Un Vieux

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Un Vieux
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 481-502).
UN VIEUX

… Débile, tu t’en iras, de porte en
Porte, raconter ta jeunesse aux petits
Enfans et aux vendeurs de saumure.



I.

Il habitait une toute petite maison très ancienne, à mi-hauteur de falaise, sur la route qui va de Brest au phare du Portzic. Le long de ce chemin, dans d’autres demeures pareilles, beaucoup de « retraités de la marine » finissaient de vivre.

La sienne, adossée à des contreforts de granit où poussaient des ajoncs, regardait d’assez haut la rade grise et profonde, la pointe de la Cormorandière, — et le « goulet, » entrée de la pleine mer, par où les navires arrivaient.

Un jardinet, au mur tout bas, la séparait des passans ; à travers des arbustes très vieux, à bout de sève, on la voyait, renfoncée, tapie contre les roches avec un air sombre. Constamment elle était battue par les vents d’ouest, les mauvais temps noirs, les grains des équinoxes ou les longues pluies des hivers.

Quand le ciel était un peu beau, l’homme qui demeurait là tout seul s’asseyait devant sa porte. Sa barbe, d’un gris blanc, formait un collier clair autour de sa figure brune, qui semblait taillée à grands coups de hache dans une souche de bois mort. Il portait des boucles à ses oreilles et se tenait très droit. On voyait qu’il était usé, usé jusqu’à la moelle, mais d’une usure particulière, d’une vieillesse qui n’était pas celle de tout le monde ; il était impossible, en le regardant, de lui donner un âge.

Pour les rares promeneurs, pour les ouvriers qui s’en revenaient de Brest, le soir, après leur travail, jamais il ne relevait la tête. Seulement, quand passait un col bleu, une figure de matelot, il semblait intéressé ; il s’avançait pour voir, et il suivait des yeux cette silhouette dégagée et dandinante qui s’en allait se découpant sur les lointains gris de la mer.

Des deux côtés, vers Brest et vers Le Portzic, le chemin fuyait en montant et semblait finir tout court sur les vides brumeux de la rade et du ciel ; les passans surgissaient par un bout et puis disparaissaient par l’autre, en ayant l’air de s’abîmer. On avait autour de soi des blocs de granit, des bruyères et des épines; et là, même aux portes de la grande ville, on commençait à sentir le je ne sais quoi d’âpre et de mélancolique du pays breton.

L’été, par les vrais beaux jours, il apportait dans son petit jardin un perroquet du Gabon, gris, à queue rouge, dont le bâton était en bois des îles, et qui avait pour mangeoires des moitiés de coco. Il témoignait beaucoup de sollicitude à ce vieil oiseau, qui restait taciturne sur son perchoir, dans une pose caduque.

Si, par hasard, il faisait un peu chaud, tous deux semblaient revivre. Le perroquet parlait; sans remuer toujours, il répétait d’une voix de ventriloque des injures de bord. L’homme, comme si on eût été en pays tropical, mettait de l’eau à rafraîchir dans une gargoulette d’Aden, s’habillait d’un paletot en nankin de coupe chinoise, et s’éventait avec une feuille de palmier.

Quand les fenêtres étaient ouvertes, on apercevait, à travers les branches d’une véronique arborescente, un coin de ce ménage de solitaire qui était propre et aussi bien rangé que par les mains d’une femme très soigneuse; il y avait sur la cheminée deux potiches, deux magots, des coquillages et différens objets exotiques.

En juin et en juillet, un pâle soleil oblique entrait furtivement, sur le soir, et semblait s’attarder en retrouvant là ces choses.

Ensuite, après la mélancolie de ces étés courts, les brumes sombres revenaient, pendant de longs mois, tout envelopper et tout obscurcir.

Les gens qui, depuis longtemps, demeuraient aux environs, se rappelaient avoir VII, dix ans auparavant, arriver ce vieux. C’était déjà un homme fini, bien que ses yeux fussent alors un peu moins éteints, son collier un peu plus noir. Il s’était installé seul, arrangeant tout avec un soin égoïste, comme pour une existence encore très longue. Mais il était tombé, tombé d’année en année, de saison en saison. Son regard triste était presque effrayant à force d’avoir perdu toute expression vivante. Il lui restait cette taille droite qui lui donnait une démarche de fantôme, et il se mouvait lentement, avec la raideur, le tout d’une pièce d’une grande momie,


II.

Il se souvenait d’avoir été jeune,..

Ce temps-là avait existé bien réellement. Il lui en revenait quelquefois des visions confuses qui dilataient ses yeux morts.

Mais, sous la tension de son esprit qui voulait les ressaisir, tout de suite elles se dérobaient en s’éteignant, et ces efforts de sa vieille mémoire laissaient après, dans sa tête vidée, comme l’impression physique d’une douleur.

De même, au réveil, on s’étonne de retrouver tout à coup une image échappée d’un rêve qu’on avait fait la nuit; on cherche à la fixer, à la relier à d’autres pour recomposer une suite qui devait avoir un charme très étrange. Mais, au contraire, plus vite elle s’efface, insaisissable, laissant dans l’esprit un vide, une sorte de mystérieux trou noir.


III.

Il se souvenait d’avoir été beau, leste et fort...

Oh! sa force, qui la lui rendrait maintenant? Oh! ses bras de matelot, ses bras durs qui, en se contractant, se gonflaient avec des rigidités de marbre, qui étaient capables de tout briser sous leur puissance; qui, dans les mâtures balancées, secouées, tenaient ferme comme des crampons de fer!..

A présent, ils peinaient et tremblaient rien que pour soulever une chaise. De chaque côté du grand coffre creux de son corps, ils pendaient amollis, et, à la place des muscles disparus, les veines seules s’y croisaient, comme de longs vers bleus sur des membres de cadavre.

Quand les bricks de l’école des mousses louvoyaient sur la rade, toutes leurs voiles tendues au vent d’ouest, il se mettait derrière ses vitres pour les voir passer. Ces petits enfans de la mer, aux rudes vareuses de toile, étaient répandus comme des points blancs en haut dans les cordages, courant au son des sifflets d’argent, courant dans le vide le long des fils minces, courant des pieds et des mains comme de jeunes singes.

Lui qui les regardait n’entendait plus rien à ce trop plein de leur vie neuve, à cette ivresse du mouvement qui les faisait tant courir. Non ; mais son enfance à lui aussi s’était développée, sur cette rade, à faire ce métier sain et dur ; alors il les contemplait longuement et éprouvait, aies voir, des impressions mélancoliques, — qui n’avaient presque plus de forme, tant elles étaient affaiblies et lointaines…


IV.

Il se souvenait d’avoir eu des maîtresses…

C’était du temps où ses yeux roulaient vite entre leurs cils noirs, jetant de droite et de gauche leur flamme jeune et virile, leur éclat dominateur.

Il avait été attendu, prié, désiré à genoux. On avait soupiré en se pâmant sous des baisers de ses lèvres ; — à présent le scorbut et les humidités de la mer les avaient rongées ; ses belles dents blanches que les filles embrassaient étaient devenues ces ivoires jaunis, inégaux, au milieu desquels les pipes de terre avaient fait une brèche ronde.

Des femmes ; des femmes bronzées, des femmes noires, des femmes blanches avec des tresses blondes… Il retrouvait de temps en temps dans sa mémoire la figure de l’une, les mots de tendresse d’une autre et sa chair douce ; elles repassaient lentement comme des images spectrales, confuses, pas au point, renvoyées par des prismes trop lointains. Il ne les regrettait même plus et s’étonnait seulement d’avoir pu autrefois leur donner tant de cette vie dont il était aujourd’hui si avare.

L’amour ; les regards de désir qui enveloppent ; les lèvres qui se tendent pour être embrassées ; le charme éternel qui fait les créatures se chercher et s’étreindre ; tout cela était fini, était mort. Même il ne se l’expliquait plus ; quelque chose à présent lui manquait pour le comprendre ; la clé du mystère délicieux était pour lui à jamais perdue… Et il se préoccupait de ce qu’il mangerait ce soir ; de son petit souper à préparer, seul, à la lumière de sa petite lampe, avant de s’étendre de très bonne heure sur sa couche glacée.


V.

Il se souvenait d’avoir eu une femme… Cela avait duré juste un printemps : des baisers échangés les soirs d’avril, dans le calme honnête d’un logis à deux.

Il était presque un peu âgé pour un matelot, — trente et un ans, — quand il avait pris cette jeune fille en mariage à Port-Louis.

Il y avait eu un cortège, des violens, un lendemain à Lorient… D’abord il avait goûté cette nouveauté de l’avoir à soi tout seul; il avait trouvé un charme à dire : ma femme ; à la promener en plein jour à son bras; à rentrer le soir avec elle dans leur petit ménage qu’il avait monté avec ses économies de campagne. Deux ou trois de ses camarades avaient fait comme lui, ce printemps-là, s’amusant aussi à jouer à l’homme marié, entre deux voyages lointains. Et on se saluait gravement quand on se rencontrait à la promenade, dans les chemins déjà verts.

Et puis quelque chose de plus profond était venu tout de suite; il avait reporté sur elle tous ses besoins d’affection, tous ses élans de vraie tendresse de pauvre abandonné; imaginant des caresses plus chastes, des galanteries nouvelles; redevenant doux et timide presque comme un enfant...

…………………

Un beau jour, un ordre d’embarquement sur la Pomone : trois années à errer dans l’Océan-Pacifique!..

A son retour, elle vivait avec un vieux riche de la ville et portait des robes à falbalas...


VI.

Il se souvenait d’avoir eu un enfant, une fille...

Un matelot la lui avait prise, un certain soir de mai, une année où le printemps en Bretagne était beau et les nuits tièdes. Ce souvenir l’attendrissait encore, mais c’était le seul.

Cela le reprenait quand ses yeux rencontraient un petit cadre de coquillages, où était son portrait en première communiante avec un cierge à la main. Alors ses traits se contractaient tout à coup dans une espèce de grimace d’un comique à fendre l’âme, et il pleurait : deux larmes seulement, qui descendaient le long de ses joues parcheminées de vieillard, dans les rides, et puis c’était tout.

Sa femme, quand il l’avait chassée, lui avait laissé cette frêle petite de deux ans. Oh! elle était bien de lui ; c’était son front, son regard, son sang; et il la revoyait toujours, cette figure d’enfant, qui n’était autre que la sienne propre, mais raffinée, retrempée de candeur et de jeunesse, et comme refondue en cire vierge... oui, pendant seize années de sa vie il s’était privé de beaucoup de choses, en campagne; il avait rapiécé lui-même ses vêtemens, lavé son linge, pour avoir plus d’argent au retour, amassant tout pour cette petite. Elle était délicate et blanche, un air de petite demoiselle de noble, et il l’en aimait d’autant plus, lui si rude. Une vieille femme en qui il avait confiance l’élevait moyennant une pension, à Pontanezen ; à ses retours, il la retrouvait toujours plus grandie ; chaque fois, c’était presque une nouvelle personne; il lui rapportait des choses étrangères qu’il achetait pour elle : des chinoiseries, des oiseaux du Brésil, une perruche. Il avait placé l’argent de ses décomptes, pour elle encore, plus tard. Pendant ses courts séjours dans Brest, il voulait qu’elle fût bien habillée et heureuse. A la fin, c’était une grande jeune fille, souple, avec quelque chose de distingué dans sa démarche un peu lente; elle lui donnait le bras dans les rues. Cela l’amusait, ayant conservé son air assez jeune et sa taille droite, dans sa tenue de second maître, d’entendre les autres le lendemain causer entre eux : « Kervella qui a fait une bonne amie! » et lui dire : « On t’a vu, Kervella, avec ta maîtresse, une belle jeunesse. »

Lui alors de répondre, sans se fâcher, avec un bon rire : « Ma maîtresse, tu dis?.. Ma fille, donc. »

Un matelot la lui avait prise, un certain soir de mai, une année où les nuits de printemps étaient tranquilles et tièdes. C’était un gabier. Il avait vingt-trois ans. Elle l’avait connu au premier bal où on l’avait menée pour une fête de mariage.

Il s’était mis à lui faire la cour, et, un soir, la vieille innocente qui la gardait les avait laissés sortir ensemble. Elle était partie joyeuse en sa compagnie, elle toujours seule avec des étrangers qui la glaçaient, toujours enfermée en face de vieilles femmes aux figures laides, occupée à des ouvrages de couture, et jamais aimée, jamais caressée que par ce père lointain qui ne revenait plus. Et maintenant elle était prise peu à peu d’une langueur inconnue en marchant dans la campagne, un si beau soir, appuyée sur ce bras fort, dont on sentait à travers la chemise de laine bleue jouer les muscles durs. Il lui disait des choses enfantines et très douces, — l’air si honnête, si respectueux pour elle. Il riait d’un bon rire franc, renversant son col couleur de bronze, — ce qui est la manière de rire de ceux qui ont le cœur ouvert, — et montrant ses dents blanches, toutes égales, toutes pareilles jusqu’au fond... Et puis ils s’étaient trouvés assis tous deux au bord d’un chemin où ne passait personne, sur l’épaisseur nouvelle et toute fraîche des plantes de mai. Une tiédeur amollissante dans l’air et des odeurs d’aubépine. On voyait la rade immobile, gris de lin, avec des traînées de lumière très voilée, s’éteindre dans la nuit.

Pauvre petite solitaire!.. Le matelot aussi s’était senti peu à peu prendre de cette même langueur, — mais qu’il connaissait bien, lui. Sans l’avoir prémédité, sans l’avoir voulu, il s’était laissé griser en entendant, dans le silence, cette petite voix à la fois suave et un peu voilée de toute jeune fille, en sentant contre son corps le balancement de cette forme souple, qui devait être enlaçante comme une liane et douce au toucher comme un ivoire. A un moment, il s’était mis à dire des choses vagues qui n’avaient plus de suite ni de sens, — et elle avait vu tout près, se penchant sur elle, le ruban de ce bonnet de drap où brillait encore en lettres dorées le nom de la Flore, son bateau ; elle avait senti, presque à toucher sa bouche à elle, ce sourire du matelot, senti sur elle-même le frôlement de cette joue et de cette barbe noire. Il tremblait, comme s’il eût fait grand froid. Alors, anéantie, tremblant elle-même de tout son corps, elle avait éprouvé comme un besoin de se fondre en lui et compris, avec le peu qu’elle savait des choses mystérieuses, qu’elle allait être perdue,.. si c’était bien se perdre que se donner à lui, si bon et si beau!.. Et, au lieu de s’échapper, de se défendre, elle avait jeté ses bras autour de son cou brun, enivrée de se presser contre son corps, qui exhalait une senteur humaine de force et de jeunesse... Et puis la nuit était descendue les couvrir.

Environ dix mois plus tard, un jour d’hiver, Jean Kervella revenait à Brest, de sa quatrième campagne de Chine. Le premier débarqué de tous, le premier sauté sur la terre bretonne, il se hâtait vers le faubourg de Pontanezen, portant sur son épaule ses cadeaux pour sa fille, dans son sac, qui était orné d’une peinture représentant un vaisseau sous toutes voiles.

Mais là-bas, devant la porte de cette maison où il allait rentrer si joyeux, la vieille gardienne de son enfant l’avait glacé sur place par une figure sinistre : balbutiante, atterrée de le voir, elle se cramponnait à lui pour le retenir.

Quoi! qu’est-ce qu’il y avait? Est-ce qu’elle était morte, sa fille? Il avait senti en plein cœur un coup brusque et atroce. — Non, ce n’était pas cela. — Très malade donc? — Peut-être... oui; mais non, pas cela seulement. — Quoi alors? Il la sommait de dire vite, la secouant par le bras, tandis qu’elle lui barrait toujours le chemin, hébétée, à cette porte. Où était-elle, à la fin? En haut, dans sa petite chambre? Où l’avait-on mise?..

D’autres femmes descendaient, faisant les empressées, les bonnes matrones, avec des hélas ! en le voyant, des airs mystérieux de commères. Ah!.. il comprit, il eut un éclair, une intuition de son malheur, et il dit le mot brutalement. — Oui, c’était bien cela.

Et alors il monta bien vite, mais avec des jambes qui tremblaient; et, sentant une honte qui lui chauffait le visage, sentant une fureur affreusement douloureuse qui s’exaspérait, à chaque marche de cet escalier, dans sa tête de Breton.

Mais quand il la vit si blême, dans son pauvre petit lit, les narines déjà pincées par la mort qui venait, il ne trouva plus rien à dire; devant ce regard effaré et suppliant qu’elle fixait sur lui, tout simplement il pleura.

A voix basse, à mots couverts par pudeur, il s’informait auprès des femmes qui étaient là. Et sa colère tombait à mesure : c’était un de la Flore, qui lui avait promis mariage; il s’appelait Pierre Daniel, et il était gabier.

Au commencement, il avait eu peur que ce ne fût quelque freluquet de la ville, — pour de l’argent. Un gabier, il aimait mieux cela; on les marierait au retour de cette Flore.

En effet, il était bon, ce Pierre Daniel; certainement s’il avait su, s’il s’était douté, il serait revenu l’épouser, cette petite, pour ne pas lui faire de la peine, ni à son père, un second maître, un manœuvrier comme lui. Mais la Flore était très loin; personne n’était venu lui dire cela, au pauvre garçon. Et, un jour de paie, au Pérou, il avait déserté.

Le soir, elle mourut en mettant au monde l’enfant du matelot, qui, lui, voulait bien vivre.

Jean Kervella paya très cher une nourrice, — qui bientôt laissa aussi mourir ce tout petit innocent en lui donnant à regret un mauvais lait d’ivrognesse.

Les cadeaux étaient restés dans ce sac de toile, avec tout le bonheur de ce retour, attendu et rêvé pendant trente mois.

Et cette journée, la journée terrible, avait fait dans sa vie comme un large coup de sabre tranchant tout, séparant toutes les choses d’avant de celles qui survinrent après. Longtemps, bien longtemps, cette scène était restée vivante et déchirante dans son souvenir, dans ses rêves, dans ses réveils cruels.

Cela s’oubliait à présent, ainsi que le reste. Tant d’années avaient passé là-dessus, comme des couches de terre entassées lentement sur un sépulcre...

Le portrait de la petite communiante jaunissait peu à peu dans Son cadre de coquillages, qui se décollait à l’humidité des hivers. Il datait de l’enfance de la photographie : elle, qui était très jolie pourtant, on eût dit d’un pauvre petit singe tout penaud, tenant son cierge avec la peur d’être battu. Il l’avait fait reproduire plusieurs fois, traînée avec lui à bord de plusieurs navires; l’épreuve ainsi encadrée était la dernière, la moins effacée. Et, malgré tout, elle lui ressemblait encore ; dans cette toute petite figurine drôle, maintenant plus vague qu’une ébauche et où deux taches jaunes représentaient les yeux, il restait un je ne sais quoi indestructible émané d’elle, — tout ce qui survivait sur terre de la petite morte.

Depuis bientôt vingt ans, elle était au cimetière, et son souvenir, resté seulement dans la tête de ce vieillard, commençait déjà à s’y éteindre.

Il regardait beaucoup moins souvent ce portrait de sa fille, qui avait été si longtemps une relique sacrée. Il s’inquiétait davantage de quelque chose qui commençait à venir certains jours au bas de ses jambes amaigries, un mauvais gonflement pareil à la boursouflure d’un mort.


VII.

Presque aussitôt après l’avoir couchée dans la terre, il avait fallu repartir, s’éloigner encore pour des années da pays breton, où elle venait à peine de s’endormir sous sa croix grise.

Alors il était devenu un de ces hommes durs qui roulent la mer sans but dans la vie et sans aucun désir de retour nulle part. Son commandement et son coup de sifflet avaient pris un son nouveau, qui était bref et sombre. Nuit et jour, il n’était occupé que de voiles ou de cordages, et menait rudement ses gabiers, sans un mot de contentement quand ils avaient bien fait. Jamais il ne chantait le soir, et il veillait constamment, sans faiblir.

De Hong-Kong, une fois, il avait envoyé une forte somme d’argent à cette même femme qui jadis gardait sa fille ; c’était pour acheter à perpétuité ce petit morceau du sol breton où on l’avait mise, et y faire placer une pierre recouverte de marbre. Une lettre donnait à ce sujet ses instructions compliquées, longuement conçues pendant les veilles de la mer.

Cette femme, quand il revint à Brest, était devenue une pauvresse imbécile qui ne se souvenait plus d’avoir rien reçu ; s’étant mise tout à coup à boire, elle avait dépensé cela dans des cabarets, avec des amis... Et lui, pendant cinq années de voyages et d’aventures, sous le grand soleil dévorateur, lui, n’avait pas eu d’autre préoccupation intime, pendant ses heures de quart, pendant ses nuits d’insomnie, que de conserver inviolable cette sépulture de jeune fille, qui était là-bas sous le ciel brumeux de Bretagne.

Vite il courut à sa petite tombe : la terre y était retournée de frais, et on y avait planté une croix neuve portant le nom d’un vieillard inconnu. Sur les marches de l’ossuaire, parmi d’autres débris lamentables de vases et de fleurs, il revit le dernier cadeau qu’il avait fait à son enfant mort : une couronne de perles, avec une inscription au milieu et une pensée...

Allons, c’était fini; on l’avait mêlée aux autres...

Et, à la nuit tombante, il s’en revint seul de ce cimetière.


VIII.

— Des années, encore des années, avaient passé là-dessus. Ses campagnes, ses fatigues, ses nuits de veille, de souffrance ou de plaisir, avaient continué de s’accumuler les unes par-dessus les autres, sous tous les climats du monde. Il avait eu une insolation au Gabon, la fièvre jaune au Sénégal, la dyssenterie en Cochinchine ; et des échouages et des naufrages ; et des blessures, des balafres et des fièvres.

Un amiral, — qui souvent reparaissait encore dans sa vieille mémoire, — l’avait pris en estime, et alors, l’ambition lui était venue.

Pendant une expédition d’Afrique, en l’avait décoré à cause d’une balle reçue volontairement en pleine poitrine, en se jetant devant un officier, par un mouvement sublime, pour le couvrir de son corps.

À la fin, on l’avait nommé premier maître, un grade honorable et assez bien rétribué, le plus haut que les matelots puissent atteindre.

Et comment dire ce qu’il avait dépensé pour en venir là, d’années, de force, de vigilance, d’énergie, de voix et de muscles, et de souffle dans son sifflet d’argent !..

Cependant les femmes ne le dédaignaient pas encore. Il avait gardé sa belle tournure et son air de décision. Avec le temps il avait repris sa gaîté mordante de matelot ; peu à peu lui était venu ce genre d’esprit des grands rouleurs auxquels l’habitude des situations extrêmes donne une étonnante aisance ; rien ne le déconcertait jamais, et il tranchait tout par des reparties brèves, auxquelles se mêlaient bizarrement des images empruntées aux choses de la mer.

Les femmes ne le dédaignaient pas encore, et pourtant il était usé, — comme on dit en marine aussi bien des vieux serviteurs que des vieux navires.

Usure des marins, sourde, profonde, que rien n’arrête plus. Tous les vents et tous les soleils les ont vidés sans qu’il y paraisse, et un beau jour ils s’affaissent. Alors tout se paie : excès de travail musculaire qui leur avait fait les bras si forts ; changement perpétuel des climats ; gaspillage de sève et de vie ; alternance des séquestrations de la mer et des périodes de plaisir où on se donne cœur et sang à des filles quelconques écloses au soleil. Et les longues nuits de quart, dans les embruns et la pluie ; et les tensions d’esprit, et les responsabilités dans les mauvais temps, et les heures d’angoisse…

Jean Kervella était déjà très usé par toutes ces choses quand il était venu attendre sa retraite à la division de Brest, encore cambré et de bonne allure dans son uniforme de maître, avec un ruban rouge à sa boutonnière.

Et c’est alors qu’il avait acheté sa petite maison de la route du Portzic, pour finir là sa vie en face de la rade et des navires.

IX.

Le jour de sa retraite avait été un jour comme tous les autres. Ni les gens ni les choses n’avaient semblé prendre beaucoup garde à ce vieux serviteur qui s’en allait pour toujours.

A l’heure habituelle du branlebas, bien avant l’aube, dans ces grandes chambrées de la division qui ont pris quelque chose de la rudesse et de la senteur des navires, les matelots nus avaient sauté à bas de leurs hamacs qui étaient accrochés en rang à des barres de fer. Lui seul s’était senti troublé à son réveil, songeant avec un sentiment indéfinissable que c’était sa dernière journée. Ensuite le va-et-vient alerte, et tous les lavages du matin, et tous les bruits de cette vie commencée avant le jour, s’étaient succédé régulièrement, commode coutume, au son des tambours et des clairons. Ceux qui la veille avaient eu la permission de nuit, ou qui l’avaient prise étaient rentrés l’un après l’autre, l’allure excitée, ayant aux lèvres un goût de plaisir. Et puis le soleil, un soleil un peu voilé d’automne, s’était levé, lui aussi, à son heure.

Avant le dîner de midi, lui, Kervella, avait passé l’inspection de sa compagnie, — avec son uniforme le plus neuf, mis par coquetterie pour cette dernière fois. Quelques maîtres l’abordant, le félicitaient : il était arrivé à ce terme auquel peu de marins ont le bonheur d’atteindre ; il allait donc enfin se reposer, avoir un petit jardin, et, comme ils disaient, vivre de ses rentes. — Quelques-uns au contraire, sachant qu’il était bien usé, l’appelaient : mon pauvre Kervella, avec de ces airs contrits que l’on prend pour quelqu’un qui s’en va mourir. Puis c’étaient des adieux, des poignées de main. Lui se croyait très content et s’efforçait de trouver des choses joyeuses à leur dire.

Autour de lui, continuait le train familier de cette grande caserne qui est comme le vrai quartier général, la maison mère des hommes de la flotte.

L’heure du repos était arrivée. Entre les grands murs lisses, impropres aux escalades, ils se promenaient par groupes, les marins, bien plantés sous leurs vêtemens larges, avec des allures molles ou impatientes d’enfans prisonniers. Ceux qui avaient navigué, les vrais, les formés, dont le visage avait noirci au soleil des tropiques, se contaient, en fumant, des aventures de campagne, échangeaient des confidences amoureuses concernant des petites filles du voisinage, ou bien dépensaient leur excès de force aux barres de fer du gymnase. Et les nouveaux, les tout jeunes à figure ronde, inscrits à peine arrivés des barques de pêche ou des villages de la côte bretonne, regardaient, un peu effarouchés, avec des yeux naïfs, attendant impatiemment ce col bleu et ce bonnet à pompon qu’on allait leur donner; ceux-ci étaient dévisagés par les anciens, qui échangeaient sur eux des réflexions et, à côté de critiques un peu brutalement exprimées, on entendait de temps en temps cet éloge suprême : « C’est encore sauvage, mais ça sera solide! »

Tout le jour, dans son uniforme neuf, il avait fait des allées et venues sans but au milieu de ces groupes; et puis, dans tous ces escaliers où dévalaient quatre à quatre des jeunes hommes très lestes, faisant un bruit de cheval échappé ; et dans ces grandes salles ouvertes au vent qui sentaient les planchers lavés et le goudron.

Là, partout, c’étaient des souvenirs de toutes les époques de sa vie... Quand on a servi quarante ans dans la flotte, on y est bien souvent passé, dans ce quartier de Brest; bien souvent, à des retours de campagne, on y est rentré joyeux, les poches pleines d’argent; bien souvent, on en est reparti, descendent les marches de granit qui mènent au port, ses deux sacs de toile sur le dos, — joyeux encore ou bien le cœur déchiré, — s’en allant au loin et à l’inconnu. Et lui voulait revoir tous ces recoins-là. Il avait aussi des démarches à faire dans les bureaux où les fourriers trônent, des papiers à compléter, des signatures à attendre, tout comme à la veille des grands départs. Surtout il sentait un besoin de se remuer, de s’agiter, et, malgré son contentement indiscutable, une nécessité de s’étourdir.

Le soir, dans sa chambre de caserne, il quitta, avec un premier serrement de cœur, son uniforme de maître, enferma dans un costume noir, dont la coupe le vieillissait déjà de plusieurs années, son grand corps tatoué, qui, en son temps, avait été superbe, et, tout compte réglé avec l’état qui lui avait suffisamment payé sa vie, il sortit du quartier.

A la porte, des jeunes qui rentraient ivres, impitoyables dans leur exubérance de mouvement, bousculèrent ce civil qu’ils ne connaissaient plus. Mais des amis, le voyant partir seul, le rejoignirent par politesse pour lui faire une dernière conduite; ensemble, ils entrèrent boire et on porta à la ronde la santé de l’heureux « rentier. » Il continuait de se croire très content et de le dire. Dans la rue, toujours des jeunes qui passaient; les portes du quartier venaient de s’ouvrir toutes grandes : c’était l’heure où on lâche les marins pour la nuit ; s’en allant à des rendez-vous de femmes, ils chantaient à pleines voix :


…………
Enfans, cueillez tout à tout
Des jours de folie
Et des nuits d’amour.

Cette année-là, parmi les matelots, c’était la chanson en vogue. D’un groupe à l’autre, sans se connaître, ils se la renvoyaient et la reprenaient en chœur. Même elle était redite par les petites filles de ce faubourg qui s’accoudaient au granit de leurs vieilles fenêtres pour les voir passer ; elle était chantée par ces petits minois pâles ou roses, aux yeux battus par l’ardeur des premières voluptés, qui sortaient le soir sur le pas de leur porte pour guetter leur amant à col bleu; toutes les nuits, elle était comme un hymne de plaisir emplissant ces rues grises.

Et lui qui s’en allait pour jamais, suivi de la gaie chanson des jeunes, s’était mis par bravade à chanter aussi :


……………..
Des jours de folie
Et des nuits d’amour.


— As-tu vu, ce vieux, aussi donc! avait dit une petite effrontée qui était derrière une porte à attendre son gabier...

... L’obscurité tombait quand il se retrouva seul, hors des murs de Brest, sur la route du Portzic. Le vent d’ouest, lui fouettant le visage, apportait la senteur des goémons de la mer.

La nuit était close quand il ouvrit la barrière de son petit jardin et entra dans son logis de retraité où il allait coucher pour la première fois.

A une place d’honneur, au-dessus de la cheminée, il suspendit pour toujours son sifflet d’argent... C’était étrange, cette mélancolie inattendue qui le prenait maintenant, comme si cette soirée eût marqué pour lui la fin de toutes choses... Elle était bien rangée, sa chambre, et il avait tenu à ce qu’elle eût un joli aspect. Plusieurs des objets ornant ce ménage de vieux forban, ramassés aux quatre coins du monde dans des aventures ou des pillages, avaient des physionomies extraordinaires qui rappelaient des pays lointains. Et, auprès du lit, le portrait de la petite morte, — moins effacé dans ce temps-là, — regardait vaguement en tenant son cierge.

Il prit à deux mains ce cadre de coquillages, et, son cœur s’amollissant malgré lui, dans cette soirée heureuse, une première larme se mit à descendre jusqu’à sa barbe déjà blanche. Il était d’un vrai sang de marins bretons, et ces hommes d’apparence rude, qui vivent sur la mer, gardent toujours au fond de leur cœur le souvenir unique et ineffaçable de quelque coin de village ou de quelque petite figure douce qu’ils ont aimée.

Le vent d’ouest sifflait sous sa porte ; derrière sa maison solitaire, il s’engouffrait dans la cour humide que surplombaient le granit et les ajoncs; — là-bas, au large, il devait faire gros temps et la nuit allait être dure. Mais il en avait fini pour jamais avec ces angoisses-là, fini avec ces nuits noires et sinistres, avec ces grands bruits des eaux furieuses, avec toutes ces épouvantes de la mer qui font blêmir de froid et de peur; tout pouvait bien siffler à présent et tempêter dehors ; jamais, jamais cela ne le regarderait plus. Comme il allait être heureux ! Plus de dangers, ni de travail, ni de peine ; chaque soir s’endormir tranquille dans un vrai lit pour la nuit entière ; cultiver un petit jardin, — une chose tout à fait nouvelle qu’il avait toujours désirée, — et puis se soigner lui-même. Avec tant de repos et de précautions qu’il allait prendre, pour sûr il ne pouvait manquer de retrouver encore de belles années, même de rajeunir...

Et pourtant il pleurait toujours; ses larmes, qui d’abord étaient lentes comme les suintemens des pierres, coulaient maintenant plus rapides, plus pressées, comme une mauvaise pluie.

Et puis, qu’est-ce donc qui le prenait?.. Ce n’était plus seulement le regret de sa fille morte; c’était une détresse intime et profonde, — son grand contentement de tout le jour, qui à présent se fondait en des sanglots suprêmes et en une envie de tout de suite mourir...


X.

Le lendemain de ce jour de retraite, il s’était réveillé de grand matin, saisi de ce silence, étonné d’être seul chez lui, comprenant pour la première fois qu’il n’était plus qu’un vieillard.

Et alors avait commencé pour lui cette vie de la fin, qui, de semaine en semaine, s’imprégnait davantage d’un mauvais goût de mort. Il s’affaiblissait, malgré les soins, malgré le repos. Replié sur lui-même, dans le calme soudain de cette existence de retraité, c’était maintenant qu’il sentait la lourde fatigue de ses quarante années de mer et qu’il avait conscience, mais trop tard, de son irrémédiable usure.

Au bout de cinq années de cette vie douce, la destruction avait marché si vite que, s’il retrouvait d’anciens amis, il était presque obligé de dire son nom pour être reconnu.

Les nuits surtout l’exténuaient. Il avait jusqu’au matin des sueurs et de mauvais songes. Il semblait que sa tête se vidât lentement dans ce mystérieux travail et ces évocations du sommeil. En se réveillant, il souffrait des bras et des jambes; il était brisé comme, dans sa jeunesse, après ces grandes dépenses de force qui lui avaient fait des muscles si puissans. Mais c’était le contraire qui se passait aujourd’hui dans tout son corps; ses membres diminuaient, diminuaient, pendant ces transpirations de la nuit, et la charpente osseuse commençait à saillir sous la chair amollie.

Toujours des scènes semblables revenaient dans ses rêves. Il se croyait à bord, sur sa couchette, manquant d’air, la nuit d’un gros temps, au fond de quelque entrepont fermé; alors on venait le chercher, lui rappelant qu’il était de quart et qu’on manœuvrait là-haut. Vite il voulait s’habiller, courir, exaspéré d’avoir manqué à son service, pris d’une anxiété affreuse en songeant à ce qui pouvait se passer dans la mâture. Mais il ne trouvait pas ses vêtemens, il ne rencontrait aucune issue pour monter et ne se reconnaissait plus... Ou bien, s’il arrivait jusque sur ce pont et comprenait la manœuvre à faire, c’était son sifflet qui ne rendait plus aucun son, ses bras qui n’avaient plus aucune force, et il se débattait longtemps contre son inertie étrange, dans une lutte épuisante. A la fin, il se réveillait baigné de sueur et n’entendait plus que le bruit familier du vent d’ouest entrant sous sa porte ou de la pluie d’hiver tombant sur son toit; peu à peu, il se rappelait que c’était fini à jamais, ces scènes de la mer, et que lui-même était devenu un vieillard près de finir. — Et alors, c’était une autre angoisse, plus sombre que celle du rêve.

Il avait bien de quoi vivre, avec sa pension, sa croix, son argent placé.

Toutes les menues choses de son existence étaient réglées jour par jour, avec précision, par cette habitude d’ordre que prennent à bord les vieux serviteurs.

Il préparait lui-même ses repas, faisait son lit et sa chambre, lavait son linge à certains jours de la semaine, dans sa petite cour de derrière.

Une vieille femme du Portzic, une certaine mère Le Gall, qui passait chaque matin, lui faisait son marché. Il n’en manquait pourtant pas, de ces retraités de la marine comme lui, que le métier avait laissés sans famille, — figures couturées de vieux aventuriers ou figures respectables de vieux braves, avec des rubans ronges ou jaunes à la boutonnière, — il n’en manquait pas qui, dans Recouvrance, s’en allaient carrément, le panier au bras, faire eux-mêmes leurs provisions de solitaires. Ça n’était pas déshonorant, bien sûr, mais cela lui répugnait, ce petit panier, et ces discussions, et ces marchandages.

Cependant, comme tous les marins, il avait l’habitude de ces ouvrages que les gens de terre laissent aux femmes; on le voyait chez lui, grand vieillard aux traits encore nobles, raccommoder ses vêtemens, changer les boutons de ses effets du service pour en faire des costumes civils, et coudre assez prestement, avec ses rudes mains tatouées, qui jadis avaient fait des prodiges de force. Les fleurs réussissaient bien dans son petit parterre, et c’était le seul dernier plaisir qui n’avait pas trompé son attente.

Les retours de navires, les tapages que les matelots font la nuit par les rues et leurs chants dans le lointain, toutes ces fêtes des jeunes, auxquelles pourtant il avait cessé depuis bien des années de se mêler, étaient maintenant des espèces de rappels douloureux qui l’agitaient sur son lit dans ses insomnies. Il lui arrivait de se lever et d’ouvrir sa fenêtre pour tendre l’oreille au vent de minuit, qui lui apportait, par-dessus les ajoncs et les bruyères, la clameur de Recouvrance.

Au début, les printemps aussi le troublaient un peu; mais c’était une mélancolie encore plus vague, c’était comme la souffrance de ne pas se souvenir… Ces premières journées tièdes de mai lui faisaient repenser à l’extrême Asie, le pays où il avait le plus vécu, le plus donné de sa vie aux femmes. Et pendant ces nuits de rosée, où les oiseaux chantaient, des créatures jaunes venaient le visiter quelquefois; à demi effacées, elles marchaient devant lui dans leurs tuniques collantes, en se balançant, comme là-bas chez elles, avec une mignardise chinoise; elles lui envoyaient des sourires de chatte moqueuse, en se retournant sous leur parasol plat à mille plissures, semblable à une ombelle de champignon. C’étaient des femmes qu’il avait connues quelque part assurément, il s’en souvenait; mais qu’est-ce qu’elles pouvaient bien lui vouloir? Elles disparaissaient et il ne s’inquiétait pas de les suivre.

Pourtant un soir il lui était arrivé de s’habiller précipitamment sur les neuf heures, et de s’en aller à Brest, une grosse cannera la main, en marchant vite et la tête basse, comme qui s’en va faire une inavouable visite. Et là, dans le bout de la rue Saint-Yves, il en avait revu, des belles, qui n’étaient pas jaunes, qui ne portaient pas des parasols ni des jupes de crépon à chimères brodées, mais qui disaient des choses obscènes avec un enrouement immonde. Alors il s’en était revenu, épuisé et honteux, et à partir de cette soirée, il avait gardé à jamais la pudeur et la dignité de sa vieillesse.

Les étés, il cultivait des plantes grimpantes qu’il faisait courir sur sa maisonnette basse et qui lui rappelaient les lianes; il arrangeait devant sa porte un petit berceau qui avait un air de vérandah. Et c’était une de ses joies que ces deux ou trois jours par an, où il faisait assez chaud pour prendre l’habit de nankin et l’éventail en feuille de palmier, — comme dans ces régions exotiques que jamais ses yeux ne devaient plus voir.

A la mi-juillet, il y avait chaque année un grand pardon, au-delà du Portzic, au village de Sainte-Anne, et ce jour-là une foule gaie passait du matin au soir comme une procession à bâtons rompus, où les matelots dominaient. Il y songeait longtemps d’avance, à ce pardon, qui marquait pour lui comme l’apogée de l’été. Dès le matin, en toilette, tenant son éventail et ayant apporté le perroquet dehors, il était assis devant sa porte, afin de voir et d’être vu. En passant, on regardait toujours ce vieux, dans son petit jardin, avec ses boucles d’or aux oreilles. Il n’y avait encore rien en lui qui pût prêter à sourire ; son aspect était raide et dur; ses yeux, qui autrefois changeaient tout cela parce qu’ils savaient être très doux, ne disaient plus rien à présent ; les paupières retombaient dessus, comme sur des lampes éteintes et désormais inutiles; les lignes de ce visage restaient seules, encore correctes, mais rigides, exagérées par le temps, et il ressemblait à la momie tannée d’un pirate.

Ensuite le soir, quand cette journée de fête était finie, quand les derniers groupes étaient passés, lui resté seul et le silence revenu, il était pris d’une tristesse plus désespérée. Encore un été!.. Et bientôt allait commencer l’hiver, avec les pluies, les nuits si longues et les douleurs. Encore un été évanoui, disparu avec tant d’autres, dans les abîmes qui n’ont pas de fond !

Il n’avait plus du tout envie de mourir maintenant, ah ! non ; il était trop vieux pour cela. Il se soignait encore davantage, se cramponnant à mains crispées au peu qui lui restait de vie.

Et pourtant, jamais ce temps qu’il voulait retenir n’avait glissé si vite. Il semblait que les durées n’existaient plus ; les jours, les mois, les saisons s’enfuyaient, s’enfuyaient sans trêve, avec les rapidités et les silences effroyables des choses qui tombent dans le vide.


XI.

Une année, il eut un avertissement qui lui fit très grand’peur.

En rêve, une nuit, il passait dans une de ces mers profondes, où on ne s’attend à rien voir; la surface en était si tranquille qu’on eût dit une plaque de marbre gris, immense comme un désert. C’était au crépuscule, lui étant de veille à l’avant d’un navire. A ses pieds dormait une femme asiatique dont il savait le nom, — Nam-Thèn, — et qu’il se rappelait avoir connue, autrefois et ailleurs. Ils glissaient mollement, sans inquiétude et sans bruit ; — mais tout à coup, là, très près, avaient surgi de ces choses qu’on appelle balise ou signal, et qui marquent aux marins les dangers invisibles de dessous les eaux.

Dans la vie réelle, en plein jour, il avait eu, trente ans auparavant, une surprise semblable. Il conduisait alors une jonque dans une de ces rivières de l’Indo-Chine qui serpentent pendant des lieues et des lieues au milieu de plaines d’arbustes verts, au sol de boue, inhabitées et inhabitables, plus monotones et plus mortes qu’une mer sans navires. Partout la verdure empoisonnée des régions basses de l’équateur était jetée, comme une magnificence trompeuse, sur la désolation des grands marais. Lourdeur de l’air, lourdeur irrésistible de midi, il s’était laissé vaincre, et sommeillait presque, les yeux toujours ouverts à cette lumière effrayante et splendide. Près de lui dormait une Cambodgienne, — Nam-Thèn, — qui à cette époque était sa femme. Tout à coup, à un tournant de l’étroite rivière, des balises étaient apparues; elles étaient trois de compagnie, trois triangles rouges montés au bout de hautes perches, se dressant comme pour dire : Méfiez-vous, il y a un danger sous l’eau calme.

Le banc de corail ! — C’était le lieu que, par une sélection mystérieuse, des peuplades de madrépores avaient voulu habiter et, depuis des siècles, ils y avaient accumulé leurs milliers de cellules de pierre. On l’avait averti de ce banc, unique dans tout ce parcours, mais il ne l’attendait pas si près et il avait eu peur.

Qu’ils étaient déjà loin, ces souvenirs, loin dans l’espace et dans le temps, perdus au fond du passé mort! Souvenirs de soleil et de vie, qu’est-ce qui avait bien pu les attiser, une nuit pluvieuse d’hiver, dans les cendres de cette vieille tête déjà creuse, pour en faire cette dernière vision, sénile et déformée?

Les balises qui avaient surgi tout à coup au milieu de cette mer grise de son rêve étaient très nombreuses, elles étaient accumulées comme pour quelque danger surnaturel et indicible. Elles affectaient toute sorte de formes étranges et inconnues ; au bout de perches très longues, elles se déployaient comme des bras, faisaient des signes, s’agitaient, avec l’impuissance désespérée de choses muettes qui voudraient crier, et traçaient sur le ciel pâle des écritures magiques.

Et lui se réveilla, pris d’une terreur profonde, comme à l’approche des choses fatales qui ne peuvent pas être conjurées. Il allait donc être bien affreux, l’écueil qui s’était annoncé de cette manière. Il pensa que cela signifiait sa mort.

Cependant l’année s’écoula sans amener rien de particulier.

Il y eut seulement dans ses habitudes un changement nouveau. Il était devenu très gourmand, et se plaignait sans cesse que cette mère Le Gall, sa gouvernante, choisissait mal au marché, ne lui achetait pas d’assez bonnes choses ; si bien qu’un jour il prit son petit panier lui-même, résolument, — et dès lors on commença à le voir chaque matin dans Recouvrance, s’attardant lui aussi autour des marchandes à discuter comme une ménagère.

Propre et bien brossé dans son vieux caban de matelot, — ce vêtement d’un drap inusable que les retraités promènent jusqu’à leur mort, — il s’en allait encore d’un assez bon pas, ayant un certain air et de la tenue ; mais il soufflait beaucoup pour revenir.

Un matin, ayant accepté de boire avec un autre ancien comme lui, il rentra ne marchant plus très droit ; alors, pour la première fois de sa vie, il fut grondé honteusement par une femme, par cette mère Le Gall, qui, elle, ne mettait son bonnet de travers que le dimanche soir, et encore pas chaque semaine.

Il lui arrivait aussi maintenant, — et c’était un signe de la fin, — de se mêler à ces retraités, qui, par les temps doux, se rassemblaient près des fortifications, à la porte de Recouvrance. Tous les pauvres vieux cabans de marine étaient là, brossés, rebrossés, retournés, râpés, enveloppant des dos osseux, des carcasses mourantes.

Ils s’amusaient ensemble au palet, au bouchon, à des jeux comme à bord, ayant gardé de leur vie de matelot cette naïveté et cet enfantillage qui maintenant, chez ces vieillards, étaient lugubres.

Ou bien, assis en petits groupes pitoyables, ils se contaient leurs histoires :

— Quand j’étais sur la Melpomène.,

— Et moi, à bord de la Sémiramis, un soir qu’on prenait le troisième ris, l’amiral m’avait dit : « Jézéquel, à toi!.. »

Ils racontaient en même temps, chacun causant pour soi-même. Et ces navires dont ils parlaient n’existaient plus; et ces commandans, qui revenaient dans leurs récits comme des personnages de légende, s’ils n’étaient pas morts depuis longtemps, ils étaient devenus ces tristes fantômes qui, ayant achevé une carrière admirable d’intrépidité, de dévoûment et d’honneur, s’en allaient lentement par les rues, en vêtement noirs avec une rosette rouge à leur boutonnière; — ou bien, les jours où il y avait un peu de soleil, on les roulait dans des petites voitures.

Près de cette porte de Recouvrance, des sentiers partaient pour s’enfoncer dans des endroits inhabités de la banlieue, le long des grands remparts en granit pleins d’herbes et de lichens; des sentiers verts très favorables aux amoureux, très aimés des matelots pour y promener le soir les petites filles de ce faubourg. Et justement, tous ces vieux avaient choisi l’entrée de ces chemins pour s’y réunir, faisant de ce lieu comme le vestibule d’un cimetière. Attirés par l’habitude, ils l’encombraient toujours de leur foule lamentable, — les uns restés propres et dignes, bien boutonnés dans leur caban éternel; d’autres sordides, hébétés d’alcool, faisant mal à voir.

Et tous, ils avaient été les lestes et les forts, — usés au service de la patrie, qui leur donnait da quoi ne pas tout à fait mourir. Et il y en avait eu parmi eux de si bons et de si braves que ces restes d’eux-mêmes étaient encore, malgré tout, des choses vénérables, presque sacrées.

Vieilles ruines des vaillans d’autrefois, les jeunes passaient près d’eux, cambrés, décolletés dans leur chemise bleue, tenant au bras leur amoureuse, ayant hâte de s’enfoncer, par ces chemins d’herbes, sous les ormeaux des remparts.

Devant ceux-ci, la vie et la mer étaient grandes ouvertes, les appelant par toute sorte de mirages. Ils avaient leur pleine jeunesse de matelot, plus vigoureuse que celle des autres hommes, et, sans songer qu’elle s’userait aussi plus vite, sans regarder ces spectres, qui avaient été leurs pareils, ils passaient gaîment, comme des enfans ivres de santé et de force; ils passaient le soir, à l’heure où ces vieux à tête branlante regagnaient leur logis, en s’aidant dans leur marche avec des bâtons.


XII.

Un hiver, le tremblement des vieillards le prit tout à fait. Il faisait tomber ce qu’il touchait et cassait beaucoup d’objets dans son petit ménage.

La maladie de la lune, qu’il avait eue jadis sous l’équateur, l’avait repris aussi. Les docteurs de bord l’appellent héméralopie, et elle vient aux matelots qui dorment en plein vent, les yeux en l’air, dans les pays chauds. Aussitôt le soleil couché, il cessait d’y voir et n’osait plus se remuer qu’en tâtant, comme les aveugles.

Il s’éteignait, des voiles se tissaient autour de lui sur toutes choses.

Il sentait toujours sa tête très lourde, bien qu’elle fût presque vide d’idées. Quelquefois la nuit, une figure de Chinois venait encore grimacer près de son lit; alors il se mettait en colère et disait des injures en s’agitant beaucoup, — s’imaginant être là-bas à se battre contre eux.

Il ne regardait plus jamais le portrait de la petite communiante, qui tenait toujours son cierge, mais qui continuait de pâlir chaque hiver, — en même temps que les débris de la jeune fille morte, arrimés maintenant dans la fosse commune, verdissaient au milieu des tas d’ossemens.

Il dépensait beaucoup d’argent pour s’acheter du bon vin et des choses fortifiantes. Mais des plaies lui étaient venues aux jambes, et, comme il voulait rester propre, il lavait tout seul dans sa petite cour, chaque matin, les linges qui lui servaient à envelopper ce mal.

Son torse s’était déformé ; il semblait beaucoup moins grand qu’autrefois, et ses os d’épaules sortaient. Tout le jour, il avait son regard mort et ne pensait plus à rien qu’à se soigner et à manger : c’était le matin seulement que son intelligence redevenait affreusement claire, quand il se réveillait, seul toujours, après cette sorte de repos que lui avaient apporté les dernières heures de la nuit. Alors il restait immobile et sinistre avec des yeux fixes qui comprenaient et qui se souvenaient.

Pauvre débris, épave dont la mer n’avait pas voulu, vieillard solitaire dont personne ne regardait les larmes ! Pourquoi n’était-il pas mort plus tôt, dans sa belle jeunesse?.. Les animaux libres ne traînent pas ainsi, eux; jusqu’à la fin ils conservent leur forme, leur raison d’être; ils se reproduisent, ils ont leurs amours. C’est pour l’homme seul qu’est faite la longue vieillesse, dérision de la vie.


XIII.

Un autre printemps encore le trouva plus tremblant, plus débile, assis dans son petit jardin.

Pourtant ses sommeils n’avaient plus les rêves agités d’autrefois. C’étaient seulement des ressouvenirs d’espace et de soleil; c’étaient des grands vides bleus devant lui, ou bien des étendues changeantes, comme sont les lointains profonds des eaux; et, au premier plan, se découpait toujours quelque détail très rapproché, de gréement ou de mâture, une vergue, une voile ou des haubans. Au fond de son cerveau qui s’en allait, ces dernières images lui étaient restées de sa jeunesse passée dans les hunes, ou peut-être, par une transmission mystérieuse, lui revenaient-elles de plus loin encore, de ses ancêtres, marins comme lui.

C’était bien fini pourtant; jamais, jamais il ne la verrait plus, la splendeur bleue, la splendeur infinie des mers; ni lui, ni aucun fils issu de son sang : il était une souche épuisée dont rien ne devait survivre.

Il avait peur, à chaque tombée de la nuit, disant qu’il finirait par mourir seul; mais la mère Le Gall, qui, pour de l’argent, restait maintenant chez lui tout le jour, refusait d’y coucher, prétendant que cela pourrait faire jaser.

Les plaies de ses jambes s’étaient beaucoup étendues, et il continuait de laver ses linges lui-même avec grand soin, voulant absolument rester propre; mais il lui arrivait de se tromper, de tripoter dans les mêmes eaux plusieurs fois, il ne savait plus trop, et faisait, par enfance, des choses très sales.

En mai, il essaya encore de jardiner, se tourmentant beaucoup de ses deux petites plates-bandes qui avaient pris un air abandonné et où poussaient maintenant de hautes herbes comme auprès des tombes. Mai s’annonçait très beau ; des hirondelles, qui avaient un nid sous son toit, chantaient dès le matin leur joie d’amour ; partout dans la campagne s’épaississaient des verdures nouvelles, s’ouvraient des fleurs… Gaîté pour les autres, pour tout ce qui était jeune ; pour lui, ironie atroce, plus sinistre qu’un ricanement de la mort.

Il allait et venait, se baissant péniblement pour arracher ces méchantes herbes. Un vieux fuchsia, qui était devenu un arbre sous le climat doux de Bretagne, encombrait la petite allée de ses branches retombantes ; par le haut, il était presque mort, mais en bas il avait refleuri à profusion comme une jeune plante ; et quand le vieil homme passait, toutes ces fleurs couleur de corail qui frôlaient le drap usé de son caban de matelot, y répandaient en fraîche poussière le trop plein de leur pollen jaune. — Lui aussi, jadis, avait semé au hasard la sève exubérante de sa vie, — mais les hommes ne refleurissent pas dans leur vieillesse comme les arbres, et leur fin est une décomposition horrible à voir.

L’été passa encore, la chaleur le ranima un peu. Il mit une dernière fois le paletot en nankin et s’éventa avec la feuille de palmier. Mais l’hiver, il lui vint une enflure plus maligne qui semblait pleine d’eau. Et il se soignait, se soignait, s’abêtissant dans cette seule idée de se conserver. Qui sait ; à force de précautions, peut-être pourrait-il atteindre l’autre printemps ?..

Non. Une nuit de mars, la mort qui passait, allant à Brest achever quelques poitrinaires, s’arrêta pour le tordre. Elle lui mit la bouche de travers, lui chavira les yeux, lui recoquilla les doigts et reprit sa course, le laissant raide sur son lit, figé dans la pose qu’il devait garder jusqu’au moment de tomber par morceaux dans la pourriture dernière.


XIV.

Le lendemain matin, la mère Le Gall, en arrivant, le vit dans cet état :

« Ma Doué, ma Doué Jésus !.. Mon vieux qui est crevé ! »


Il fut emporté par des matelots ; c’avait été son vœu, comme celui de presque tous les vieux marins. À cause de sa croix, il y eut un piquet d’hommes en armes.

Ce fut propre et honorable.

Dans la suite, on vit longtemps, à la devanture d’une fripière, dans le bas quartier de Brest, le paletot en nankin, l’éventail en palmier et le portrait de la petite communiante dans son cadre de coquillages.


PIERRE LOTI.