Un Vaincu/Chapitre I

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J. Hetzel (p. 1-11).
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i

la famille. — l’école militaire


Au Nord-Est de la vieille Virginie, à l’endroit où la baie de Chesapeake échancre profondément la terre américaine, le comté de Westmoreland s’étend comme une sorte de presqu’île entre deux puissants fleuves, le Potomac[1] et le Rappahannock, dont nous rencontrerons souvent les noms un peu barbares. Leurs rives sont citées comme fertiles dans cette Amérique qui semble la fertilité même ; couvertes jadis de forêts impénétrables, elles produisent maintenant en abondance le tabac et les céréales ; mais les îles éparses sur leur cours portent encore des érables séculaires, les collines ont gardé l’ombre épaisse d’autrefois : aucun pays n’allie mieux le pittoresque à la richesse.

C’est dans une vieille demeure située entre les deux fleuves, sur la lisière des bois conquis jadis par les colons anglais sur les peuplades indiennes, que naquit, le 19 janvier 1807, Robert-Édouard Lee. Sa famille était d’origine anglaise. Deux cents ans auparavant, un de ses ancêtres, envoyé par le roi Charles II pour gouverner la province de Virginie, s’était attaché au nouveau monde, et y avait fixé sa demeure définitive.

Ses fils et ses petits fils avaient tous eu le goût et le souci des affaires publiques. Ils comptaient parmi les chefs de l’aristocratie virginienne, et lorsque, brisant les liens qui l’attachaient à la vieille Europe, l’Amérique se proclama libre, deux des Lee furent au nombre des signataires de la déclaration d’Indépendance, tandis qu’un autre membre de la famille, Arthur Lee, était ambassadeur en France et préparait une fidèle alliée à la jeune nation. Pendant les huit années que dura la lutte des colonies contre la puissance anglaise, la famille Lee fut toujours au premier rang ; elle n’épargna ni ses biens ni son sang et fournit à Washington, en la personne de Henry Lee, un de ses plus utiles auxiliaires. Brillant officier de cavalerie, Henry Lee[2] seconda constamment son chef dans la lutte si longue et si acharnée qu’il soutint sans faiblir ; il resta son ami intime après qu’elle fut terminée. Malheureusement il mourut trop tôt, quand son fils Robert, dont nous voulons faire connaître la vie, n’avait encore que dix ans.

On aurait pu craindre que l’absence de l’autorité paternelle fût fatale à l’éducation de l’enfant, mais Henry Lee avait déjà su imprimer dans la jeune conscience de son fils, ce respect de la vérité et ce culte du devoir qui devaient rester les traits saillants de son caractère. On ne sait jamais quel bien peut faire un noble exemple : le souvenir de Washington, celui d’un père digne de l’amitié d’un tel homme veillèrent auprès de l’enfant ; il resta droit, courageux et bon.

Dans son enfance, il se faisait remarquer par sa tendresse pour sa mère et par sa passion pour les exercices du corps. Cette mère, veuve et malade, privée de ses deux fils aînés qui poursuivaient au loin leurs études, fut adoptée, si l’on ose ainsi employer ce mot, par Robert. Soigner sa mère, l’aider en toutes choses, même dans ces détails d’intérieur dont les garçons ont horreur d’ordinaire, fut le pieux souci de sa jeunesse, et les mains vaillantes qui devaient, en dix batailles, tenir l’épée du commandement, se consacrèrent longtemps à manier les clefs d’un grand ménage.

À quinze ans, il était assez fort pour porter mistress Lee dans ses bras, et depuis ce moment, il ne manqua jamais de lui rendre lui-même ce service. Rien ne pouvait l’en détourner. Quand, sur les collines du Potomac, retentissait la voix des chiens poursuivant le daim ou le renard, l’instinct passionné du chasseur fermentait dans cette jeune tête, frémissait dans ces longues jambes infatigables, et pourtant Robert Lee restait fidèle à la tâche qu’il s’était donnée : chaque jour sa mère faisait avec lui sa promenade. Parfois elle protestait contre ce qu’elle appelait ses sacrifices, mais le jeune homme ne consentit jamais à la quitter pour ses plaisirs. Aussi, quand l’âge fut venu d’entrer à West-Point, le Saint-Cyr des États-Unis, sa mère s’écria désolée : « Comment vivrai-je sans Robert ? Il est à la fois un fils et une fille pour moi ! »

En mémoire des services rendus à la patrie par le général Henry Lee, l’État de Virginie voulut faire les frais du séjour du jeune homme à West-Point. Dès son entrée, il prit le premier rang dans sa classe et s’y maintint pendant les quatre années réglementaires. La constance de ses succès tint plus encore à l’opiniâtreté de son travail, à la persévérance de ses efforts qu’à ses facultés cependant remarquables. — « Sa spécialité, disait de lui son ancien professeur de mathématiques[3], est d’achever, de perfectionner tout ce qu’il entreprend. Il étudie avec moi les sections coniques, il trace ses figures sur une ardoise et quoiqu’il sache bien que celle qu’il dessine va être effacée pour faire place à une autre, il termine chacune avec autant de soin que si elle devait être gravée et reproduite telle quelle. »

Cette conscience dans le travail le désignait à l’estime de ses professeurs ; des qualités tout autres lui acquirent parmi ses camarades une popularité dont il retrouva des traces à diverses époques de sa vie.

On sait de quelle faveur jouissent en Angleterre les exercices du corps, et avec quel soin on y cultive les facultés physiques. Les Anglais ont importé leurs prédilections en Amérique et elles ont pris racine, surtout dans la Virginie, colonisée primitivement par des gentilshommes à peine déshabitués de la cuirasse et du lourd armement de l’époque.

Être bon marcheur, bon nageur et bon écuyer a une tout autre importance en Amérique que parmi nous. La haute taille, la force musculaire et le talent d’équitation de Robert Lee firent de lui la gloire de la jeune population qui l’entourait. Ses camarades lui savaient plus de gré de ses marches rapides de douze heures que de la perfection de ses figures de géométrie. Avaient-ils complètement tort ? On verra que Robert Lee devait servir son pays aussi bien de ses membres vigoureux que de sa science et de son cœur.

Quoi qu’il en soit, il y avait une appréciation commune dans laquelle maîtres et élèves se réunissaient : c’était l’estime, l’estime pour sa droiture et pour son caractère. On savait que ce grand marcheur ne buvait jamais (chose rare à cette époque) ni vin ni liqueurs, que cet intrépide cavalier ne prononçait jamais un mot grossier, enfin que ce robuste lutteur était doux, bienveillant, toujours prêt à rendre service. Pour les maîtres et pour les élèves, la moindre affirmation de Robert Lee avait la valeur d’un serment.

Dans un Institut militaire où il est indispensable de préparer les jeunes gens à la rigoureuse discipline à laquelle ils seront soumis plus tard, il est d’usage que la plus légère irrégularité donne lieu à punition. Cependant on remarqua, quand, en 1829, le jeune Lee quitta l’école, que jamais une mauvaise note, même de détail, n’avait été jointe à son nom ; c’était là, pour l’avenir, un fait de bon augure. Il fut envoyé tenir garnison à Cockspur-Island, près de Savannah. Il avait vingt-deux ans, et, sous-lieutenant du génie, sa vie active commençait.

West-Point est situé sur les bords du fleuve Hudson, dans l’État de New-York. Pour se rendre de là à Savannah, dans l’État de Géorgie, le chemin direct passait par la maison paternelle. On juge quelle joie pour la mère et le fils de se revoir après quatre années de

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séparation. Malheureusement, cette joie allait être troublée.

Il y avait au service de mistress Lee un vieux cocher que Robert, tout petit, avait aimé comme on aime ceux par qui vous arrivent les grands bonheurs de l’enfance. C’était Natty qui lui avait mis pour la première fois les rênes en mains, c’était lui qui avait dressé son premier poney ; — Natty avait été mêlé à toute l’enfance de Robert qui se réjouissait du bonheur qu’aurait le vieux serviteur à voir son élève porter l’uniforme. Or, le pauvre Natty était gravement malade quand arriva le jeune homme, il toussait et souffrait cruellement. « Que faire pour Natty ? » demanda Robert aux médecins. Ceux-ci jugeaient le malade perdu ; s’il pouvait obtenir quelque soulagement, ce ne serait que dans un climat plus doux.

La décision fut bientôt prise. Le jeune lieutenant sut résoudre sa mère au sacrifice du séjour promis, et, repartant aussitôt, il emmena le pauvre Natty en Géorgie, non loin de Saint-Augustin surnommé le Cannes de l’Amérique ; là, il le soigna lui-même, l’entourant de tout ce que la sollicitude la plus ingénieuse pouvait inventer. La maladie fut la plus forte ; mais quand le vieux Natty expira, ce fut dans les bras de son jeune maître.

Nous passerons brièvement sur les premières années de la carrière de Robert Lee ; plus tard elle sortira de l’ombre et nous devrons la suivre alors pas à pas.

À Savannah d’abord, ensuite au fort Hamilton, Robert Lee eut à suivre ou à diriger les travaux du génie militaire, partout il eut le bonheur de réussir. De même qu’à West-Point, son système était de ne rien négliger pour bien faire. Pour lui, le travail était autre chose qu’une nécessité de l’existence ou bien un moyen d’avancement, c’était une tâche virile qui voulait être scrupuleusement accomplie. Il donna la preuve qu’il comprenait ainsi sa carrière lorsqu’en 1831 s’offrit à lui une occasion toute naturelle de quitter, s’il l’eût désiré, l’état militaire : ce fut son mariage avec miss Mary Custis, petite-fille de la veuve de Washington et héritière de la plus grande partie des biens de ce grand homme.

La jeune mistress Lee[4] apportait à son mari la belle terre d’Arlington, sur les bords du Potomac, et celle de la Maison-Blanche[5], toutes deux célèbres par la résidence du héros de l’Amérique. Les livres, les meubles, ce que les Américains nomment les reliques de Washington, étaient une des précieuses parts de cet héritage et faisaient de ces deux domaines des buts de pèlerinage pour les voyageurs de toutes les nations. Il semble qu’il eût été doux pour le jeune officier de passer sa vie dans ces belles demeures, auprès d’une femme aimée, et d’y jouir en paix de tout ce qu’une fortune immense lui pouvait donner. Si la tentation vint (et elle a dû venir) elle fut vaincue par la pensée que le travail, le vrai travail, fait seul la dignité de la vie et est un de ces devoirs auquel nul n’a le droit de se soustraire.



  1. Potomac, rivière des Cygnes.
  2. Surnommé Lighthorse Harry.
  3. Benjamin Hallowell, d’Alexandrie.
  4. Morte en 1872.
  5. Sur le Pamunkey.