Un Voyage dans l’intérieur de l’Australie

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UN VOYAGE


DANS


L’INTÉRIEUR DE L’AUSTRALIE.




Journal of an Expedition into interior of tropical Australia, in search of a route from Sydney to the Gulf of Carpentaria, by lieutenant-colonel sir Th.-L. Mitchell, surveyor-general of New-South-Wales. — London, 1 vol. in-8o 1848, Longman.




I

Le continent austral est resté inculte et inexploré pendant près de deux cents ans après qu’on en a eu fait la découverte. En 1788 seulement, le gouvernement de la Grande-Bretagne, cherchant une terre d’expiation pour des criminels, déposa, sur la côte orientale de l’Australie, quelques centaines de déportés. Elle avait choisi ainsi un vaste désert, à l’extrémité du monde, afin que l’Océan tout entier défendit la civilisation contre les attaques de ces malfaiteurs ; mais, vingt ans plus tard, la civilisation les avait rejoints sur le rivage métamorphosé de l’Australie. Une grande ville sortait déjà de terre. Le premier monument de cette cité avait été une caserne, le second une prison. On vit bientôt surgir alentour des édifices d’un autre caractère, ceux qu’élèvent pour leur usage les populations industrieuses et morales : des églises, des hôpitaux, des usines, des phares, puis des maisons de plaisance environnées de parcs et de jardins. Les rues larges et droites n’étaient pas encore débarrassées des souches noircies par le feu, derniers vestiges de la barbarie, qu’on pouvait déjà prédire à la ville de Sydney d’importantes destinées.

Sydney est devenue, en moins de cinquante ans, la capitale d’un empire nouveau, puissant déjà par l’homogénéité et par l’énergie de la race qui le peuple. Ce n’est comme on l’a dit, un monde décrépit en naissant ; c’est un état qui, à son origine, possède, avec toute la vigueur de la jeunesse, l’expérience du vieux continent. Les douleurs au milieu desquelles la société européenne a enfanté la civilisation et s’est émancipée lui sont épargnées. Il hérite de tous les trésors de science et de lumières que l’Europe a amassés, et il a pour en jour et pour les faire valoir des forces toutes fraîches et une vitalité puissante. La déportation, disaient quelques écrivains, a corrompu cette colonisation dans sa source ; semblable de un reptile malfaisant et hideux, elle a piqué à sa racine, et maintenant l’arbre ne peut que dépérir. – C’est une erreur. La déportation a cessé. Une société libre et amie des lois qui s’augmente sans cesse, absorbe la population d’origine suspecte. Aujourd’hui les convicts libérés, qui habitent l’ancienne colonie pénale, sont au reste des habitans comme un est à cinq. Dans quelques années, la majorité des honnêtes gens sera bien plus forte encore ; elle tend à s’accroître par les émigrations continuelles, jusqu’à ce que la postérité des déportés soit comme noyée dans ce flot monte sans cesse. D’ailleurs c’est un point presque unique de ce grand territoire qui a servi de lieu de déportation. D’autres colonies ont été formées depuis qui n’ont pas subi cette épreuve. Celle qu’on appelle la Nouvelle-Galles du Sud, et qui s’étend sur les bords orientaux du continent austral, a supporté seule la honte et les misères de la déportation ; mais les colonies de Port-Philipp, de l’Australie du sud, de l’Australie occidentale, ont évité le contact des condamnés. Là vivent et prospèrent de nombreux colons, purs de tous démêlés avec la justice de leur pays, et dont les travaux promettent à l’Angleterre une compensation de la perte des États-Unis.

Ces quatre établissemens ont été fondés autour de l’Australie dans les vingt dernières années. Port-Philipp est situé au fond de la baie de ce nom. Une rivière, qu’on appelle la Jarra-Jarra, verse ses eaux dans cette baie. C’est là que s’élève la ville de Melbourne, à trois lieues de l’embouchure, où une bourgade, Williamstown, véritable port de mer, a été construite pour recevoir en dépôt le chargement des navires d’un fort tonnage. La colonie de l’Australie du sud, qui s’étend depuis le golfe Spencer jusqu’au golfe de Murray, est placée entre l’Australie occidentale à droite et Port-Philippe à gauche. Elle est séparée de la première par un désert sablonneux ; elle se relie à la seconde par une zone de terres qui passent pour les plus fertiles du continent tout entier. Cette partie de la Nouvelle-Hollande s’appelle, en conséquence, l’Australie heureuse (Australia felix) ? La capitale est Adélaïde. – Les établissemens compris sous le nom d’Australie occidentale sont situés sur la ririvère es Cygnes et le long de la côte, jusqu’à la baie du Roi-George. D’Entrecasteaux avait désigné la rivière des Cygnes comme un lieu propre à recevoir une colonie française. Les Anglais ont profité de cette découverte. La ville de Perth, qu’ils ont construite en cet endroit, fait chaque jour de nouveaux progrès.

Qu’on ne s’imagine pas d’ailleurs que ce que nous appelons ici colonies et villes, soit une réunion de quelques centaines d’individus misérables retirés sous des huttes. Non pas : bon nombre de ceux qui ont émigré en Australie ont emporté, en quittant le vieux pays, des capitaux considérables, les uns 50, les autres 100 et même 150,000 francs. Entrez dans ces cités nées d’hier, et vous verrez s’ouvrir devant vous de larges rues bordées de maisons en pierres et en briques. Ces demeures sont bien peuplées : les colons de l’intérieur y passent une partie de l’année ; ils s’y donnent rendez-vous pour vendre leurs laines et pour les livrer aux exportateurs. Dans les salles joyeuses et bruyantes d’hôtels meublés comme en Europe, les citadins et les campagnards font leurs échanges au milieu des bouteilles vides et devant le punch qui flambe. L’un troque des brebis pleines contre le superflu de la récolte de l’autre ; la différence se solde en billets de banques locales, généralement administrées avec ordre et probité. On cause des dernières courses de chevaux, car déjà cet amusement favori des Anglais a été transporté dans les nouvelles colonies ; on s’y entretient aussi des mérites de l’orateur qui, la veille, a obtenu, dans l’une des nombreuses société scientifiques où les colons vont passer la soirée, les plus vifs applaudissemens. Le plaisir du speech, ce plaisir ignoré en France, mais fort goûté de la race anglo-saxonne des deux côtés de l’Atlantique, a été importé aux antipodes. L’étude des questions de colonisation, d’agriculture, de commerce, de manufacture, sert de prétexte aux colons australiens pour se réunir en associations qui mettent en commandite un grand fonds de paroles. Nous n’oserions pas affirmer que ce qui s’y dit ait une influence sérieuse pour la prospérité de la colonie ; mais ces réunions occupent agréablement les colons, dont elles flattent les prétentions à l’éloquence, et elles donnent aux cités nouvelles un air de vieille civilisation. Les marchandises d’Europe sont exposées à Melbourne, à Adélaïde, à Perth, dans des boutiques propres et spacieuses. L’industrie locale s’essaie déjà à imiter les produits des manufactures de l’ancien monde ; la charrue anglaise a été perfectionnée par les émigrés, et de métiers récemment dressés sortent des étoffes grossières, mais solides, appréciées par les colons à l’égal des plus beaux tissus d’Angleterre.

Les habitations des fonctionnaires, des armateurs de navires, des riches colons, des gens d’affaires, sont généralement construites entre cour et jardin. Fermées, du côté de la rue, par des grilles, et entourées de fleurs, elles ont l’aspect de nos maisons de campagne. La plupart de ces constructions ont deux étages. Les édifices publics et surtout les temples sont nombreux au sein de populations divisées en vingt sectes différentes. Le bâtiment consacré dans chaque ville au culte de la religion épiscopale est ordinairement le plus riche, quoiqu’il ne soit pas le plus fréquenté. Les méthodistes, les presbytériens, les baptistes, ont chacun leur chapelle, humble d’abord et provisoire, mais qui grandit bientôt, qui s’enrichit, et qui finit par s’élever au rang de monument. Les catholiques irlandais possèdent aussi des bâtimens destinés à l’exercice de la religion romaine ; mais ces constructions, comparées à leurs voisines, sont généralement pauvres. À Sydney, l’édifice en pierre commencé pour servir d’église aux catholiques avait été suspendu faute d’argent ; nous ne savons s’il a pu être achevé pendant le cours des dernières années. Dans les autres colonies, les chapelles catholiques sont construites en bois.

On remarque à Port-Philipp, à Adélaïde et à Perth, les bâtimens des douanes, de la poste ; des marchés abrités, des quais où viennent se ranger les navires : c’est un monde enfin, non pas chétif, malingre, pauvre, mais plein de santé, avec un besoin d’expansion et d’activité extraordinaire. À la tête de cette civilisation, transplantée toute venue sur un sol nouveau, où elle parait puiser une sève vivifiante, se place tout naturellement Sydney. Beaucoup de villes d’Europe, qui s’enorgueillissent de leurs monumens et de leur commerce, sont bien loin de pouvoir lui être comparées.

Les villes d’Australie sont peuplées principalement de deux sortes de personnes : les spéculateurs et les artisans. Elles n’ont pas évité cette maladie de toutes les colonies naissantes, maladie souvent mortelle : la spéculation. Le gouvernement britannique, en adoptant pour la vente des terres le mode de l’adjudication publique, a contribué à favoriser le jeu des spéculateurs et à multiplier pendant un temps les faillites et les ruines. Les ventes de terres à la criée se font à des intervalles assez éloignés, car elles ne peuvent avoir lieu qu’à la suite d’opérations d’arpentage toujours très longues L’émigrant, possesseur à son débarquement en Australie d’un petit capital, est souvent forcé, après avoir choisi un terrain à sa convenance, d’attendre, en vivant chèrement dans les villes pendant plusieurs mois, le jour des premières adjudications. Cependant les gens d’affaires interviennent dans les ventes publiques de terres, et ils enchérissent dans l’espoir de revendre avec bénéfice aux émigrés. Il arrive alors de deux choses l’une : ou l’émigré achète à tout prix et fait ainsi de son argent ou mauvais placement qui entraîne sa ruine, ou il attend une meilleure occasion, et il achève de dépenser son capital dans les tavernes de la ville. Les spéculateurs ne réussissent pas beaucoup mieux. Propriétaires de terres qui, entre leurs mains, restent improductives et qu’ils ont payées au-dessus de leur valeur, ils sont fatalement entraînés ou à ruiner les autres en leur cédant des propriétés onéreuses, ou à se ruiner eux-mêmes en les gardant. Le développement des colonies australiennes, bien que rapide, a été fort entravé au début par ce genre de difficultés ; mais, depuis lors, le nombre des vrais colons qui possèdent et qui exploitent avec profit s’est assez multiplié pour asseoir la prospérité de l’Australie sur des bases solides. Aujourd’hui la colonisation se développe naturellement, et le mouvement factice et malsain de la spéculation a cessé, ou peu s’en faut.

Les artisans font en Australie une fortune très prompte. S’ils sont habiles dans leur profession, ils gagnent jusqu’à 10 shellings par jour. Les maçons et les charpentiers surtout sont très recherchés, et reçoivent un salaire très élevé. Le bon marché des alimens augmente beaucoup leur bien-être. La viande de boucherie, en 1844, se vendait 4 sous la livre, le sucre 12 sous, le pain 3 sous. Quant aux légumes, ils viennent sur cette terre vierge en plus grande abondance, et ils y sont de meilleure qualité qu’en aucun autre lieu du monde. Tous les fruits d’Europe, y compris le raisin, croissent à la Nouvelle-Hollande. Les cailles, les bécasses, les sarcelles, y sont très nombreuses. On y trouve encore une quantité innombrable de perroquets de toute espèce, dont la chair n’est pas dédaignée par les colons. Le kangarou n’est pas très rare, même dans les environs des endroits où l’espèce humaine a établi le siége de son activité et de son travail bruyant. Les permis de chasse sont inconnus en Australie, mais la chasse y est défendue le dimanche. Cependant les marchands et les artisans consacrent régulièrement le dimanche à cet exercice. Comment éludent-ils la défense ? Par une entente de la loi bien digne d’un peuple formaliste. L’arrêté défend de tirer des coups de fusil (shooting) sur les animaux le jour du repos, mais il ne défend pas précisément de chasser (hunting), pourvu que ce soit sans fusil. En conséquence, on a recours au lacet et à d’autres engins destructeurs, et l’on prend le gibier à la barbe des agens de la police On a dressé des chiens du pays pour faire la chasse au kangarou : ces animaux, qu’on croirait issus du croisement du dogue et du renard, ne coûtent rien à nourrir dans un pays où la viande de boucherie est à très bas prix ; aussi se sont-ils multipliés à l’infini. Dans les familles, chacun élève son chien ; on en rencontre fréquemment sept ou huit dans une seule maison. Ces chiens flairent et dépistent le kangarou ; ils s’acharnent à sa poursuite pendant des journées entières ; enfin ils le saisissent à la gorge mais malheur à eux s’ils n’ont pas su éviter l’atteinte des puissantes griffes dont sont armées les pattes de derrière de ce quadrupède ! Toutefois l’instinct, fortifié par l’éducation qu’on leur donne, leur apprend à se soustraire à ces défenses formidables, et le kangarou est habituellement égorgé sans avoir pu en faire usage. Quand il est gisant à terre, les chiens reviennent vers le chasseur, tranquillement assis à l’endroit d’où ils sont partis. Celui-ci examine leur gueule, et, s’il la voit tachée de sang, c’est le signe évident que le gibier est abattu. Il se lève alors, et les chiens le guident jusqu’au théâtre de leur combat et de leur victoire. C’est ainsi que la population ouvrière des villes emploie ses heures de loisir. Le soir, les heureux chasseurs rentrent à la ville, portant l’un une brochette de cailles et de bécasses ; l’autre, des poules d’eau, des canards sauvages et des cygnes noirs et blancs, dont le duvet est estimé par les ménagères ; celui-ci, un kangarou, dont la queue seule pèse de huit à dix livres, et ils défilent ainsi devant les constables, vainement armés l’une loi trop peu précise.

En 1846, les colons de l’Australie du sud ont découvert aux environs d’Adélaïde des mines de cuivre. Cette trouvaille a produit parmi la population une excitation extrême, et a tourné bien des têtes. Les journaux et les correspondances du pays ont remplis, pendant un certain temps, de détails sur ce qu’on appelait alors, en Australie la folie des mines, » mining mania. Comme à San-Francisco, en Californie, les habitans d’Adélaïde ont quitté la ville en masse, chargés des outils du mineur, et ils se sont répandus dans la campagne à la recherche du métal, l’imagination pleine de rêves de fortune éclatante et subite. Il fallait les voir errant autour des mines, le cou penché, l’œil fixé à terre dans l’espoir d’apercevoir de nouveaux filons. Souvent ils rapportaient de lieues à la ronde de lourds cailloux, qu’ils prenaient pour des échantillons de minerai. Vérification faite, on reconnaissait que ce spécimen était une pierre sans valeur détachée d’un rocher, et recouverte, par un caprice de la nature, d’une substance verdâtre. La majeure partie des colons s’est trouvée intéressée dans des mines qui n’existaient pas. Le gouvernement a vendu un prix fou des terres stériles, dont on se disputait la possession, sur la foi des annonces de journaux qui y plaçaient arbitrairement une mine. C’était quelque chose de plaisant que le mystère dont chaque habitant entourait ses démarches, afin de ne révéler à personne le secret de prétendues veines de cuivre dans des terres qui n’en avaient jamais contenu. Quand la population, un moment saisie de vertige, a recouvré son sang-froid et sa raison, bon nombre de familles étaient déjà complètement ruinées.

Au demeurant, des mines de cuivre, peu nombreuse, peu étendues, mais riches, ont été réellement reconnues et ouvertes. L’extraction du minerai a contribué à répandre l’aisance dans la colonie. Il en résulte qu’en 1846, dix a après la fondation d’Adélaïde, les recettes de l’établissement colonial dont cette ville est le chef-lieu ont excédé de 275,000 francs les dépenses. L’Australie occidentale n’est pas dans une situation aussi satisfaisante, mais les progrès de la colonisation y sont assez rapides pour promettre bientôt des résultats pareils.


II

En Australie, le désert commence à la sortie des villes. Ce pays offre le contraste le plus brusque de la civilisation et de la barbarie, du mouvement et de l’immobilité, du bruit et du silence. La vie primitive y coudoie les existences les plus raffinées ; les sauvages nus et affamés, rôdant autour de l’enceinte des habitations, voient luire le gaz, et entendent sauter les bouchons du vin de Champagne. À vrai dire, le colon de l’Australie n’est pas l’homme qui habite les villas, c’est le fermier qui s’avance dans le désert, qui élève sa demeure grossière au milieu de la solitude. Les véritables élémens de la colonisation sont le théâtre de leurs efforts est une zone de terrain adjacente à la côte et où sont élevées les villes principales. Cette partie de l’Australie, très imparfaitement peuplée, a été explorée par un grand nombre de voyageurs. Ce n’est pas une contrée ouverte ; c’est un pays que traverse une chaîne de montagnes infranchissables, si ce n’est par un petit nombre de défilés. Au-delà s’étendent d’immenses plateaux, au milieu desquels il n’est pas rare de voir une montagne solitaire s’élever jusqu’à la région des nuages. Les rivières de l’Australie ne sont ni larges ni rapides ; ce sont des canaux d’eau dormante qui coulent lentement sous un manteau de verdure formé par la végétation des deux rives. Pendant la saison des pluies, ces courans si paisibles se gonflent et se précipitent avec le bruit du tonnerre ; mais durant les grandes chaleurs de l’été, ou bien aux époques de sécheresse, qui sont longues et fréquentes, les rivières se traînent et tarissent. La constitution du sol favorise d’ailleurs l’absorption des eaux. Les terres vont en s’abaissant, par une inclinaison rapide, depuis le pied des montagnes jusqu’à la limite extrême des explorations faites dans l’intérieur, si bien que l’Australie paraît un immense bassin dont le centre serait la partie la plus basse. Les eaux qui descendent des hauteurs, n’étant retenues ni par des digues ni par des écluses, se répandent et se perdent dans les sables. Le thermomètre, en Australie, marque souvent 50 degrés de chaleur ; en outre, des années se passent quelquefois sans un nuage ou sans une goutte de pluie sur le sol. Alors les rivières passent à l’état de ravine où croissent les arbres et les plantes de toute espèce. Hommes et animaux périraient de soif sur les bords, si la nature, toujours prévoyante, ne formait des milliers de petits étangs où l’eau se conserve pendant des années. Chaque fois qu’un orage, une fonte de neiges ou une pluie abondante dans les montagnes y grossit les sources, les rivières, aussitôt remplies, débordent, se répandent et couvrent les plaines. Au contraire, lorsque les sources ont cessé d’être alimentées par la pluie, lorsque le soleil et la terre ont vaporisé et absorbé toute humidité à la surface du sol, les rivières, rentrées dans leur lit, s’abaissent graduellement et ne tardent pas à se dessécher ; mais, en se retirant, elles ont laissé dans toutes les excavations une partie de leurs eaux. Il se forme ainsi, sur les deux bords et mène plus loin, des chaînes de petits réservoirs qu’un rideau d’arbres signale à l’attention des voyageurs. Ce sont autant d’abreuvoirs où toutes les créatures du désert viennent étancher leur soif. Un des derniers explorateurs de l’Australie, M. Mitchell, dont l’ouvrage est en ce moment sous nos yeux, préfère le liquide brun qu’on y puise au cristal des sources même les plus pures. Ce liquide a plus de corps et désaltère mieux, dit-il. Le fait est que toutes les espèces, civilisées ou sauvages, hommes et brutes, se réunissent autour de ces étangs salutaires, et n’éprouvent aucun malaise pour y avoir étanché leur soif. L’Australien est en cela bien différente de l’Afrique, où les sucs des végétaux, lentement dissous dans les lacs, transforment le breuvage qu’on y puise en poison mortel, et propagent parmi les Européens la douloureuse maladie appelée coliques végétales, qui emporte tant de marins. Les rivières de l’Australie, au temps des pluies, coulent souvent entre des collines qui, s’écartant graduellement du pied au sommet, forment de charmantes vallées pleines de verdure : souvent aussi elles roulent au fond d’une anfractuosité de rochers ; des bords perpendiculaires les rendent inaccessibles au voyageur mourant de soif, moderne Tantale qui, penché sur l’abîme, en aspire avec désespoir les fraîches émanations.

L’habitude qu’ont les indigènes de brûler les buissons et les herbages a dégagé les forêts australiennes de ces millions de plantes qu’on rencontre dans les bois de l’Afrique et de l’Amérique. En Australie, les arbres de haute futaie s’élancent par groupes sur une pelouse verte ; les plateaux ont ainsi l’aspect de parcs artificiels. À voir les hommes et les animaux errer librement sous les ombrages, on se croirait transporté dans le paradis terrestre ; mais le paysage n’est pas partout aussi séduisant. Des voyageurs ont traversé une étendue considérable de pays où l’œil n’apercevait pas un seul arbre, ou des rangées de collines de sable rouge se succédaient sur un espace de plusieurs centaines de milles.

Les colons se sont établis sur les terres fertiles qui avoisinent les rivières. Ils y ont trouvé, sous les arbres, de nombreux pâturages naturels ; l’élève des bestiaux est devenue, en conséquence, leur principale industrie. Les bêtes à laine et à cornes se sont multipliées prodigieusement dans l’intérieur. Le nombre des moutons des brebis sur le territoire de la Nouvelle-Galles du Sud, sans y comprendre les animaux de même espèce répandus dans les autres colonies de l’Australie, était de huit millions en 1847. On y comptait, à la même date, quatorze cent mille boeufs, vaches et veaux. C’est le cinquième du nombre total des bêtes à laine et le tiers des bêtes à cornes que nourrissent l’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande réunies. Cette masse énorme de bétail se divise en troupeaux très considérables. Tel propriétaire possède dix mille bêtes ; aussi cette industrie condamne-t-elle les colons sérieux, c’est-à-dire ceux qui font valoir eux-mêmes les terres concédées, à un isolement très rigoureux. Il faut, en effet, un bien vaste parcours pour nourrir dix mille animaux. Le colon pasteur établit sa demeure au centre d’un rayon de huit à dix lieues de diamètre. — Sa maison est construite en bois. C’est généralement un carré long, divisé en compartimens avec une cheminée appuyée contre la seule paroi qui soit bâtie en pierres. Un enclos, qui s’étend derrière l’édifice, enceint le jardin planté fruits et en légumes. La cuisine, la laiterie, les granges à laines, forment autant de bâtimens séparés. Le troupeau se subdivise en plusieurs troupes d’animaux, confiées à autant de bergers. Ces hommes vivent seuls, sous des huttes couvertes de chaume, qui n’ont que deux ouvertures : la porte d’un côté ; de l’autre, la fenêtre. Ils se rendent, chaque semaine, à l’habitation du maître, pour recevoir les provisions de la semaine suivante. On rencontre aussi, dans l’intérieur, des huttes entièrement isolées, où travaillent des cordonniers, des tailleurs et des ouvriers d’autres professions. Les pasteurs viennent de vingt lieues à la ronde exercer les talens de ces industriels. L’isolement où vit cette classe de colons entretient parmi eux une certaine ignorance et quelque immoralité. La colonisation par groupes, comme celle de l’Amérique du Nord, est plus morale en ce qu’elle permet immédiatement l’établissement d’écoles, l’érection d’églises, et en ce qu’elle maintient le colon en la société d’être civilisés. Un autre malheur de la condition des colons australiens, c’est l’état d’incertitude où ils se sont trouvés long-temps, quant à la propriété des terres qu’ils occupaient. La concession leur en avait été faite à titre provisoire et révocable, de sorte qu’ils se regardaient comme des locataires exposés à recevoir tout à coup un congé, et n’ayant par conséquent aucun intérêt à faire des sacrifices pont améliorer le sol où ils étaient établis. Cette situation incertaine a fait obstacle au développement de la colonisation de la Nouvelle-Galles du Sud, qui aurait pris un essor plus grand encore, si les droits de chacun avaient été mieux déterminés. Aussi l’exemple n’a-t-il pas été perdu pour les autres colonies de l’Australie. Les droits de propriété y ont été établis, dès le principe, sur de bases définies et solides. Les derniers gouverneurs de la Nouvelle-Galles du Sud ont pris des mesures pour constituer la propriété, dans l’intérieur de cet établissement colonial, en acceptant, à titre de capital en paiement des terres occupées, vingt années du loyer de ces terres à verser en plusieurs termes.

Il arrive quelquefois que des sécheresses extrêmes chassent les colons et les troupeaux. Quand les réservoirs naturels sont à sec, quand les prairies jaunissent et que les herbages sont flétris, il faut bien partir, aller à la recherche d’eau et de pâturages. Les migrations de troupeaux sont une des plus pénibles épreuves de la vie des colons ; c’en est en même temps un des plus intéressans épisodes. Nous avons entre les mains le récit curieux d’un voyage de cette nature. C’était à la fin de l’année 1840. Un colon pasteur avait à conduire, des plaines de la Nouvelle-Galles du Sud dans la colonie de l’Australie méridionale, sept mille moutons, six cents bœufs et vingt chevaux. Le voyage était de plus de cinq cents lieues. Le colon engagea vingt-deux hommes à son service et il fit des provisions pour cinq mois. Le 26 octobre, l’expédition se mit en marche. En tête s’avançaient les bœufs réunis en un seul troupeau. Les moutons suivaient, formés en dix divisions. Vers le milieu du jour, la chaleur devint excessive. De midi à deux heures, les moutons haletans refusèrent de marcher ; ils se rassemblèrent autour des arbres, et tous les efforts des bergers et de chiens pour leur faire faire quitter ces ombrages furent inutiles. On fit donc une halte. Les bœufs de trait furent dételés, et on les laissa libres de paître dans le voisinage. Dès que l’atmosphère fut un peu rafraîchie, les troupeaux se remirent en mouvement. Quand vint la nuit, un endroit fut choisi pour y camper jusqu’au lendemain matin. Les tentes dressées, les malles servant de tables et les cailloux épars formant les siéges des convives, chacun prit son repas. Une partie des hommes se retira ensuite sous les chariots entourés de couvertures pour y prendre du repos, le reste fut chargé de veiller à la garde du camp, tandis que le propriétaire et ses amis dormaient sous les tentes. À cent pas, les bêtes à cornes, rassemblées comme dans un parc, s’étendirent bien bientôt à terre. On alluma alentour un cercle de feux, et la surveillance à exercer sur cette partie du troupeau fut confiée à deux hommes. Les dix troupeaux de moutons furent rangés autour des feux qui protégeaient les bestiaux, et gardés eux-mêmes par une seconde ceinture de foyers incandescens. Quant aux bœufs et aux chevaux de travail, on leur rendit la liberté en donnant à un homme la mission d’empêcher qu’ils ne s’écartassent du camp et qu’ils ne reprissent le chemin de leurs anciens pâturages.

Les gardes de nuit ainsi posés eurent l’ordre de répéter de demi-heure en demi-heure le « qui vive ? » de leur chef. Malgré tant de précautions, cette première nuit fut des plus désastreuses. À peine la garde du premier quart avait-elle été formée, que la pluie commença à tomber par torrens. Les tentes, les lits, les hardes, les provisions furent trempés ; les feux s’éteignirent. La violence d’un vent glacial qui souffla sans interruption jusqu’au matin fit passer aux voyageurs quelques heures de véritables souffrance. Quand le jour parut, le camp était dans la confusion la plus complète. Pendant la tempête, les troupeaux s’étaient mêlés ensemble ; les plus vieux et les plus faibles animaux avaient été foulés et écrasés par les autres ; un assez grand nombre avaient péri. Il fallait du temps pour rétablir l’ordre, pour faire sécher les vêtemens, les matelas et les couvertures. On partit enfin. Dans le cours de la troisième nuit, les voyageurs eurent une seconde édition de l’orage de la première ; une pluie diluvienne commença au coucher du soleil et ne cessa que le lendemain à midi. « Nous étions mouillé, jusqu’aux os, dit une des victimes de ces orages successifs venus d’une manière bien inopportune dans un pays où la pluie est habituellement si rare ; en outre, nous étions couverts de boue. Notre barbe longue, nos cheveux mêlés, notre linge sordide, car il était impossible de s’arrêter pour en changer, nous donnaient l’air de vrais sauvages. » On parvint, après de longues journées et des nuits plus longues encore, à un village situé dans la direction des établissemens du sud. Là, les domestiques, qui étaient tous des convicts, se débandèrent et se répandirent dans le village à la recherche du whiskey. Ils s’enivrèrent jusqu’à perdre entièrement la raison ; pendant leur absence, les troupeaux se mêlèrent de nouveau. Quelques animaux furent encore perdus. Le colon porta plainte ; mais cette démarche ne diminuait ni ses embarras ni ses pertes. Il réussit enfin à se procurer d’autres hommes, et, après une série de vicissitudes que nous passons sous silence, la caravane tout entière arriva sur les bords de la Morrumbidgy, l’une des principales rivières de cette partie de l’Australie. Les bêtes à cornes la traversèrent à la nage. On fit également passer les chevaux en les traînant, le long d’un bateau, au moyen d’une corde jetée autour de leur cou ; mais, quand vint le tour des moutons, ils montrèrent une répugnance décidée à confier leurs membres au courant, et la journée tout entière s’écoula en efforts inutiles pour les faire entrer dans l’eau. Le lendemain, les mêmes efforts furent renouvelés en vain. Le jour suivant s’écoula tout entier en des tentatives pareilles. Le quatrième et le cinquième jour passèrent, et le troupeau était encore du même côté de la rivière. On essaya de pousser les moutons dans l’eau à la lueur de la lune, mais sans succès. On y jeta de force un certain nombre de béliers, tirés par les cornes, avec l’espoir que le reste du troupeau, amené sur le bord, suivrait ses conducteurs habituels. Faux calcul : le troupeau ne bougea pas, malgré les cris des hommes et les aboiemens des chiens. On eut recours à un autre stratagème. Des agneaux furent conduits, à bord d’un bateau, sur la rive opposée, puis on amena les mères tout près du courant, avec l’espoir que les bêlemens de leurs petits les décideraient à aller les rejoindre. Cette invention échoua comme les précédentes. On imagina encore de laisser toute une journée le troupeau sans le faire boire, dans la pensée qu’il répugnerait moins à se jeter à l’eau, lorsqu’il serait très altéré. Ce fut une nouvelle déception. Enfin, le huitième jour, l’expédient suivant fut tenté et réussit. Plusieurs hommes se mirent à l’eau, pendant qu’on amenait sur le bord de deux à trois cents moutons ; puis d’autres hommes, restés à terre, joignirent leurs mains et poussèrent ainsi de force dans le courant les animaux, qui furent reçus et dirigés vers l’autre bord par les individus placés à cet effet au milieu de la rivière avec de l’eau jusqu’au cou. Quatre jours de travaux pénibles et de patience suffirent à peine pour conduire ainsi à la rive opposée sept mille moutons. Vingt-cinq se noyèrent. Plusieurs jours après, on rencontra une autre rivière. Les moutons s’y jetèrent d’eux-mêmes, et la traversèrent les uns après les autres en l’espace de dix minutes.


III

Les côtes orientales d’Australie ont été colonisées les premières. C’est en 1788 que les déportés de la Grande-Bretagne ont été débarqués à Botany-Bay. Quant aux établissemens situés au sud, à l’ouest et au nord de ce vaste pays, ils sont de formation toute récente. C’est donc par l’est de la Nouvelle-Hollande que les premières explorations ont été dirigées vers l’intérieur du continent. Or, à douze lieues environ dans les terres, à partir du rivage oriental, s’élève une chaîne de montagnes qu’on a regardées long-temps comme une barrière insurmontable.

Le lieutenant Daws a, le premier, essayé de la franchir, il est parti, en décembre 1789, suivi d’un corps de troupes. En arrivant au pied de la chaîne, il la trouva très escarpée, fermée à la base comme un mur de grès et de quartz, et lançant, à la hauteur de deux à six mille pieds, des pics séparés les uns des autres par des précipices profonds. En aucun lieu du monde, la nature ne présente un aspect plus sauvage. Cette terre tourmentée, poussant là des jets vigoureux au-dessus des nuages, ici s’affaissant en de sombres excavations, les flancs couverts par une ceinture de forêts, semble une ébauche de la nature. La chaîne n’a qu’une élévation moyenne ; mais elle compense par la sublime horreur de son désordre, ce qui lui manque en majesté. La végétation qui s’y montre n’a rien de commun avec la riante verdure des forêts d’Europe. Le nom de Montagnes Bleues qu’on a donné à cette chaîne est justifié par la teinte générale du feuillage, de la terre et des rochers ont y trouvé du fer, du cuivre, du plomb et de l’ardoise, produits caractéristiques. Les précipices ouverts entre les sommets sont d’immenses puits sans issue. Souvent l’eau y tombe en cascades et tourbillonne au fond de l’abîme. Qu’on se figure le découragement des voyageurs lorsqu’après avoir gravi, avec les efforts les plus pénibles, au prix de privations et de souffrances de tout genre, les contre-forts qui soutiennent, du côté du rivage, ces terres élevées, ils se sont vus arrêtés par des abîmes perpendiculaires sur l’autre versant des pics qu’ils venaient d’escalader. Le lieutenant Daws n’eut même pas l’idée qu’il fût possible de les traverser. Après neuf jours de marche et neuf milles de chemin, il revint sur ses pas. Quelques mois après, un autre officier, le capitaine Tench, fit un essai pareil et éprouva un semblable désappointement. Le colonel Patterson ne fut pas plus heureux trois ans plus tard. À chaque expédition, le grade du voyageur était plus élevé, et l’insuccès du voyage plus éclatant. Le zèle des officiers de l’armée de terre étant demeuré infructueux, la marine se présenta pour tenter l’aventure. M. Hacking, quartier-maître, suivi de quelques compagnons, gravit la première chaîne, et, contournant les précipices, il atteignit les sommets opposés. Il croyait n’avoir plus qu’à descendre les versans occidentaux, lorsqu’il se trouva placé sur les bords de nouveaux abîmes, au-delà desquels d’autres pics plus nus, plus escarpés hauts de quatre cents pieds, se dressaient devant lui. Il revint donc en arrière. Après lui, M. Bass, chirurgien dans la marine royale d’Angleterre, aborda à son tour les Montagnes Bleues avec une résolution qui aurait dû lui assurer le succès. Armé de crochets de fer, il se hissa au sommet des pentes les plus abruptes. Les précipices ne l’arrêtèrent pas : il s’y fit descendre avec des cordes ; son courage n’eut d’autres limites que ses forces. Après quinze jours de fatigues et de périls inouis, il s’arrêta lorsque du haut d’un pic très élevé il aperçut, à la distance de douze à quinze lieues, une nouvelle chaîne tout aussi difficile à franchir. Son retour déconcerta les aventuriers les plus audacieux. Aucun d’eux ne se sentit capable de déployer plus de constance et d’intrépidité. C’était en l’année 1796. Il se passe bien du temps avant qu’un si périlleux voyage fût renouvelé.

En 1813, le hasard fit ce que n’avaient pu faire ni la bravoure, ni la force, ni la science. Deux colons découvrirent un passage à travers les montagnes, presque en face de Port-Jackson. Au-delà du versant occidental ils virent un pays ouvert, bien arrosé et offrant d’excellens pâturages. Cet événement assurait aux explorations une carrière immense. L’Australie a mille lieues de long sur une largeur moyenne de quatre cent cinquante. Le génie de l’intérêt ne pouvait manquer d’aiguillonner l’esprit de découvertes. Le flot de l’émigration volontaire et forcée qui, après s’être répandu sur la côte orientale, se heurtait depuis si long-temps contre la digue des Montagnes Bleues, se précipita avec une rapidité torrentielle par l’issue nouvellement ouverte. À peine eut-on descendu les rampes occidentales, qu’une ville, Bathurst, fut fondée. Ce fut le premier jalon de la civilisation dans ce désert.

Peu de temps après, M. Oxley, intendant de la colonie, parti de Bathurst, s’avança vers l’ouest. Sur sa route, le pays s’abaissait de plus en plus. Parvenu à une rivière considérable, nommée Lachlan, il reconnut que la contrée ne s’élevait pas, en cet endroit, à plus de six cents pieds au-dessus du niveau de la mer, tandis que les plaines où est située Bathurst sont à une hauteur de deux mille pieds calculée sur le même niveau. Cette configuration du sol ne lui permettait pas d’espérer qu’aucune rivière traversât le continent aussi lien dans toute sa largeur. En effet, après avoir suivi assez long-temps la Lachlan en bateau, il parvint à un vaste marais où cette rivière semblait se perdre. Le voyageur réussit pourtant à contourner à pied ces eaux stagnantes. Au-delà, il retrouva le cours de la rivière, et il essaya de le suivre ; mais cette honorable persistance ne servit qu’à l’amener en des plaines stériles sujettes évidemment à des inondations périodiques, où la Lachlan éparpillait ses eaux et formait des milliers de lagunes. Pour arriver en ce lieu, il avait fallu six semaines de fatigues extrêmes. Le cours de la Lachlan, y compris ses détours, à onze cents milles de longueur.

Au mois de mai 1818, M. Oxley fit un nouveau voyage pour autre rivière, la Macquarie, coulant également des Montagnes Bleues vers l’intérieur, à travers un pays dont la fertilité est très grande. M. Oxley et ses compagnons naviguèrent pendant plusieurs semaines dans une vallée magnifique, qui fut nommée Wellington. À la fin du mois de juin seulement, il sortirent de Wellington-Walley, et se trouvèrent au milieu d’un pays où la rivière ne tarda pas à sortir de son lit. Comme le courant se faisait toujours sentir et continuait à être profond, ils poursuivirent leur route. Peu à peu, le fond s’abaissa jusqu’à se rapprocher à cinq pieds du niveau de la plaine ; puis les voyageurs, dont le courant semblait défier la constance, furent conduits, à travers des roseaux, jusqu’à un endroit où ils perdirent entièrement la vue de la terre et des arbres. Enfin les eaux se répandirent de toutes parts, cessant d’avoir un cours régulier, et M. Oxley dut renoncer à continuer ses recherches.

Le résultat de ces explorations servit de base à deux genres d’hypothèses. Les uns crurent à l’existence d’un lac permanent, sorte de mer centrale, qui recevait les eaux coulant vers l’intérieur ; les autres admirent la probabilité de débordemens périodiques qui auraient mêlé entre elles toutes les rivières de l’Australie, jusqu’au moment où, la saison des crues étant passée, chaque rivière serait rentrée dans son lit pour aboutir à quelque réceptacle général des eaux qui les conduisait dans l’Océan. Cette dernière conjecture se trouva juste, car en 1830 le capitaine Sturt découvrit une large et profonde rivière, la Murray, dont les bords étaient ornés d’une végétation admirable. La Murray coulait au sud-est en nappes qui n’avaient pas moins de quatre cents pieds de large : elle amena M. Sturt et ses compagnons à un vaste lac dont l’eau, douce jusqu’à sept milles de l’embouchure de la rivière devenait saumâtre à distance, et tout-à-fait salée à cinq lieues plus loin. Les voyageurs en conclurent naturellement que ce lac était en communication avec la mer. En effet, mettant pied à terre, ils se trouvèrent bientôt sur les bords de l’Océan à l’endroit où les Anglais ont fondé depuis lors la colonie de l’Australie du Sud. Le lac fut nommé lac Alexander ; il communique avec la mer par plusieurs passages navigables pour les barques. Il a été constaté par la suite que toutes les rivières issues des sources placées sur les flancs occidentaux des Montagnes bleues, et coulant jusqu’à la distance, en droite ligne, de six cents milles dans l’intérieur, aboutissent par deux artères principales, la Darling et Morrumbidgy, dans la Murray, qui les conduit à la mer. Toute cette étendue de pays est aujourd’hui parcourue par les troupeaux des colons, et déjà les pâturages y ont été assez exploités pour que les émigrans jettent un regard de convoitise vers les terres inconnues qui s’étendent au nord-ouest de Sydney, c’est-à-dire vers les îles malaises et vers la mer des Indes.

En 1844 et 1845, M. Sturt s’est avancé au centre du continent de l’Australie plus loin qu’aucun de ses prédécesseurs. Il y a beaucoup souffert, et, comme il n’y a reconnu que des terres arides, les colons australiens ont méconnu son dévouement et lui ont montré une indifférence qui est de l’ingratitude ; mais la science, qui a recueilli ses observations, porte témoignage en sa faveur. Pendant une année entière, il a erré dans un affreux désert ; il y a éprouvé 66 degrés de chaleur, — l’eau bouillante étant à 112 degrés, — il a dû se creuser une habitation sous terre pour trouver une température supportable ; il n’a aperçu d’autre verdure que le triste feuillage des pins. La chaleur était si intense, que la semelle des chaussures du voyageur brûlait sur le sable, et que les chiens perdaient, en marchant, la peau de leurs pattes.

MM. Leichardt et Mitchell ont attaché leurs noms aux voyages d’exploration vers le nord. En suivant les côtes, à une petite distance dans l’intérieur, M Leichardt, après avoir longé le détroit de Torrès et tourné autour du golfe de Carpentarie, est arrivé à Port-Essington. Sur sa route, il a découvert de riantes vallées ; il a traversé une multitude de cours d’eau, dont aucun ne vient de loin dans l’intérieur. Ses découvertes, précieuses aux yeux des colons, qui sont continuellement à la recherche de nouveaux pâturages, ont moins d’importance au point de vue géographique. M. Mitchell, moins heureux que le docteur Leichardt, puisqu’il n’a reconnu qu’une médiocre étendue de terres nouvelles propres à l’élève des bestiaux, a rendu, dans son dernier voyage, plus de services à la science, car il a pénétré plus avant dans l’intérieur. Son but était de chercher une rivière qui, faisant au nord l’office que la Darling et La Morrumbidgy font au sud, conduisit les marchandises de Sydney et des districts environnans sur les côtes septentrionales de l’Australie. L’existence d’une telle rivière aurait un grand intérêt pour la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud. L’exportation de la laine donne lieu à un commerce très important dans cette partie des possessions britanniques. En 1846, il est sorti des ports de la Nouvelle-Galles du Sud seize millions quatre cent soixante-dix-neuf mille cinq cent vingt livres de laine provenant exclusivement des pâturages de cette colonie. En outre, elle produit beaucoup de chevaux qu’on envoie, chaque année, dans l’inde, pour la remonte de la cavalerie anglaise. Or, ce commerce est continuellement entravé par les difficultés de la navigation. En sortant du port de Sdney pour gagner la mer des Indes, les navires ont, pour monter vers le nord, à suivre une côte hérissée d’écueils ; le détroit de Torrès, qu’il leur faut traverser avant d’arriver à Singapoure, est très périlleux ; ses eaux,’battues par les vents des deux océans qui se rencontrent, sont le théâtre de naufrages très fréquens. Quoi qu’il arrive, la traversée est toujours pénible et longue ; les marchandises s’avarient, la santé des marins s’altère, ébranlée par des travaux excessifs : aussi les armemens sont coûteux ; le pris des assurances est élevé ; les profits sont faibles et souvent nuls.

Tracer une route par terre, entre Sydney et la côte septentrionale, de manière à éviter les dépenses, les périls et les longueurs de la navigation à travers le détroit de Torres, tel était le but principal du voyage de M. Mitchell. Il espérait l’atteindre par la découverte de quelque grande rivière qu’il supposait devoir couler au nord. À défaut d’autres voies de communication, cette rivière eût présenté une route mobile tout ouverte, et elle eût porté facilement à la mer des Indes les produits du pays.


IV

Sir Thomas Mitchell est parti de Sydney le 15 décembre 1845. Le convoi qu’il conduisait était composé de vingt-huit personnes : M. Kennedy, commandant en second de l’expédition ; M. Stephenson, chirurgien et naturaliste ; deux vedettes à cheval, un gardien des tentes de campement, trois palefreniers, un gardien des bagages, huit conducteurs de boeufs, deux charpentiers, un forgeron, un cordonniers un porteur des baromètres, trois mariniers, un boucher et un gardien de moutons. Les provisions et les bagages étaient transportés sur huit chariots traînés par quatre-vingts boeufs. En outre, l’expédition était pourvue de deux bateaux en fer pouvant servir d’embarcations pour traverser les rivières et d’auges pour abreuver les animaux. Les vivres consistaient en conserves, en porc salé et en un troupeau de deux cent cinquante moutons. M. Mitchell n’emmenait que dix-sept chevaux. Il avait hésité long-temps pour le choix des attelages de ses chariots. Les chevaux eussent été plus rapides, mais on lui avait dit que les bœufs supporteraient mieux la fatigue : il avait donc pris des bœufs ; l’expérience lui prouva que les chevaux auraient été préférables sous tous les rapports. À l’exception de six personnes, la caravane était formée de convicts qui prenaient part, de leur plein gré, à l’entreprise, dans l’espoir d’obtenir, à leur retour, une diminution de peine. M. Mitchell aurait pu se faire accompagner par des volontaires libres ; mais il regardait l’observation stricte de la discipline comme une condition indispensable de réussite, et en conséquence il avait préféré des prisonniers de la couronne.

La première épreuve qu’il eut à subir fut celle de la soif. Le 4 janvier dans la soirée, arrivé à son campement, il n’y trouva, au lieu d’eau, qu’une boue liquide où le bétail avait piétiné. On prit patience, car le guide indigène promettait de conduire le lendemain, les voyageurs à un étang nommé Cadduldury. Plusieurs boeufs, pressés par la soif, s’étant égarés pendant la nuit, M. Kennedy dut attendre leur retour, le 5 au matin, pendant que M. Mitchell partait enavant avec les équipages légers. Celui-ci arriva tard à Cadduldury, et il n’y trouva pas d’eau. Ce fut seulement à douze milles plus loin qu’il rencontra une source. L’expédition se trouva donc divisée en trois bandes. La première, campée avec M. Kennedy, était restée déjà sans eau pendant deux jours et une nuit ; la seconde, arrêtée à Cadduldury, se trouvait dans la même situation ; seulement elle n’avait qu’une étape à faire pour gagner la source où se trouvait la tête de la caravane. La chaleur était accablante, et il n’y avait pas un nuage au ciel. Le 6 janvier, quand le jour parut, la partie de l’expédition qui avait été obligée de séjourner à Cadduldury se mit en marche, et, dans la matinée, elle atteignit la source. Il était temps ; hommes et animaux succombaient aux angoisses de la soif. On expédia aussitôt un homme avec deux barils d’eau à M. Kennedy. Celui-ci était resté presque seul à la garde des bagages. Les convicts placés sous ses ordres n’avaient pu résister à leurs souffrances ; ils étaient partis, et ils s’avançaient à l’aventure. L’envoyé de M. Mitchell les rencontra sur sa route, égarés et défaillais. Quelques verres d’eau leur rendirent la vie et la bonne volonté. Dans la nuit du 6 au 7, M. Kennedy expédia à la source les attelages délivrés du joug. Ces pauvres animaux, qui avaient passé soixante heures sans boire, étaient hors d’état de traîner les bagages et pouvaient à peine se porter eux-mêmes. Le 7, M. Mitchell, qui les reçut à la source, reconnut la nécessité de les laisser reposer deux jours avant de les renvoyer chercher les bagages. Le 8, M. Kennedy fit partir un messager pour solliciter de prompts secours et faire savoir qu’il était réduit à la plus extrême détresse. Le messager vit sur sa route les cadavres de plusieurs bœufs morts de soif. Ce fut le 9 seulement qu’on envoya à M. Kennedy les attelages reposés, mais encore bien faibles, et, le soir, celui-ci arriva à son tour, le dernier, comme un capitaine qui aurait quitté un navire naufragé, après quatre jours passés dans une situation terrible où il avait déployé la fermeté de caractère la plus honorable.

Cet épisode avait eu lieu sur les bords de la Bogan. L’expédition, après un repos de huit jours, quitta cette rivière désolée, et se dirigea vers la Macquarie. Celle-ci n’était pas moins aride ; mais le long de ses rives, cachées par de vastes champs de joncs, dont la croissance attestait des débordemens périodiques, se succédaient et s’unissaient comme les anneaux d’une chaîne plusieurs lagunes providentielles. À chaque pas, les voyageurs tremblaient d’en voir la fin. Après quelques jours de marche, la caravane fut jointe par deux constables à cheval. Ceux-ci racontèrent que des pluies étaient tombées dans les montagnes où la rivière prend sa source, et qu’un flot, suivant l’expression usitée en Australie, arrivait derrière eux, remplissant le lit, s’épandant sur les bords et ressuscitant, avec la verdure flétrie par la sécheresse, des milliers de l’espèce de poissons appelés cray-fish, qui dorment ensevelis sous la vase quand les courans tarissent. Cette nouvelle fut accueillie par nos voyageurs avec un vif mouvement de joie. Par là M. Mitchell se trouvait délivré d’une terrible inquiétude, et il se promettait en outre la satisfaction d’être témoin d’un phénomène dont il connaissait le renouvellement régulier sans avoir jamais pu l’observer dans ses voyages. Il fit dresser ses tentes en face de la rivière. En ce moment, le lit de la Macquarie était si sec, qu’il était permis de douter sérieusement de l’approche du flot. Le jour finit, et le paysage n’avait pas changé d’aspect. C’était toujours la même sécheresse dans la rivière, le même silence dans la campagne. Sur la rive avait été placé un homme en sentinelle avec ordre d’annoncer par un coup de fusil l’évènement attendu.

La nuit étendit ses ombres, et, le flot ne paraissant point, la sentinelle revint au camp. Quelques heures plus tard, après que la lune se fut élevée dans le ciel, un murmure semblable à celui d’une cascade éloignée attira l’attention des voyageurs. Peu à peu le bruit devint plus fort, et enfin il fut assez remarquable pour amener tout le monde sur le bord. Le flot ne pouvait pas encore être aperçu, mais l’approche en était suffisamment indiquée par le craquement des arbres qui se brisaient au passage des eaux. Enfin il partit, glissant, comme une cataracte, aux rayons de la lune, et entraînant des arbres déracinés qui s’entre-choquaient et qui heurtaient les deux rives avec fracas. Il était précédé par un filet d’eau petit et vif qui se frayait un chemin, comme un être vivant dans les parties les plus sèches, les plus ombragées et les plus obscures du lit de ce qui redevenait, à sa suite, une rivière mouvante. « Je suis convaincu, dit M. Mitchell, en considérant la situation de mes compagnons qui battaient le pays, exposés aux souffrances d’une extrême chaleur et d’une soif ardente et détournés, souvent de leur route par le manque absolu de toute espèce qu’aucun d’eux n’oubliera jamais cette scène. Mon premier mouvement fut d’accueillir à genoux ce flot, produit des orages éloignés qui nous ramenaient l’abondance. La scène était sublime en elle-même, et l’effet en était d’ailleurs bien grandi à nos yeux par notre position. Le ciel même semblait présager un spectacle nouveau. L’étoile qu’on nomme Argus, avait pris des proportions extraordinaires et se montrait juste en avant de la belle constellation du croix du sud, qui, légèrement inclinée au-dessus de la rivière, apparaissait à nus yeux dans cette portion de la voûte céleste que les arbres laissaient apercevoir.

Le flot remplit graduellement le lit de la Macquarie et s’éloigna ensuite beaucoup plus lentement qu’on ne l’aurait cru. Plus d’une heure après, les voyageurs entendaient encore le murmure, si doux à leurs oreilles, de l’eau qui se répandait sur le gravier sec et sonore. Le lendemain, à leur réveil, le bruit avait cessé, mais la rivière roulait à pleins bords des eaux troublées et jaunâtres.

Quelques jours après, les voyageurs entrèrent dans ce qu’on appelle le pays intermédiaire. C’est un territoire inhabité entre les dernières stations des colons et les tribus indigènes de l’intérieur de l’Australie. Celles-ci se tiennent sur la rive droite de la rivière Darling, qui coule dans cette contrée contestée ; elles épient le moment favorable pour s’emparer des troupeaux paissant sur la rive gauche ; elles les emmènent, et elles les sacrifient à leur appétit sur de grosses pierres, espèce d’autels druidiques, autour desquels blanchissent les ossemens accumulés. Les colons ne laissent pas ces rapts impunis. Sur ces confins de la civilisation, la loi est impuissante et la morale n’a guère plus d’autorité que la loi. Les propriétaires de bestiaux font la chasse aux indigènes, comme ceux-ci font la guerre aux moutons et aux boeufs. Peu importe quels sont les auteurs les vols l’indigène qui se trouve au bout du fusil du colon paie pour ses pareils. Ces meurtres appellent des représailles ; aussi les deux races sont-elles animées d’une haine irréconciliable. La bande de terrain qui les sépare pour les traces les plus tristes de leurs hostilités continuelles. On n’y voit partout que maisons abattues, laiteries détruites, étables incendiées. L’innocente nature elle-même n’est pas épargnée par la rage destructrice des populations ennemies : les arbres renversés, les sources comblées, les étangs souillés, témoignent de leur fureur. Les Cafres et les borders ou fermiers établis sur les frontières de la colonie du Cap, en Afrique, ne se font pas une guerre plus acharnée. C’est le choc naturel de la civilisation et de la barbarie. Seulement ces deux pays offrent ce contraste, que les fermiers du Cap, quelles que soient les chances des combats partiels, n’abandonnent pas le sol dont ils sont propriétaires, tandis que les colons de l’Australie, fatigués de luttes journalières, ont livré à leurs sauvages ennemis des millions d’acres de pâturages qu’ils avaient occupés.

Entre les deux partis irréconciliables, on rencontre quelques tribus plus pacifiques. Les malheureux indigènes qui sont ainsi restés neutres se voient exposés de tous côtés à des embûches ; ils en sont d’autant plus aisément victimes que l’habitude des Australiens n’est pas de vivre en troupe, mais d’errer isolément, sans chefs et sans lois. Il n’y a pas de société, même à l’état d’ébauche, dans ce pays de pure barbarie. Les Australiens ne se réunissent guère que pour livrer combat ou pour commettre, en force, une œuvre de pillage. En demeurant sur le théâtre de la lutte incessante des deux races, il semble néanmoins que les tribus neutres témoignent un attachement remarquable pour le territoire où elles sont nées. Est-ce l’instinct de la propriété qui se révèle dans ce pays de communisme pratique, où tout est à tous ? Ce serait un premier pas vers la civilisation. Il est certain que dans ces peuplades il n’est pas rare de rencontrer les germes de toute sorte de bonnes qualités. C’est parmi les indigènes de ces tribus que M. Mitchell avait choisi son guide et son interprète, dont la loyauté, l’intelligence et le courage ne se démentirent pas un seul instant. « Yuranigh, dit-il, était d’une petite stature et d’une constitution peu robuste, mais plein de bravoure et de résolution. Sa perspicacité et son jugement me le rendaient si nécessaire, qu’il était toujours à mon côté, soit à pied, soit à cheval. Ma confiance en lui n’a jamais été trompée. Il connaissait parfaitement le caractère de tous les Européens de ma troupe. Rien n’échappait à son regard pénétrant, à son oreille si fine. Ses phrases concises, prononcées en forme de sentences, étaient toujours dictées par la prudence, et je me suis constamment bien trouvé de l’avoir consulté. »

Yuranigh était précieux, surtout en ce que ses sens étaient plus exercés que ceux des Européens. Il flairait l’eau, pour ainsi dire, avec l’instinct d’un quadrupède ; il découvrait et il suivait une piste avec une sagacité merveilleuse. Comme interprète, son utilité n’était pas grande, car toutes les tribus de l’Australie parlent un dialecte différent et ne se comprennent pas les unes les autres ; mais mieux que personne il savait apprécier les dispositions des indigènes que l’expédition rencontrait sur son passage. Jusqu’à quel point l’opinion de M. Mitchell a-t-elle été influencée par les services de Yuranigh, nous ne savons ; mais ce qui est positif, c’est la chaleur avec laquelle il ne cesse de prendre, dans son récit, le parti des indigènes contre ce qu’il appelle l’intrusion européenne. « Le feu dit-il, les pâturages, les kangarous et les êtres humains existent les uns par les autres en Australie, et l’un des quatre ne peut manquer sans que tous ne soient immédiatement compromis. Les indigènes brûlent les pâturages naturels en certaines saisons, pour laisser croître une verdure nouvelle qui attire les animaux dont ils font leur nourriture. En été, l’incendie des longues herbes découvre les vermisseaux, les insectes, les nids d’oiseaux, que recherchent les femmes et les enfans. N’était ce procédé si simple, les forêts de l’Australie présenteraient des fourrés aussi épais que ceux de la Nouvelle-Zélande ou de l’Amérique ; au contraire, elles offrent à l’Européen de vastes et libres parcours pour les troupeaux. Les kangarous fuient devant les animaux domestiques. L’intrusion du bétail est suffisante pour déterminer l’expulsion des aborigènes, en limitant leurs moyens d’existence. Faut-il s’étonner de ce que ces malheureux, fussent-ils seulement un peu moins parfaits que des anges, se croient le droit, lorsqu’ils sont pressés par la faim, d’enlever quelques-uns de ces bœufs ou de ces moutons engraissés dans les pâturages qu’eux et leurs pères avaient pris soin de créer et d’entretenir par le feu, depuis un temps immémorial ?… Nous avons campé, dit-il encore, près des sources mentionnées dans mon précédent voyage ; mais au lieu d’une eau limpide, entouré d’une fraîche verdure, nous n’avons plus trouvé qu’une vase fouillée par les pieds fourchus des animaux domestiques. Cependant les pauvres indigènes s’étaient efforcés de préserver une partie de ces sources en les couvrant de troncs d’arbres qu’ils avaient coupés, à cet effet, aux alentours. Les changemens opérés dans cette vallée jadis si heureuse, par suite de l’intrusion du bétail et des hommes de race européenne, n’étaient nullement favorables, et je n’ai pas eu de peine à me figurer de quel œil de regret et de colère je les aurais envisagés, si j’avais fait partie de la race indigène.

M. Mitchell avoue d’ailleurs qu’il ne lui appartient pas de déconsidérer le caractère des naturels, attendu que l’un d’eux a été son guide, son compagnon, son conseiller et son ami ; mais n’exagère-t-il pas les devoirs de la reconnaissance et de l’affection quand il trace le portrait suivant de ses protégés ? « Yulliyally, notre guide nouveau, était un spécimen parfait du genus homo, tel qu’il serait impossible d’en rencontrer un semblable, excepté dans le cercle de la vie sauvage. Ses mouvemens, dans la marche, avaient une grace inimaginable pour ceux qui n’ont vu l’animal appelé homme que drapé et chaussé. Une épine dorsale d’une extrême flexibilité, creusant, dans le dos, un sillon profond : des muscles arrondis et parfaitement élastiques ; un torse, balancé symétriquement et orné, comme un riche morceau de sculpture, de scarifications formant des dessins pleins de goût et d’élégance : voilà ce que laissait voir de plus caractéristique cette machine humaine parfaitement construite et développée en toute liberté. L’animal civilisé, considéré seulement au point de vue de l’histoire naturelle, est bien inférieur. En vain chercherait-on, parmi des milliers d’individus de cette classe, des dents pareilles, des facultés digestives si puissantes, des organes si excellens de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût et du toucher ; une telle vigueur à la course et à la marche ; une santé si robuste, et enfin une telle intensité d’existence qui donne des jouissances bien supérieures à celles que la civilisation a jamais pu enfanter. »

Ce portrait bouleverse toutes les idées reçues sur cette partie de la race mélanésique, qui, par sa laideur repoussante, a excité le dégoût de la généralité des voyageurs. L’autorité de M. Mitchell en ces matières est de celles devant lesquelles on s’incline ; aussi, c’est en l’opposant à lui-même que nous nous permettons de le réfuter. En d’autres endroits de son récit, il s’est montré moins partial. Les dessins qui ornent son ouvrage semblent aussi protester contre la description qu’on vient de lire. Le type des Australiens se rapproche généralement de l’ensemble des traits que voici : un front bas et proéminent, des yeux enfoncés profondément sous les arcades sourcilières ; un nez court, rond et gros, déprimé au-dessous du front ; des lèvres épaisses ; une barbe pleine qui couvre la moitié des joues ; une chevelure laineuse et inculte ; un torse grêle ; le ventre semblable à un sac ; des bras longs, des jambes en fuseaux ; bras et jambes sont d’une maigreur excessive. Ce qu’on peut dire de mieux en faveur de ces physionomies qui, à une laideur toute socratique, joignent les traces de la malpropreté, c’est qu’elles expriment parfois un mélange de fermeté et de bonté. Ces deux qualités ne peuvent d’ailleurs être qu’à l’état d’instinct chez des individus qui n’ont aucunes lois divines ni humaines, et dont l’esprit ne reçoit aucune espèce de culture.

En avançant sur le territoire occupé par les tribus hostiles, M. Mitchell et son parti eurent plus d’une occasion de se rappeler le sort de MM. Cunningham et Darke, deux voyageurs que les sauvages avaient tués précédemment par trahison sur la route même où se trouvaient nos explorateurs. Grace à la vigilance de Yuranigh, à l’exacte observance de toutes les précautions dont les expéditions antérieures avaient démontré la nécessité, et à la ferme attitude des hommes libres de la caravane, les drames commencés ont eu constamment un dénoûment comique. Le désappointement a été d’ailleurs moins grand pour les agresseurs que pour M. Mitchell lui-même, qui a vu dans ces circonstances ses théories philanthropiques démenties, par la conduite perfide des Australiens.

Un jour, c’était le 11 mai, cinq mois après son départ de Sydney, il revenait d’une excursion qu’il avait faite à quelques milles de son campement pour explorer le pays. Sur sa route, il rencontra huit naturels à qui il s’empressa d’exprimer des sentimens de fraternité. Il est impossible de dire si son langage fut compris, car les indigènes parlaient un dialecte inintelligible Ils étaient peints d’une couleur jaune, et, dans leurs cheveux noirs, ils avaient placé des plumes blanches de perroquet. Cet ornement leur donnait un air de fête que M. Mitchell trouva splendide en comparant ses vêtemens de drap à leur parure. Parmi eux était un homme remarquable par sa taille élevée et son apparence de vigueur. « Sa voix était si sonore, dit le voyageur, qu’on l’eût entendu parler sur le ton de la conversation à la distance d’une demi-mille. » En témoignage de sympathie, et sans qu’il eût rendu aucun service, M. Mitchell lui fit don d’une hache. Deux jours s’écoulèrent ; le troisième, un nouveau membre de la même tribu se présenta au camp avec le cérémonial ordinaire : il s’assit à terre, devant les tentes, escorté de plusieurs autres naturels, et il invita du geste et de la voix le chef des blancs à venir conférer. M. Mitchell eut la complaisance de l’écouter, et il s’avança vers lui un rameau vert à la main ; mais à peine fut-il à sa portée, que le sauvage lui prit son chapeau, sa montre, son compas, et se mit en devoir d’examiner toutes ses poches. Pour mettre fin à ce pillage, il fallut employer la rigueur. L’indigène se retira à regret, et l’on reconnut bientôt qu’il marchait, avec sa tribu, sur les traces de l’expédition. C’était une sérieuse menace. Sir Thomas convient qu’il se prit à regretter amèrement sa générosité de la veille. « C’est la hache qui était cause de tout, s’écrie-t-il ; le sauvage avait pris goût à nos armes et à nos bagages, et il n’était pas dans sa nature de résister au désir de s’en emparer. »

Le lendemain vers midi, il était sur le point de se diriger, à quelque distance des tentes, vers un arbre dont il avait fait une sorte d’observatoire favorablement situé pour étudier le pays environnant, lorsqu’il aperçut, dans les hautes herbes, une masse noire mouvante qui lui fit l’effet d’un quadrupède, a tête relevée comme celle d’un lion. Avec le secours d’une lunette d’approche, il eut bientôt reconnu son sauvage rampant autour de l’arbre où notre voyageur avait l’habitude de se rendre seul. M. Mitchell était menacé de périr comme M. Darke[1], et ce meurtre eût été le signal de l’attaque du camp. Heureusement, l’embuscade était éventée. Sir Thomas saisit sa carabine, et envoya au sauvage, en guise de nouveau témoignage de sympathie, une balle qui siffla très près de ses oreilles. En même temps, il poussa un grand cri que répétèrent en chœur tous ses compagnons. On vit alors l’aborigène fuir à quatre pattes avec l’agilité d’un kangarou. M. Mitchell poussa son cheval à sa poursuite. De l’autre côté de la hauteur, il découvrit le camp de la tribu hostile ce camp venait d’être abandonné avec tant de précipitation, que les naturels y avaient laissé leurs alimens à moitié rôtis sur le feu. On entendit leurs cris dans les bois et les appels qu’ils adressaient à leurs gins[2]. Cette panique délivra définitivement les voyageurs des importunités de la tribu ; mais la philanthropie du chef de l’expédition devait être soumise à d’autres épreuves.

Le 30 mai, M. Mitchell avait également quitté son camp, situé plus avant dans l’intérieur de toute la distance franchie en quinze journées de chemin. Pendant son absence, deux naturels se présentèrent hardiment. Tous deux étaient peints en blanc, et portaient chacun plusieurs lances et plusieurs armes d’une espèce particulière qu’on jette en l’air, et qui, après avoir bondi en tombant, viennent frapper dangereusement l’homme ou l’animal contre lequel elles sont dirigée. On appelle cette espèce d’instrument de guerre un vomerang. Aussitôt les hommes laissés à la garde du camp prirent leurs fusils, se formèrent en ligne devant les tentes, et le caporal Graham, qui les commandait fit signe aux deux intrus de se retirer. L’un d’eux, qui paraissait être le chef, une espèce de géant, s’avança seul vers le caporal, brandissant une de ses lances à la distance de dix ou douze pas. Il sembla hésiter un moment à la jeter ; puis tout à coup, comme se ravisant, il tourna le dos aux voyageurs, et leur donna à entendre par un geste méprisant, qu’il ne s’inquiétait nullement de leur attitude menaçante. Le vieux soldat ne put supporter cette injure, il déchargea sa carabine par-dessus les épaules de son grotesque agresseur, qui, tressaillant au sifflement de la balle, fit un bond de plus de deux pieds, et prit la fuite, suivi de son compagnon et des femmes. On croyait être délivré de ses visites et de ses singuliers défis ; mais il repartit quelques, jours après, accompagné de dix-sept des siens. Tous ces sauvages étaient d’urne très haute stature. Le plus petit de la bande ne devait pas avoir moins de six pieds. Sir Thomas était encore absent, et les indigènes ne l’ignoraient pas, car ils indiquèrent la direction qu’il avait prise, en invitant les hommes restés au camp à suivre leur chef et à quitter le pays. Cette fois ils étaient entrés par surprise ; leurs mains, qu’on ne pouvait détacher des objets placés sur les chariots, indiquaient assez le motif qui les attirait. On eut quelque peine à les déterminer à se retirer il fallut prétexter le désir d’entrer en pourparlers. En général, les sauvages de toutes les contrées aiment à donner de la solennité à leurs négociations impromptu. Les protocoles ne sont pas aussi longs qu’en Europe, mais l’étiquette n’est pas moins strictement observée. Vous n’obtiendrez rien d’un chef africain sans un palabre ou conférence préliminaire en présence de toute sa cour. Si vous avez une convention à faire avec un chef indien de l’Amérique du Nord, il vous faudra tout d’abord fumer le calumet autour du feu du conseil. Chez les Nègres et chez les Indiens, vous aurez en outre d’interminables discours à subir. L’éloquence politique ne date pas, comme on le voit, de l’érection des tribunes parlementaires. En Australie, on remplace le plus souvent les paroles par des gestes ; mais les indigènes n’en ont pas moins de goût pour cette sorte de divertissement, et, dès qu’ils peuvent saisir le moindre prétexte de s’y livrer, on les voit s’asseoir à terre, de manière à former le demi-cercle, les hommes à droite, les vieilles femmes au centre, les jeunes femmes et les enfans à gauche, et les orateurs en avant.

On réussit donc à éloigner les sauvages du camp en les prenant par leur faible, c’est-à-dire en les appelant à une discussion diplomatique. Pendant ce temps, les Européens saisirent leurs armes et se placèrent entre les sauvages et les objets de leur convoitise. Ceux-ci, s’apercevant qu’ils étaient joués, devinrent furieux, ils se levèrent en poussant des hurlemens, et ils parurent se disposer au combat ; mais, au moment où la lutte allait s’engager, une diversion inattendue changea la face des choses. Les trois chiens du camp, devançant le signal du combat, firent une charge à fond sur les assaillans. La cavalerie française, à la bataille d’Eylau, ne fit pas autant d’effet sur les carrés des Russes. Les agresseurs tournèrent les talons aux éclats de rire non-seulement des Européens, mais des femmes, qui, avec la mobilité d’esprit particulière aux sauvages, passèrent subitement de la colère à une joie enfantine. « Il n’est pas douteux, dit M. Mitchell, que ces hommes ne fussent pleinement déterminés à attaquer les blancs étrangers. Le résultat, rapproché d’autres circonstances analogues, parait prouver que la force ouverte n’est pas dans leurs habitudes, et qu’ils ne connaissent que la guerre d’embuscade et de trahison. »

Les renseignemens recueillis par sir Thomas ne jettent aucune lumière nouvelle sur les mœurs de ces peuplades. Les tribus de l’intérieur ne diffèrent en rien de celles que les précédens voyageurs ont observées plus près des côtes, sir Thomas a surpris des familles au milieu de l’exercice libre et naturel de la vie sauvage. Partout c’étaient les mêmes particularités. Des enfans qui s’ébattent dans l’eau des marais parmi des bandes de canards sauvages, des femmes qui cherchent leur nourriture sur les bords en fouillant la vase ; quelques huttes distribuées çà et là, abris provisoires aussi vite abandonnés que rapidement construit des vases épars, des filets à prendre le poisson ; pour cuisines, des brasiers où l’on jette, sens autre préparatif, les alimens à cuire ; puis des hommes assis sur des tas d’herbes sèches : tel était invariablement l’aspect des camps où le voyageur est arrivé sans être attendu, et d’où il a pu sortir sain et sauf grace à son cheval, à la rapidité duquel il avait la sagesse de se confier toujours en ces circonstances. Deux ou trois fois il s’est trouvé en position de remarquer des femmes qui portaient sur le dos des cadavres empaquetés comme des momies. Cette singularité avait déjà été signalée par plusieurs voyageurs. M. Mitchell croit que la maigreur excessive et hideuse des bras et des jambes qui caractérise les Australiens provient, non d’un vice de conformation, mais du manque de nourriture. La famine, cela est certain, est permanente parmi ces tribus dépourvues de toute espèce d’industrie, et privées, à ce qu’il paraît, de l’instinct qui porte même certains insectes à faire des provisions. Il serait intéressant de savoir si un régime substantiel ferait disparaître cette difformité. En ce cas, les Australiens n’auraient pas à accuser de leur disgrace la nature, mais leur propre imprévoyance.

En s’élevant au nord, dans le désert, après avoir quitté les bords de la Darling, M. Mitchell put reconnaître, par ses propres yeux, que les rivières de ce singulier pays se perdent souvent dans les terres, de telle sorte que les nombreux cours d’eau dont l’Australie est sillonnée n’apportent jamais qu’un très faible contingent. L’expédition venait de traverser un district sec et sablonneux. L’horizon avait été borné toute la journée par des hauteurs au-delà desquelles il fallait trouver de l’eau, ou rester livré aux tourmens de la soif. On juge si nos voyageurs avaient hâte de les franchir ! Parvenus sur le plateau d’où la vue embrassait au nord tout l’espace occupé par une belle et large vallée, ils aperçurent, à leur grande joie, une rivière considérable dont le cours se déroulait en longs replis au centre de la vallée. Chose surprenante, cette rivière venait au-devant d’eux. La source en était donc au nord ; mais où en était le débouché ? Ils descendirent, et, au pied des collines, ils se virent arrêtés par un marais couvert de joncs. Ce fut à grand’peine un chemin à travers les tiges serrées de ce végétal, sur un sol mou et fangeux où les bœufs enfonçaient, où les chariots creusaient de profondes ornières. À l’issue du marais stagnant, ils rencontrèrent des milliers de gros ruisseaux qui partaient du courant principal, et qui, divisant la masse d’eau, la distribuaient dans toutes les parties du marécage, où le sol l’absorbait définitivement. Cette rivière s’appelait la Narran. Un examen attentif les convainquit que la chaîne de hauteurs empêchait seule la rivière de continuer paisiblement sa marche bienfaisante. En un certain endroit, où le sol s’abaissait, il s’était formé un étang très profond, et le travail des eaux avait miné le pied d’une des collines au point d’y faire une profonde échancrure ; avec le temps, les eaux se seraient sans doute ouvert un passage, si elles n’avaient rencontré le roc vif. Quelques coups de pioche bien dirigés suffiront un jour pour déchaîner le courant et pour répandre dans la contrée aride située de l’autre côté de ces collines la fertilité et l’abondance.

Il est aisé de se faire une idée des difficultés sans cesse renaissantes d’un voyage tel que celui de M. Mitchell. Si la sécheresse était un obstacle aux progrès de l’expédition, l’inondation n’était pas une moindre barrière. Les marécages menaçaient, dans les régions humides, d’engloutir sous la vase molle les chariots et les attelages. Sur les terrains secs, des forêts d’arbustes épineux déchiraient ces végétaux, qui est armée de pointes aussi longues et aussi acérées que des baïonnettes, fermait souvent la route et rendait les forêts impénétrables. Ici on arrivait, après une longue journée de marche, sur les bords désirés d’une rivière ou d’un étang : mais ces rives étaient si élevées et tellement perpendiculaires, que les bestiaux ne pouvaient approcher du courant : il en fallait tirer l’eau comme d’un puits, seau par seau, pour désaltérer les bouches si nombreuses de la caravane. Là le rivage était tellement détrempé, qu’on était obligé, pour y parvenir, de marcher dans la boue jusqu’aux reins. On souhaitait souvent la pluie ; mais, en tombant, elle traversait les tentes et inondait les voyageurs. D’un autre côté, il n’y avait pas de temps sec sans soleil, et le soleil est si ardent en Australie, qu’on en perd la vue et qu’on y gagne le vertige.

Cependant M. Mitchell, après neuf mois d’efforts, parvint à atteindre une chaîne de montagnes où il espérait trouver une rivière courant vers le golfe de Carpentarie et conduisant aux Indes orientales. Il ne lui restait plus qu’à s’élever au-dessus de ces montagnes, dont les flancs tournés en cet endroit du côté du nord-ouest, devaient recéler la source qu’il était venu chercher de si loin. Il résolut de tenter seul sa dernière épreuve. Se séparant donc de l’expédition, il prit Yuranigh avec deux chevaux chargés de provisions pour un mois, et il commença, le 11 septembre 1846, à gravir la chaîne. À cette latitude, qui est celle du 25e degré, les sommets n’ont pas plus de deux mille pieds d’élévation. Peu de jours devaient suffire pour franchir cette barrière, en calculant le temps à perdre à la recherche de l’eau et des passages praticables. Les voyageurs s’engagèrent dans une vallée qui formait une impasse au fond de laquelle ils se trouvèrent en face d’un pic élevé. Ils essayèrent de le gravir ; mais un précipice profond, qui semblait une entrée de l’enfer, arrêta leur marche. La montagne reçut le nom de Pluton. Le lendemain, ils pénétrèrent dans une autre vallée, qui était fermée également par un sommet élevé : ils le franchirent heureusement. Au-delà s’étendait une seconde ligne de montagnes plus haute que la première ; les abords en étaient difficiles. Un fourré de vignes entrelacées arrêta les voyageurs au passage. Les pampres pendaient en guirlandes d’un arbre à l’autre, et plus d’une fois M. Mitchell et son compagnon se virent enlevés de leur selle et jetés à terre par ces festons, qui avaient la solidité de cordes tendues sur le chemin. Vint ensuite un bois de jeunes pins tellement serrés, qu’une journée entière se passa à le traverser. Plus nos voyageurs montaient, et plus la route devenait impraticable. Aux pins succéda l’arbre dont nous avons déjà parlé, qui projette des branches dures, sèches et pointues, comparées par M. Mitchell à des baïonnettes. Il dut renoncer à vaincre cette formidable défense de la nature, et il se jeta dans le lit d’un torrent desséché. Ce torrent le conduisit entre les bords d’une petite rivière sans eau, et il continua à suivre cette route creusée par la Providence ; mais ce n’était pas là ce grand cours d’eau qu’il cherchait au terme d’un voyage de plusieurs centaines de lieues. La petite rivière coulait à près de quinze cents pieds au-dessus du niveau de la mer. On coucha sur la rive, et, dès que le jour parut, M. Mitchell, escaladant un rocher, examina le pays environnant. « J’aperçus, dit-il, une succession de plaines et de collines qui s’étendaient aussi loin que l’horizon. Dans la direction du nord-ouest, une double rangée d’arbres marquait le cours d’une rivière dont on pouvait suivre des yeux les sinuosités aussi but que la vue pouvait porter. J’obtenais donc enfin la réalisation de mes plus chères espérances ; je découvrais une rivière intérieure coulant vers le nord-ouest au cœur d’un pays ouvert qui se développait également dans cette direction. Le ravissement d’Ulloa, lorsqu’il découvrit l’Océan Pacifique, ne surpassait pas certainement celui que j’éprouvai en cette occasion ; la pieuse reconnaissance qu’il ressentit pour celui qui lui accordait la grace de faire une telle découverte ne pouvait être plus vive que mes sentimens de gratitude. »

Il fallut plus d’une journée de fatigues pour atteindre cette rivière, but de tant d’efforts, objet d’une joie si grande et si fausse, hélas ! M. Mitchell y arriva pourtant. La rivière était large et pleine ; elle coulait dans un canal bordé de beaux arbres et de luxurians pâturages. Des milliers de cacatoës blancs habitaient les hautes branches voisines ; des canards sauvages flottaient sur les eaux. Les voyageurs virent des pélicans s’élever au-dessus de leur tête. Des fleurs nouvelles étalaient leurs calices innommés, et répandaient dans l’air des parfums inconnus. On apercevait, dans les bois qui bornaient l’horizon au sud-ouest, des colonnes de fumée, indices de la présence des hommes dans ces lieux si beaux. Le poète Young a dit quelque part qu’on aime à se figurer une situation entre la terre et le ciel où l’on pourrait, sans distraction, recevoir les pensées qui viennent du Très-haut. Telle est, jusqu’à un certain point, la situation de l’homme à qui il est donné de traverser pour la première fois de vastes régions où la civilisation n’a point encore pénétré. Il se sent petit et faible sous la main de Dieu, lorsqu’il est comme abîmé dans les profondeurs d’immenses solitudes, et son esprit est mieux disposé à concevoir de hautes pensées. Dans ces déserts que M. Mitchell traversait, les animaux, presque aussi familiers que ceux du paradis terrestre, venaient au-devant de lui, et regardaient passer avec curiosité l’être humain porté sur le dos d’un quadrupède docile et intelligent. Un jour, sir Thomas pousse son cheval à l’ombre d’un arbre sur la cime duquel chantait un oiseau inconnu ; il se met à siffler de son côté, et l’oiseau écoute, répète exactement les notes du voyageur ; puis, attiré sans doute par ce chant qui charme son oreille, il descend en sautillant de branche en branche, et vient enfin se percher sur le cou du cheval, penchant gracieusement sa tête en avant pour mieux savourer la musique.

M. Mitchell aurait voulu pousser jusqu’au bout sa découverte et reconnaître personnellement l’embouchure de la rivière ; mais il y avait des milles par centaines à parcourir avant d’arriver au golfe de Carpentarie, et le provisions s’épuisaient. La marche de l’explorateur était trop rapide et trop directe pour que la chasse fournit des ressources sérieuses. Quelques canards furent tués, ainsi qu’un émus, gros oiseau du pairs qui avait eu la naïveté d’accourir au-devant des voyageurs : On fit quelques repas avec des pigeons, charmante variété de l’espèce dont la place eût été dans les cabinets d’histoire naturelle. Leur plumage est admirablement riche de couleurs : d’un noir de jais sur la tête, blanc comme l’ivoire au cou, fauve sur les ailes et pourpre sous le ventre. Enfin Yuranigh découvrit, dans le creux d’un arbre, un essaim d’abeilles pas plus grosses que des moustiques, et il réussit à leur enlever un excellent miel. Pouvait-on baser un voyage sur de tels hasards ? Cependant sir Thomas avançait toujours ; il ne pouvait se déterminer à quitter les bords de cette rivière qui lui paraissait la grande route de l’est au nord Le 25 septembre, les voyageurs se trouvèrent devant un vaste lac et près des huttes d’une tribu de naturels qui semblaient avoir quitté tout récemment leurs demeures, à en juger par des foyers brûlant encore. Autour de ce village, des chemins battus, les hangars permanens, prouvèrent à M Mitchell qu’il venait d’entrer sur le territoire d’une peuplade considérable. Il aurait évité volontiers cette rencontre, mais il ne lui était pas permis de dévier de sa rotule en vue de la rivière, car ses provisions tiraient à leur fin, et la moindre erreur dans le calcul du temps nécessaire pour le retour l’eût exposé à périr. En approchant plus près de l’étang, il entendit des cris d’enfans et de femmes, des voix furieuses d’hommes qui répétaient : Aya minyà ! — « que voulez-vous ? » Il est toujours dangereux de se trouver, dans le désert, en présence d’une tribu de naturels ; mais le péril est grand surtout quand elle n’a pas été avertie de votre approche, et que vous la prenez par surprise. En ce cas, on parvient rarement à éviter un combat. M. Mitchell, fidèle à la conduite qui lui avait presque toujours réussi, affecta de ne faire aucune attention aux indigènes, et il poussa son cheval en avant. Comme il tournait la tête pour savoir s’il était suivi, il s’aperçut, aux signes réitérés de Yuranigh, qu’un danger, invisible à ses propres yeux, était signalé par son compagnon. Celui-ci avait vu, en effet, deux naturels, qui, prenant les devans avec leurs lances et leurs casse-tête, s’étaient cachés derrière des buissons dans la direction où M. Mitchell s’avançait. Il était temps qu’il s’arrêtât. Il paraît que toute la bande des naturels prenait le plaisir du bain, lorsque les deux étrangers étaient tombés inopinément au milieu d’elle. La position de ces derniers était évidemment critique, avec des chevaux harassés, au milieu d’une peuplade si nombreuse dont le langage était inintelligible même pour Yuranigh. Toutefois, quand ce dernier eut rejoint sir Thomas, celui-ci lui demanda s’il ne ferait pas bien d’essayer de parler aux sauvages Yuranigh répondit brièvement et sans jeter même un regard du côté de la tribu : « Vous, avancer ! » Et, piquant des deux hors du chemin dangereux, il entraîna son maître à sa suite. On dit que le lion qui guette un quadrupède au passage s’élance et tombe dessus par un bond de quinze à vingt pieds. S’il manque son but, si l’animal échappe à ce premier élan, le lion, étonné, s’arrête ; il hésite, il semble mesurer de l’œil l’espace qu’il a franchi et se reprocher son insuccès ; puis, au lieu de poursuivre sa proie, il revient d’un pas fier à l’endroit d’où il s’est élancé, et il abandonne l’animal qu’il avait d’abord dévoué à son appétit. Il en est de même des indigènes de l’Australie, quoiqu’ils tiennent, en général, bien plus du renard que du lion. Quand leur ruse de guerre est éventée, quand leur embuscade est démasquée, ils se troublent, ils restent incertains, et, avant qu’ils aient pris un nouveau parti, leur adversaire ou leur victime a le temps de leur échapper. C’est ce qui arriva en cette circonstance. M. Mitchell put s’éloigner, suivi de son fidèle Yuranigh. Aucun des naturels ne se mit à leur poursuite. À l’endroit où ils étaient parvenus, c’est-à-dire au cœur même du pays, sur les bords de cette rivière qu’aucun Européen n’avait encore parcourus, ils avaient aperçu, dans les mains d’un sauvage, une hache de fer. Les produits des fabriques anglaises se rencontrent souvent ainsi là où les pas d’un homme civilisé n’ont point pénétré. Avant d’être soumises par les armes britanniques, les nombreuses contrées incivilisées où l’Angleterre plante incessamment son drapeau sont déjà tributaires de son industrie. L’un des épisodes les plus curieux de la scène qui venait de se passer avait été l’enlèvement précipité des enfans par leurs mères, qui portaient leur jeune postérité sur la hanche, au lieu de la placer sur leurs épaules, selon l’usage observé dans toutes les tribus plus rapprochées de la côte. L’arrivée subite, de M. Mitchell les avait surprises au milieu des détails domestiques de leur vie misérable et grossière. S il avait été possible d’assister, sans être aperçu, à ces scènes intimes, cela eût valu la peine de courir quelques risques. Durant l’apparition, en quelque sorte foudroyante, des deux voyageurs, l’attitude des hommes exprimait l’étonnement le plus vif. Courbant le genou droit, la jambe gauche en avant, une main sur leur casse-tête, l’autre levée et tendue vers l’objet de leur surprise, ils répétaient : Aya, aya, minyà.

C’était là le dernier péril sérieux que devait rencontrer M. Mitchell dans le cours de son voyage. En revenant sur ses pas pour retrouver ses compagnons, avec qui il reprit le chemin de Sydney ; il ne fut plus inquiété. Avant de quitter la rivière et les magnifiques plaines qu’elle baigne à la partie supérieur de son cours, sir Thomas Mitchell, fidèle au sentiment d’affection respectueuse que les Anglais éprouvent pour leur reine, et qui est comme le lien commun de leur patriotisme dans les contrées diverses où le sort les place, avait donné à ce cours d’eau le nom de Victoria.

L’expédition est rentrée à Sydney le 20 janvier 1847. Le rapport des voyageurs fit naître de grandes espérances. Nous avons dit quel puissant intérêt commercial s’attache à la découverte d’une rivière navigable qui puise conduire au nord les produits de l’Australie. La colonie s’est hâtée de compléter la découverte de Mitchell en faisant relever le cours de la Victoria jusqu’au point où l’on supposait qu’elle se déchargeait sur les côtes septentrionales. M. Kennedy avait offert de se charger de cette mission. Il est donc reparti de Sydney au mois de mars 1847, avec huit hommes seulement et des chevaux. Son rapport a détruit toues les espérances qu’avait fait concevoir la découverte due à son prédécesseur. M Kennedy a suivi les rives de la Victoria sur un espace de plus de cent milles. Pour marcher plus vite, il enterrait sur sa route les provisions et les bagages, certain de les retrouver au retour. D’abord la rivière coulait en un seul canal, large, profond, bordé d’un côté par des hauteurs pittoresques, de l’autre par de riches plaines en fleurs. Plus loin, elle se divisa en trois cours d’eau roulant sur du gravier entre des bords incertains. Le pays s’appauvrissait, il devenait plat et sablonneux ; le courant commençait à se traîner avec faiblesse. Pourtant il fut ravivé par une assez belle rivière venant du nord-est, qui versait son tribut ; mais, un peu au-dessous du confluent, la Victoria, qui avait jusque-là coulé régulièrement dans la direction du golfe de Carpentarie, inclina vers le sud d’une manière inquiétante. Un moment hésitante, elle se partagea de nouveau en plusieurs canaux qui ne se réunirent plus. Enfin elle prit définitivement le chemin du sud. Ce pouvait n’être qu’un détour. M. Kennedy, qui commençait pourtant à désespérer, poursuivit sa course. Bientôt le terrain devint détestable ; il était sec, fendu, stérile, et les chevaux s’engageaient à chaque pas dans des fissures profondes. Aux alentours, on n’apercevait plus que le désert sans verdure et sans animaux. Le sol rougeâtre semblait couvert d’une poussière de briques ; l’eau baissait à vue d’œil dans les canaux, Enfin, la rivière se répandit en une multitude infinie de ruisseaux qui sillonnaient une contrée totalement privée de végétation et couverte de dunes de sable. Ce désert présentait, dans son développement à l’horizon, l’aspect d’une mer onduleuse. C’est là que se perdait définitivement la rivière. M. Kennedy n’avait pas à pousser plus loin une exploration évidemment inutile.


V

Il résulte de ces derniers voyages, rapprochés de ceux dont ils ont été précédés, que l’Australie est entourée de toutes parts d’une zone de terres fertiles et arrosées par des torrens que des travaux de canalisation et d’endiguement transformeraient probablement en courans perpétuels. Les seules rivières considérables qu’on ait reconnues se dirigent exclusivement vers le sud, et il paraît maintenant à peu près certain qu’aucun cours d’eau important ne traverse du sud au nord une grande étendue de territoire à l’intérieur. Il faut donc renoncer pour le moment, aux facilités de transport qu’offrirait, à travers un pays désert, la navigation sur un fleuve courant dans la direction des Indes orientales. Plus tard, lorsque la colonisation sera plus avancée, des routes seront ouvertes, et les habitans sentiront moins vivement la privation d’une voie de communication par eau entre Sydney et les rivages du nord.

Au-delà de la zone fertile, il est à peu près constaté qu’on trouve un désert affreux. C’est une succession de dunes de sables rouges où le pin seul prend racine et prospère. L’eau y est très rare et la chaleur extrême. Quelles sont les limites de ce territoire désolé ? C’est ce que personne ne sait encore. Les derniers voyageurs, MM. Sturt et Kennedy, ont cru voir dans cette triste région le bassin d’une mer qui aura été rejetée quand le travail des volcans a exhaussé le sol.

Cette aridité du pays à l’intérieur met des bornes à la colonisation de l’Australie. Toutefois on ne sait point encore quelles découvertes l’avenir réserve aux explorateurs futurs de ce continent si étendu, et il y a dans les terres fertiles déjà reconnues assez d’espace pour fonder un empire. La possession de la Nouvelle-Hollande grandit démesurément l’Angleterre. Par cette immense colonie, la puissance britannique se trouve prépondérante à la fois sur la mer des Indes et sur l’Océan Pacifique. Sydney dépasse de beaucoup, en richesse et en activité commerciale, les villes de la côte occidentale d’Amérique ; elle est donc déjà la capitale de l’Océanie entière. D’un autre côté, en occupant Aden, Bombay, Calcutta, Singapour, Hong-Kong, Bornéo, la Nouvelle-Hollande et l’île Maurice, la Grande-Bretagne enceint par des ports et des vaisseaux la mer des Indes tout entière, et elle en est complètement maîtresse. Déjà grande dans le présent, cette puissance prévoyante est évidemment destinée, par la multiplicité et l’importance de ses colonies, à dominer le monde, ou, si elle n’atteint pas ce but, c’est que le hasard des événemens renversera l’édifice d’ambition le milieux fondé et le plus colossal.

Divers modes de colonisation ont été essayés en même temps par l’Angleterre en Australie. Les colonies du sud, récemment formées, ont pour base un système qui consiste à vendre des terres et à en employer le produit au transport gratuit d’ouvriers et de manœuvres amenés des ports du royaume-uni. Cette méthode a réussi, puisqu’en moins de dix années la colonie de l’Australie du sud s’est trouvée en état de se suffire à elle-même, et en outre de rembourser à la mère-patrie quelques avances ; mais on reproche à ce système les ventes par adjudication dont nous avons exposé les inconvéniens.

La Nouvelle-Galles du Sud est, de toutes les colonies australiennes, la plus florissante et la plus étendue ; elle a été fondée avec le travail forcé. Les adversaires de la déportation font observer que la prospérité de cette colonie n’est pas conciliante en faveur du travail obligatoire, parce que la Nouvelles-Galles du Sud est bien plus ancienne que les autres établissemens de l’Australie, et parce qu’elle a coûté beaucoup d’argent à la métropole. Il n’en est pas moins vrai que les développemens prodigieux de cette colonie attirent nécessairement l’attention sur le mode de colonisation qui y a été suivi.

L’abondance des ouvriers et le bon marché de la main-d’œuvre sont bien précieux dans une colonie naissantes ils constituent les plus puissans élémens d’un grand établissement dans des contrées vierges où tout est à créer au prix de dures privations. Autrefois on peuplait les colonies d’innocens Africains, réduits en servitude par un véritable abus de la force. Depuis que cet usage, réprouvé par la civilisation, a été abandonné, l’Angleterre a fondé des colonies à l’aide du travail obligatoire des déportés. C’est le même système, appliqué d’une manière plus morale, sinon dans les conséquences, au moins dans le principe. Le travail forcé a cet avantage, que non-seulement on en peut calculer la quantité avec certitude, mais encore qu’on en fait l’emploi le plus convenable et qu’on y imprime la direction la plus utile sans avoir à consulter les goûts et les préférences des travailleurs. C’est là une considération capitale. Il est très rare, en effet, qu’on trouve, pour les défrichemens et pour d’autres travaux pénibles exécutés dans la solitude, des ouvriers volontaires en Europe. L’Amérique du Nord se peuple facilement ; pourquoi ? Parce que la nature du pays se prête à la formation de petites communautés agricoles où l’émigrant retrouve en miniature la société qu’il a quittée. Si le désert s’étend souvent autour des villages récemment élevés, les habitans ne sont pourtant pas isolés. Leurs relations ne peuvent être ni variées, ni étendues : elles suffisent néanmoins pour écarter de l’imagination des émigrés toute idée d’abandon. À cette condition, l’ouvrier ou le cultivateur qui soutient difficilement sa famille en Europe transporte sans trop de regrets son industrie au-delà de l’Atlantique. Or, en Australie, la colonisation ne se fait pas par essaims, mais par individus ; elle n’est pas agricole, mais pastorale, pour nous servir du mot des Anglais. Les gardiens de troupeaux, seuls pendant des mois entiers, habitant des huttes à peine mieux bâties que celles des naturels, mènent une vie dure et misérable. L’Angleterre l’a imposée à ses convicts. C’était une juste et humaine expiation de crimes commis dans la mère-patrie, et personne n’a jamais songé à plaindre le déporté bien vêtu et bien nourri que la justice de son pays avait obligé à passer quelques années, en face de Dieu et de sa conscience, dans le recueillement du désert, fertile en pensées graves et salutaires.

L’Angleterre a cessé d’envoyer des déportés à Sydney : elle a agi ainsi dans des vues de moralisation ; mais l’essor de la prospérité matérielle était déjà donné, et, après un long intervalle de travail forcé, une population familiarisée avec les exigences de la colonisation dans ce pays se trouvait formée. Et pourtant chaque jour les colons de l’intérieur, bien différens en cela des habitans du Cap de Bonne-Espérance, expriment le regret d’être privés des services des convicts ! En étudiant l’histoire de l’Australie, il est impossible de ne pas rester convaincu que cet immense pays n’aurait point été colonisé, si les premières douleurs de la solitude, si les premiers travaux de défrichement n’avaient été supportés par des hommes qui n’étaient pas maîtres de s’y soustraire.


PAUL MERRUAU.

  1. Ce voyageur a été tué par les naturels dans un moment où il s’était arrêté seul derrière un arbre.
  2. Les colons ne désignent jamais par le nom de femme les indigènes du sexe féminin. Ils les appellent gins, comme les naturels eux-mêmes.