ce sont principalement les têtes où se révèle le grand talent du peintre, ce qui permet de supposer que d’ordinaire et par prédilection il était peintre de portraits. Ces têtes sont vivantes, étudiées dans les plus fins détails, et néanmoins sans l’ombre de sécheresse. Celle de Diane nous paraît un chef-d’œuvre. Rien de plus suave et de plus transparent que cette blonde carnation, rien de plus gracieux que ces cheveux, ces bijoux, ces élégantes nattes qu’une gaze légère rattache en se jouant. L’arrangement de cette coiffure ne saurait être plus exquis, et le rendu en est incomparable.

A la gauche de Diane, et presque sur le même plan, cette femme qui se retourne et la regarde fait avec elle le plus parfait contraste. Elle est chastement vêtue; sa mante verte lui vient presque au menton; rien de voluptueux dans sa pose, point de paupières baissées, un regard vif et limpide, des traits fins et intelligens, figure toute française dont on voudrait savoir le nom, et d’une expression pénétrante qui se grave dans le souvenir. Un peu plus bas, cette personne déjà plus mûre, qui présente l’enfant et fait un peu l’office de nourrice, a moins de charme, moins de grâce, mais quelle physionomie! quel type individuel! et comme ces traits un peu bizarres et anguleux sont franchement accusés et exprimés avec bonheur ! Quant à l’autre figure qui occupe le premier plan, à la droite de Diane, le dos tourné au spectateur, elle est d’un caractère ; tout à fait différent et tranche sur tout l’entourage; elle vise à l’ampleur, au style, à l’effet : beauté presque virile, un peu déclamatoire, dans le goût des écoles d’Italie, le goût alors dominant. Viennent enfin à l’autre extrémité du tableau, à la droite du spectateur, deux jeunes femmes plus calmes, plus modestes, moins dramatiques, plus rêveuses, l’une blonde, l’autre brune, et agréables à qui mieux mieux. Mais de toutes ces figures, celle qui nous plaît et nous séduit le plus, celle qui donne à la composition le cachet le plus original, c’est une jeune fille de dix-huit ans à peine, debout, dominant tout le groupe de ces femmes assises, et regardant ce qui se passe avec des yeux pleins de malice et un mouvement de lèvres légèrement moqueur. La souplesse, l’esprit, le charme de cette jeune fille, aucun mot n’en peut donner idée. Si elle n’avait pas trois ou quatre ans de trop, ce serait Marie Stuart en personne. Qui peut-elle être? Nous l’ignorons; mais dans cette figure et même dans son costume il y a des finesses de ton, des grâces de couleur qui font déjà pressentir les plus charmans caprices de nos maîtres du dernier siècle. Watteau ne fera rien de plus hardi, de plus piquant, Greuze rien de plus suave, et cependant cette peinture reste nette et solide, d’une pâte aussi ferme, aussi dense que si elle sortait des mains d’un Holbein ou d’un Léonard. N’oublions pas enfin, au milieu de ces femmes, nos deux jeunes garçons, nos deux princes, l’aîné surtout, si bien drapé dans son manteau de couleur fauve : costume et carnation, tout dans cette figure soutiendrait la comparaison avec les portraits florentins les plus fins et les plus sévères que le XVe siècle ait produits.

On le voit donc, l’œuvre est considérable : elle a des taches, des lacunes, tout à l’heure nous les indiquerons ; mais pour aborder la question qui nous reste à résoudre, pour découvrir le nom du peintre, ce sont les beautés surtout qu’il faut avoir devant les yeux. Quel homme en France, vers le milieu du XVIe siècle, était capable de peindre un tel tableau avec ce soin, cette conscience, cette habileté magistrale ? Voilà ce qu’il s’agit de chercher.

Était-ce un Italien ? Nous mettons au défi tous les artistes d’outremonts, et la colonie de Fontainebleau tout entière, d’avoir en ce temps-là rien produit de semblable. Aucun d’eux n’aurait pris la peine de travailler ainsi. Ils faisaient fi de la touche serrée ; en Italie, c’était un art perdu. Ces imitations scrupuleuses d’objets inanimés, ces fines ciselures, ces bijoux chatoyans, rendus avec plus d’art et de patience qu’il n’en faut à l’orfèvre pour faire les bijoux eux-mêmes, ces soins minutieux que Léonard et parfois Raphaël daignaient encore s’imposer, ce n’était ni Primatice, ni ses subordonnés, ni aucun de ses compatriotes, sans distinction d’école, qui s’y seraient assujettis. Ils auraient cru tomber dans les misères gothiques, déshonorer leur pinceau. Peu soucieux de la nature, cherchant l’effet, le style, le mouvement, la vie, la vie factice, jamais la vie réelle, ils ne peignaient que de pratique. Ainsi, dans aucune hypothèse, aucun moyen d’admettre que l’auteur du tableau fût un Italien.

Était-ce donc un Flamand, un Flamand italianisé, c’est-à-dire conservant ses aptitudes nationales, réglées, modifiées, adoucies par un séjour en Italie, un Flamand comme Otto Venius par exemple ? Nous devons dire qu’au premier coup d’œil l’idée nous en était venue. L’intelligent visage de la femme à la mantille verte, voisine de Diane, nous avait, malgré nous, fait penser à Otto Venius, ou plutôt au tableau de ce maître qui décore, dans l’église de Saint-Bavon, à Gand, une des chapelles autour du chœur. Aux premiers plans de cette toile, nous nous souvenions d’avoir vu cette même figure, ou peu s’en faut, vêtue de vert pareillement ; mais ce n’était là qu’une coïncidence sans valeur, une illusion aussitôt dissipée par l’examen, soit des autres figures, soit du tableau tout entier. D’abord Otto Venius était à peine au monde que déjà Diane en était sortie, l’une étant morte en 1566 et l’autre né seulement dix ans plus tôt. On peut donc affirmer que le maître de Rubens n’a jamais pris la moindre part à l’œuvre dont nous parlons ici. Et quant à trouver en Flandre, vers le milieu du siècle, un précurseur d’Otto Venius, un peintre, tout ensemble archaïque et novateur, conservant, lui aussi, quelques traditions de l’école des Van Eyck et les associant à un certain reflet du XVe siècle italien, c’est tout simplement chimérique : ce Flamand-là n’existe pas.

Or, du moment qu’on ne peut découvrir, pas plus en Flandre qu’en Italie, le phénix dont nous avons besoin, il faut qu’on nous permette de le chercher en France. Nul autre pays d’Europe n’a rien à prétendre ici. Les peintres allemands étaient alors chez nous comme non avenus. Aucun d’eux n’avait mis le pied sur notre sol. Holbein, allant en Angleterre, s’était acheminé par la route des Pays-Bas. Et quant aux Hollandais, ce n’était ni le vieux Porbus, qui jamais ne quitta ses polders, ni Antonis de Moor (Antonio Moro), déjà en Portugal, et bientôt à Madrid commensal de Philippe II, qui pouvait s’être mis, soit à Chambord, soit à Paris, aux ordres de notre duchesse. Il faut donc de toute nécessité que son choix fût tombé sur un peintre français, le tableau nous le dit lui-même encore plus haut que ces raisons négatives. À la façon gracieuse et tempérée dont est composée cette scène, à l’expression finement ironique, lucide et sans passions, de presque tous ces visages, ne sent-on pas sous la palette un certain fonds d’esprit français ? Ainsi point de question, c’est à nous que le peintre appartient ; mais où le découvrir ? Chercherons-nous de province en province, de maîtrise en maîtrise ? Ce pourrait être long. Plus d’un nom, en apparence obscur, nous serait ainsi révélé, et pourrait avoir quelque droit. Le talent et la renommée étaient en ce temps-là sur notre sol. plus également répartis qu’aujourd’hui. On dessinait, on sculptait, on peignait avec esprit et conscience, au midi comme au nord et dans les moindres villes. Toutefois les astres de province pâlissaient, à vrai dire, devant ceux de la cour. C’est donc auprès du trône, dans la domesticité royale, que nous avons la meilleure chance de rencontrer notre inconnu. Ouvrons, la liste officielle des peintres du roi très chrétien, et afin d’abréger, car cette liste est longue, allons droit à celui dont la suprématie est attestée moins encore par son titre de premier peintre, de peintre en titre d’office, que par l’admiration unanime de ses contemporains, par la prose et les vers de tous les beaux esprits du temps, à commencer par Ronsard : nous parlons de François Clouet.

On sait quelle lumière s’est faite récemment sur ce nom et sui-les artistes qui l’ont successivement porté. Un peintre de Bruxelles, nommé Jehannet Cloet, c’est-à-dire, en langage moderne, Jean Clouet, fut la souche de cette dynastie de peintres ; bientôt devenue française, et qui pendant près d’un siècle a parmi nous régné, comme celle des Vernet. Avant qu’on eût débrouillé cette histoire et fait la part de chaque génération, grâce au dépouillement de nos comptes royaux vaillamment entrepris par quelques érudits et avant tous les autres par M. le comte de Laborde, ce n’était pas pour un tableau un grand titre de gloire, ou du moins un honneur sans mélange, que d’être attribué à Clouet. Ce qu’on appelait alors un Clouet ou plutôt un Janet (surnom donné de son vivant à François Clouet en souvenir du prénom de ses pères), c’était un portrait quelconque de petite dimension, d’un faire plus ou moins sec, plus ou moins précieux, et passant pour représenter un personnage historique contemporain d’un de nos rois, depuis Louis XII jusques et y compris Henri III. Comme on accumulait ainsi sous la même dénomination beaucoup plus d’œuvres médiocres que d’estimables ouvrages, il s’ensuivait que le nom de Janet n’avait par lui-même aucun lustre ; c’était un mot sans valeur, s’appliquant à un être inconnu, impossible, presque à un être de raison. Maintenant la critique a mis bon ordre à ce chaos : elle distingue entre les Janet, d’abord par voie chronologique, n’attribuant à chacun que ce qu’il a pu faire pendant sa propre vie, puis par comparaison, par ordre de mérite, prenant pour type les œuvres les plus fines, les plus irréprochables, et attribuant aux inconnus, aux copistes, aux imitateurs, sous le nom générique d’école des Clouet, celles qui s’en distinguent à des signes certains.

Or qu’est-il résulté de cette épuration ? Nous ne parlons ici ni de l’aïeul ni du père ; ils avaient, au temps de Henri II, cessé de vivre l’un et l’autre : nous ne nous occupons que de François, du petit-fils, le plus célèbre des trois. Eh bien ! sur quinze ou vingt portraits que possède le Louvre, et que les inventaires et les anciens livrets attribuaient à Clouet, il ne reste à porter, tout bien examiné, bien comparé, au compte de François, comme évidemment authentiques, que deux portraits seulement. Telle est du moins la sentence qu’enregistrent les derniers livrets avec une franchise dont nous leur savons gré. Serait-on sur le point de changer de méthode ? Voudrait-on revenir sur ces justes rigueurs et accepter comme authentiques, peut-être à titre de coups d’essai et d’œuvres de jeunesse, quelques-uns de ces portraits exclus ? Nous le craignons, à voir dans la salle nouvelle, ouverte depuis quelques jours, certaines inscriptions rétablies en contradiction du livret. Ils nous sont en effet rendus ces monumens de notre ancienne école, restés cachés depuis assez longtemps. On nous les rend, mais non pas, comme nous l’espérions, dans un local approprié à leur modeste taille et combiné pour les faire valoir. Ces malheureux petits portraits, ils sont accrochés aux parois d’une gigantesque salle, sans protection, sans abri, dans un espace qui les dévore, pêle-mêle avec les grands tableaux superposés qui tapissent ces immenses murailles ! Est-il donc vrai que chez nous les chefs-d’œuvre de la peinture seront éternellement sacrifiés à l’architecture d’apparat, cet art lourd et stérile qui ne pense qu’à lui, sans que son égoïsme ajoute rien à sa beauté. Le jour ne viendra-t-il jamais où les galeries de peinture seront bâties pour les tableaux ?

Mais revenons aux deux Clouet du Louvre, à ces deux témoins authentiques qu’il nous tarde d’interroger. Eux seuls peuvent nous dire si M. de Lachnicki a de justes raisons d’attribuer à Clouet son tableau. Quels sont ces deux portraits ? D’abord le Charles IX en pied portant le no 107 est placé maintenant dans la nouvelle salle de l’école française, puis la femme de Charles IX, Elisabeth d’Autriche, portant le no 108, et exposée depuis longtemps dans un angle du grand salon carré.

Le Charles IX, quoique peint à l’huile, est, à vrai dire, une miniature, délicieux travail, admirable bijou, mais sans points de contact et sans analogie possible avec une peinture de dimension beaucoup plus grande. Heureusement l’autre portrait n’a pas la même échelle. La jeune reine est représentée en buste seulement et dans ces proportions de demi-nature qui correspondent justement à celles de notre tableau. Dès lors la comparaison devient directe et facile, d’autant plus qu’elle s’établit entre figures de femmes, ce qui promet un résultat encore plus concluant. Or nous ne dirons pas qu’il y ait identité dans le faire des deux œuvres ; les contours du portrait semblent au premier coup d’œil un peu plus arrêtés, le modelé moins souple, presque plus archaïque, bien qu’en vertu des dates présumées le portrait soit nécessairement postérieur au. tableau d’environ dix années ; mais là se bornent les différences. Elles sont dues en partie aux dissemblances des modèles, le portrait s’inspirant d’une nature germanique, empesée, non sans un certain charme de jeunesse, mais raide et sans abandon, tandis que le tableau nous montre de jeunes femmes plus largement pourvues de grâce naturelle et de laisser-aller. Or, sans compter que jamais, entre œuvres exécutées même à court intervalle par une même main, la similitude absolue de la touche et du trait ne saurait exister, nous ferons remarquer qu’ici sur tant de points cette ressemblance est complète, qu’il faudrait un penchant bien décidé au scepticisme pour refuser de reconnaître que l’auteur du portrait puisse être aussi le peintre du tableau.

Peut-être la toilette, les galons, les bijoux et surtout les crevés blancs du corsage sont-ils dans le portrait d’un relief et d’une exactitude, d’une précision tellement accusés qu’ils diffèrent un peu des accessoires du même genre semés dans le tableau. A notre avis, ceux du tableau sont plutôt supérieurs, d’un réalisme plus fin, moins matériel, suffisamment fidèle aux traditions flamandes primitives, et légèrement tempéré par les influences italiennes. S’ensuit-il qu’un même homme, dans deux ouvrages de dimension si différente, n’ait pas pu modifier, surtout en si faible mesure, ses procédés d’exécution? Voyez Holbein : est-il le même dans ses portraits et dans son chef-d’œuvre de Dresde, la grande Vierge au donataire? Ses portraits, même de date postérieure à la Vierge, ne sont-ils pas plus secs, plus minutieux, moins largement, moins grassement traités? Rien d’étonnant qu’à son exemple Clouet, devant un petit panneau à peine grand comme la main, se soit abandonné à ses goûts d’archaïsme, et que sur un champ plus vaste il ait imprimé plus d’ampleur, plus de souplesse à son pinceau. Ne semble-t-il pas d’ailleurs qu’il veuille se donner le plaisir de singer, dans un coin de son œuvre, les grands airs, les façons magistrales de ses confrères de Fontainebleau? La femme vue de dos dont nous avons parlé n’en est-elle pas la preuve? Regardez-la, voyez sa pose : c’est un Primatice trait pour trait; approchez-vous, comptez les perles qui ornent sa coiffure : c’est le travail d’un Van Eyck.

Mais Clouet, dira-t-on, a-t-il fait des tableaux et des tableaux de cette dimension? Pour des tableaux, la preuve en est écrite dans mainte page que nous pourrions citer. Il en faisait rarement, il est vrai, les portraits absorbant tout son temps; mais on sait qu’il groupait des figures et faisait des compositions d’un caractère historique. Seulement par malheur nous n’en possédons pas. Si ses portraits, quoique en grand nombre, ont presque tous péri, on comprend à plus forte raison que ses tableaux aient disparu. Il en est cependant dont l’existence est constatée par un document authentique, l’inventaire des tableaux du roi dressé en 1709 et 1710 par Bailly et conservé aux archives du Louvre. Bailly signale plusieurs Clouet représentant des sujets relatifs à l’histoire des Médicis, surtout à celle de Catherine, et ce ne sont pas de petits tableaux ; ils ont, selon l’inventaire, jusqu’à sept et neuf pieds de longueur. Reste à savoir si Bailly ne s’était pas trompé, si les tableaux étaient bien de Clouet. Or en 1710 les moyens de contrôle n’étaient-ils pas assez nombreux et les traditions assez fraîches, pour qu’il y ait lieu d’ajouter foi à cette attribution? En tout cas, le document nous prouve que Clouet a toujours passé pour avoir fait non-seulement des tableaux, mais des tableaux qui, quant aux dimensions, ressemblaient fort à celui-ci.

Une objection plus sérieuse va maintenant nous arrêter. Le caractère distinctif de la peinture de maître dans ces nobles écoles dont Clouet est un des héritiers, c’est l’extrême et constante égalité d’exécution. Les deux Van Eyck, Hemling, Holbein, et ce grand rejeton de la même famille, Léonard de Vinci, n’ont jamais négligé un détail. Dans les parties de leurs tableaux les plus sombres, les plus sacrifiées en apparence, vous découvrez la trace de leurs soins, de leur sollicitude. Le pinceau s’y est promené avec la même patience que dans les parties éclairées. A plus forte raison s’attachent-ils avec amour aux détails apparens, essentiels, tels que les mains par exemple. Clouet, dans le petit portrait que nous examinons, s’est bien gardé d’enfreindre cette loi de ses maîtres. Les mains de la jeune reine, naïvement copiées et, par la faute du modèle, un peu trop effilées peut-être, sont modelées en perfection; les ongles et toutes les délicatesses de la carnation sont exprimés à ravir. Or dans notre tableau il n’en est pas de même. La disparate est étrange entre les têtes et les mains. Autant tous les traits du visage, les cheveux, les coiffures, les bijoux sont admirablement rendus, autant les mains sont imparfaites. Le dessin en est disgracieux, incorrect, et la peinture mollement empâtée; ce sont tout au plus des ébauches. Nous pourrions signaler encore d’autres incorrections de dessin, certains bras un peu trop raides, un peu trop anguleux : maladresses plutôt naïves qu’ignorantes. Enfin à côté d’étoffes exquises et de la plus parfaite vérité il en est qui sont plates et indiquées à peine. N’oublions pas aussi l’enfant, le nouveau-né, ce petit être qui joue ici un rôle principal, sur qui les regards se dirigent, et que le peintre devrait avoir soigné; il n’est pas seulement d’une rare laideur, défaut qui peut trahir un excès de fidélité : il est disgracieux, incorrect, soit qu’une fente du panneau qui passe à travers son corps ait donné lieu à des restaurations, soit que le pinceau du maître l’ait tout d’abord ainsi conçu.

Que conclure de ces imperfections? Que par une cause ou par une autre, qui sait? par un orage de cour, par une maladie du peintre, l’œuvre est restée inachevée. C’est la seule explication plausible de ces défauts, de ces oublis. Toute hypothèse qui tendrait à les faire provenir soit d’incurie, de négligence volontaire, soit de faiblesse et d’impuissance de talent, serait à notre avis absolument inadmissible. Le talent peut avoir des aptitudes particulières, des goûts, des préférences, exceller sur un point et sur d’autres se contenter de moins, mais en restant toujours presque égal à lui-même. Ici la chute est trop grande pour n’être pas accidentelle. Le don d’imitation n’a pas de telles intermittences. Celui qui a peint ces merveilleuses têtes pouvait tout aussi bien peindre des mains; l’un n’est pas plus malaisé que l’autre. Voyez même, il est une main, dans la partie gauche du tableau, qui déjà est comme à moitié faite, et qui rappelle, à s’y méprendre, les petites mains d’Elisabeth d’Autriche; les doigts, les ongles, sont de même nature et aussi délicats. Ce n’est donc pas de son plein gré, c’est faute de temps à coup sûr, que le peintre a laissé subsister ces négligences manifestes : lacunes regrettables, mais qui n’infirment pas, pour nous du moins, les rares et nombreuses beautés qui brillent dans cette œuvre. Sans offenser Clouet, on peut donc persister à lui en faire honneur. Sa gloire n’en peut que grandir. Et pourtant le tableau, il faut le reconnaître, perd quelque chose à ces lacunes, sinon dans l’estime éclairée des véritables connaisseurs, du moins dans le prix matériel qu’il est en droit d’atteindre. Les grosses bourses de Paris et de Londres hésiteraient, nous le croyons, devant ce mélange inquiétant de beautés et d’incorrections; mais après tout est-ce aux particuliers qu’un tel morceau peut convenir? Sa vraie place est dans un musée, et avant tout dans le musée du Louvre. Tel qu’il est, nous pouvons répondre que s’il apparaissait demain dans notre salon carré, au milieu des plus nobles chefs-d’œuvre d’Italie, d’Espagne et de Flandre, il soutiendrait dignement l’honneur de notre drapeau.

Aussi, quoi qu’il arrive, laissât-on par malheur échapper l’occasion, un fait est établi par preuve irréfragable : c’est que la France, au XVIe siècle, a produit non-seulement d’admirables portraits, mais des tableaux, de vrais tableaux, de la peinture de premier ordre. Jusqu’à l’apparition de cette page inattendue, le doute était permis; maintenant il est impossible. C’est un titre d’honneur retrouvé et comme une victoire nationale qu’il y a plaisir à célébrer.


L. VITET.