Un amant/Texte entier

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Traduction par Théodore de Wyzewa.
(p. 1-351).



ÉMILY BRONTË




UN AMANT


TRADUCTION FRANÇAISE


Précédée d’une introduction par T. DE WYZEWA



PARIS.
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, quai des grands-augustins, 35




Prologue
Première partie
 104
 125
 140
Deuxième partie
 219
 226
 234
 255
 261
 272
 276
 281
 293
 321



UN AMANT





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ABBEVILLE. — TYP. ET STÉR A. RETAUX.
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ÉMILY BRONTË




UN AMANT


TRADUCTION FRANÇAISE


PRÉCÉDÉE D’UNE INTRODUCTION


Par T. DE WYZEWA



PARIS.
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, quai des grands-augustins, 35
1892






Le roman d’Émily Brontë porte en anglais le titre de Wuthering Heights : c’est le nom d’une ferme où se passe l’action principale. Ce nom signifie littéralement la Colline battue du vent. On aurait pu trouver, pour le traduire en beau français, vingt expressions ingénieuses ; mais aucune traduction n’aurait rendu l’effet de grandeur tragique du titre anglais. Le titre français que nous avons choisi aura du moins le mérite d’être simple et sans prétention. Nous n’avons fait aucun autre changement au livre d’Émily Brontë ; à peine si nous nous sommes permis de couper, dans les premiers chapitres, quelques passages épisodiques qui embarrassaient le récit.

(Note des traducteurs).



ÉMILY BRONTË




C’est M. Émile Montégut qui, en même temps qu’il révélait au public français la vie et le génie de Charlotte Brontë, a le premier cité en France le nom d’Emily Brontë, la sœur cadette de l’auteur de Jane Eyre. Voici comme il parlait d’elle, en 1847, dans un article de la Revue des deux Mondes :

Cette singulière personne, devant laquelle son énergique sœur tremblait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n’a pas eu le temps de se développer, mais il était plus grand peut-être que celui de Charlotte : il était, en tout cas, plus primesautier, plus naïf. Emily avait le don que les Anglais qualifient de génial. Dans l’ensemble des pièces publiées en commun par les trois sœurs, les plus remarquables sont celles qu’elle a faites. Toutes ont beaucoup d’élévation ; celles d’Emily seules ont de l’accent.

Du seul ouvrage en prose d’Emily Brontë, de son roman Wuthering Heights, dont voici enfin une traduction française, M. Montégut disait :

D’un bout à l’autre, la terreur domine, et nous assistons à une succession de scènes toutes éclairées par un reflet pareil à celui de la houille qui brûle. La sombre imagination d’Emily fait défiler devant nous, avec un calme parfait et sans se troubler un instant, des personnages et des scènes d’autant plus effroyables que la terreur qu’ils inspirent est surtout morale. Ils ne nous menacent pas d’apparitions ni d’événements merveilleux, mais de passions féroces ou d’instincts criminels. Au premier aspect, on les aborde sans crainte : ils ont l’apparence de braves paysans un peu rudes et grossiers. Mais bientôt leurs yeux hagards, ou cruels, ou railleurs, se fixent sur vous, vous fascinent et vous troublent. L’effet poétique produit est d’autant plus grand que l’auteur n’apparaît jamais derrière ses personnages. Emily raconte sobrement, brièvement : son énergique fermeté indique une âme familière avec les émotions terribles et qui se joue de la peur.

… J’ai parlé du talent qu’avait Charlotte pour surprendre les perversités cachées de l’âme ; mais enfin les perversités qu’elle décrit sont avouables, car ce sont celles que nous portons en nous tous. Emily va beaucoup plus loin : elle devine le secret des passions criminelles, elle regarde d’un œil avide le jeu des passions coupables. Ses personnages sont criminels, elle le sait, elle le dit et semble nous défier de ne pas les aimer.

Le seul rappel de ce jugement de M. Montégut suffira, je pense, pour attirer sur le roman d’Emily Brontë la curiosité des lecteurs français d’aujourd’hui. Mais il n’en allait pas de même en 1857. Ce que les lecteurs français cherchaient alors dans le roman anglais, ce n’était pas la peinture de « passions féroces et d’instincts criminels ». Aux romans de Charlotte Brontë, où il y avait encore trop de talent « pour surprendre les perversités cachées de l’âme », ils préféraient les romans plus familiers de Mistress Gaskell, dont le nom risquerait d’être maintenant oublié si elle n’avait, entre deux récits, publié un excellent ouvrage biographique sur la famille Brontë. Quant au roman d’Emily, Wuthering Heights, la recommandation de M. Montégut ne paraît avoir inspiré le désir de le traduire à aucune des innombrables dames suisses ou polonaises qui, de 1850 à 1870, ont encombré nos librairies de romans adaptés de l’anglais. Pendant que nos jeunes critiques s’ingéniaient à nous présenter Shelley, Rossetti, Swinburne, dont il pouvait être à tout le moins entendu d’avance que le génie nous resterait toujours incompréhensible, personne ne s’est avisé de reprendre l’étude de ce livre singulier, qui demeure aujourd’hui, après quarante ans, le produit le plus excentrique de la littérature anglaise. Notre public a continué quelque temps à croire que l’auteur de Jane Eyre était la seule miss Brontë qui méritait d’être connue : après quoi il a oublié même l’auteur de Jane Eyre, pour essayer de s’intéresser aux romans de George Eliot. Les réputations étrangères ont toujours plus vite fait, en France, de nous fatiguer que de nous séduire.

En Angleterre le roman d’Emily Brontë est loin d’être aussi parfaitement inconnu. C’est même un des livres dont il se vend, tous les ans, le plus grand nombre d’exemplaires et un nombre plus grand d’année en année. Mais, si chacun l’a lu, personne n’en parle, tout au moins dans les journaux, les revues, les recueils d’essais, les histoires de la littérature. Il semblerait que ce soit une gêne pour la réserve anglaise d’avoir à nommer en public ce livre bizarre ou s’étale, décrite avec la franchise la plus ingénue, et par instants grandie jusqu’à un tragique sublime, une passion amoureuse toute frissonnante de désirs instinctifs et de sensualité.

Dans un pays où le roman est considéré de plus en plus comme un genre de dames et de demoiselles, on évite d’insister sur un roman aussi peut fait pour l’édification morale ou l’inoffensive récréation des familles : sans compter que Wuthering Heights est l’œuvre d’une jeune fille qui, n’ayant jamais rien su de la vie, a inventé de toutes pièces le sujet et les caractères, et qui a ainsi laissé l’exemple d’une imagination en vérité très originale, mais nullement telle que des parents anglais en peuvent souhaiter chez leurs filles.

De temps à autre seulement, certains écrivains d’une hardiesse éprouvée osent proclamer leur admiration pour le génie d’Emily Brontë. C’est ainsi que, en 1877, dans un de ces essais où la noblesse de l’intention et l’abondance des métaphores suppléent de leur mieux à l’absence de tous arguments critiques, M. Swinburne a eu le courage d’affirmer la supériorité de Wuthering Heights sur les plus fameux romans de George Eliot, alors au comble de sa faveur près du public anglais. Bien avant lui, d’ailleurs, et dès 1848, c’est-à-dire l’année même de la mort d’Emily Brontë, un poète d’une vigueur de raison et d’une délicatesse de sentiment tout à fait remarquables, Sidney Dobell, avait rendu hommage, dans la revue le Palladium, au génie du romancier nouveau, qui n’était connu encore que sous son pseudonyme d’Ellis Bell. Il y a quelques années enfin, en 1883, miss Mary Robinson a consacré à Emily Brontë un volume de la collection des Eminent Women, un volume plein de détails curieux, que vient relever tout le long des pages un souffle très particulier d’admiration cordiale et discrète. Mais ce sont là des exceptions. Le nom d’Emily Brontë continue à être, en Angleterre, de ceux qu’on n’aime pas à citer, comme le nom de ce Thomas de Quincey à qui ses compatriotes ne pardonneront jamais, non point, certes, ses habitudes d’ivrognerie, d’ailleurs très problématiques, mais ce qu’il y a eu au fond de son mobile esprit de fuyant et d’un peu ténébreux.

Wuthering Heights date de 1848, il y a plus de quarante ans ; mais Emily était si peu au courant des habitudes littéraires de son temps, qu’elle n’y a mis aucun de ces artifices romanesques alors à la mode et qui aujourd’hui nous rendent si malaisée la lecture des romans de Charlotte, la sœur aînée. Ce qui a pu paraître aux contemporains gaucherie et inexpérience, la simplicité du sujet, l’absence d’intrigues, le petit nombre des personnages, la constante répétition de scènes pareilles dans des cadres pareils, j’imagine que c’est cela même qui a sauvé de la poussière du temps et nous a gardé si vivante cette œuvre, seule dans son genre, qui tient à la fois de la chronique villageoise et de la plus sombre tragédie lyrique.

Mais de juger dans son ensemble le roman d’Emily Brontë, M. Montégut s’en est chargé, dans l’article que j’ai cité plus haut, et il l’a fait mieux infiniment qu’il ne me serait possible de le faire. Il a donné aussi, dans le même article, une courte analyse du sujet de Wuthering Heights : encore n’est-il point d’analyse qui puisse faire concevoir une juste idée d’un roman où l’intérêt est tout moral et consiste dans la minutieuse peinture des mille nuances d’une très étrange passion. Mais il m’a semblé que ce serait encore une façon d’apprécier et de juger ce roman que de montrer l’âme attirante et mystérieuse dont il est le produit. Dans un temps où il suffit à Mademoiselle Marie Bashkirtseff de laisser voir à outrance le détail de ses excentricités pour devenir quelque chose comme la Vierge d’une religion nouvelle, j’ai pensé que la native et bien involontaire singularité de l’auteur de Wuthering Heights pourrait valoir quelque sympathie à cette pâle jeune fille, la plus chère pour moi entre toutes celles dont on aperçoit l’image dans les livres. Aussi bien le livre excellent de miss Mary Robinson m’offre-t-il de la manière la plus parfaite tous les traits de cette image : il n’y a pas un fait important de la vie d’Emily qui ne s’y trouve rapporté, à la place et sous le jour qui conviennent.



Emily Brontë est née en 1818, à Thornton, mais elle avait à peine deux ans lorsque ses parents s’établirent à Haworth, dans le Yorkshire, où l’on peut bien dire que s’est passé tout ce qu’elle a vécu de sa vie.

Son père, le Révérend Patrick Brontë, B. A. (de son vrai nom Prunty), était né en Irlande de parents irlandais : par lui s’est transmis à Emily et à son frère Branwell ce pur sang celtique qui les fait voir si différents des natures anglo-saxonnes dans chacun des traits de leur esprit et de leur caractère. C’était au surplus un niais et un assez pauvre sire que le Révérend Patrick Brontë : incapable d’affection et pour ses parents, dont il n’a jamais daigné s’enquérir dès qu’il eut quitté l’Irlande ; et pour sa femme, qu’il a traitée avec une froideur et une dureté constantes, et pour ses enfants ; dont il se prenait seulement de temps à autre à soupçonner l’existence. Après s’être frayé de son mieux un petit chemin, il s’était reposé dans un égoïsme plein de fatuité ; il jugeait les choses de très haut, ne tolérant pas d’être contredit, et vivait isolé parmi les siens, tout occupé à la lecture et à la discussion des journaux politiques, à la préparation de ses sermons et à la composition de fâcheux poèmes, dont le plus notable est une Épître au Révérend J. B, qui voyageait pour sa santé.

Sa femme, Maria Branwell, était la fille d’un petit marchand de Penzance, dans les Cornouailles, et la nièce d’un collègue et ami de Patrick Brontë, peut-être ce même J. B., qui voyageait pour sa santé. Elle s’était mariée à vingt-deux ans, en 1812 ; en 1820, elle est morte, laissant un fils, Branwell Brontë, et cinq filles, Maria, Élisabeth, Charlotte, Emily et Anne. Une personne douce, résignée, au demeurant insignifiante, telle semble avoir été la mère d’Emily : sa fille a hérité d’elle le germe de la maladie qui l’a tuée, peut-être aussi cette tendresse rêveuse et pleine de mélancolie dont la trace s’aperçoit dans ses poèmes et quelques passages de son roman.

J’ai eu l’occasion, il y a deux ans, de visiter ce village d’Haworth où a vécu depuis 1820 la famille Brontë. C’était un jour de septembre, et la vieille cathédrale d’York m’était apparue le matin toute rajeunie sous un clair soleil. Mais lorsque le train qui m’amenait s’arrêta dans la gare de Haworth, je cherchai vainement le soleil parmi les gros nuages que le vent remplaçait à tout instant l’un par l’autre. Ce vent, un sombre vent froid et sonore, c’est le souvenir le plus vif que j’ai conservé de Haworth ; c’est le même vent qui souffle en permanence sur les Wuthering Heights, les collines orageuses où habitent les héros du roman d’Emily ; c’est le même qui souffle dans les âmes de ces héros, secouant comme des nuages les terribles passions de leurs cœurs. J’eus le sentiment aussi que le soleil ne devait jamais éclairer d’une bien franche lumière ce village désolé, qui s’allongeait au flanc d’une colline sauvage, et je crus deviner pourquoi les scènes de tranquille bonheur brillaient elles-mêmes d’un jour si malingre dans les romans qu’Emily et ses deux sœurs avaient conçus là. Je montai l’unique rue jusqu’au sommet de la colline où s’élève, entourée de bruyères, la maison du révérend pasteur. Là s’est faite l’éducation d’Emily, là s’est formée son âme. Et il est naturel qu’elle ait aimé profondément ce lugubre paysage, car c’est lui, à coup sûr, qui a le plus contribué à créer l’énergique, silencieuse et passionnée personne qu’elle a été.

Lorsque la petite Emily vint avec ses parents habiter le presbytère de Haworth, sa mère commençait déjà à souffrir du mal dont elle devait mourir. Les six enfants ne la voyaient presque jamais. Ils ne voyaient que de loin en loin leur digne père, qui, ayant la digestion difficile, avait imaginé de se faire servir ses repas dans sa chambre. De temps à autre seulement il daignait venir prendre le thé dans le salon avec ses enfants ; encore était-ce pour se faire lire par une de ses filles les articles des journaux et pour s’entretenir des menus événements de la politique courante. Ni livres d’histoires à images, ni poupées, ni jeux d’aucune sorte, Emily et ses sœurs ne connurent rien de pareil. À quinze ans, Emily ne savait aucun jeu, et un jour que des enfants du village étaient venus au presbytère, on vit les grandes filles du pasteur leur demander avec curiosité comment on devait s’y prendre pour jouer.

Les six enfants, d’ailleurs, vivaient ensemble et ne se quittaient pas. L’aînée des filles, Marie, s’était peu à peu habituée à les conduire : « Elle était bonne comme une mère, rapporte une vieille femme de Haworth, qui a veillé Madame Brontë dans sa maladie. Mais jamais aussi il n’y a eu d’aussi parfaits enfants. Je les croyais bêtes, tant ils différaient de tout ce que j’avais vu. M. Brontë leur avait interdit de manger de la viande, par le motif que lui-même, dans son enfance, n’avait été nourri que de pommes de terre ; et ils ne mangeaient que des pommes de terre, mais jamais je ne les ai vus désirer autre chose. Ils étaient tranquilles et bons ; Emily était la plus jolie. »

Cette existence dura encore un an après la mort de la mère. Les enfants continuaient à dormir tous dans la même chambre, à se nourrir de pommes de terre, et à avoir pour distraction principale la lecture des journaux. En 1822, la sœur de leur mère, miss Branwell prendre la direction du ménage ; sa venue d’ailleurs, ne modifia guère la manière de vivre des enfants, d’Emily surtout, que miss Branwell ne put jamais se résoudre à aimer.

Jamais enfants ne furent à ce point privés de tous les avantages de l’enfance ; jamais il n’eut d’enfants qui eussent été si peu enfants. À cinq ans, Emily, à qui son père demandait, par manière d’exercice intellectuel, comment il convenait de traiter Branwell s’il était trop bruyant, répondit qu’il fallait « d’abord raisonner avec lui, puis, au cas où il refuserait d’entendre, le fouetter ». À six ans, elle écrivait des contes fantastiques, pleins déjà d’imaginations sombres.

Et les journées se passaient, monotones, muettes, lugubres. Les petites filles se levaient à cinq heures, balayaient, surveillaient le déjeuner, prenaient une leçon d’anglais avec leur père et une leçon de couture avec leur tante ; le reste du temps, c’était la promenade sur la bruyère, la lente promenade toujours recommencée. Les six enfants marchaient côte à côte, tantôt commentant les dernières nouvelles des affaires d’Orient, tantôt se racontant à tour de rôle de terribles histoires, sous le vent qui soufflait.

En septembre 1824, Emily et Charlotte furent mises en pension à Cowan-Bridge, dans une école où étaient déjà leurs deux sœurs ainées. C’était une de ces écoles-géhennes comme on peut en voir dans les romans de Dickens, à moins que l’on ne prenne la peine d’explorer soi-même les petites villes de France ou d’Angleterre, car on s’aperçoit alors que Dickens n’a rien exagéré, que la civilisation n’a rien changé, et qu’il reste encore de par le monde une foule de ces bagnes où l’on affame, torture et abrutit, sans aucun motif compréhensible, les petites filles et les petits garçons. L’école de Cowan-Bridge avait été fondée avec grand tapage dans le but d’instruire et de former aux belles manières les filles des clergymen de l’Église établie. Les petites Brontë ne cessèrent pas d’y souffrir de la faim, du froid, des courants d’air ; le personnel de la maison ne se relâcha d’oublier leur existence que pour les battre et les tourmenter. Elles ne se plaignaient pas, faute d’avoir à qui se plaindre ; mais les deux ainées, Marie et Élisabeth, furent prises coup sur coup d’une fièvre de consomption et moururent. Puis une épidémie de fièvre typhoïde se répandit dans la pension. Les élèves mouraient dans les dortoirs ou bien fuyaient l’école, emmenées en hâte par leurs parents. Seules, Charlotte et Emily Brontë restaient là, et si elles n’apprenaient pas grand chose de ce que doivent connaître les filles des clergymen de l’Église établie, elles apprenaient du moins à considérer la vie comme une façon de sombre pensionnat, où le seul devoir des élèves était de souffrir en silence, avec quelque chose qu’on appelait la mort pour seule récréation. Un jour vint enfin où la direction de Cowan-Bridge comprit elle-même la nécessité de congédier ces deux sœurs qui maigrissaient, dépérissaient et allaient mourir comme leurs aînées. M. Brontë, malgré tout l’ennui qu’il dut avoir de ce dérangement, se décida enfin à aller chercher ses filles. Peut être est-ce pour se distraire des soucis de ce voyage qu’il composa avec toute sorte de citations de saint Paul, une épître en vers d’un jeune clergyman nouvellement ordonné.

Il ramena les deux petites à Haworth, où ce furent alors pour Emily d’heureuses années, toutes employées aux travaux du ménage, aux leçons, aux promenades sur la bruyère en compagnie de Branwell, le frère chéri. Tous ceux qui avaient occasion de venir au presbytère, les servantes, les amies de Charlotte, les paysans de Haworth, tout le monde jugeait Emily supérieure en toute façon au reste de la famille, plus intelligente, meilleure, plus belle aussi, avec sa grande taille mince, ses épais cheveux noirs, ses yeux d’un vert sombre, son teint pâle, et cette large bouche aux lèvres rouges et saillantes qu’animait souvent un étrange sourire. C’était elle qui soignait les malades, elle qui portait les secours aux pauvres, elle qui prenait dans ses bras les enfants du village et qui habillait leurs poupées. Mais à mesure qu’elle avançait en âge, chacun était plus frappé de la voir toujours rester silencieuse, comme s’il lui eût été impossible d’exprimer en paroles la profonde gaieté juvénile qui se reflétait dans ses yeux. Elle se taisait, répondant à peine d’un signe de tête aux questions des siens ; s’enfuyant dès qu’un étranger approchait de la maison. Jamais elle ne prenait part, comme ses sœurs, aux leçons du dimanche, jamais elle ne parlait aux gens du pays.

Cette attitude finit par inquiéter la famille Brontë. On imagina, pour y remédier, d’envoyer de nouveau la jeune fille dans une pension. La pension, cette fois, était accueillante et gaie ; Emily s’y trouvait avec sa sœur Charlotte et sous la direction d’une amie de celle-ci. Mais à peine y était-elle qu’elle se mit à dépérir, toujours muette, résignée, appliquée à ses devoirs : elle y serait morte, si Charlotte ne l’avait ramenée à Haworth. Un an après, nouvel exil. Emily prit une place d’institutrice à Halifax : elle y passa un hiver, puis s’en revint à ses bruyères, incapable décidément de jamais trouver de l’emploi en dehors de la maison paternelle.

De 1837 à 1842, Emily resta seule à Haworth, avec son père et sa tante. Elle s’occupait du ménage, soignait la vieille servante Tabby, qui s’était cassé la jambe, surveillait l’éducation de ses chiens, de ses chats et de ses poules, et, aux heures de liberté, courait parmi les bruyères, sous le vent qui soufflait. Pendant les vacances, la famille se réunissait, et la joyeuse vie d’autrefois recommençait. Personne autant qu’Emily ne paraissait s’y plaire.

Il y avait aussi, dans ces années, un desservant (curate) qui venait souvent dans la maison des Brontë et qui semble avoir fait sur Emily une impression assez vive. C’était un beau jeune homme plein de galanterie, et miss Ellen Nussey, l’amie des demoiselles Brontë, a raconté à miss Mary Robinson que sa présence au presbytère mettait dans les yeux d’Emily un éclat inaccoutumé.



Le bonheur d’Emily devait être de peu de durée. En 1842, sur les instances de Charlotte, la pauvre fille se laissa mener à Bruxelles, où un maître de pension s’offrait à compléter son éducation, et notamment à lui apprendre le français. La compagnie de sa sœur n’empêcha pas ce séjour en Belgique d’être pour Emily un affreux exil. Comme partout et toujours, c’est elle qui là-bas parut la mieux douée, la plus intéressante et la plus belle des deux sœurs. « Sa faculté d’imagination était si vive, elle avait un tel art pour se représenter les scènes et les caractères, et son raisonnement était, en outre, si serré, que je la croyais destinée à l’avenir le plus haut. » C’est en ces termes que parlait d’elle, plus tard, le maître de pension bruxellois. Mais il se plaignait en même temps de cette nature sombre, concentrée, inabordable, qu’il lui avait vue tout le temps qu’il l’avait connue. Des dames anglaises qui habitaient aux environs de Bruxelles se trouvèrent forcées à rompre toutes relations avec les demoiselles Brontë, qu’elles avaient d’abord invitées chez elles : Emily ne leur disait pas un mot ; elle restait des heures dans leur salon, immobile et les yeux baissés. Elle étudiait consciencieusement le français, le dessin, la musique ; elle étonnait ses maîtres par la sûreté et la rapidité de ses progrès ; mais sa tristesse de jour en jour s’aggravait. Elle n’avait d’autre consolation que d’écrire des vers, à l’insu de tous, et de lire Hoffmann, dont les noires inventions concordaient avec les rêves tragiques qu’elle portait en elle.

À l’hiver de 1843, miss Branwell, la tante, mourut, et Emily revint s’installer à Haworth, auprès de son père. Rien au monde, désormais, ne devait plus l’amener à quitter ses bruyères ; mais il ne semble pas qu’elle y ait rapporté la joie intérieure qui l’avait remplie avant son exil. Elle n’avait plus aux durs travaux de la maison l’entrain de naguère. Des images, sans doute, des projets de romans et de poèmes, se pressaient dans son cerveau : et peut-être s’affligeait-elle aussi de ce tempérament insociable qui l’empêchait, comme ses sœurs, de subvenir aux besoins de la famille ; peut-être avait-elle un pressentiment des angoisses qui l’attendaient.

Ces angoisses devaient commencer dès l’année suivante. Le frère bien-aimé, Branwell Brontë, après s’être fait chasser de vingt emplois pour son ivrognerie et sa négligence, avait enfin obtenu une place de précepteur dans une famille où sa sœur Anne était institutrice. Il y avait séduit la mère de son élève ; la chose avait été découverte, et le jeune homme s’était enfui à Haworth, fou d’amour, désespéré, plein de rage contre le destin qui le séparait de cette femme passionnément désirée. Et, de retour chez son père, il n’eut d’autre soulagement que de s’enivrer sans relâche, joignant l’ivresse de l’opium à celle de l’eau-de-vie. Ses sœurs Charlotte et Anne, son père, tous les amis de la maison, se détournèrent de lui avec horreur. Seule, Emily le chérissait davantage à mesure qu’elle le voyait plus misérable. Tous les soirs, pendant des années, elle resta seule debout dans la maison jusqu’au milieu de la nuit, parfois jusqu’au matin, pour attendre le retour de son frère, qui s’attardait dans les tavernes. Ses sœurs, son père, tous les siens dormaient : elle veillait, se distrayant à lire ou à écrire, mais davantage encore, sans doute, à rêver devant les cendres éteintes. Elle guettait le bruit des pas du malheureux, elle allait à sa rencontre, le conduisait à sa chambre, subissait sans impatience ses injures et ses imprécations. Nul doute qu’elle ait copié d’après l’abrutissement de Branwell l’abrutissement d’Earnshaw, un des plus singuliers personnages de son roman ; mais nul doute aussi, comme l’a justement observé miss Robinson, que les confidences de ce fou éperdu d’amoureuse passion lui aient servi à concevoir les éclats sauvages de l’amour d’Heathcliff.

C’est dans ces mornes nuits d’attente solitaire qu’elle écrivit quelques-uns de ses plus beaux poèmes. L’habitude d’écrire des vers en cachette, elle l’avait prise depuis longtemps : et lorsque jadis son frère et Charlotte l’encombraient de détails sur l’envoi qu’ils avaient fait de leurs médiocres vers aux célébrités du jour et sur les réponses qu’ils en avaient reçues, personne ne se doutait qu’elle aussi avait des vers qu’elle aurait pu montrer, de véritables vers, débordant d’une étonnante frénésie lyrique.

C’est Charlotte qui, par hasard, dans l’automne de 1845, découvrit le cahier des poèmes de sa sœur. Celle-ci fut d’abord très fâchée de cette indiscrétion : on la força pourtant à laisser joindre ses vers à ceux de ses deux sœurs dans un recueil qu’on voulait publier. Le recueil parut Charlotte ne manqua pas de l’envoyer à tous ceux qui, dans les trois royaumes, pouvaient rendre compte d’un livre. Mais personne, ou à peu près, ne rendit compte de ce livre-là ; seuls, deux ou trois petits journalistes signalèrent des vers d’un certain Ellis Bell (c’était le pseudonyme d’Emily) comme se distinguant des vers qui les entouraient par un accent assez nouveau.

Il n’y a en effet aucun rapport entre les vers d’Ellis Bell et ceux de ses deux sœurs. La facture y est souvent un peu embarrassée, mais les sentiments sont d’une originalité si profonde que je ne connais pas de poèmes anglais ayant une saveur aussi absolument personnelle. Un seul sujet, à dire vrai : le désir de mourir ; mais, à l’appui de ce sujet, une façon de philosophie panthéiste et pessimiste, des images d’une noblesse superbe et le plus étrange accent de morne tristesse découragée que l’on puisse imaginer.

Voici, par exemple, un petit poème que je voudrais qu’on lise dans le texte anglais :

Les richesses, je les tiens en maigre estime ; et l’amour je me ris de le dédaigner ; et le désir de la renommée n’a été qu’un rêve qui s’est évanoui avec le matin.

Et si je prie, la seule prière qui agite mes lèvres, pour moi-même, est : « Laissez-moi ce cœur que je porte à présent, et rendez-moi la liberté. »

Oui, à mesure que mes jours s’écoulent, c’est là tout ce que je demande dans la vie et dans la mort, une âme libre de chaînes, avec du courage pour supporter.

L’insuccès du recueil de poèmes, loin de décourager Charlotte, lui donna la résolution de s’imposer de suite à l’attention du public par un livre d’une lecture plus facile. Elle conçut le plan d’un roman, ce médiocre Professeur, qu’elle devait plus tard refondre dans son Vilette. Et comme elle s’était promis de traîner avec elle ses deux sœurs à la fortune et à la gloire, elle leur enjoignit de se mettre elles aussi, chacune à un roman. Anne écrivit l’ennuyeuse histoire d’Agnes Grey ; Emily écrivit Wuthering Heights.

Elle l’écrivit dans ces longues soirées où elle restait seule à attendre le retour de son frère, pendant que le bruit monotone du vent rendait plus lugubre encore le lugubre silence de la maison endormie. Le jour, courant sur la bruyère, elle méditait le plan, combinait les épisodes. À l’influence de son tempérament se joignaient les souvenirs de Maturin et d’Hoffmann, ceux aussi des sombres histoires de famille irlandaises que lui avaient racontées son père, maintenant à demi aveugle, et pour qui tous les moyens étaient bons de se rendre intéressant. La figure d’Heathcliff se dressait devant elle : et j’imagine que quelque chose dans sa chair et ses nerfs lui faisait trouver plaisir à concevoir ce singulier amant, contenu et passionné, féroce et humble, le seul amant qu’il aurait fallu à une âme comme la sienne. Le soir, elle écrivait ce qu’elle avait imaginé dans le jour. Elle essayait de se passionner aux enfantillages de la jeune Catherine, aux menus détails de la vie des Linton ; mais tout à coup elle entendait au dehors des bruits de pas, des jurons, des appels : et avant que son frère ne fût installé dans son lit, elle assistait à de terribles monologues, où les malédictions, les invectives, les cris de folle sensualité alternaient avec des soupirs et de vagues remords. Lorsqu’elle voulait ensuite se remettre à l’histoire de Catherine, c’est Heathcliff qui s’imposait à elle, avec son âme toute pleine des sauvages passions dont elle venait de percevoir l’écho dans les discours avinés de Branwell.

Il faut ajouter qu’elle écrivit Wuthering Heights au milieu des embarras les plus affreux. L’argent manquait de plus en plus, le père perdait la vue. Anne, la sœur cadette, dépérissait, atteinte mortellement et chaque jour l’indigne Branwell cessait davantage de ressembler à un être humain.

Quand le livre fut fini, Charlotte l’envoya avec les deux autres chez un éditeur. Mais personne ne daigna remarquer le romancier nouveau. Emily ne lut jamais un compte-rendu de son roman. Elle n’eut pour l’en complimenter que ses sœurs, qui paraissent avoir été au premier abord plutôt scandalisées que séduites, et son frère Branwell, qui imagina de se vanter au cabaret d’être lui-même le véritable auteur de Wuthering Heights[1].

Et tandis que Charlotte et Anne s’étaient remises déjà à d’autres ouvrages, Emily, quand elle eut achevé son roman, renonça pour toujours à la littérature. Elle s’attacha toute, plus activement que par le passé, aux soins du ménage. Elle soigna son père, elle adoucit l’agonie de son frère, qui mourut debout entre ses bras. À l’automne de 1848, elle fut prise elle-même d’une vilaine toux ; mais elle refusa d’y faire attention, ou de consulter un médecin. « Rien ne sert de la questionner, écrivait Charlotte ; elle ne répond pas un mot. Et il est encore plus, inutile de lui recommander des remèdes : elle ne veut rien prendre. »

Pourtant, et malgré le sincère désir de la mort qu’elle a toujours laissé voir, Emily se sentait si nécessaire dans la maison qu’elle s’acharnait à vivre. On ne put obtenir qu’elle renonçât à une seule de ses occupations ordinaires. « Je n’ai jamais rien vu qui lui ressemblât, écrivait encore Charlotte. Plus forte qu’un homme, plus simple qu’un enfant. Le seul point affreux était que, pleine de sollicitude pour les autres, pour elle-même elle n’avait aucune pitié. De ses mains tremblantes, de ses jambes affaiblies, de ses pauvres yeux fatigués, elle exigeait le même service que quand elle était bien portante. Et c’était un supplice inexprimable d’être là auprès d’elle, d’assister à tout cela, et de ne rien oser lui dire. »

Le 18 décembre 1848, Emily, qui la veille encore avait pris froid dans une promenade sur les bruyères, s’obstina cependant à vouloir se lever. Elle commença à se peigner, assise près du feu. Le peigne tomba de ses mains ; elle essaya de se baisser pour le ramasser, mais elle était trop faible, elle ne put. Sa toilette finie, elle descendit au salon et se mit à un ouvrage de couture. Vers deux heures, elle était si pâle que ses sœurs la supplièrent d’aller se coucher. Elle refusa d’un signe de tête, fit un effort pour se lever, s’appuya sur le sofa, Elle était morte.

Le corps de cette chère jeune fille repose maintenant dans un caveau de l’église de Haworth, tout au sommet de cette colline qu’elle a si passionnément aimée. Son âme aussi, j’imagine, doit avoir obtenu la permission d’y demeurer à jamais, puisque tout autre séjour lui était impossible. Je crois bien même l’y avoir vue, dans la visite que j’ai faite à la petite église du village : c’était une âme pâle et douce, tout odorante du parfum des bruyères. Elle flottait devant moi ; mais quand je voulus l’approcher, je ne vis plus rien.

Je me réjouis pourtant de la savoir là, et j’en vins à envier l’heureux destin qui lui était échu. Elle n’a point connu, comme sa sœur Charlotte, les fortes émotions de la renommée ; mais le désir de la renommée n’a été pour elle « qu’un rêve léger qui s’est évanoui avec le matin ». Et la voici en revanche qui possède un privilège plus rare, la fidèle amitié de cœurs pareils au sien. Je n’oublierai pas de quelle touchante manière son nom me fut révélé pour la première fois. C’était à Dresde, sur la terrasse de Brühl, un soir d’été, il y a quatre ou cinq ans. L’orchestre du Belvédère jouait des valses dans le lointain ; une odeur tranquille me venait des jardins, par delà le fleuve ; et la jeune Anglaise avec qui je causais voulut bien m’avouer que, entre tous les romans, celui qu’elle préférait était Wuthering Heights, d’Emily Brontë. Elle eut pour me faire cet aveu un gracieux sourire un peu gêné, et baissa la tête, toute rougissante, comme s’il s’était agi d’une confidence trop hardie. Mais bientôt elle reprit courage : elle me récita, j’en jurerais, le roman tout entier ; elle me peignit le caractère d’Emily Brontë ; elle me dit comment ses amies et elle s’étaient promis de garder toujours un culte exclusif à cette noble mémoire. Oui, plus de quarante ans après sa mort, Emily excite encore dans les âmes des jeunes filles de son pays de pieux enthousiasmes. Et tandis que sa sœur Charlotte et George Eliot et Mistress Browning entrent peu à peu dans l’oubli, tous les jours arrivent de nouvelles guirlandes au tombeau de cette Emily Brontë, qui « joignait à l’énergie d’un homme la simplicité d’un enfant ».

T. de Wyzewa.
UN AMANT




PROLOGUE

CHAPITRE PREMIER


1801.


Je reviens d’une visite à mon propriétaire, le seul voisin dont j’aurai à m’occuper ici. Voilà assurément un beau pays ! Je ne crois pas que dans toute l’Angleterre j’eusse pu trouver un endroit aussi complètement à l’écart de la société ! Un parfait paradis de misanthrope ; et M. Heathcliff et moi formons justement la paire qui convient pour nous partager cette désolation. Un gaillard étonnant ! Il ne se doutait pas combien mon cœur brûlait de sympathie pour lui tout à l’heure, tandis que je voyais ses yeux noirs se remuer si soupçonneux sous leurs sourcils, et ses doigts, avec un geste de résolution jalouse, s’enfoncer plus profondément encore dans son gilet, à l’annonce de mon nom.

— M. Heathcliff ? dis-je.

Un signe de tête fut sa seule réponse.

— M. Lockwood, votre nouveau fermier, monsieur. J’ai pris l’honneur de vous faire visite le plus tôt possible après mon arrivée, pour vous exprimer l’espoir que je ne vous ai pas gêné par ma persévérance à solliciter le droit d’occuper Thrushcross Grange ; j’ai entendu dire, hier, que vous aviez eu quelque idée…

— Thrushcross Grange m’appartient, monsieur, dit-il en m’interrompant ; je ne permettrais à personne de me gêner si je pouvais l’empêcher. Entrez !

Cet « entrez » fut prononcé les dents fermées, et exprima plutôt le sentiment d’ « allez au diable » ; même la porte sur laquelle il s’appuyait ne manifesta, à ces mots, aucun mouvement sympathique. Et j’imagine que ces circonstances furent ce qui me détermina à accepter l’invitation : je me sentais intéressé pour un homme qui me paraissait plus exagérément réservé encore que moi-même.

Lorsqu’il vit le poitrail de mon cheval pousser légèrement la barrière, il sortit sa main pour enlever la chaîne ; après quoi il me précéda le long de la chaussée montante d’un air grognon, marchant devant moi ; et lorsque nous entrâmes dans la cour : « Joseph, cria-t-il, prenez le cheval de M. Lockwood, et montez du vin ! »

Nous avions évidemment là tout le personnel des domestiques : c’est la réflexion que me suggéra cet ordre de mon hôte. Rien d’étonnant à ce que l’herbe pousse entre les pavés et à ce qu’il n’y ait pour couper les haies que les bêtes du troupeau.

Joseph était un homme d’un certain âge : non, un vieil homme ; très vieux peut-être, bien que très vert.

— Que le Seigneur nous aide, grognait-il tout bas, avec un ton de rogue déplaisir, tandis qu’il me débarrassait de mon cheval ; et il me regardait en même temps dans la figure d’un air si aigre que je conjecturais charitablement qu’il avait besoin de l’aide de Dieu pour digérer son dîner et que sa pieuse exclamation n’avait aucun rapport avec ma visite inattendue.

Wuthering Heights est le nom de la demeure de M. Heathcliff : Wuthering étant un adjectif provincial très significatif pour décrire le tumulte atmosphérique auquel est exposé cet endroit dans les temps d’orage. Un vent pur et réconfortant, ils doivent l’avoir là-haut en toute saison ; on peut juger de la puissance du vent du nord soufflant par dessus la haie, par la pente excessive des quelques sapins rabougris contigus à la maison et par une rangée d’épines décharnées qui tendent leurs membres toutes dans un même sens, comme si elles mendiaient l’aumône du soleil. Heureusement l’architecte a pris la précaution de bâtir solidement la maison, les étroites fenêtres sont profondément enfoncées dans le mur, et il y a de grandes pierres en saillie pour protéger les coins.

Avant de passer le seuil de la porte, je m’arrêtai pour admirer une quantité de sculptures grotesques répandues sur le fronton, et particulièrement à l’entour de la porte principale ; au-dessus de cette porte, parmi un enfer de griffons émiettés et d’impudents petits monstres, je découvris la date 1500 et le nom « Hareton Earnshaw ». J’aurais volontiers fait quelques commentaires, et demandé au morose propriétaire une courte histoire du lieu ; mais son attitude à la porte m’a paru réclamer mon entrée hâtive ou mon départ définitif ; et je ne voulais pas aggraver son impatience avant d’avoir examiné l’intérieur de sa retraite. Une marche nous introduisit dans le salon de la famille, sans la moindre trace d’antichambre ou de passage intermédiaire ; c’est ce salon qu’ils appellent ici plus spécialement la maison. Il comprend généralement la cuisine et le parloir ; mais je crois qu’à Wuthering Heights la cuisine a été forcée de se retirer dans un autre quartier ; du moins ai-je distingué très loin à l’intérieur de la maison une jacasserie de langues et un brouhaha d’ustensiles culinaires ; tandis que je n’ai observé aucun signe dénotant que l’on rôtisse, que l’on cuise ou que l’on fasse bouillir dans la large cheminée, non plus que je n’ai vu sur ses murs aucun reflet de casseroles de cuivre ou de passoires d’étain. En vérité, une de ses extrémités reflétait brillamment à la fois la lumière et la chaleur d’une rangée d’immenses plats d’étain, entresemés de cruches et de pots d’argent faisant comme des tours alignées sur un vaste dressoir de chêne, tout à fait dans le haut. Au-dessus de la cheminée étaient accrochés divers vieux fusils préhistoriques et une paire de pistolets de cheval ; de plus, en manière d’ornement, trois petites corbeilles étaient alignées le long du rebord, peintes en couleurs très voyantes. Le plancher était d’une pierre tendre et blanche ; les sièges avaient des dos très élevés, ils étaient d’une forme primitive, et peints en vert : j’en vis un ou deux noirs et massifs qui reluisaient dans l’ombre. Dans une sorte de voûte sous le dressoir reposait une énorme chienne d’arrêt rouge foncé, entourée par un essaim de petits chiens piaillants, et je vis d’autres chiens logeant dans d’autres recoins.

L’appartement et ce qui le remplissait n’aurait eu rien d’extraordinaire s’ils avaient appartenu à un paisible fermier du nord, avec une mine têtue et des membres robustes avantageusement dessinés par une culotte courte et des guêtres. Un tel individu, assis dans son fauteuil, sa cruche d’ale écumant sur la table ronde devant lui, vous pouvez le voir partout dans un circuit de cinq ou six milles autour de ces collines, pour peu que vous entriez chez lui tout de suite après dîner. Mais M. Heathcliff forme un singulier contraste avec sa demeure et sa façon de vivre. Il a l’aspect d’un gipsy à la peau noire ; tandis que son costume et ses manières sont d’un gentleman, c’est-à-dire autant d’un gentleman que celles de plus d’un squire de province ; un peu négligé peut-être, mais ne paraissant pas désavantageusement dans sa négligence, parce qu’il a une figure droite et agréable, et aussi un peu morose. Il est possible que quelqu’un le soupçonne d’un orgueil exagéré ; mais j’ai en moi une corde sympathique qui me dit que ce n’est rien de pareil : je sais par instinct que sa réserve vient d’une aversion pour les expansions démonstratives des sentiments, pour les manifestations de bienveillance mutuelle. Cet homme doit aimer et haïr également sous le couvert, et il doit estimer comme une espèce d’impertinence qu’on lui rende son amour ou sa haine. Mais non, je vais trop vite ; je le revêts trop libéralement de mes propres qualités. Il se peut que M. Heathcliff ait, pour se tenir à l’écart lorsqu’il rencontre une soi disant connaissance, des raisons toutes différentes de celles qui me déterminent moi-même. Je veux espérer que ma constitution est unique dans son genre ; ma chère mère avait coutume de me dire que je n’arriverais jamais à avoir un intérieur confortable, et l’été dernier encore, je fis voir que j’étais en effet parfaitement indigne d’en avoir un.

Pendant que je jouissais d’un mois de beau temps au bord de la mer, le hasard me jeta dans la compagnie d’une créature pleine de séductions : une vraie déesse à mes yeux, aussi longtemps qu’elle ne fit aucune attention à moi. Je ne lui dis jamais mon amour de vive voix ; mais, si les regards ont un langage, le plus pur idiot aurait pu deviner que j’étais amoureux par dessus la tête ; enfin elle me comprit ; elle me répondit par un regard — le plus doux de tous les regards imaginables. Et moi, que fis-je ? Je l’avoue avec honte ; je me renfonçai froidement en moi-même comme un colimaçon ; à chaque regard, je me retirais davantage, jusqu’à ce qu’enfin la pauvre innocente en vint à douter de ses sens, et toute remplie de confusion de son erreur supposée, persuada à sa mère de partir. Par ce curieux retour de mes dispositions, j’ai gagné la réputation d’un être délibérément pervers ; réputation combien injuste, moi seul puis l’apprécier.

Je pris un siège à l’extrémité de la pierre de foyer opposée à celle vers laquelle mon propriétaire s’était avancé ; et je remplis un intervalle de silence en essayant de caresser la mère chienne, qui avait quitté sa nursery et qui, comme une louve, se glissait derrière mes jambes, sa lèvre relevée et ses dents blanches guettant l’occasion de happer. Ma caresse provoqua un long et guttural grognement.

— Vous feriez mieux de laisser le chien tranquille, grogna à l’unisson M. Heathcliff, prévenant d’un coup de pied des démonstrations plus méchantes. Elle n’est pas accoutumée à être gâtée, ni traitée en favorite. Puis, marchant à grands pas vers une porte de côté, il cria de nouveau : Joseph !

Joseph marmotta indistinctement quelque chose des profondeurs de la cave, mais ne fit nullement mine de monter : de sorte que son maître descendit vers lui, me laissant en tête-à-tête avec la chienne mal élevée et une paire d’affreux chiens de berger velus, qui partageaient avec elle une surveillance jalouse de tous mes mouvements. N’ayant aucune envie d’entrer en contact avec leurs crocs, je restai tranquillement assis ; mais imaginant qu’ils ne comprendraient pas des insultes tacites, je me laissai aller, pour mon malheur, à cligner de l’œil et à faire des grimaces au trio ; et il y eut je ne sais quel aspect de ma physionomie qui irrita la chienne si vivement qu’elle entra tout d’un coup dans un accès de fureur et sauta sur mes genoux. Je la jetai par terre et me hâtai d’interposer la table entre nous. Cet événement mit en émoi l’essaim tout entier ; une demi-douzaine de diables à quatre pattes, d’âges et de dimensions divers, sortirent de repaires cachés pour envahir le centre où nous étions. Je sentis que mes talons et les pans de mon manteau avaient particulièrement à souffrir de l’assaut ; et, parant aussi efficacement que je le pouvais avec le tisonnier les plus grands de mes adversaires, je me vis contraint à demander à haute voix l’assistance de quelqu’un de la maison pour rétablir la paix.

M. Heathcliff et son homme montaient l’escalier de la cave avec un flegme tout à fait vexant ; je ne pense pas que leurs mouvements aient été d’une seconde plus rapides qu’à l’ordinaire, bien que le foyer fut littéralement une tempête de bruits et de bagarres. Par bonheur un habitant de la cuisine mit plus d’empressement : une corpulente dame avec un bonnet retroussé, les bras nus et les joues enflammées, se précipita au milieu de nous en brandissant une poêle à frire ; elle fit un tel usage de cette arme et de sa langue que l’orage cessa comme par magie, et qu’elle seule resta, haletante comme la mer après un grand vent, lorsque son maître entra en scène.

— De quoi diable s’agit-il ? me demanda-t-il en me regardant d’une façon que je supportai difficilement après ce traitement peu hospitalier.

— De quoi diable il s’agit, en vérité ! grognai-je. Le troupeau de porcs possédés du démon n’aurait pas eu en lui de pires esprits que ces animaux qui vous appartiennent, monsieur. Vous pourriez aussi bien laisser un étranger avec une nichée de tigres !

— Ils ne s’attaqueront pas aux personnes qui ne touchent à rien, répliqua-t-il, mettant la bouteille devant moi, et rajustant la table déplacée. Les chiens ont raison d’être vigilants. Vous prenez un verre de vin ?

— Non, merci.

— Pas mordu, n’est-ce pas ?

— Si je l’avais été, j’aurais laissé mon cachet sur le mordeur.

La figure de M. Heathcliff se détendit comme pour un ricanement.

— Allons, allons, me dit-il, vous êtes agité, M. Lockwood. Allons, prenez un peu de vin. Les hôtes sont si rares dans cette maison, que moi et mes chiens, je l’avoue volontiers, nous savons à peine comment les recevoir. À votre santé, monsieur !

Je m’inclinai et retournai la politesse ; je commençais à comprendre qu’il serait fou de rester à faire la moue pour les méfaits d’une bande d’affreux chiens ; sans compter que je sentais la nécessité de ne pas fournir au gaillard un plus long amusement à mes dépens, depuis que son humeur prenait cette tournure. Lui, — poussé probablement par la considération prudente de la folie qu’il y avait à offenser un bon fermier — se relâcha un peu dans sa façon laconique de supprimer les pronoms et les verbes auxiliaires, et amena ce qu’il supposait être pour moi un sujet intéressant : un discours sur les avantages et les désavantages de ma retraite présente. Je le trouvai très intelligent sur les sujets que nous abordâmes ; et, avant de repartir, je me sentis assez encouragé pour promettre spontanément une autre visite pour demain. Il me parut évident que Heathcliff ne désirait guère voir se répéter mon intrusion chez lui. J’irai cependant. C’est une chose étonnante comme je me sens sociable, comparé à lui.


CHAPITRE II


L’après-midi d’hier s’était annoncée brumeuse et froide. J’avais à moitié envie de la passer au coin de mon feu, au lieu d’errer parmi les bruyères et la boue pour aller à Wuthering Heights. Pourtant, en remontant dans ma chambre après mon dîner (N. B. je dîne entre midi et une heure ; la femme de ménage, une respectable matrone, prise avec la maison comme une de ses dépendances, n’a pas voulu comprendre la demande que je lui ai faite d’être servi à cinq heures) donc quand j’avais remonté mon escalier avec cette paresseuse intention et que j’entrais dans ma chambre, je vis une servante qui s’y tenait agenouillée, entourée de brosses et de seaux à charbon, et qui provoquait une fumée infernale en jetant des potées de cendres pour éteindre la flamme. Ce spectacle me chassa aussitôt ; je pris mon chapeau, et, après une marche de quatre milles, j’arrivai à la porte du jardin de Heathcliff juste à temps pour échapper aux premiers flocons d’une averse de neige.

Sur ce sommet de la colline tout exposé aux vents, la terre était durcie par une gelée noire, et il soufflait un air qui faisait frissonner tous mes membres. Ne pouvant enlever la chaîne, je sautai par dessus, et, courant tout le long de la chaussée dallée que bordent des buissons de groseillers épars çà et là, je me mis à frapper pour qu’on m’ouvrît. Je frappai si longtemps sans résultat que mes jointures en furent meurtries et que les chiens hurlèrent.

— Maudits habitants ! m’écriai-je en moi-même, vous méritez par votre grossière inhospitalité d’être à jamais isolés de toute l’espèce humaine. Moi du moins, je ne tiendrais pas ma porte barrée pendant le jour ! n’importe, je veux entrer ! Ainsi résolu, je saisis le loquet et le secouai violemment. Joseph, le domestique à la figure vinaigrée, projeta sa tête par une fenêtre ronde de la grange.

— Qu’est-ce que vous voulez ? cria-t-il, le maître est là-bas dans la basse-cour. Faites le tour par le bout du jardin si vous êtes venu pour lui parler.

— Est-ce qu’il n’y a personne dans la maison pour ouvrir la porte ? criai-je à mon tour en manière de réponse.

— Il n’y a personne que madame, et elle ne vous ouvrira pas, quand même vous continueriez votre tapage jusqu’à la nuit.

— Pourquoi ? Est-ce que vous ne pouvez pas lui dire qui je suis, hein, Joseph ?

— Non, pas moi ! je ne m’en mêle pas ! murmura la tête en s’effaçant.

La neige commençait à tomber très épaisse. J’avais saisi la poignée de la porte pour faire une nouvelle tentative, lorsqu’un jeune homme sans manteau, portant une fourche sur son épaule, apparut dans la cour derrière moi. Il me héla de le suivre ; et après avoir traversé une lingerie et un espace pavé contenant un hangar à charbon, une pompe et un perchoir à pigeons, nous arrivâmes enfin dans l’énorme appartement chaud et gai où j’avais été reçu la première fois. Il brillait délicieusement, des rayons d’un immense feu composé de charbon, de tourbe et de bois ; et auprès de la table préparée pour un abondant repas du soir, j’eus le plaisir d’apercevoir la « madame », un personnage dont jamais auparavant je n’avais encore soupçonné l’existence. Je saluai et j’attendis, pensant qu’elle m’offrirait de prendre un siège. Elle, cependant, me regardait, adossée à sa chaise, et restait muette et sans mouvement.

— Un dur temps, remarquai-je. J’ai peur, madame Heathcliff, que la porte ne subisse la conséquence de la façon indolente dont vos domestiques font leur service : j’ai eu bien du travail pour les amener à m’entendre.

Elle continuait à ne pas ouvrir la bouche. Je la fixais, elle me fixait aussi ; en tous cas, elle tenait ses yeux attachés sur moi d’une façon froide et sans regard, infiniment embarrassante et désagréable.

— Asseyez-vous, me dit d’un ton bourru le jeune homme, il ne va pas tarder à rentrer.

J’obéis ; je fis : hem ! j’appelai la vilaine Junon qui daigna, à cette seconde entrevue, agiter l’extrémité de sa queue, pour me faire signe qu’elle avouait me reconnaître.

— Une belle bête, repris-je. Avez-vous l’intention de vous séparer des petits, madame ?

— Ils ne sont pas à moi, dit l’aimable hôtesse, d’un ton moins engageant encore que celui qu’aurait mis Heathcliff à une telle réponse.

— Ah, vos favoris sont parmi ceux-là ! continuai-je, me tournant vers un coussin sombre où je voyais quelque chose comme des chats.

— Un singulier choix pour des favoris, observa-t-elle avec dédain.

— Je n’avais pas de chance : c’était un tas de lapins morts. Je recommençai à faire : hem ! et je me rapprochai du foyer, répétant ma réflexion sur la rudesse de la soirée.

— Vous n’auriez pas dû sortir, me dit la dame en même temps qu’elle se levait et prenait sur la cheminée deux des paniers peints.

Dans la position qu’elle occupait jusque-là, elle avait été à l’écart de la lumière ; maintenant, j’avais une idée distincte de l’ensemble de sa figure et de sa contenance. Elle était mince et paraissait à peine avoir cessé d’être une jeune fille : une forme admirable et le visage le plus exquis que j’aie jamais eu le plaisir de contempler ; des traits petits, très blonde avec des boucles jaunes ou plutôt dorées flottant librement sur son col délicat, et des yeux qui, s’ils avaient eu une expression plus avenante, auraient été irrésistibles ; mais par bonheur pour mon cœur aisément inflammable, le seul sentiment qu’ils exprimaient était quelque chose d’intermédiaire entre le mépris et une sorte de désespoir qu’il semblait singulièrement peu naturel de découvrir là. Les paniers étaient presque impossibles à atteindre pour elle, et je fis un mouvement pour l’aider ; mais elle se tourna vers moi comme ferait un avare vers quelqu’un qui voudrait l’aider à compter son or.

— Je n’ai pas besoin de votre aide, me dit-elle d’un ton cassant, je les prendrai moi-même.

— Je vous demande pardon, me hâtai-je de répondre.

— Avez-vous été invité à prendre du thé ? me demanda-t-elle, tandis qu’elle attachait un tablier sur sa jupe noire, d’une propreté irréprochable, et qu’elle se tenait debout, avec une cuiller pleine de feuilles de thé appuyée sur le pot.

— Je serais heureux d’en avoir une tasse, répondis-je.

— Avez-vous été invité ? me répéta-t-elle.

— Non, dis-je, souriant à demi. Mais vous êtes précisément la personne qu’il convient pour m’inviter.

Elle retira sa main avec le thé, la cuiller et tout, et reprit sa place sur sa chaise avec un air d’humeur ; son front se rida, et sa petite lèvre inférieure toute rouge s’avança comme celle d’un enfant prêt à pleurer.

Dans l’intervalle, le jeune homme avait revêtu sa personne d’une veste décidément très râpée ; et se dressant devant l’éclat du feu, il me regardait toujours du coin de l’œil, absolument comme s’il y avait eu entre nous quelque mortelle injure restée sans vengeance. Je commençais à me demander s’il était ou non un domestique ; sa manière de se vêtir et sa manière de parler étaient également rudes, entièrement dénuées de l’air de supériorité que l’on pouvait observer chez M. et Madame Heathcliff. Les boucles épaisses et brunes de ses cheveux étaient raides et incultes, ses moustaches faisaient un crochet sauvage sur ses joues, et ses mains étaient calleuses et noires comme celles d’un valet de ferme ordinaire ; et pourtant son attitude était libre, presque hautaine, et il ne montrait rien de l’assiduité d’un domestique auprès de la dame de la maison. Dans l’absence de tout indice clair sur sa condition, je pensais que le meilleur était de m’abstenir de prendre garde à sa curieuse conduite ; et cinq minutes après, l’entrée de Heathcliff me releva en quelque mesure de l’embarras de ma position.

— Vous le voyez, monsieur, je suis venu, suivant ma promesse, m’écriai-je, prenant un ton joyeux ; et je crains bien d’être fortement éprouvé dans une demi-heure, à supposer que vous veuillez me donner abri jusque-là.

— Une demi-heure ! dit-il, secouant les flocons blancs qui couvraient ses vêtements ; il est bien étonnant que vous choisissiez le plus épais d’une tempête de neige pour faire vos promenades ! Savez-vous que vous courez le risque de vous perdre dans les marais ? Les gens à qui ces landes sont familières s’égarent souvent eux-mêmes par des soirées comme celles-ci, et je peux vous certifier qu’il n’y a pas pour le moment la moindre chance que le temps change.

— Peut-être puis-je trouver un guide parmi vos garçons : il resterait à la Grange jusqu’à demain matin. Pouvez-vous m’en procurer un ?

— Non, je ne peux pas.

— Oh ! vraiment ! eh bien alors il faudra que je m’en remette à ma propre sagacité.

— Hem !

— Est-ce que vous allez faire le thé ? demanda l’homme à la veste râpée, transportant de moi sur la jeune dame son regard féroce.

— Est-ce qu’il faut lui en donner ? demanda-t-elle, s’adressant à Heathcliff.

— Préparez-le, voulez-vous ? fut la réponse, prononcée avec tant de sauvagerie que je tressaillis. Le ton qu’il mit à ces mots révélait décidément une nature méchante. Je ne me sentais plus du tout porté à appeler Heathcliff un admirable gaillard. Quand les préparatifs du thé furent achevés, il m’invita avec un : « et maintenant, monsieur, approchez votre chaise ». Tous, y compris le rustique jeune homme, nous nous installâmes autour de la table : un austère silence régnait tandis que nous mangions.

Je songeais que si j’avais causé le nuage c’était aussi mon devoir de faire un effort pour le chasser. Ces gens-là ne pouvaient pas rester toute la journée si sombres et si taciturnes ; et il était impossible, quelque mauvaise que fut leur humeur naturelle, que leur renfrognement de ce soir-là fut leur contenance de tous les jours.

— Il est étrange, commençai-je, dans l’intervalle entre le moment où j’avais avalé une tasse de thé et celui où j’en reçus une seconde, il est étrange comment la coutume peut façonner nos goûts et nos idées. Bien des gens ne pourraient pas imaginer le bonheur possible dans une vie aussi complètement isolée du monde que la vôtre, M. Heathcliff ; et cependant j’ose dire que, entouré par votre famille, et avec votre aimable dame comme le génie présidant à votre maison et à votre cœur…

— Mon aimable dame ! m’interrompit-il avec un ricanement. Et où est-elle, je vous prie, mon aimable dame ?

— Madame Heathcliff, votre femme, je veux dire.

— Ah bien ! oh ! vous vouliez insinuer que son esprit a pris la fonction d’un ange providentiel et garde la fortune de Wuthering-Heights maintenant que son corps n’y est plus ? Est-ce cela ?

Apercevant ma faute, je tentai de la corriger. J’aurais dû voir qu’il y avait une trop grande disproportion dans l’âge des deux parties pour qu’il fût vraisemblable de les croire mari et femme. L’un avait près de quarante ans : une période de vigueur intellectuelle où il est rare que les hommes se complaisent dans l’illusion de faire des mariages d’amour avec des jeunes filles : c’est un rêve qui leur est réservé pour les consoler plus tard dans le déclin de leurs années. L’autre n’avait pas l’air d’avoir encore dix-sept ans.

Alors une idée passa dans mon esprit comme un éclair : ce gaillard derrière mon épaule, en train de boire son thé dans une assiette et de manger son pain avec des mains sales, ce devait être son mari, Heathcliff junior, naturellement. « Voilà la conséquence de s’enterrer vivant : elle se sera jetée sur ce rustre faute de savoir qu’il y eut au monde de meilleurs partis. Une vraie pitié : je dois trouver un moyen de l’amener à regretter son choix ! » Cette dernière réflexion pourra sembler vaniteuse. Elle ne l’était pas : mon voisin me frappait par quelque chose de presque repoussant ; et je savais par expérience que j’étais pour ma part très tolérablement attrayant.

— Madame Heathcliff est ma belle-fille, dit Heathcliff confirmant ma conjecture. En parlant, il dirigeait sur elle un regard très particulier : un regard de haine, à moins qu’il n’ait une disposition anormale des muscles faciaux qui les empêche d’interpréter le langage de son âme comme ceux des autres hommes.

— Ah, certainement, je vois maintenant ; c’est vous qui êtes l’heureux possesseur de cette fée bienfaisante, remarquai-je, me tournant vers mon voisin.

Ce fut pis qu’avant, le jeune homme devint rouge sang, et serra son poing, avec toutes les apparences de projeter un assaut. Mais il sembla bientôt revenir à lui et étouffa l’orage dans un brutal juron murmuré à mon adresse, mais que cependant je pris soin de ne pas remarquer.

— Pas de chance dans vos conjectures, monsieur, observa mon hôte ; ni l’un ni l’autre de nous deux n’avons le privilège de posséder votre bonne fée ; son possesseur est mort. Je vous ai dit qu’elle était ma belle-fille ; il faut donc qu’elle ait épousé mon fils.

— Et ce jeune homme est…

— Pas mon fils, à coup sûr !

Heathcliff sourit de nouveau comme si c’était tout de même une trop forte plaisanterie de lui attribuer la paternité de cet ours.

— Mon nom est Hareton Earnshaw, grommela l’autre, et je vous conseillerais de le respecter.

— Je ne vous ai témoigné aucun manque de respect, répondis-je, riant intérieurement de la dignité avec laquelle il s’annonçait lui-même.

Il fixa ses yeux sur moi plus longtemps que je ne me souciais de le dévisager en échange, par peur d’être tenté ou de souffleter ses oreilles ou de rendre trop manifeste mon hilarité. Je commençai à me trouver incontestablement déplacé dans cet agréable cercle de famille. La déplaisante atmosphère spirituelle grandit et fit plus que neutraliser le confort physique qui rayonnait autour de moi ; et je résolus de bien réfléchir avant de m’engager une troisième fois sous ce toit.

L’occupation de manger étant terminée, et personne ne prononçant un mot d’une conversation un peu sociable, je m’approchai d’une fenêtre pour examiner le temps. Je vis un spectacle lugubre. Une nuit noire descendait prématurément, le ciel et les collines se mêlaient dans un amer tourbillon de vent et de neige suffocante.

— Je ne crois pas qu’il me soit possible de rentrer chez moi maintenant sans un guide, ne pus-je me retenir de m’écrier. Les chemins doivent déjà être ensevelis sous la neige ; et quand même ils seraient découverts, j’aurais peine à les distinguer à un pas devant moi.

— Hareton, faites rentrer cette douzaine de moutons sous le porche de la grange : ils seront couverts par la neige si on les laisse dans leur parc pendant la nuit ; et mettez une planche sur le devant, dit Heathcliff.

— Comment dois-je faire ? repris-je avec une irritation croissante.

Pas de réponse à ma question ; regardant autour de moi, je vis seulement Joseph qui apportait un seau de porridge pour les chiens, et Madame Heathcliff qui, appuyée au-dessus du feu, se divertissait à brûler une boite d’allumettes qu’elle venait de faire tomber de dessus la cheminée en y remettant la boite à thé. Joseph, ayant déposé son fardeau, se livrait à un examen critique de la chambre, et marmonnait dans des tons craquants : « Je me demande comment vous pouvez faire pour rester ici à paresser pendant qu’ils sont tous à travailler dehors, mais vous êtes une rien du tout ; inutile de parler ; jamais vous ne vous corrigerez de vos mauvaises habitudes et vous irez tout droit au diable comme votre mère avant vous. »

Je m’imaginai pour un instant que cette pièce d’éloquence s’adressait à moi, et ma rage étant arrivée à son comble, je marchai vers le vieux gredin avec l’intention de le lancer dehors, mais Madame Heathcliff m’arrêta par sa réponse.

— Scandaleux vieil hypocrite, répliqua-t-elle, n’avez-vous pas peur de voir vous-même votre corps emporté par le diable toutes les fois que vous mentionnez son nom ? Je vous avertis de cesser de me provoquer ou bien je demanderai votre enlèvement à Satan comme une faveur particulière.

Joseph effrayé se hâta de sortir.

Maintenant nous étions seuls ; j’essayai d’intéresser la belle jeune femme à ma détresse.

— Madame Heathcliff, lui dis-je avec chaleur, je pense que vous m’excuserez de vous déranger, car avec votre figure, je suis sûr que vous ne pouvez pas ne pas avoir bon cœur. Indiquez-moi quelques signes, qui puissent me faire reconnaître mon chemin pour rentrer chez moi : je n’ai pas plus d’idée pour savoir comment je pourrai y rentrer que vous n’en auriez sur la façon d’aller à Londres.

— Prenez le chemin par où vous êtes venu, répondit-elle, se cachant dans un fauteuil, avec une chandelle à côté, et un livre ouvert devant elle. C’est un conseil sommaire, mais le meilleur que je puisse vous donner.

— Alors, il s’ensuit que je suis forcé de rester ici ?

— C’est une affaire que vous pourrez arranger avec votre hôte, je n’ai rien à y voir.

— J’espère que cela vous apprendra à ne plus faire d’aussi imprudentes promenades sur ces collines ! cria, de l’entrée de la cuisine, la dure voix de Heathcliff. Pour ce qui est de rester ici, je ne tiens pas d’installation pour les visiteurs ; il faudra, si vous voulez rester, que vous partagiez le lit de Hareton ou celui de Joseph.

— Je peux dormir sur une chaise dans cette chambre, répondis-je.

— Non, non, un étranger est un étranger, qu’il soit riche ou pauvre ; il ne me convient pas de laisser quelqu’un déranger cet endroit quand je n’y suis pas, dit le misérable.

Sous cette insulte, ma patience fut à bout. J’eus une expression de dégoût, et je courus derrière lui dans la cour, ou plutôt derrière Earnshaw, tant ma confusion était grande. Il faisait si noir que je ne pouvais distinguer les moyens de sortir ; et comme j’errais tout alentour, je pus entendre un autre spécimen de leur aimable conduite les uns pour les autres. Dans le premier instant, le jeune homme paraissait disposé à me venir en aide.

— Je veux aller avec lui jusqu’au parc, disait-il.

— Vous allez aller avec lui jusqu’au diable ! s’écria son maître, à moins que ce ne soit pas son maître. Et qui est-ce qui restera pour surveiller les chevaux, hein ?

— La vie d’un homme est une chose plus importante que l’abandon momentané des chevaux ; il faut que quelqu’un aille avec lui, murmura Madame Heathcliff avec plus de bonté que je n’en aurais attendu d’elle.

— Pas sur votre ordre ! répliqua Hareton. Si vous le prenez sous votre protection, vous feriez mieux de rester tranquille.

— Alors, j’espère que son spectre vous hantera ; et j’espère que M. Heathcliff ne trouvera jamais d’autre fermier jusqu’à ce que la Grange soit en ruines, répondit-elle vivement.

— Écoutez, écoutez, elle est en train de les maudire ! murmura Joseph, dans la direction duquel je me trouvais courir.

Il était assis à portée de l’ouïe, occupé à traire les vaches sous la lumière d’une lanterne. Je m’emparai de cette dernière sans aucune cérémonie, et, criant que je la renverrais dans la matinée, je courus à la poterne la plus voisine.

— Monsieur, monsieur, il vole la lanterne ! clama le vieux, en même temps qu’il me poursuivait. Hé, Gnasher ; hé chiens, hé, Wolf, tenez-le, tenez-le !

Au moment où j’ouvrais la petite porte, deux monstres velus s’élancèrent sur ma gorge, me faisant tomber et éteignant la lumière, pendant qu’un hurrah où se mêlaient la voix de Heathcliff et celle de Hareton vint mettre le comble à ma rage et à mon humiliation. Par bonheur, les bêtes semblaient attacher plus d’importance à étirer leurs pattes, à aboyer et à agiter leurs queues qu’à me dévorer vivant ; mais elles ne me permirent pas de me relever et je dus rester étendu jusqu’à ce qu’il plut à leurs méchants maîtres de me délivrer. Alors, tête nue et tremblant de colère, j’ordonnai à ces mécréants de me laisser sortir ; je leur dis qu’il y avait danger pour eux à me retenir une minute de plus, et j’y ajoutai diverses menaces de représailles, dont la profonde violence aurait été du goût du Roi Lear.

La véhémence de mon agitation amena un copieux saignement de nez ; et Heathcliff continua à rire, et moi à gronder. Je ne sais pas comment la scène se serait terminée s’il ne s’était pas trouvé là une personne à la fois plus raisonnable que moi-même et plus bienveillante que mon partenaire. Cette personne était Zillah, la robuste femme de ménage, qui à la fin était sortie de la maison pour s’enquérir de la nature du tapage. Elle s’imagina que quelqu’un de la maison avait usé de violence avec moi ; et n’osant pas s’en prendre à son maître, elle tourna son artillerie vocale contre le plus jeune des deux gredins.

— Eh bien, M. Earnshaw, s’écria-t-elle, voilà encore du bel ouvrage que vous avez fait ! Est-ce que nous allons maintenant assassiner les gens sur la pierre même de notre porte ? Je vois que cette maison ne me conviendra jamais ; regardez le pauvre garçon ; il étouffe quasiment. Fi ! fi ! cela ne peut pas continuer ainsi. Rentrez et j’arrangerai cela ; là, tenez-vous tranquille.

Avec ces mots, elle versa tout à coup un pot d’eau glacée sur mon cou et m’entraîna dans la cuisine. M. Heathcliff nous y suivit ; sa gaieté accidentelle n’avait pas tardé à disparaître, pour céder la place à son air morose accoutumé.

Je me sentais extrêmement malade, étourdi et faible ; et ainsi je me trouvai absolument contraint à accepter un logement sous son toit. Il dit à Zillah de me donner un verre de brandy, puis passa dans la chambre, pendant qu’elle murmurait ses condoléances sur ma triste aventure ; et, lorsque j’eus obéi à ses ordres, ce qui eut pour effet de me faire un peu revivre, elle me conduisit me coucher.


CHAPITRE III


Pendant qu’elle m’accompagnait dans l’escalier, elle me recommanda de cacher la chandelle et de ne pas faire de bruit, parce que son maître avait des idées étranges sur la chambre où elle voulait me mettre et ne consentait pas volontiers à y laisser loger quelqu’un. Je lui en demandai la raison. Elle répondit qu’elle ne savait pas : elle n’était dans la maison que depuis un an ou deux ; et les gens y avaient tant d’allures bizarres qu’elle ne pouvait pas commencer maintenant à être curieuse.

Trop anéanti pour être moi-même bien curieux, je fermai solidement la porte, et jetai un regard autour de la chambre en quête du lit ; tout le mobilier consistait dans une chaise, un porte-manteau et une grande armoire de chêne avec, tout près du haut, des carrés découpés ressemblant à des fenêtres de calèche. Lorsque je me fus approché de cette construction et que je l’eus regardée en dedans, je découvris que c’était une singulière espèce de lit à la vieille mode, très ingénieusement imaginée pour rendre inutile à chaque membre de la famille d’avoir une chambre à lui. En fait, cela formait un petit cabinet isolé ; et le rebord d’une fenêtre comprise dans l’installation servait de table. J’ouvris les panneaux, j’entrai avec ma lumière, je les refermai de nouveau ; et je me sentis rassuré contre la vigilance de Heathcliff ou de tout autre.

Excité comme je l’étais, je fus longtemps incapable de m’endormir : et le sommeil, lorsqu’il vint, m’apporta les plus horribles cauchemars. Il me sembla que j’avais les pieds et les mains enchaînés, et que je me mettais à crier tout haut dans une frénésie de terreur.

À ma grande confusion, je découvris que mon cri n’était pas une imagination : j’entendis des pas pressés s’approcher de la porte de ma chambre ; quelqu’un l’ouvrit d’une main vigoureuse et je vis une lumière briller, par les carrés disposés au sommet de mon lit. J’étais assis, encore tremblant, et essuyant la sueur de mon front : le nouveau venu semblait hésiter et se murmurait quelque chose à lui-même. Enfin il dit à demi-voix, d’un ton qui prouvait qu’il ne s’attendait pas à une réponse : « Y a-t-il quelqu’un ici ? » Je jugeai qu’il valait mieux avouer ma présence, car j’avais reconnu la voix de Heathcliff et je craignais qu’il ne poursuivît ses recherches si je ne répondais rien. Dans cette intention, je me tournai et j’ouvris les panneaux. Je n’oublierai pas de sitôt l’effet produit par mon geste.

Heathcliff était debout à l’entrée, vêtu seulement d’une chemise et d’un pantalon, avec une chandelle s’égouttant sur ses doigts, et le visage aussi blanc que le mur derrière lui. Le premier craquement du panneau le fit tressaillir comme un choc électrique, la lumière s’échappa de sa main et tomba à quelques pas de lui, et son émoi était si extrême qu’il put à peine la ramasser.

— C’est seulement votre hôte, monsieur ! criai-je, désireux de lui épargner l’humiliation de montrer plus longtemps sa lâcheté. J’ai eu le malheur de crier dans mon sommeil, sous l’effet d’un cauchemar terrible. Je suis fâché de vous avoir dérangé.

— Oh ! que Dieu vous confonde, monsieur Lockwood, je voudrais vous voir au diable ! commença mon hôte, mettant la chandelle sur une chaise, dans l’impossibilité où il était de la tenir lui-même. Et qui est-ce qui vous a introduit dans cette chambre ? continua-t-il, enfonçant ses ongles dans les paumes de ses mains, et grinçant des dents pour arrêter les convulsions des mâchoires. Qui est-ce ? J’ai bonne envie de mettre celui-là à la porte à l’instant même.

— C’est votre servante Zillah, répondis-je, m’empressant de descendre du lit et de reprendre mes vêtements. Je ne me plaindrai pas beaucoup si vous la chassez, M. Heathcliff ; car elle le mérite abondamment. Je suppose qu’elle avait besoin d’avoir une preuve de plus que cet endroit a été hanté, et qu’elle se l’est offerte à mes dépens. Eh bien oui, il l’est ; il est tout rempli de spectres et de gobelins. Vous avez bien raison de le tenir fermé.

— Que pouvez-vous bien entendre en me parlant de cette façon ? tonna Heathcliff avec une véhémence sauvage. Comment, comment osez-vous, sous mon toit ? Dieu ! il est fou pour parler ainsi ! (Et il frappa son front avec rage).

Je ne savais pas si je devais me montrer froissé de ces paroles ou poursuivre mon explication ; mais il me sembla si profondément affecté que je pris pitié et détaillai à mon hôte l’histoire de mes rêves.

Pendant que je parlais, Heathcliff peu à peu se reculait dans l’ombre du lit, il finit par s’asseoir derrière, presque entièrement caché à ma vue. Pourtant, sa respiration irrégulière et entrecoupée me fit deviner qu’il luttait pour vaincre un excès d’émotion violente. Ne voulant pas lui laisser voir que je l’entendais, je continuai ma toilette le plus bruyamment que je le pouvais, je consultais ma montre, et monologuais sur la longueur de la nuit : « Pas encore trois heures ! j’aurais juré qu’il en était six. » Le temps stagne ici : bien sûr que nous nous sommes couchés à huit heures.

— Toujours à neuf heures en hiver, et le lever à quatre, dit mon hôte, arrêtant un grognement ; je supposai en même temps, par l’ombre du mouvement de son bras, qu’il essuyait une larme dans ses yeux. M. Lockwood, ajouta-t-il, allez dans ma chambre : vos cris ont envoyé au diable mon sommeil pour cette nuit.

— Le mien aussi, répondis-je. Je vais me promener dans la cour jusqu’à ce qu’il fasse jour, puis je partirai ; et vous n’avez pas besoin de craindre que je recommence mon invasion. Je suis maintenant tout à fait guéri du désir de chercher le plaisir dans la société, que ce soit à la campagne ou à la ville. Un homme sensé doit apprendre à trouver en lui-même une compagnie suffisante.

— Charmante compagnie ! murmura Heathcliff. Prenez la chandelle et allez où il vous plaira, je vous rejoins à l’instant. Toutefois, n’allez pas dans la cour, les chiens sont déchaînés ; et pour ce qui est de la maison — Junon y monte la garde, et — non, vous pouvez seulement vous promener le long des escaliers et des passages. Mais sortez ! je viens dans deux minutes.

J’obéis, c’est-à-dire que je quittai la chambre, mais alors, ne sachant pas où conduisait l’étroit couloir, je me tins tranquille, et j’assistai involontairement à un trait de superstition de mon propriétaire, qui démentait d’une façon bien étrange son bon sens apparent. Je le vis marcher vers le lit, ouvrir violemment le treillage et en même temps qu’il le tirait, éclater dans un furieux accès de larmes. « Entre, entre, disait-il en sanglotant. Cathy, viens ! oh viens une fois encore. Oh chérie de mon cœur, entends-moi cette fois enfin, Catherine ! » Le spectre se montra capricieux comme tous les spectres ; il ne donna aucun signe de vie ; mais par la fenêtre la neige et le vent entraient en tourbillons sauvages ; je les ressentais, même à l’endroit où j’étais, et ils éteignirent la lumière.

Il y avait une telle angoisse dans le jaillissement de douleur qui accompagnait cette extravagance que ma compassion me fit passer sur sa folie, et que je m’éloignai, à demi fâché d’avoir entendu tout cela, vexé surtout d’avoir avoué mes ridicules cauchemars, puisqu’il en était résulté cette agonie ; mais le pourquoi de ce qui était arrivé, je ne pouvais le comprendre. Je descendis avec précaution dans les régions basses de la maison et j’aboutis à l’arrière-cuisine, où quelques charbons encore un peu brillants, et que j’eus soin de ramasser en un tas compact, me permirent de rallumer ma chandelle. Rien ne remuait, excepté un chat gris qui sortit des cendres en rampant et me salua avec un miaulement plaintif.

Deux bancs circulaires enfermaient presque entièrement le foyer ; sur l’un d’eux je m’étendis, et Grimalkin grimpa sur l’autre. Nous sommeillâmes de compagnie jusqu’à ce que notre retraite fût envahie et que Joseph se montra. Il jeta un regard sinistre sur la petite flamme que j’avais excitée à reluire entre les deux chenêts ; il précipita le chat du poste élevé où il se tenait, et se mettant lui-même à sa place, il commença l’opération de bourrer de tabac une énorme pipe. Ma présence dans son sanctuaire lui parut évidemment un trait d’impudence trop honteux pour être remarqué ; il appliqua silencieusement sa pipe à ses lèvres, croisa les bras et souffla la fumée. Je le laissai jouir sans trouble de sa volupté ; quand il eut poussé sa dernière colonne de fumée, et émis un profond soupir, il se leva, s’en alla aussi solennellement qu’il était venu. Un pas plus élastique entra ensuite ; cette fois, j’ouvris ma bouche pour un « bonjour » mais je la refermai sans achever ma formule ; car c’était Hareton Earnshaw, qui s’acquittait sotto voce de ses oraisons, dans une série de jurons dirigés contre tous les objets qu’il touchait, pendant qu’il fouillait dans un coin à la recherche d’une bêche ou d’une pelle, sans doute pour se creuser un chemin dans la neige. Il jeta un regard sur le banc, dilata ses narines, et pensa qu’il était aussi inutile d’échanger des civilités avec moi qu’avec mon compagnon le chat. Je devinai par la vue de ses préparatifs que la sortie était enfin permise, et, quittant ma dure couche, je fis un mouvement pour le suivre. Il s’en aperçut et désigna une porte intérieure avec le bout de sa bêche, me donnant à entendre par un son inarticulé que c’était le lieu où je devais aller si je changeais de place. Cette porte donnait dans la maison où je trouvai les femmes déjà en mouvement. Zillah produisait d’énormes flammes dans la cheminée avec un colossal soufflet ; pendant que Madame Heathcliff, agenouillée sur le foyer, lisait un livre à la lumière du feu. Elle tenait sa main entre la chaleur de la fournaise et ses yeux, et semblait toute absorbée dans son occupation, ne s’arrêtant que pour gronder la servante de la couvrir d’étincelles, ou pour repousser de temps à autre un chien qui approchait son nez trop près de sa figure. Je fus surpris de voir que Heathcliff était là aussi. Il se tenait près du feu, me tournant le dos ; et je compris qu’il venait de faire une scène orageuse à la pauvre Zillah, celle-ci interrompant à tout moment son travail pour relever le coin de son tablier, et pour pousser des grognements irrités.

— Et vous ; vous indigne…, éclatait Heathcliff au moment où j’entrais, se tournant vers sa belle-fille, vous voilà encore avec votre paresse ! Tous les autres gagnent leur pain, et vous, vous vivez de ma charité. Mettez de côté ces balivernes, et trouvez quelque chose à faire. Je vous ferai expier la calamité de vous avoir toujours sous mes yeux, entendez-vous, maudite coquine !

— Je mettrai de côté mes balivernes, parce que vous pouvez me forcer à le faire si je refuse, répondit la jeune dame fermant son livre et le jetant sur une chaise. Mais quant à faire quelque chose, je ne ferai rien que ce qui me plaira, dussiez-vous en perdre la langue à force de jurer.

Heathcliff leva son bras, et la jeune femme, qui paraissait en connaître le poids, s’empressa de se mettre à l’abri. N’ayant aucun désir d’assister pour me distraire à une bataille de chat et de chien, je m’avançai d’un pas vif, comme si j’étais heureux de prendre ma part de la chaleur du foyer, et tout à fait ignorant de la dispute interrompue. Chacun d’ailleurs eut assez de tenue pour suspendre les hostilités. M. Heathcliff enfonça ses poings dans ses poches pour les garantir de la tentation ; Madame Heathcliff plissa ses lèvres et marcha vers un siège assez éloigné, où elle tint sa parole en jouant, pendant tout le reste de mon séjour, le rôle d’une statue. Ce séjour d’ailleurs ne fut pas long. Je me refusai à partager leur déjeuner, et au premier rayon du jour, je m’empressai de m’échapper vers le plein air, qui était maintenant clair, tranquille et froid.

Mon propriétaire me cria de m’arrêter avant que je fusse arrivé au fond du jardin et m’offrit de m’accompagner jusqu’au bout du marais. Et c’est un bonheur qu’il l’ait fait, car tout le dos de la colline n’était qu’un houleux océan blanc : les hauteurs et les affaissements causés par la neige n’indiquant en aucune façon des hauteurs et des affaissements correspondants dans le sol. Il y avait ainsi plusieurs puits que la neige avait entièrement nivelés ; et des rangées entières de remblais avaient été effacées de la carte que ma promenade de la veille avait laissée imprimée dans mon esprit. J’avais remarqué d’un côté de la route, à des intervalles de six ou sept yards, une ligne de pierres dressées, qui se prolongeait tout le long de la steppe ; elles avaient été dressées et barbouillées de chaux afin de servir de guides dans les ténèbres, ou encore dans les cas comme celui-ci, de façon que l’on pût distinguer le sentier ferme des marais profonds qui s’étendaient sur les deux côtés ; mais à l’exception de points sales qui émergeaient un peu çà et là, toute trace de leur existence avait disparu ; et mon compagnon fut souvent forcé de m’avertir de tourner sur la droite ou sur la gauche, alors que je m’imaginais suivre correctement les détours du chemin.

Nous échangeâmes fort peu de mots. Il s’arrêta à l’entrée de Thrushcross Park, me disant qu’il n’y avait plus d’erreur à faire depuis là. Nos adieux se bornèrent à un rapide salut ; et je continuai mon chemin, me fiant à mes propres ressources, car la loge du portier est à présent inoccupée. La distance de cette porte à la Grange est de deux milles, mais je crois bien que je me suis arrangé pour la faire de quatre, tantôt me perdant parmi les arbres, tantôt m’enfonçant jusqu’au cou dans la neige : divertissement que ne peuvent apprécier que ceux qui en ont fait l’expérience. En tout cas et quoi qu’il en soit de mes errements, l’horloge sonnait midi lorsque je rentrai chez moi ; et cela donnait, exactement une moyenne d’une heure par mille pour le chemin ordinaire de Wuthering Heights.

La dépendance humaine de ma maison et ses satellites s’élancèrent pour me souhaiter la bienvenue, s’écriant en tumulte qu’elles avaient désespéré de moi ; toutes conjecturaient que j’avais péri la nuit dernière ; et elles étaient en train de se demander par quel moyen on s’y prendrait pour aller à la découverte de mes restes. Je leur ordonnai de rester tranquilles, à présent qu’elles me voyaient de retour, et, gelé jusqu’au cœur, je m’élançai dans l’escalier. Arrivé au premier, je revêtis des vêtements secs ; et, après avoir marché dans ma chambre trente ou quarante minutes pour restaurer la chaleur animale, je me suis installé dans mon cabinet, faible comme un petit chat : presque trop faible pour jouir de la gaie flambée et du café fumant que m’a préparé ma servante.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER


Quelles vaines girouettes nous sommes ! Moi qui avais résolu de me tenir indépendant de toute relation sociale, et remerciais mon étoile de m’avoir enfin amené dans un endroit où ces relations étaient à peu près impraticables, moi, misérable créature sans force, après avoir lutté jusqu’au soir contre l’abattement et la solitude, je fus enfin obligé de céder, et, sous prétexte de m’informer des choses nécessaires à mon installation, j’invitai Madame Dean, quand elle m’apporta le souper, à s’asseoir pendant que je mangerais, avec l’espoir sincère d’avoir une conversation en règle, et d’être ou agréablement réveillé ou tout à fait endormi par ses discours.

— Il y a très longtemps que vous vivez ici ? commençai-je ; ne m’avez-vous pas dit seize ans ?

— Dix-huit, monsieur ; je suis venue quand ma maîtresse s’est mariée, pour prendre soin d’elle : et quand elle est morte, le maître m’a retenue pour faire le ménage.

— En vérité ?

Une pause suivit. Elle n’était pas bavarde, j’en avais bien peur, si ce n’est sur ses propres affaires, et celles-là ne m’intéressaient guère. Pourtant, après avoir réfléchi quelques minutes, ses poings sur ses genoux et avec un nuage de méditation sur sa dure physionomie, elle s’écria :

— Ah ! les temps ont bien changé depuis !

— Ah ! fis-je, vous avez dû voir beaucoup de changements, je suppose ?

— Oui, et des malheurs aussi, répondit-elle.

— Oh, pensai-je, je vais tourner la conversation sur la famille de mon propriétaire ! un excellent sujet à mettre en train. « Et cette jolie veuve, je serais heureux de savoir son histoire : d’apprendre si elle est une indigène du pays ou, ce qui est plus probable, une étrangère que les habitants des Heights ne veulent pas reconnaître pour parente. » Je demandai donc à Madame Dean pourquoi Heathcliff avait quitté Thrushcross Grange, et préférait vivre dans une situation et une résidence si manifestement inférieures. « N’est-il pas assez riche pour tenir la maison en bon ordre ? » demandai-je.

— Riche, monsieur ! Il a, personne ne sait combien d’argent, et tous les ans davantage. Oui, oui, il est assez riche pour vivre dans une maison plus belle que celle-ci ; mais il est très serré, très avare ; et s’il était venu s’établir à Thrushcross Grange, l’idée qu’il aurait pu gagner quelques centaines de plus en louant cette maison à un bon locataire l’aurait rendu trop malheureux. Il est bien étrange que des gens soient si avides quand ils sont seuls dans le monde !

— Mais il avait un fils, je crois ?

— Oui, il en avait un, il est mort.

— Et cette jeune dame, Madame Heathcliff, est sa veuve ?

— Oui.

— D’où vient-elle ?

— Eh, monsieur, c’est la fille de mon ancien maître : Catherine Linton était son nom de jeune fille. Je l’ai nourrie, pauvre créature ; je voudrais que M. Heathcliff vienne s’établir ici et alors nous pourrions être ensemble de nouveau.

— Alors, continuai-je, le nom de mon prédécesseur à Thrushcross Grange était Linton ?

— Oui.

— Et qui est cet Earnshaw, Hareton Earnshaw, qui vit avec M. Heathcliff ? Sont-ils parents ?

— Non ; c’est le neveu de feue Madame Linton.

— Le cousin de la jeune dame, alors ?

— Oui ; et son mari était aussi son cousin : l’un du côté de la mère, l’autre du côté du père. Heathcliff s’est marié avec la sœur de M. Linton.

— J’ai vu le nom d’Earnshaw gravé sur le fronton de la maison, à Wuthering Heights. Est-ce une vieille famille ?

— Très vieille, monsieur, et Hareton est le dernier d’entre eux, de même que notre miss Cathy est la dernière de nous, je veux dire des Linton. Avez-vous été à Wuthering Heights ? Je vous demande pardon de vous interroger, mais j’aimerais tant à savoir comment elle est !

— Madame Heathcliff ? Elle avait très bonne mine, et était très jolie ; mais elle ne m’a pas semblé très heureuse.

— Oh, la chère, ce n’est pas étonnant ! Et comment avez-vous jugé le maître ?

— Un homme plutôt rude, madame Dean ; n’est-ce pas son caractère ?

— Rude comme le tranchant d’une scie, et dur comme de la pierre de porphyre ! Moins vous aurez affaire avec lui, mieux cela vaudra.

— Il faut qu’il ait eu des hauts et des bas dans la vie pour être devenu un tel rustre. Savez-vous quelque chose de son histoire ?

— Je sais tout sur lui, Monsieur, excepté où il est né, et qui étaient ses parents, et comment il a gagné son argent pour commencer. Et Hareton a été indignement privé de l’héritage qui lui revenait ! Le malheureux garçon est le seul dans toute la paroisse qui ne devine pas combien il a été spolié.

— Eh bien, madame Dean, ce serait une action charitable de votre part de me dire quelque chose sur mes voisins. Je sens que je ne pourrai pas dormir si je me couche ; ayez donc l’obligeance de vous asseoir, et de me parler pendant une heure.

— Oh ! certainement monsieur. Je vais seulement chercher quelque chose pour coudre, et alors je resterai assise ici aussi longtemps qu’il vous plaira. Mais vous avez pris froid ; je vous ai vu frissonner ; et il faut que vous buviez un peu de tisane pour chasser cela.

La digne femme s’empressa, pendant que je me pelotonnais plus près du feu. J’avais la tête brûlante et le reste du corps gelé ; en outre je sentais mes nerfs et mon cerveau excités presque jusqu’au ton de la folie. Tout cela fit que je me trouvai non pas tant mal à l’aise que plutôt inquiet, comme je le suis encore, au sujet des effets possibles des incidents d’hier et aujourd’hui. Cependant, ma ménagère revint, avec un bol fumant et un panier à ouvrage ; et ayant placé le premier de ces objets sur la cheminée, elle s’installa dans son siège, évidemment charmée de me trouver si sociable.


— Avant de venir vivre ici, commença-t-elle, sans attendre une nouvelle invitation à raconter son histoire, j’étais presque toujours à Wuthering Heights. Ma mère avait nourri M. Hindley Earnshaw, le père d’Hareton, et j’avais pris l’habitude de jouer avec les enfants ; je faisais aussi les commissions ; j’aidais aux foins et j’étais accrochée à la ferme, toujours prête pour toute besogne qu’on voulait me donner. Un beau matin d’été — c’était, je me rappelle, au commencement de la moisson — M. Earnshaw, le vieux maître, descendit en tenue de voyage ; et après avoir dit à Joseph ce qu’il y avait à faire ce jour-là, il se tourna vers Hindley, Cathy et moi — car j’étais assise avec eux, mangeant mon porridge — et il dit, parlant à son fils : « Mon bon petit homme, je vais à Liverpool aujourd’hui, qu’est-ce qu’il faut que je vous apporte ? Vous pouvez choisir ce qui vous plaira, seulement que ce soit quelque chose de petit, car j’aurai à aller et revenir à pied : soixante milles dans chaque sens, c’est long à épeler. » Hindley demanda un violon. Alors il se tourna vers miss Cathy ; elle avait à peine six ans, mais elle pouvait monter sur tous les chevaux de l’écurie, et elle choisit un fouet. Le maître ne m’oublia pas non plus ; car il avait un bon cœur, bien qu’il fût quelquefois un peu sévère. Il me promit de m’apporter plein mes poches de pommes et de poires, après quoi il embrassa ses enfants, dit adieu, et partit.

Cela nous sembla long à nous tous, les trois jours de son absence ; et souvent la petite Cathy demanda quand il serait revenu. Madame Earnshaw l’attendait pour souper le troisième soir, et elle ajournait le repas d’heure en heure. Pourtant, il ne faisait aucun signe d’arriver, si bien qu’à la fin les enfants se fatiguèrent de descendre à la porte pour regarder. Il se fit noir, la vieille maîtresse aurait voulu qu’ils allassent se coucher, mais ils demandèrent en pleurant la permission d’attendre ; et juste vers onze heures, le loquet de la porte fut tranquillement soulevé, et le maître entra. Il se jeta dans un siège, riant et grognant, et leur ordonna à tous de se tenir à distance, car il était à peu près tué, et ne recommencerait pas une telle marche pour les trois royaumes.

— Et, par là-dessus, être chargé à mort ! dit-il, ouvrant son grand manteau qu’il tenait enroulé dans ses bras. Vois ici, femme ! Je n’ai jamais été autant battu par quelque chose dans ma vie : mais il faut tout de même que vous le preniez comme un don de Dieu, bien qu’il soit presque aussi noir que s’il venait du diable.

Nous l’entourâmes, et par dessus la tête de miss Cathy, j’aperçus un enfant aux cheveux très noirs, sale et vêtu de haillons : assez gros pour être capable aussi bien de marcher que de parler. De visage, il avait l’air plus vieux que Catherine ; et pourtant quand on le mit sur ses pieds, il ne sut que regarder autour de lui, et répéta sans cesse un baragouin que personne ne pouvait comprendre. Je fus effrayée et Madame Earnshaw parut prête à jeter l’enfant à la porte. Elle s’emporta, demandant comment son mari avait pu avoir l’idée d’amener dans la maison ce marmot gipsy, alors qu’ils avaient déjà leurs deux enfants à nourrir et à protéger. Qu’est-ce qu’il entendait faire avec ça, et était-il devenu fou ? Le maître essaya d’expliquer la chose, mais il était réellement à moitié mort de fatigue, et tout ce que je pus distinguer, parmi les gronderies de sa femme, fut le récit de la façon dont il avait trouvé cet enfant, mourant de faim, et sans asile, et quasi-muet, dans les rues de Liverpool. Il l’avait ramassé et s’était enquis de son possesseur. Pas une âme ne savait à qui il appartenait ; et comme son argent et son temps étaient également limités, il pensa que le meilleur était de l’emmener tout de suite avec lui, plutôt que de s’exposer à cause de lui à d’inutiles dépenses en ville, car il avait pris la résolution de ne pas l’abandonner dans l’état où il l’avait trouvé. Enfin la conclusion fut que ma maîtresse se calma, et que M. Earnshaw me dit de laver le nouveau venu, de lui donner des effets propres, et de le mettre à dormir avec les enfants.

Hindley et Cathy se contentèrent de regarder et d’écouter jusqu’à ce que la paix fut revenue ; mais alors tous deux commencèrent à fouiller dans les poches de leur père, en quête des cadeaux qu’il leur avait promis. Hindley était déjà un garçon de quatorze ans, mais quand il sortit ce qui avait été un violon et qui s’était écrasé en morceaux dans le manteau, il se mit à pleurer tout haut ; et Cathy, quand elle apprit que le maître avait perdu son fouet en s’occupant de l’étranger, témoigna de sa mauvaise humeur en grinçant des dents et en crachant sur la sotte petite chose ; elle gagna pour sa peine un soufflet afin d’apprendre de meilleures manières.

Ils refusèrent d’avoir l’enfant avec eux dans leur lit ou même dans leur chambre ; et comme je n’en avais pas davantage envie, je le mis sur le perron de l’escalier, espérant qu’il serait parti dans la matinée. Par hasard, ou bien attiré peut-être en entendant sa voix, le petit monstre rampa vers la porte de M. Earnshaw, et c’est là que celui-ci le trouva en quittant sa chambre. On fit une enquête pour savoir comment il y était venu, je fus obligée d’avouer ; et, en récompense de ma lâcheté et de ma cruauté, on me renvoya de la maison.

Ce fut la première introduction de Heathcliff dans la famille. En revenant quelques jours après (car je ne considérais pas mon bannissement comme perpétuel) je vis qu’ils l’avaient baptisé Heathcliff : c’était le nom d’un fils mort tout enfant, et ce nom lui a toujours servi, depuis, à la fois de prénom et de nom de famille. Miss Cathy et lui étaient maintenant très intimes, mais Hindley le haïssait. Et pour dire la vérité, je faisais comme lui ; et nous le tourmentions honteusement, car je n’étais pas assez raisonnable pour sentir mon injustice, et la maîtresse ne prononçait jamais un mot en sa faveur quand elle le voyait injurié.

Il semblait un enfant maussade, mais patient, endurci peut-être par l’habitude aux mauvais traitements. Il subissait les coups de Hindley sans fermer les yeux ni verser une larme ; et quand je le pinçais, il se contentait d’avoir un soupir et d’ouvrir ses yeux plus grands, comme s’il s’était blessé par accident et que personne ne fût à blâmer. Cette résignation rendit furieux le vieil Earnshaw, quand il découvrit comment son fils persécutait « le pauvre enfant orphelin », comme il l’appelait. Il s’attacha étrangement à Heathcliff, croyant tout ce qu’il disait (il faut ajouter qu’il disait très peu de choses et généralement la vérité) et le gâtant bien plus que Cathy, qui était trop malfaisante et trop entêtée pour être une favorite. C’est ainsi que, dès les premiers temps, Heathcliff entretint dans la maison de mauvais sentiments ; à la mort de Madame Earnshaw, qui arriva moins de deux ans après, le jeune maître avait déjà appris à regarder son père comme un oppresseur plutôt qu’un ami, et Heathcliff comme un usurpateur de l’affection de son père et de ses privilèges propres ; et tous les jours il devenait plus amer en réfléchissant à ces injustices. Je sympathisai quelque temps avec lui ; mais quand les enfants tombèrent malades de la rougeole et que j’eus à les garder, et à me charger tout d’un coup des occupations d’une femme, mes idées changèrent. Heathcliff fut malade dangereusement ; et dans les pires moments de sa maladie, il voulait toujours m’avoir à son chevet : je suppose qu’il sentait que je lui faisais beaucoup de bien et qu’il n’avait pas assez d’esprit pour deviner que je le faisais par ordre. Pourtant, je dois le dire, c’était l’enfant le plus tranquille que jamais nourrice eût veillé. La différence entre lui et les autres me força à être moins partiale. Cathy et son frère me harassaient terriblement ; lui restait sans se plaindre, comme un mouton : bien que ce fut plutôt par dureté que par douceur naturelle.

Il guérit et le médecin affirma que c’était en grande mesure grâce à moi, et me loua de mes bons soins. Je fus très fière de ces éloges, je me radoucis envers celui qui m’avait donné l’occasion de les mériter ; et ainsi Hindley perdit son dernier allié. Pourtant il m’était impossible d’arriver à aimer Heathcliff, et je me demandais souvent ce que mon maître trouvait à admirer si fort dans ce garçon maussade qui jamais, autant que je me rappelle, n’eut un signe de gratitude pour le payer de son indulgence. Il n’était pas insolent pour son bienfaiteur, mais simplement insensible : pourtant il savait parfaitement l’empire qu’il avait sur son cœur, et se rendait compte qu’il n’avait qu’à parler pour que toute la maison fut obligée de céder à son désir. Je me rappelle, par exemple, comment M. Earnshaw acheta un jour une paire de pouliches à la foire de la paroisse, et en donna une à chacun des deux garçons. Heathcliff prit la plus belle ; mais bientôt sa bête devint boiteuse ; et quand il s’en aperçut, il dit à Hindley : « Il faut que vous changiez de cheval avec moi, le mien ne me plaît pas, et si vous ne consentez pas, je dirai à votre père que vous m’avez battu trois fois cette semaine, et je lui montrerai mon bras qui est noir jusqu’à l’épaule. » Hindley tira la langue et lui donna des coups de poing sur les oreilles. « Vous ferez mieux de faire tout de suite ce que je vous demande, continua Heathcliff, s’échappant jusqu’à la porte (car ils étaient dans l’étable) vous serez forcé de toute façon de le faire, et si je parle de ces coups ils vous seront rendus avec intérêts. — Va-t-en, chien ! cria Hindley, le menaçant avec un poids de fer dont on se servait pour peser les pommes de terre et le foin. — Jetez, répliqua l’autre sans bouger, et alors je dirai comment vous vous êtes vanté que vous me mettriez à la porte dès qu’il serait mort, et nous verrons bien s’il ne vous met pas à la porte tout de suite, vous. » Hindley lui jeta le poids, qui l’atteignit dans la poitrine. Il tomba, mais se releva immédiatement, sans haleine et blanc comme un mort ; et si je ne l’avais pas empêché, il serait allé tout de suite trouver le maître, de qui il aurait obtenu pleine vengeance en laissant l’état où il était plaider pour lui, et en dénonçant celui qui en était l’auteur. « Alors, prends ma pouliche, Gipsy ! dit le jeune Earnshaw, et puisse-t-elle te casser le cou : prends-la et sois damné, toi mendiant et intrus ; et dérobe à mon père tout ce qu’il a ; seulement, après, montre-lui ce que tu es, enfant de Satan. Et prends ceci, j’espère que cela fera sortir ton cerveau de ta tête ! »

Heathcliff était parti détacher la bête, et la mettre dans sa stalle à lui ; il passait derrière elle lorsque Hindley conclut son discours en le jetant à ses pieds, et, sans rester pour voir si son espoir était rempli, s’enfuit aussi vite qu’il put. Je fus stupéfaite de constater avec quelle froideur l’enfant se ramassa et poursuivit son intention ; faisant l’échange des selles et de tout, et puis s’asseyant sur une botte de foin pour laisser se dissiper, avant d’entrer dans la maison, le mal de cœur que lui avait occasionné le coup violent qu’il avait reçu. Je n’eus pas de peine à lui persuader : de me laisser mettre ses blessures sur le compte du cheval ; il se souciait peu de ce que l’on dirait, dès qu’il avait ce qu’il désirait. Et en vérité, il lui arrivait si rarement de se plaindre de scènes comme celles-là que je crus réellement qu’il n’était pas vindicatif : en quoi je me trompais entièrement, Monsieur, comme vous le verrez bientôt.


CHAPITRE II


Avec le temps, M. Earnshaw commença à baisser. Il avait toujours été actif et bien portant, mais sa force le quitta tout d’un coup ; et du jour où il fut confiné au coin de son feu, il devint affreusement irritable. Un rien le vexait, et il lui suffisait de soupçonner un manque de respect à son autorité pour le faire entrer dans un accès de fureur. C’était le cas surtout si quelqu’un essayait de s’imposer à son favori ou de le dominer : il ne pouvait souffrir qu’un seul mot désagréable lui fût adressé ; il semblait s’être mis dans l’esprit que, parce que lui-même aimait Heathcliff, tout le monde le détestait et songeait à le maltraiter. Et ce fut un désavantage pour le garçon, car aucun de nous ne voulait irriter le maître, de sorte que nous complaisions à sa partialité et cette complaisance fut un riche aliment pour l’orgueil et pour l’humeur noire de l’enfant. Pourtant nous ne pouvions faire autrement ; deux ou trois fois, Hindley ayant manifesté son mépris pour Heathcliff en présence de son père, le vieillard furieux saisit son bâton pour le frapper, et frémit de rage en voyant son impuissance.

À la fin, notre curé (car nous avions un curé qui gagnait sa vie en donnant des leçons aux petits Linton et Earnshaw et en cultivant lui-même son morceau de terre) ce curé suggéra que le jeune homme devrait être mis au collège ; et M. Earnshaw y consentit, bien qu’à regret, car il dit que Hindley était un être nul et ne prospérerait jamais.

J’espérais cordialement que désormais nous aurions la paix. Je me chagrinais de penser que le maître avait à souffrir de sa bonne action. J’imaginais que son mécontentement provenait de ses ennuis de famille ; telle était également son opinion à lui, mais en vérité, monsieur, c’était sa nature qui baissait. Pourtant nous aurions pu continuer à vivre d’une façon assez supportable si ce n’était deux personnes, miss Cathy et Joseph le domestique : ce dernier aussi, vous l’avez vu là-haut, évidemment. C’était et c’est sans doute encore le plus odieux et le plus arrogant pharisien qui ait jamais saccagé une bible pour y prendre toutes les promesses pour lui-même et pour en lancer les malédictions à ses voisins. Par son adresse à faire des sermons et de pieux discours, il parvint à produire une grande impression sur M. Earnshaw ; et plus le maître allait s’affaiblissant, plus était grande l’influence de Joseph. Il ne cessait pas de l’importuner pour qu’il prît soin de son âme et pour qu’il tînt sévèrement ses enfants. Il l’encouragea à considérer Hindley comme un réprouvé et, tous les soirs, il grommelait régulièrement une longue série de fables contre Heathcliff et Catherine : il avait toujours soin de flatter la faiblesse d’Earnshaw en mettant la plus grosse part du blâme sur la jeune fille.

Il est bien sûr que Catherine avait des façons telles que je n’en avais jamais vues chez une enfant ; et elle nous mettait tous hors de patience cinquante fois par jour et davantage ; depuis l’heure où elle descendait jusqu’à l’heure où elle allait se coucher, nous n’étions pas sûrs une minute qu’elle ne fût pas à faire quelque mal. Son esprit était toujours excité, sa langue toujours en train. Elle chantait, riait, persécutait quiconque ne faisait pas comme elle. C’était une plante sauvage et maligne ; mais elle avait l’œil le plus agréable, le sourire le plus doux et le pied le plus léger de la paroisse ; et après tout, je crois qu’elle n’avait pas mauvaise intention, car lorsqu’une fois elle vous avait fait pleurer pour de bon, il était rare qu’elle ne vînt pas vous tenir compagnie et vous obliger à vous calmer pour la consoler. Elle aimait beaucoup trop Heathcliff. La plus grande punition que nous pouvions inventer pour elle était de la tenir séparée de lui. En jouant, elle se plaisait à faire la petite maîtresse, usant librement de ses mains et commandant à ses compagnons ; c’est ce qu’elle fit avec moi, mais je ne pouvais pas souffrir qu’on me donnât des ordres et je le lui fis savoir.

Or, M. Earnshaw n’admettait pas les plaisanteries de la part de ses enfants : il avait toujours été grave et sévère avec eux ; et Catherine de son côté ne concevait pas que son père fut plus mal disposé et moins patient dans son état de souffrance qu’il n’était auparavant. Les reproches acariâtres qu’elle en reçut éveillèrent en elle un méchant désir de le provoquer. Elle n’était jamais si heureuse que lorsque nous étions tous à la gronder à la fois, et qu’elle nous défiait avec son fier regard impertinent, et ses paroles toutes prêtes ; tournant en ridicule les malédictions religieuses de Joseph, me harcelant, et faisant la chose même que son père haïssait le plus : lui montrant que sa prétendue insolence à elle avait plus de pouvoir sur Heathcliff que sa bonté à lui, que le garçon était prêt à faire en toute chose ce qu’elle lui ordonnait, tandis qu’il n’obéissait à ses ordres à lui que s’ils s’accordaient avec son propre désir. Après s’être conduite aussi mal que possible toute la journée, quelquefois elle allait vers lui le soir et essayait de le dorloter pour faire la paix. « Non Cathy, disait le vieillard, je ne peux pas t’aimer ; tu es pire que ton frère. Va, dis tes prières, enfant, et demande pardon à Dieu. Je doute que ta mère et moi puissions expier la façon dont nous t’avons élevée. » D’abord ces paroles la faisaient pleurer, mais ensuite, à être toujours repoussée, elle s’endurcit, et elle se contentait de rire quand je lui conseillais de dire qu’elle regrettait ses fautes et en demandait pardon.

Mais l’heure vint enfin qui termina sur cette terre les souffrances de M. Earnshaw. Il mourut tranquillement dans sa chaise, un soir d’octobre, assis au coin du feu. Un vent violent soufflait autour de la maison et s’engouffrait dans la cheminée, avec un bruit sauvage ; pourtant, il ne faisait pas froid et nous étions tous ensemble : moi, à quelque distance du foyer, occupée à tricoter, Joseph lisant sa bible près de la table, car dans ce temps-là les domestiques avaient l’habitude de s’asseoir dans la maison, l’ouvrage fini. Miss Cathy avait été malade, et c’est ce qui fait qu’elle se tenait tranquille ; elle s’appuyait contre le genou de son père, et Heathcliff était couché par terre avec sa tête dans le tablier de la jeune fille. Je me rappelle que le maître, avant de tomber dans un assoupissement, caressa ses beaux cheveux et lui dit : « Pourquoi ne peux-tu pas toujours être une bonne fille ? » Et elle tourna sa figure vers lui, et répondit : « Pourquoi ne pouvez-vous pas toujours être un bon homme, père ? » Mais aussitôt qu’elle le vit vexé de nouveau, elle baisa sa main et dit qu’elle allait chanter pour l’endormir. Elle se mit à chanter très bas, jusqu’à ce que les doigts du vieux maître s’échappèrent des siens, et que sa tête s’affaissa sur sa poitrine. Alors je lui dis de se taire et de ne pas bouger par crainte de l’éveiller. Nous nous tûmes comme des souris pendant une pleine demi heure, et nous aurions continué plus longtemps, si Joseph, ayant fini son chapitre, ne s’était levé, et n’avait dit qu’il devait éveiller le maître pour réciter les prières et aller au lit. Il s’avança, l’appela par son nom et le toucha à l’épaule ; mais le vieillard restait immobile, de sorte qu’il prit la chandelle et le regarda. Je vis bien qu’il y avait quelque chose qui allait mal quand il remit sa lumière sur la table et que, saisissant les enfants chacun par un bras, il leur murmura de monter, et de ne pas faire de bruit, ajoutant qu’ils auraient à dire leurs prières tout seuls ce soir-là, parce que lui-même avait autre chose à faire.

— Je veux auparavant dire bonne nuit à mon père, dit Catherine, lui passant les bras autour du cou avant que nous ayons pu l’en empêcher. La pauvre créature découvrit tout de suite le malheur ; elle gémit : « Oh, il est mort, Heathcliff, il est mort ! » Et tous deux se mirent à pleurer, le cœur brisé.

Je joignis mes sanglots aux leurs, amers et sonores, mais Joseph nous demanda à quoi nous pensions de hurler de cette façon sur un saint dans le ciel. Il me dit de mettre mon manteau et de courir à Gimmerton pour chercher le médecin et le curé. Je ne pouvais pas deviner à quoi servirait l’un ou l’autre dans ce moment ; pourtant, je partis, par le vent et la pluie, et je ramenai avec moi l’un des deux, le médecin ; l’autre dit qu’il viendrait dans la matinée. Laissant Joseph expliquer l’affaire, je courus à la chambre des enfants ; leur porte était entrebâillée, je vis qu’ils ne s’étaient pas couchés, bien qu’il fût passé minuit ; mais ils étaient plus calmes et n’avaient pas besoin de moi pour les consoler. Les petites âmes se réconfortaient l’une l’autre avec des pensées meilleures que toutes celles que j’aurais pu leur suggérer ; aucun curé dans le monde n’a jamais fait une aussi belle peinture du ciel que celle qu’ils en faisaient dans leur innocente conversation ; et pendant que je les écoutais en sanglotant, je ne pouvais m’empêcher de souhaiter que nous fussions tous ensemble en sécurité là-haut.


CHAPITRE III


M. Hindley revint pour l’enterrement ; et, — chose qui nous étonna et fit jaser les voisins à droite et à gauche — il amena une femme avec lui. Ce qu’elle était, et où elle était née, il ne nous en a jamais informés ; probablement qu’elle n’avait ni argent ni nom pour la recommander, sans quoi il n’aurait pas tenu son union cachée de son père.

Ce n’était pas une femme qui aurait jamais troublé la maison pour sa propre part. Tous les objets qu’elle vit, du moment où elle passa le seuil, semblèrent l’enchanter, et aussi toutes les circonstances qui eurent lieu autour d’elle, excepté les préparatifs de l’enterrement et la présence des veilleurs funèbres. Je la crus à moitié niaise, par la conduite qu’elle eut dans cette occasion. Elle courut dans sa chambre et me fit y venir avec elle, alors que j’aurais dû habiller les enfants ; et là elle se tenait assise, frissonnante et tordant ses mains, et demandant à plusieurs reprises : « Est-ce qu’ils sont partis, à présent ? » Alors elle commença à décrire avec une émotion hystérique l’effet que lui produisait la vue du noir ; et elle tressaillit, et elle trembla, et enfin elle eut une crise de larmes. Quand je lui demandai ce qu’il y avait, elle me répondit qu’elle ne savait pas, mais qu’elle sentait une telle peur de mourir ! Elle me sembla aussi peu exposée à mourir dans ce moment que moi-même. Elle était plutôt mince, mais jeune, le teint frais, et ses yeux étincelaient comme des diamants. Je remarquai bien, il est vrai, que la montée des escaliers la faisait respirer très vite, que le moindre bruit soudain lui donnait le frisson, et qu’elle avait de temps à autre une toux pénible ; mais je ne savais rien de ce que présageaient ces symptômes et rien ne me portait à sympathiser avec elle. Dans ce pays, voyez-vous, M. Lockwood, nous n’avons pas l’habitude de nous attacher aux étrangers, à moins qu’ils ne s’attachent à nous les premiers. Le jeune Earnshaw avait considérablement changé pendant les trois années de son absence ; il était devenu plus maigre, avait perdu sa couleur, parlait et s’habillait d’une toute autre façon. Le jour même de son retour, il dit à Joseph et à moi que nous aurions désormais a demeurer dans l’arrière-cuisine et à lui laisser la maison. Il voulait même tapisser et faire couvrir de papier une petite chambre étroite qui serait devenue un parloir ; mais sa femme exprima tant de plaisir à la vue du plancher blanc et de l’énorme cheminée toute brillante, et des plats d’étain, et de la case aux faïences, et du chenil, et du large espace qu’il y avait pour se mouvoir dans cette chambre où ils se tenaient d’habitude, que son mari crut son projet inutile à la commodité de sa femme, et y renonça.

Elle témoigna du plaisir aussi à trouver une sœur parmi ses nouvelles connaissances ; et elle bavarda avec Catherine, et l’embrassa, et courut partout avec elle, et lui donna des quantités de cadeaux, au commencement. Pourtant son affection se fatigua très vite, et quand elle devint aigre, Hindley devint tyrannique. Quelques mots d’elle, témoignant de son antipathie pour Heathcliff, suffirent pour réveiller en lui sa haine d’autrefois envers le garçon. Il le chassa de sa compagnie et le rejeta dans celle des domestiques, le priva des leçons du curé, exigea que désormais il travaillât dehors, le forçant à besogner aussi durement qu’aucun autre garçon dans la ferme.

Dans les premiers temps, Heathcliff supporta assez sa dégradation, parce que Cathy lui enseignait ce qu’elle apprenait, et travaillait ou jouait avec lui dans les champs. Tous deux promettaient de devenir rudes comme des sauvages ; le jeune maître ne s’occupait absolument pas de leur conduite, ni de ce qu’ils faisaient, de sorte qu’ils n’avaient pas affaire à lui. Il ne les aurait pas même forcés à aller à l’église le dimanche ; mais Joseph et le curé le réprimandaient de son insouciance toutes les fois que les enfants manquaient le service, et lui, en conséquence, ne manquait pas d’ordonner que l’on battît Heathcliff et que l’on privât Catherine de dîner ou de souper. Mais c’était un de leurs amusements principaux de se sauver dans les marais le matin et d’y rester toute la journée, et la punition qui suivait était une risée pour eux. Le curé pouvait imposer à Catherine autant de chapitres qu’il voulait à apprendre par cœur, et Joseph pouvait battre Heathcliff jusqu’à avoir mal au bras ; les deux enfants oubliaient tout dans la minute où ils se retrouvaient ensemble, ou du moins dans la minute où ils avaient exécuté quelque mauvais plan de vengeance ; plus d’une fois j’ai pleuré en moi-même à les voir pousser tous les jours plus insouciants de tout, tandis que moi je n’osais pas dire une syllabe, par crainte de perdre le peu de pouvoir que je gardais encore sur ces créatures délaissées. Un dimanche soir, il arriva qu’on les chassa de la grande chambre, parce qu’ils avaient fait du bruit ou pour quelque petite offense de cette sorte ; et quand j’allai les appeler pour le souper, je ne pus les découvrir nulle part. Nous fouillâmes la maison, en haut et en bas, la cour et les étables, ils étaient introuvables. À la fin, Hindley, furieux, nous dit de verrouiller les portes et jura que personne ne les laisserait rentrer cette nuit-là. Tout le monde alla se coucher ; et moi, trop inquiète pour me mettre au lit, j’ouvris ma fenêtre et je passai ma tête pour écouter, malgré la pluie, bien résolue à les laisser tout de même entrer, s’ils revenaient. Après un moment, je distinguai des pas qui montaient dans le chemin, et la lumière d’une lanterne brilla à travers la porte. Je jetai un châle sur ma tête et courus pour les empêcher d’éveiller M. Earnshaw en frappant. Il n’y avait là que Heathcliff, et je me sentis trembler en le voyant seul.

— Où est miss Catherine ? m’écriai-je précipitamment ; pas d’accident, j’espère ?

— À Thrushcross-Grange, répondit-il, et j’y serais aussi, mais ils n’ont pas eu l’air disposés à me demander de rester.

— Eh bien, vous allez en attraper, lui dis-je, vous ne serez jamais content tant qu’on ne vous enverra pas à votre affaire ; qu’est-ce diable qui a pu vous faire rôder jusqu’à Thrushcross-Grange ?

— Laissez-moi me débarrasser de mes vêtements mouillés et je vous raconterai tout sur cette aventure, Nelly, répondit-il.

Je lui dis de prendre garde à ne pas éveiller le maître, et pendant qu’il se déshabillait et que j’attendais pour éteindre la chandelle, il poursuivit :

— Cathy et moi, nous nous sommes échappés de la lingerie pour faire une course en liberté, et comme nous apercevions de loin les lumières de la Grange, nous eûmes l’idée d’aller voir si les Linton passaient leur soirée du dimanche à se tenir debout dans les coins pendant que leur père et leur mère restaient assis à boire et à manger, et à chanter et à rire, et à brûler leurs yeux devant le feu. Croyez-vous qu’ils le fassent ? ou bien qu’ils lisent des sermons, et qu’ils soient catéchisés par leur domestique, et qu’on leur fasse apprendre une colonne de noms de l’Écriture s’ils ne répondent pas proprement ?

— Il est probable que non, répondis-je. Ce sont sans doute de bons enfants, et ils ne méritent pas le traitement que vous recevez pour votre mauvaise conduite.

— Ne faites pas de morale, Nelly, me dit-il, quelle folie ! Nous courûmes du sommet des Heights jusqu’au parc sans nous arrêter ; et Catherine fut complètement battue dans la course parce qu’elle était nu-pieds. Vous aurez demain à chercher ses souliers dans la boue. Nous rentrâmes par le trou d’une haie ; nous nous trouvâmes un chemin à tâtons dans le sentier, et nous nous plantâmes sur une pelouse de fleurs au-dessus de la fenêtre du salon. La lumière descendait de là sur nous, on n’avait pas mis les volets, et les rideaux n’étaient baissés qu’à moitié Tous deux, en nous tenant debout sur le rebord du mur et en nous appuyant à la saillie, nous pouvions regarder à l’intérieur ; et nous avons vu — ah ! comme c’était beau ! — un endroit splendide tapissé de rouge, et des chaises et des tables couvertes en rouge, et un beau plafond blanc bordé d’or, au centre duquel pendait, attaché avec des chaînes d’argent, un grand candélabre tout étincelant de petites bougies qui brillaient doucement. Les vieux M. et Madame Linton n’y étaient pas ; Edgard et sa sœur avaient la chambre entièrement pour eux. Ne devaient-ils pas être heureux ? À leur place, nous nous serions crus dans le ciel ! Et maintenant, devinez un peu ce que vos bons enfants étaient en train de faire ? Isabella — je pense qu’elle a onze ans, un an de moins que Cathy — était étendue à l’extrémité de la chambre, hurlant comme si des sorcières lui enfonçaient des aiguilles brûlantes dans la peau. Edgard était debout dans le foyer, pleurant en silence, et au milieu de la table était assis un petit chien, agitant sa patte et piaillant ; nous comprîmes, à leurs accusations mutuelles, qu’ils venaient presque de couper cette patte en deux à force de la tirer chacun de son côté. Les idiots ! C’était là leur plaisir ! De se quereller à qui tiendrait dans sa main cette petite bête, et chacun de se mettre à pleurer parce que, tous les deux, après se l’être disputée, refusaient de la prendre. Nous riions bien de ces créatures ! Nous les méprisions ! Quand me prendrez-vous à désirer ce que Catherine désire ? Quand nous verrez-vous nous divertissant à hurler, et à sangloter, et à nous rouler par terre tout le long d’une chambre ? Pour un millier de vies, je ne voudrais pas échanger ma condition ici pour celle d’Edgard Linton à Thrushcross-Grange, pas même si j’avais le privilège d’attacher Joseph au plus haut pignon, et de peindre le fronton de la maison avec le sang de Hindley !

— Silence, interrompis-je. Mais vous ne m’avez-pas encore dit, Heathcliff, pourquoi vous avez laissé Catherine là-bas.

— Je vous ai dit que nous étions en train de rire, répondit-il. Les Linton nous ont entendus, et d’un commun accord, tous deux se sont précipités vers la porte. Il y a eu un silence, et puis un cri : « Oh, maman, maman, oh papa ! oh maman, venez ici ; oh papa, oh ! » Je vous assure qu’ils n’ont fait que miauler de cette façon là. Alors nous avons fait un bruit terrible pour les effrayer encore davantage, et puis nous avons sauté en bas du rebord parce que nous entendions quelqu’un tirer la barre de la porte et que nous sentions que le meilleur était de nous sauver. Je tenais Cathy par la main et je la pressais de courir quand tout d’un coup elle est tombée. Elle a murmuré : « Cours, Heathcliff, cours, ils ont lâché le bouledogue, le voilà qui me tient. » Le chien l’avait saisie au cou-de-pied, Nelly ; j’entendais son affreux ronflement. Et elle, elle ne criait pas, oh non, elle aurait dédaigné de crier quand même elle aurait été embrochée sur les cornes d’un taureau furieux. Mais moi je criai ; je vociférais assez de jurons pour anéantir tous les démons de la chrétienté ; et j’ai pris une pierre que je lui ai jetée dans la gueule, en faisant tout mon possible pour la lui enfoncer dans la gorge. À la fin, un sot de domestique est venu avec une lanterne, en criant : « Tiens bon, Skulker, tiens bon ! » Mais il a été forcé de changer de ton quand il a vu le jeu de Skulker. Le chien était étouffé ; son énorme langue rouge pendait longue d’un demi-pied en dehors de sa gueule et ses lèvres écumaient d’une bave de sang. L’homme a relevé Cathy. Elle était malade : non de peur, j’en suis certain, mais de souffrance. Il l’a emportée dans la maison et je les ai suivis, grognant des exécrations et des menaces de vengeance. « Eh ! bien ! Robert, quelle prise ? criait Linton à l’entrée. — Skulker a attrapé une petite fille, monsieur ; et voici un garçon, dit-il en m’empoignant, qui a l’air d’un méchant vagabond ! Sans doute que les voleurs voulaient les faire passer par la fenêtre, afin qu’ils ouvrent la porte au reste de la clique, quand tout le monde serait endormi, pour qu’ils puissent nous assassiner à leur aise. Taisez-vous, vous, petit voleur mal embouché, vous irez aux galères pour ce coup-là ; M. Linton, ne lâchez pas votre fusil. — Non, non, Robert, dit le vieux fou, les canailles ont su que j’ai touché mes rentes hier ; ils ont pensé qu’ils auraient proprement leur affaire. Entrez, je vais leur arranger une réception. Tiens, John, attache la chaîne. Jenny, donnez un peu d’eau à Skulker. Venir provoquer un magistrat dans sa forteresse, et un dimanche encore ! Où s’arrêtera leur insolence ? Oh ma chère Marie, regardez un peu ! N’ayez pas peur, ce n’est qu’un petit garçon : il est vrai que le diable ricane ouvertement sur sa figure ; ne serait-ce pas rendre service à la contrée que de le pendre tout de suite avant qu’il ne puisse montrer sa nature dans ses actes comme il le fait dans sa mine ? » Il m’attira sous le chandelier et Madame Linton mit ses lunettes sur son nez et leva ses bras au ciel pour témoigner de son horreur. Les lâches enfants s’encouragèrent aussi à ramper plus près, et j’entendis Isabella bégayer : « Quelle chose affreuse ! Mettez-le dans la cave, papa, il ressemble tout à fait au fils du diseur de bonne aventure qui m’a volé mon faisan apprivoisé. N’est-ce pas, Edgar ? »

Pendant qu’ils étaient en train de m’examiner, Cathy est revenue à elle ; elle a entendu ce dernier discours et elle s’est mise à rire. Edgar Linton, après l’avoir longtemps considérée, trouva enfin assez de présence d’esprit pour la reconnaître. Ils nous ont vus à l’église, vous savez bien qu’il soit rare que nous les rencontrions ailleurs. Il a dit tout bas à sa mère :

— Mais c’est miss Earnshaw ! et voyez comme Skulker l’a mordue !

— Miss Earnshaw ? Quelle folie ! s’est écriée la dame. Miss Earnshaw rôdant à travers le pays avec un gipsy ! Et pourtant, mon cher, l’enfant est en deuil, sûrement c’est elle ; et elle peut rester boiteuse pour toujours.

— Quelle coupable insouciance de la part de son frère ! s’écria M. Linton, détournant ses regards de moi sur Catherine. J’ai d’ailleurs entendu de Shielders (c’était le nom du curé, monsieur) qu’il la laisse croître tout à fait comme une petite païenne. Mais qui est celui-ci ? Où a-t-elle ramassé ce compagnon ? Oh ! oh ! je suis sûr que c’est cette étrange acquisition qu’a faite notre feu voisin dans son voyage à Liverpool, un petit Lascar, ou bien quelque enfant de parias américains ou espagnols.

— Un méchant garçon, en tout cas, remarqua la vieille dame, et pas du tout fait pour une maison convenable ! « Avez-vous entendu son langage, Linton ? Je suis effrayée de penser que mes enfants aient pu l’entendre. »

— Je recommençai à jurer — ne vous fâchez pas, Nelly, — et alors on a ordonné à Robert de me faire sortir. J’ai refusé de m’en aller sans Cathy, mais il m’a entraîné dans le jardin, m’a mis de force cette lanterne dans la main, m’a assuré que M. Earnshaw serait informé de ma conduite, et après m’avoir ordonné de marcher tout droit ici, a refermé la porte. Les rideaux formaient encore une fente à un de leurs coins, et je repris ma station pour espionner ; parce que si Catherine avait désirer retourner à la maison, j’avais l’intention de secouer leur grand carreau de verre en un million de fragments pour peu qu’ils eussent refusé de la laisser partir. Mais elle était assise tranquillement sur le sopha. Madame Linton la débarrassa du manteau gris de la laitière que nous avions emprunté pour notre excursion. Elle secouait la tête et lui faisait des remontrances, je suppose : Cathy était une jeune lady, et ils faisaient une distinction entre la façon de la traiter et celle de me traiter moi-même. Alors la servante lui a apporté un bassin d’eau chaude et lui a lavé les pieds ; M. Linton lui a préparé un grand verre de négus et Isabella lui a mis dans le pan de sa robe tous les gâteaux qu’elle avait sur une assiette, pendant qu’Edgar restait à distance, bouche béante. Après cela, ils ont séché et peigné ses beaux cheveux, ils lui ont donné une paire d’énormes pantoufles, et l’ont traînée auprès du feu ; et quand je suis parti, elle était aussi gaie qu’elle pouvait l’être, partageant sa nourriture entre le petit chien et Skulker, dont elle pinçait le nez en même temps qu’elle mangeait ; elle allumait une étincelle de vie dans les vides yeux bleus des Linton, un vague reflet de sa chère figure enchanteresse. Je vis qu’ils étaient stupides d’admiration ; elle est si infiniment supérieure à eux, à tout le monde sur la terre, n’est-ce pas vrai, Nelly ?

— Il va sortir de cette affaire plus de choses que vous n’en prévoyez, répondis-je, le couvrant et éteignant la lumière. « Vous êtes incurable, Heathcliff, et M. Hindley va être forcé de recourir à des mesures extrêmes ; vous verrez si je me trompe. » Mes paroles se trouvèrent plus vraies que je n’aurais désiré. Cette malheureuse aventure rendit Earnshaw furieux. En outre, M. Linton, pour améliorer les choses, nous fit lui-même une visite le lendemain, et il débita au jeune maître un tel sermon sur la voie funeste dans laquelle il menait sa famille, que M. Hindley en fut très excité, et crut devoir considérer sérieusement la situation. Heathcliff ne fut pas battu ; mais on lui déclara qu’au premier mot qu’il dirait à miss Catherine, on le mettrait dehors ; et Madame Earnshaw entreprit de forcer sa belle-sœur à la réserve qui convenait, sitôt qu’elle serait rentrée, se promettant d’y employer l’art et non la force, car par la force elle ne serait jamais arrivée à rien.


CHAPITRE IV


Cathy resta cinq semaines à Thrushcross Grange, jusqu’à Noël. Cet intervalle suffit pour la guérir entièrement de sa blessure à la cheville, et par la même occasion, ses manières s’améliorèrent beaucoup. Notre maîtresse lui faisait de fréquentes visites, et commençait son plan de réforme en essayant d’exciter l’amour-propre et la dignité de la jeune fille à force de belles robes et de flatteries. À cela elle réussit aisément, de sorte que, au lieu d’une petite sauvage farouche et échevelée, sautant par la maison, et se démenant pour nous mettre tous hors d’haleine, nous vîmes descendre d’un joli poney noir une personne très digne, avec des boucles de cheveux bruns apparaissant sous une toque ornée d’une plume, et vêtue d’un long manteau de laine, quelle était forcée de retenir avec les deux mains pour pouvoir marcher. Hindley l’aida à descendre de son cheval, s’écriant d’un air ravi : « Eh quoi, Cathy, vous voilà tout à fait une beauté ! J’aurais eu peine à vous reconnaître : vous avez maintenant l’air d’une dame. Isabella Linton n’est rien en comparaison d’elle, n’est-ce pas vrai, Frances ? — Isabella n’a pas ses avantages naturels, répliqua sa femme ; mais il faut qu’elle soit sage, et ne recommence pas ici à être une petite sauvage. Ellen, aidez miss Catherine à se déshabiller. Restez tranquille, ma chère, vous allez déranger vos boucles, laissez-moi dénouer votre chapeau. »

J’enlevai le manteau, et au-dessous, je vis briller une longue robe de soie, des bas blancs et des bottines vernies ; ses yeux étincelaient gaîment quand elle vit les chiens accourir en bondissant pour lui souhaiter la bienvenue ; mais c’est à peine si elle osa les toucher par crainte qu’ils ne salissent ses beaux vêtements. Elle me baisa gentiment : j’étais toute couverte de farine à faire les gâteaux de Noël et il n’aurait pas fait bon de m’embrasser ; après quoi, elle regarda tout autour d’elle pour chercher Heathcliff. Monsieur et Madame Earnshaw étaient très inquiets de la façon dont ils se rencontreraient, pensant qu’on pourrait alors se rendre compte en quelque mesure de la difficulté qu’il y aurait à séparer les deux amis.

Heathcliff fut d’abord malaisé à découvrir. Si lui et les autres ne prenaient aucun soin de lui avant le départ de Catherine, ç’avait été dix fois pire depuis. Personne que moi-même, n’avait l’attention de lui dire qu’il était sale, et de le forcer à se laver, au moins une fois par semaine ; et il est rare que les enfants de son âge trouvent d’eux-mêmes du plaisir dans le savon et l’eau ; aussi, pour ne pas parler de ses vêtements qui avaient traîné trois mois dans la boue et la poussière, et de son épaisse chevelure jamais peignée, sa figure et ses mains étaient affreusement sales. Il avait bien raison de se cacher derrière le siège, en apercevant cette brillante et gracieuse demoiselle qui entrait dans la maison, au lieu de l’inculte contre-partie de lui-même qu’il attendait. « Est-ce que Heathcliff n’est pas ici ? demanda-t-elle, retirant ses gants, et laissant voir des doigts d’une blancheur admirable. »

— Heathcliff, vous pouvez avancer, cria M. Hindley, joyeux de sa déconfiture, et heureux de voir dans quel état le répugnant garnement serait forcé de se présenter. Vous pouvez venir et souhaiter la bienvenue à miss Catherine, comme les autres domestiques.

Cathy, apercevant son ami dans sa retraite, s’élança pour l’embrasser ; en une seconde, elle déposa sept ou huit baisers sur sa joue ; puis elle s’arrêta, se recula, et éclata de rire en s’écriant : « Eh, quelle noire et méchante figure vous avez, et combien drôle et laid ! Mais c’est parce que je suis habituée à Edgar et à Isabella Linton. Eh bien, Heathcliff, m’avez-vous oubliée ? »

Elle avait quelque raison pour faire cette question, car la honte et l’orgueil avaient jeté une ombre sur la contenance du garçon et le tenaient immobile.

— Serrez-lui la main, Heathcliff, dit M. Earnshaw d’un ton de condescendance. Une fois par hasard, c’est permis.

— Je ne veux pas, répondit le garçon, retrouvant enfin sa langue ; je ne veux pas rester ici pour qu’on rie de moi. Je ne le supporterai pas !

Et il voulut s’échapper, mais Cathy le saisit de nouveau.

— Je n’ai pas eu l’intention de rire de vous, lui dit-elle ; je n’ai pas pu m’en empêcher : Heathcliff, serrez-moi la main, au moins. De quoi êtes-vous grognon ? C’était seulement que vous aviez l’air singulier. Si vous voulez laver votre figure et brosser vos cheveux, ce sera parfait : mais vous êtes si sale ! — Elle regardait avec intérêt les doigts tout poussiéreux qu’elle tenait dans les siens, et aussi sa robe, que le contact d’Heathcliff n’avait pas dû embellir.

— Vous n’aviez pas besoin de me toucher ! répondit-il, suivant ses regards et retirant sa main. Je serai aussi sale qu’il me plaira ; et j’aime à être sale, et je serai sale.

La-dessus, il s’élança la tête la première hors de la chambre, au grand amusement du maître et de la maîtresse, et aussi au grand émoi de Catherine, qui ne pouvait comprendre comment ses remarques avaient fait pour produire une telle explosion de mauvaise humeur.

Après avoir rempli auprès de la nouvelle venue le rôle de femme de chambre, et avoir mis mes gâteaux dans le four, et avoir égayé la maison et la cuisine avec de grands feux comme il convenait pour la veillée de Noël, je me préparais à m’asseoir en chantant des Noëls, toute seule ; sans faire attention à l’affirmation de Joseph qui considérait les rythmes joyeux que j’avais pris comme constituant de vraies chansons. Lui s’était retiré pour prier à part dans sa chambre ; et Monsieur et Madame Earnshaw occupaient l’attention de la demoiselle en lui montrant toutes sortes de petites babioles qu’ils avaient achetées pour qu’elle en fît présent aux Linton, en reconnaissance de leurs bontés. On avait invité Isabella et Edgar à passer la journée du lendemain à Wuthering Heights, et l’invitation avait été acceptée, à une seule condition : Madame Linton avait demandé que ses chéris eussent à être tenus soigneusement séparés de ce « misérable garçon mal embouché ».

C’est dans ces circonstances que je restai seule au coin du feu. Je savourais la riche odeur des épices qui cuisaient ; j’admirais les instruments de cuisine tout reluisants, l’horloge somptueuse enfermée dans un couvercle de bois de houx, les cruches d’argent rangées sur un plateau et prêtes pour être remplies d’ale chaud avant le dîner ; et par-dessus tout, la pureté sans tâche de ce qui était particulièrement confié à mes soins, du plancher récuré et bien balayé. J’admirais intérieurement chacun de ces objets autant qu’il convenait ; puis je me rappelais comment le vieil Earnshaw avait l’habitude de venir quand tout était en place, et de m’appeler une petite fille bien adroite et de glisser un shelling dans ma main comme cadeau de Noël ; et de là je vins à penser à son attachement pour Heathcliff, à la peur qu’il avait que l’enfant n’eut à souffrir après sa mort de la négligence des siens ; et cela me conduisit naturellement à considérer la situation présente du pauvre garçon ; et au lieu de chanter je sentis une envie de pleurer. Pourtant, je me dis bientôt qu’il serait plus sage d’essayer de réparer quelques-uns des torts commis envers Heathcliff que de verser des larmes sur eux : je me levai et allai dans la cour pour le chercher ; je le trouvai caressant le poil lustré du nouveau poney dans l’étable, et nourrissant les autres bêtes à son habitude.

— Hâtez-vous, Heathcliff, lui dis-je, on est si bien dans la cuisine, et Joseph est remonté : hâtez-vous, et laissez-moi vous habiller gentillement avant que miss Cathy ne sorte de sa chambre, et alors vous pourrez vous asseoir ensemble, avec tout le foyer pour vous deux, et avoir une longue causette jusqu’au moment de vous coucher.

Il continuait son travail sans tourner une seule fois la tête vers moi.

— Venez, viendrez-vous ? continuai-je ; il y a un petit gâteau pour chacun de vous, qui sera prêt dans un instant ; et vous avez besoin d’une demi-heure pour vous habiller.

J’attendis cinq minutes, mais n’obtenant aucune réponse, je le quittai. Catherine soupa avec son frère et sa belle-sœur. Joseph et moi, nous nous joignîmes pour un repas tout à fait insociable, assaisonné de reproches, d’un côté, et d’insolence de l’autre. Le gâteau et le fromage d’Heathcliff restèrent sur la table toute la nuit pour les fées. Il s’arrangea pour continuer son travail jusqu’à neuf heures, après quoi il s’en alla, muet et sombre, dans sa chambre. Cathy resta debout très tard, ayant un monde de choses à ordonner pour la réception de ses nouveaux amis ; une fois elle vint dans la cuisine pour parler à son ami d’autrefois ; mais il n’y était pas, de sorte qu’elle se contenta de demander ce qu’il avait, et sortit. Le lendemain matin, le garçon se leva de bonne heure, mais comme c’était un jour de fête, il s’enfuit avec sa mauvaise humeur vers les bruyères et ne reparut que lorsque la famille fut partie pour l’église. Le jeûne et la réflexion semblaient l’avoir amené à un meilleur esprit. Il resta quelques instants accroché autour de moi, puis, s’étant armé de tout son courage, il s’écria tout à coup :

— Nelly, faites-moi propre, j’ai l’intention d’être bon.

— Il est bien temps, Heathcliff, lui dis-je, vous avez fâché Catherine : elle regrette d’être revenue. C’est comme si vous étiez jaloux d’elle parce qu’on pense plus à elle qu’à vous.

L’idée d’être jaloux d’elle était incompréhensible pour lui ; mais l’idée de la voir fâchée, il la comprenait assez clairement.

— Est-ce qu’elle vous l’a dit, qu’elle était fâchée ? demanda-t-il d’un air très sérieux.

— Elle a pleuré quand je lui ai dit que vous étiez reparti ce matin.

— Eh bien moi j’ai pleuré hier soir, répliqua-t-il, et j’avais plus de raisons pour pleurer qu’elle.

— Oui, vous aviez cette raison que vous alliez au lit avec un cœur orgueilleux et un estomac vide. Les gens fiers entretiennent en eux de mauvais chagrins. Mais si vous avez honte de votre méchante humeur, il faut que vous demandiez pardon, voyez-vous, quand elle va rentrer. Vous aurez à aller la trouver et à offrir de l’embrasser, et à lui dire — vous savez mieux que moi ce qu’il y a à lui dire, — seulement faites-le de bon cœur, et non pas comme si vous croyiez que sa grande toilette a fait d’elle une étrangère. Et maintenant, malgré que j’aie à préparer le dîner, je vais dérober un moment pour vous arranger, si bien qu’Edgar Linton aura tout à fait l’air d’une poupée à côté de vous. C’est d’ailleurs l’air qu’il a. Vous êtes plus jeune, et pourtant, je le jurerais, vous êtes plus haut et deux fois aussi large des épaules ; vous pourriez l’abattre par terre en un clin d’œil. Ne sentez vous pas que vous le pourriez ?

La figure d’Heathcliff s’éclaira un moment, puis elle s’obscurcit de nouveau, et il eut un soupir.

— Mais, Nelly, si je l’abattais par terre vingt fois, cela ne le rendrait pas moins joli, ni moi davantage. Ce que je voudrais, ce serait d’avoir des cheveux blonds et la peau fine, et d’être aussi bien vêtu et aussi bien élevé que lui, et d’avoir une chance d’être aussi riche qu’il doit l’être.

— Et de crier pour appeler maman à chaque instant, ajoutai-je, et de trembler si un petit paysan levait son poing sur vous, et de rester assis à la maison toute la journée pour une méchante averse ? Oh Heathcliff, vous montrez là un bien pauvre esprit. Venez à la glace, et je vais vous montrer ce que vous devriez désirer. Voyez-vous ces deux lignes entre vos yeux et ces épais sourcils qui, au lieu d’être relevés et arqués, sont baissés par le milieu : et cette paire de méchants yeux noirs de vrai diable, si profondément enfoncés, qui jamais n’ouvrent franchement leurs fenêtres, et qui regardent en-dessous comme des espions de l’enfer ? Consentez et apprenez à caresser comme il faut ces boucles maussades, à ouvrir franchement vos paupières, et à changer ces diables en deux anges, confiants et innocents, ne soupçonnant rien, et voyant partout des amis là où il n’est pas certain qu’ils ont affaire à des ennemis. Ne gardez pas cette expression d’un vieux chien vicieux qui a l’air de savoir que les coups de pied qu’il reçoit sont ce qui lui est dû, et qui cependant déteste le monde entier aussi bien que celui qui donne les coups de pied, pour la peine qu’on lui fait souffrir.

— Autrement dit, je dois désirer d’avoir les grands yeux bleus et le front découvert d’Edgar Linton, répliqua-t-il. Eh bien c’est ce que je fais, mais ce n’est pas ce qui me permettra de les avoir.

— Un bon cœur vous aidera à avoir une bonne figure, mon garçon, continuai-je, quand même vous seriez un vrai nègre, et un mauvais cœur changera la meilleure figure en quelque chose de pire que ce qu’il y a de plus laid. Et maintenant que nous avons fini de nous laver, de nous peigner et de bouder, dites-moi si vous ne pensez pas que vous êtes plutôt un joli garçon ? Je vous le dis, moi, que vous en êtes un. Qui sait si votre père n’était pas un empereur de Chine, et votre mère une reine indienne, l’un et l’autre capables d’acheter, avec leur revenu d’une semaine, Wuthering Heights et Thrushcross-Grange d’un seul coup ? Et vous avez été volé par de méchants matelots et amené en Angleterre. Si j’étais à votre place, je me ferais une haute idée de ma naissance, et l’idée de ce que j’aurais été d’abord me donnerait du courage et de la dignité pour supporter l’oppression d’un petit fermier.

Je bavardais de cette façon, et Heathcliff perdait par degrés son air soucieux, et commençait à avoir une figure tout à fait aimable, lorsque notre conversation fut interrompue par un bruit sourd qui remontait dans la route et entrait dans la cour. Il courut à la fenêtre et moi à la porte, juste à temps pour voir les deux Linton descendre de la voiture de famille, enveloppés de manteaux et de fourrures, et pour voir les Earnshaw sauter en bas de leurs chevaux, car il leur arrivait souvent l’hiver d’aller à cheval à l’église. Catherine prit par la main chacun des enfants et les conduisit dans la maison, et les installa devant le feu, qui ne tarda pas à mettre des couleurs vives sur leurs pâles visages.

Je pressai mon compagnon de se hâter à présent d’aller montrer son aimable humeur, et il y consentit volontiers ; mais la malechance voulut que, au moment où il ouvrait d’un côté la porte de la cuisine, Hindley l’ouvrait de l’autre côté. Ils se rencontrèrent, et le maître, irrité de le voir propre et gai, ou peut-être désireux de garder la promesse faite à Madame Linton, le fit reculer d’une poussée soudaine et ordonna d’un ton fâché à Joseph de garder le gaillard hors de la chambre, de l’envoyer au grenier jusqu’à la fin du dîner :

— Il ne manquera pas de fourrer ses doigts dans les tartes et de voler les fruits, si on le laisse seul à la cuisine une minute.

— Non, monsieur, ne pus-je m’empêcher de répondre, il ne touchera à rien pour ce qui est de lui, et je suppose qu’il faut qu’il ait sa part des friandises aussi bien que nous.

— C’est de ma main qu’il aura sa part, si je l’attrape à descendre avant la nuit, cria Hindley. Dehors, vagabond ; eh quoi, vous faites l’essai du peigne, hein ? Attendez que je vous débarrasse de ces élégantes boucles, voyez un peu si je ne pourrais pas les tirer pour les allonger.

— Elles sont déjà assez longues, observa le jeune Linton qui s’était approché de la porte et regardait à la dérobée. Je m’étonne qu’elles ne lui donnent pas mal à la tête. C’est comme s’il avait une crinière de pouliche au-dessus des yeux.

Il avait hasardé cette remarque sans aucune intention injurieuse ; mais la violente nature d’Heathcliff n’était pas préparée à endurer l’ombre d’une impertinence de la part de quelqu’un qu’il semblait depuis lors haïr comme un rival. Il saisit une soupière pleine de sauce de pommes chaude, la première chose qui lui tomba sous la main, et la lança en plein sur la figure et le cou du petit Linton ; celui-ci commença aussitôt une lamentation qui fit accourir Isabella et Catherine. Hindley Earnshaw empoigna le coupable et le conduisit à sa chambre ; et là sans doute il lui administra un dur remède pour le guérir de son accès de passion, car, en revenant, il était rouge et essoufflé. Je pris un torchon et je frottai avec un peu de dépit le nez et la bouche d’Edgar, affirmant que cela lui apprendrait à se mêler des affaires d’autrui. Sa sœur commença à pleurer et à demander à rentrer à la maison, et Cathy se tenait là, confuse, rougissant pour tout le monde.

— Vous n’auriez pas dû lui parler, dit-elle au jeune Linton. Il était de mauvaise humeur et maintenant vous avez gâté votre visite ; et il sera battu, je le hais d’être battu ! Je ne pourrai pas manger mon dîner. Pourquoi lui avez-vous parlé, Edgar ?

— Je ne lui ai pas parlé, sanglotait l’enfant s’échappant de mes mains, et achevant de se nettoyer avec son mouchoir de batiste. J’ai promis à maman de ne pas lui dire un mot.

— Allons, ne pleurez pas, répondit Catherine dédaigneusement, on ne vous a pas tué. Soyez sage, voilà mon frère qui vient, restez tranquille ! Silence, Isabella, est-ce que quelqu’un vous a blessée, vous ?

— Allons, allons, enfants, asseyez-vous à vos places, cria Hindley, accourant. Cette brute d’enfant m’a joliment échauffé. La prochaine fois, maître Edgar, prenez la loi dans vos poings, cela vous donnera de l’appétit.

L’aspect et l’odeur du festin rendirent à la petite bande sa tranquillité d’esprit. Tous avaient faim après leur course ; et comme il ne leur était arrivé aucun mal réel, ils n’eurent pas de peine à se consoler. M. Earnshaw distribuait d’abondantes portions, et la maîtresse les égayait par l’entrain de sa causerie. Je restai debout derrière sa chaise. Je souffrais de voir Catherine, les yeux secs et l’air indifférent, commencer à couper l’aile d’une oie placée devant elle. « C’est-une enfant sans cœur, pensais-je, comme elle oublie légèrement les souffrances de son ancien compagnon de jeu ! Je ne l’aurais pas imaginée si égoïste. » Elle porta une bouchée à ses lèvres, puis la reposa de nouveau. Ses joues rougirent et je vis les larmes jaillir de ses yeux. Elle fit glisser à terre sa fourchette, et se hâta de se baisser sous la table pour cacher son émotion. Je ne pouvais pas continuer à l’appeler une fille sans cœur, car je vis qu’elle était toute la journée dans le purgatoire, et qu’elle s’épuisait à trouver une occasion de rester seule, ou de rendre une visite à Heathcliff, qui avait été enfermé par le maître, comme je le découvris en essayant de lui monter en secret un plat de nourriture.

Le soir, il y eut une danse. Cathy demanda alors à ce qu’il fut remis en liberté, parce qu’Isabella Linton n’avait pas de partenaire ; mais ses efforts furent vains, et c’est moi qui fus désignée pour remplir la place vacante. L’excitation de l’exercice nous débarrassa de tout chagrin, et notre plaisir fut accru par l’arrivée de la fanfare de Gimmerton, en tout plus d’une quinzaine : une trompette, un trombone, des clarinettes, des bassons, des cors français et une basse-viole, sans parler des chanteurs. Ils vont à la ronde dans toutes les maisons respectables et reçoivent des cadeaux tous les Noëls, et nous estimâmes comme une joie de premier ordre de pouvoir les entendre. Quand les Noëls d’usage furent chantés, nous les installâmes à chanter des chansons et des lais. Madame Earnshaw aimait la musique, de sorte qu’ils nous en donnèrent en abondance.

Catherine l’aimait aussi ; mais elle dit qu’on l’entendrait plus doucement du haut de l’escalier, et elle monta dans l’obscurité ; je la suivis. On ferma la porte d’en bas, car il y avait tant de monde que personne n’avait remarqué notre absence. Cependant Cathy, sans s’arrêter au haut de l’escalier, était montée jusqu’au grenier où l’on avait enfermé Heathcliff, et s’était mise à l’appeler. Pendant un moment, il refusa obstinément de répondre ; elle persévéra et finit par le persuader de communiquer avec elle à travers les planches. Je laissai les pauvres créatures causer à leur aise, jusqu’au moment où je supposai que les chants allaient cesser et les chanteurs prendre de nouveau quelques rafraîchissements ; alors je grimpai à l’échelle pour la prévenir. Mais au lieu de la trouver dehors, j’entendis sa voix à l’intérieur. Le petit singe avait rampé par la lucarne de l’une des chambres, le long du toit, dans la lucarne de l’autre, et ce fut avec la plus grande difficulté que je pus la décider à sortir. Quand elle vint, Heathcliff vint avec elle, et elle insista pour que je le prenne dans la cuisine : l’autre domestique, Joseph, étant allé à Gimmerton pour ne pas entendre le bruit de notre infernale psalmodie, comme il se plaisait à l’appeler. Je leur dis que je n’entendais en aucune façon encourager leurs tours, mais que, comme le prisonnier n’avait rien mangé depuis le dîner de la veille, je consentirais à le laisser cette fois tricher devant M. Hindley. Il descendit, je l’installai sur une chaise près du feu, et lui offris une quantité de bonnes choses ; mais il était malade et ne pouvait guère manger, et mes efforts pour le faire manger furent inutiles. Il appuya ses deux coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains, et resta plongé dans une méditation muette. Quand je lui demandai le sujet de ses pensées, il me répondit gravement :

— Je suis en train d’essayer de déterminer comment je pourrai repayer Hindley. Peu m’importe le temps qu’il faudra attendre, pourvu que j’y arrive à la fin. J’espère qu’il ne mourra pas avant que j’y arrive.

— Vous n’avez pas honte, Heathcliff ! dis-je. C’est à Dieu de punir les méchants ; nous, nous devons apprendre à pardonner.

— Non, Dieu n’aurait pas la satisfaction que j’aurai, répondit-il. Je voudrais seulement connaître le meilleur moyen. Laissez-moi seul, et je vais le combiner : quand je pense à cela, je ne sens pas ma peine.

— « Mais, monsieur Lockwood, j’oublie que ces contes ne peuvent guère vous divertir. Je suis désolée de songer comment j’ai pu avoir l’idée de bavarder de cette façon ; et votre tisane est froide, et vous penchez la tête pour aller vous coucher. J’aurais pu vous dire l’histoire de Heathcliff, ou du moins tout ce que vous avez besoin d’en savoir, en une demi-douzaine de mots. » S’interrompant ainsi, ma ménagère se leva, et fit mine de mettre son ouvrage de côté, mais je me sentais incapable de bouger du foyer, et j’étais bien loin d’avoir sommeil : — Restez assise, Madame Dean, lui criai-je, restez assise encore une demi-heure. Vous avez très bien fait de me raconter cette histoire à loisir ; c’est la méthode que j’aime, et il faudra que vous la finissiez dans le même style. Il n’y a pas un des caractères que vous avez mentionnés qui ne m’intéresse plus ou moins.

— Mais l’horloge va sonner onze heures, monsieur.

— N’importe, je n’ai pas l’habitude de me coucher de bonne heure. Une heure ou deux c’est bien assez pour une personne qui reste au lit jusqu’à dix heures.

— Vous ne devriez pas rester couché jusqu’à dix heures. La matinée est déjà passée à cette heure-là. Une personne qui n’a pas fait à dix heures la moitié de l’ouvrage de sa journée court risque de laisser l’autre moitié à demi-inachevée.

— Pourtant, madame Dean, reprenez votre siège, car demain j’ai l’intention de prolonger la nuit jusqu’à midi. Je me prédis pour tout le moins un gros rhume.

— J’espère que non, monsieur. Eh bien, il faudra que vous me permettiez de sauter par-dessus quelque trois ans ; pendant cet espace de temps, Madame Earnshaw…

— Non, non, je ne permettrai rien de tel. Connaissez-vous cette humeur dans laquelle, si vous êtes assis seul, et qu’un chat lèche son petit devant la cheminée, sous vos yeux, vous vous intéressez si sérieusement à l’opération qu’il suffit que le chat néglige seulement une oreille de son petit pour vous mettre hors de vous ?

— Une humeur affreusement paresseuse, j’ose dire.

— Au contraire, très active, jusqu’à fatiguer. Et c’est mon humeur en ce moment, aussi je vous prie de continuer très en détail. Je m’aperçois que les gens de ces pays acquièrent sur les gens des villes la supériorité qu’une araignée dans une prison a sur une araignée dans un cottage, au point de vue des habitants qui les considèrent. Et pourtant, cet accroissement d’attractions n’est pas entièrement dû à la situation du témoin. Les gens d’ici vivent d’une façon plus sérieuse, plus intime, ils s’occupent moins de la surface, du changement, et des frivolités extérieures. J’imagine qu’un amour durant toute une vie est presque possible ici ; tandis que jusqu’à présent j’ai toujours refusé de croire à la possibilité d’un amour quelconque de plus d’un an de durée.

— Oh ! nous sommes les mêmes ici que partout ailleurs, observa Madame Dean, quelque peu embarrassée par mon speech.

— Excusez-moi, répondis-je ; vous, ma bonne dame, vous êtes un démenti frappant à cette assertion. Sauf quelques expressions provinciales de peu d’importance, vous n’avez aucune trace des manières que j’étais habitué à considérer comme particulières à votre classe. Je suis sûr que vous avez pensé beaucoup plus que la généralité des domestiques. Le manque d’occasion de dépenser votre vie en vaines bagatelles vous a forcée à cultiver vos facultés de réflexion.

Madame Dean se mit à rire.

— À coup sûr, je me considère comme une personne sage et raisonnable, dit-elle, mais ce n’est pas pour avoir vécu sur ces collines, et pour avoir vu les mêmes figures et les mêmes actions d’un bout à l’autre de l’année. C’est que j’ai subi une forte discipline qui m’a enseigné la sagesse ; et puis, j’ai lu beaucoup plus que vous ne pourriez le supposer, M. Lookwood. Il n’y a pas un livre dans cette bibliothèque que je n’aie regardé et dont je n’aie tiré quelque chose : excepté cette rangée de livres grecs et latins, et ces livres français ; et encore ceux-là, je les connais par ce que j’en ai vu dans les autres : c’est ce que vous pouvez attendre de la fille d’un pauvre homme. Pourtant, si vous désirez que je poursuive mon histoire à la façon d’une vraie commère, je veux bien continuer ; et au lieu de sauter trois ans, je me contenterai de passer à l’été suivant, l’été de 1778, c’est-à-dire il y a à peu près vingt-trois ans.


CHAPITRE V


— Un beau matin de juin est né mon premier petit nourrisson, le dernier de l’ancienne famille des Earnshaw. Nous étions occupées aux foins dans un champ éloigné lorsque la fille qui avait l’habitude de nous apporter à déjeuner est accourue, une heure à l’avance, traversant la prairie et remontant la ruelle, et m’appelant tout le temps qu’elle courait.

— Oh ! un si grand bébé, cria-t-elle, le plus beau qui ait jamais vécu ! Mais le docteur dit que Madame doit s’en aller : il dit qu’elle a été poitrinaire depuis plusieurs mois. Je l’ai entendu le dire à M. Hindley : et maintenant elle n’a rien pour la garder en vie, et elle sera morte avant l’hiver. Il faut que vous rentriez à la maison tout de suite. C’est vous qui aurez à être sa nourrice, Nelly : à le nourrir de sucre et de lait et à prendre soin de lui jour et nuit. Je voudrais bien être à votre place, parce que cet enfant sera tout à fait à vous quand il n’y aura plus Madame.

— Mais est-ce qu’elle est très malade ? demandai-je, jetant mon râteau et attachant mon bonnet.

— Je devine qu’elle doit l’être ; mais elle a l’air si brave, répondit la fille, et elle parle comme si elle avait l’idée de vivre pour voir l’enfant devenir un homme. Elle a perdu la tête de joie, l’enfant est si beau ! Si j’étais à sa place, je suis sûre que je ne mourrais pas ; je me sentirais mieux portante rien qu’à le regarder, malgré le médecin.

« J’étais vraiment folle de le voir. Dame Archer a descendu le chérubin pour le montrer au maître de la maison, et sa figure avait juste commencé à s’éclairer lorsque voilà le médecin qui s’avance et qui dit :

— Earnshaw, c’est une bénédiction que votre femme ait été épargnée pour vous laisser ce fils. Lorsqu’elle est venue, j’ai eu le sentiment que nous ne la garderions pas ; et maintenant, je dois vous le dire, l’hiver va probablement la finir. Ne vous effrayez pas et ne vous en désolez pas trop, il n’y a pas de remède ; et puis, vous auriez dû être plus avisé que de choisir un pareil jonc de fille !

— Et qu’est-ce que le maître a répondu, demandai-je ?

— Je crois bien qu’il a juré, mais je n’y ai pas fait attention ; je m’efforçais pour voir l’enfant.

Et elle recommença à le décrire d’un ton extasié. J’étais aussi excitée qu’elle et je courus bien vite à la maison pour l’admirer pour mon compte, et pourtant j’étais très triste au sujet d’Hindley. Il n’avait de place dans son cœur que pour deux idoles, sa femme et lui-même, il adorait sa femme et je ne pouvais pas m’imaginer comment il supporterait sa perte.

En arrivant à Wuthering-Heights, je le vis debout sur la porte, et je lui demandai au passage comment allait l’enfant.

— Tout prêt à courir, Nelly, nous répondit-il en exhibant un sourire joyeux.

— Et la maîtresse ? me hasardai-je à demander, le médecin dit qu’elle est…

— Au diable le médecin ! fit-il en devenant tout rouge. Frances va très bien, elle sera tout à fait remise la semaine prochaine. Est-ce que vous montez ? Voulez-vous lui dire que je vais venir, si seulement elle promet de ne pas parler. Je l’ai laissée parce qu’elle ne voulait pas se taire, et qu’il faut qu’elle se taise ; dites-lui que M. Kenneth a dit qu’il fallait rester tranquille.

Je fis la commission auprès de Madame Earnshaw ; elle semblait avoir un peu de délire, et me répondit gaiement :

— C’est à peine si j’ai dit un mot, Ellen, et alors il s’en est allé deux fois en pleurant. C’est bien, dites-lui que je promets de ne pas parler ; mais cela ne m’empêchera pas de lui sourire !

Pauvre âme ! Jusqu’à la dernière semaine avant sa mort, cette joyeuse humeur ne lui a jamais manqué, et son mari persistait obstinément, non, furieusement à observer que sa santé s’améliorait tous les jours. Lorsque Kenneth l’avertit que ses remèdes étaient inutiles à ce degré de la maladie, et qu’il ne voulait pas l’exposer à d’autres dépenses en continuant à la soigner, il répliqua :

— Je sais que c’est inutile, elle va très bien, elle n’a plus besoin de vos soins. Elle n’a jamais été poitrinaire. Ce n’était qu’une fièvre, et elle est partie. Son pouls est aussi lent que le mien et ses joues aussi fraîches.

Il dit la même histoire à sa femme et elle sembla le croire ; mais une nuit, pendant qu’elle s’appuyait sur son épaule et lui disait qu’elle croyait pouvoir se lever le lendemain, un accès de toux la prit, un accès très léger. Hindley la souleva dans ses bras, elle passa ses deux mains autour de son cou, sa figure changea : elle était morte.

Comme la fille l’avait prédit, le petit Hareton tomba complètement entre mes mains. M. Earnshaw, en ce qui touchait son enfant était content pourvu qu’il le vit en bonne santé et ne l’entendit pas pleurer ; mais lui-même devenait désespéré, et son chagrin était de cette sorte qui n’admet pas les lamentations. Il ne pleurait ni ne priait, mais ne faisait que maudire et défier, exécrant Dieu et les hommes, et s’adonnant à une affreuse dissipation. Les domestiques ne pouvaient supporter longtemps sa conduite tyrannique et méchante : Joseph et moi étions les deux seuls qui consentions à rester. Je n’avais pas le cœur de quitter ma charge, et puis vous savez que j’avais été sa sœur de lait, de sorte que j’excusais sa conduite plus volontiers que n’aurait fait un étranger. Joseph restait pour malmener les fermiers et les ouvriers, et parce que sa vocation était d’être là où il avait une abondance de méchancetés à réprouver.

Les mauvaises façons et la mauvaise société du maître formaient un bel exemple pour Catherine et pour Heathcliff. La façon dont il traitait ce dernier aurait suffi pour faire un diable d’un saint. Et en vérité on aurait dit que le garçon était possédé de quelque chose de diabolique à cette époque. Il faisait ses délices de voir Hindley se dégrader à jamais, et tous les jours, sa sauvagerie, sa férocité devenaient plus marquées. Je ne pourrais seulement pas vous dire à moitié quelle infernale maison nous avions. Le curé avait cessé de venir et personne de convenable ne s’approchait de nous, à la fin, à moins d’excepter les visites que faisait Edgar Linton à miss Cathy. À quinze ans, celle-ci était la reine de la contrée, elle n’avait pas sa pareille et devenait une créature superbe et hautaine. J’avoue que je ne l’aimais pas, une fois son enfance passée, et souvent je la vexais en essayant d’abattre son arrogance ; et pourtant elle n’eut jamais d’aversion pour moi. Elle avait une constance extraordinaire pour ses attachements anciens ; même Heathcliff tenait inaltérablement sa place dans son affection, et le jeune Linton, avec toute sa supériorité, eut toujours beaucoup de peine à produire sur elle une impression aussi profonde. C’est lui qui a été mon dernier maître : voilà son portrait au-dessus de la cheminée. Auparavant, il était pendu d’un côté et celui de sa femme de l’autre ; mais ce dernier a été enlevé, sans quoi vous auriez pu voir un peu comment elle était. Pouvez-vous distinguer quelque chose dans ceci ?

Madame Dean éleva la chandelle et je pus distinguer une figure aux traits doux, et offrant une ressemblance extrême avec la jeune dame des Heights, mais plus pensive et d’une expression plus aimable. C’était vraiment une image charmante. Les longs cheveux blonds s’enroulaient légèrement sur les tempes, les yeux étaient larges et sérieux, la figure presque trop gracieuse. Je n’étais pas étonné de savoir que Catherine Earnshaw avait pu oublier son premier ami pour celui-ci, mais je me demandais plutôt comment cet homme-ci, pour peu que son esprit ait correspondu à sa personne, avait pu s’éprendre de Catherine Earnshaw telle que je l’imaginais.

— Un bien agréable portrait, dis-je à ma ménagère, est-ce ressemblant ?

— Oui, mais il avait bien meilleur air quand il était animé. Ceci est sa figure de tous les jours ; en général, il manquait de feu.

Catherine avait conservé ses relations avec Linton depuis les cinq semaines de son séjour parmi eux ; et comme elle n’était pas tentée en leur compagnie de montrer les côtés rudes de sa nature, et comme elle avait assez de raison pour avoir honte d’être rude, en présence d’une aussi constante amabilité, elle en avait imposé à la vieille dame et au gentleman et à M. Linton, sans y penser, par son ingénieuse cordialité ; elle avait gagné l’admiration d’Isabelle et le cœur et l’âme de son frère. Ces acquisitions l’avaient flattée dès le début, pleine d’ambition comme elle était, et l’avaient conduite à adopter un caractère doux, sans qu’elle ait eu précisément l’intention de tromper personne. Dans cette maison où elle avait entendu Heathcliff traité de « jeune ruffian vulgaire » et de « pire qu’une brute », elle prenait bien soin de ne pas agir comme lui ; mais à la maison, elle n’avait que peu d’envie de pratiquer une politesse qui aurait seulement fait rire d’elle, et de restreindre une nature déréglée, alors qu’il ne pouvait en résulter pour elle ni crédit ni louange.

M. Edgar avait rarement le courage de faire des visites ouvertes à Wuthering Heights. La réputation d’Earnshaw le terrifiait, et il tremblait à l’idée de le rencontrer ; et pourtant nous faisions toujours, quand il venait, notre possible pour le recevoir poliment ; le maître lui-même évitait de l’offenser, sachant pourquoi il venait ; et s’il ne pouvait pas être gracieux, il se retirait de son passage. Je crois plutôt que sa venue là-bas déplaisait à Catherine : elle n’était pas artificieuse, n’aimait pas à jouer à la coquette et voulait évidemment empêcher ses deux amis de se rencontrer ; car lorsque Heathcliff exprimait devant Linton le mépris qu’il avait pour lui, elle ne pouvait pas avoir l’air à moitié d’accord avec lui, comme elle faisait quand Linton témoignait du dégoût et de l’antipathie pour Heathcliff ; elle n’osait pas traiter ces sentiments avec indifférence, comme si la dépréciation de son compagnon n’avait aucune importance pour elle. J’ai ri souvent de ses perplexités, et de ses embarras secrets, qu’elle s’efforçait vainement de cacher à ma moquerie. Ceci semble le fait d’une mauvaise nature : mais elle était si fière qu’il semblait vraiment impossible d’avoir pitié de sa détresse aussi longtemps qu’elle ne serait pas amenée à plus d’humilité. Enfin elle se décida à avouer et à me faire sa confidence ; il n’y avait personne autre dont elle put faire sa conseillère.

Une après-midi, M. Hindley était parti et Heathcliff s’en était autorisé pour se donner congé. Il avait alors atteint, je crois, l’âge de seize ans, et sans avoir une mauvaise figure, ni manquer d’intelligence, il ne laissait pas de causer une impression de répulsion physique et morale dont il ne reste plus aucune trace dans son aspect d’à présent. D’abord, il avait, avec le temps, perdu tout le bénéfice de sa première éducation : un travail incessant et pénible, commencé de bonne heure et terminé tard, avait éteint en lui toute curiosité pour le savoir et tout amour des livres ou de l’étude. Son sentiment de supériorité, autrefois inculqué en lui par la faveur du vieux M. Earnshaw, s’était effacé. Longtemps il lutta pour égaler Catherine dans ses études, et quand il céda, ce fut avec un regret poignant, bien que silencieux : mais il dut céder complètement ; et rien ne put prévaloir pour lui faire faire un seul pas en avant, dès qu’une fois il eut senti la nécessité de rester en arrière. En même temps, son apparence physique se mit d’accord avec sa dégradation mentale : il prit une démarche gauche et lourde, un regard vulgaire ; sa réserve naturelle s’exagéra et devint une morosité insociable, excessive au point de lui donner un air idiot ; et il faut croire qu’il prenait un méchant plaisir à exciter l’aversion plutôt que l’estime des rares personnes qui le connaissaient.

Catherine et lui continuaient à rester toujours ensemble dans les moments de répit que lui laissait son travail ; mais il avait cessé de lui exprimer son affection en paroles et il se refusait à ses caresses avec une colère soupçonneuse, comme s’il avait conscience qu’on ne pouvait avoir aucun plaisir à lui prodiguer de telles marques d’affection. Dans l’occasion que je vous disais, il vint à la maison pour annoncer son intention de ne rien faire. J’étais en train d’aider miss Cathy à s’habiller : elle n’avait pas prévu qu’il aurait l’idée de se reposer ce jour-là, et, s’imaginant qu’elle aurait toute la place pour elle seule, elle avait trouvé le moyen d’informer M. Edgar de l’absence de son frère : elle se préparait alors à le recevoir.

— Cathy, est-ce que vous êtes occupée cet après-midi, demanda Heathcliff, est-ce que vous allez quelque part ?

— Non, il pleut.

— Alors, pourquoi avez-vous mis cette robe de soie ? Personne ne va venir ici, j’espère ?

— Pas que je sache, murmura Miss : mais vous devriez être déjà aux champs, Heathcliff, il est une heure, je vous croyais parti.

— Hindley ne nous délivre pas souvent de sa maudite présence, observa le garçon, je ne travaillerai plus aujourd’hui, je resterai avec vous.

— Oh ! mais Joseph le dira ! Vous feriez mieux d’aller travailler.

— Joseph est en train de charger de la chaux de l’autre côté de Pennistone Crags : « ça le retiendra jusqu’à la nuit, et il ne saura rien ». Il s’approcha du feu et s’assit. Catherine réfléchit un instant, les sourcils froncés, elle jugea nécessaire de préparer les voies.

— Isabella et Edgar Linton ont parlé de venir cet après-midi, dit-elle, après une minute de silence. Comme il pleut, je ne les attends guère ; mais il se peut qu’ils viennent, et s’ils viennent, vous courez le risque d’être grondé inutilement.

— Commandez à Ellen de dire que vous êtes occupée, Cathy, ne me chassez pas pour ces pitoyables et odieux amis que vous avez-là. Je suis souvent sur le point de me plaindre de ce qu’ils…, mais je ne veux pas.

— De ce qu’ils quoi ? cria Catherine, le regardant d’un air troublé. Oh Nelly, ajouta-t-elle vivement en arrachant sa tête de mes mains, vous avez peigné mes cheveux dans le mauvais sens. C’est assez, laissez-moi seule. De quoi êtes-vous sur le point de vous plaindre, Heathcliff ?

— De rien, seulement regardez cet almanach sur le mur, dit-il en montrant une feuille encadrée pendue près de la fenêtre : voyez, les croix sont pour marquer les soirées que vous avez passées avec les Linton, les points, pour marquer celles que vous avez passées avec moi. Voyez-vous ? J’ai marqué tous les jours.

— Oui, quelle folie ! comme si j’y faisais attention ! répondit aigrement Catherine. Et quel est le sens de tout cela ?

— De montrer que moi, j’y fais attention, dit Heathcliff.

— Et voudriez-vous que je reste toujours assise avec vous ? demanda-t-elle, s’irritant toujours davantage. Quel profit y gagnerais-je ? De quoi pouvez-vous causer ? Un muet ou un enfant feraient plus pour m’amuser que vous ne faites.

— Vous ne m’avez jamais dit auparavant que je parlais trop peu ou que vous vous déplaisiez en ma compagnie, Cathy ! s’écria Heathcliff, très agité.

— Il n’y a pas de compagnie du tout quand les gens ne savent rien, ni ne disent rien, murmura-t-elle.

Son compagnon s’était levé, mais il n’eut pas le temps d’exprimer davantage ses sentiments, car le pas d’un cheval résonna sur les dalles, et, après avoir frappé doucement, le jeune Linton entra, la figure toute brillante de joie d’avoir été ainsi mandé à l’improviste. Il est évident que Catherine dut remarquer la différence entre ses deux amis, dans ce moment où l’un entrait et l’autre sortait. C’était un contraste comme celui que vous voyez, lorsque vous passez d’un pays à charbon aride et montueux, dans une belle et fertile vallée. La voix et la façon de saluer n’étaient pas moins différentes que la figure. Edgar avait une manière de parler douce et délicate, et il prononçait ses mots comme vous le faites, c’est-à-dire avec moins de rudesse que nous ne le faisons ici, et plus mollement.

— Je ne suis pas en avance, n’est-ce pas ? dit-il en me lançant un regard, car je m’étais mise à essuyer la vaisselle et à ranger quelques tiroirs à l’autre bout du dressoir.

— Non, répondit Catherine.

— Que faites-vous là, Nelly ?

— Mon ouvrage, miss, répondis-je.

Il faut vous dire que M. Hindley m’avait recommandé de me mettre toujours en tiers dans ces visites privées de Linton.

Elle fit un pas derrière moi et me murmura d’un ton fâché :

— Enlevez loin d’ici vous-même et vos torchons ; quand il y a de la compagnie à la maison, les domestiques ne commencent pas à faire des nettoyages dans la chambre où ils sont.

— L’occasion est bonne à présent que mon maître est sorti, répondis-je tout haut ; il n’aime pas que je remue toutes ces choses en sa présence. Je suis sûre que M. Edgar m’excusera.

— Et moi, c’est vous que je n’aime pas pour y toucher en ma présence, s’écria impérieusement la jeune dame sans laisser à son hôte le temps de parler : depuis la petite discussion avec Heathcliff, elle avait vainement cherché à reprendre son égalité d’humeur.

— J’en suis bien fâchée, miss Catherine, fut ma réponse, et je me remis assidûment à mon travail.

Elle, supposant qu’Edgar ne pourrait la voir, m’arracha le torchon des mains et me pinça rageusement le bras en le tordant sous son étreinte. Je vous ai déjà dit que je ne l’aimais pas et que je trouvais plutôt du plaisir à mortifier de temps à autre sa vanité ; de plus, elle m’avait fait beaucoup de mal en me pinçant, de sorte que je me levai de sur mes genoux et me mis à crier :

— Oh, miss, voilà un tour déloyal ! Vous n’avez aucun droit de me pincer et je n’ai pas l’intention de le supporter.

— Je ne vous ai pas touchée, créature menteuse ! cria-t-elle, pendant que ses doigts frémissaient du désir de recommencer et que ses oreilles rougissaient de rage. Elle n’avait jamais eu le pouvoir de cacher sa passion, et celle-ci ne manquait jamais de la mettre en feu tout entière.

— Et qu’est-ce que ceci, alors ? répondis-je, lui montrant pour la réfuter une marque d’un rouge bien caractérisé.

Elle tapa du pied, hésita un moment, puis irrésistiblement poussée par le mauvais esprit qui était en elle, me frappa sur la joue, d’un coup cinglant qui me remplit de larmes les deux yeux.

— Catherine, chère amie, Catherine, s’entremit Linton, grandement choqué de la double faute de fausseté et de violence que son idole avait commise.

— Quittez la chambre, Ellen ! me répéta la jeune miss toute tremblante.

Le petit Hareton qui me suivait partout et qui était assis à côté de moi sur le plancher, se mit à pleurer lui-même dès qu’il vit mes larmes et à sangloter des plaintes contre la méchante tante Cathy, ce qui eut pour effet de tourner sa colère contre ce malheureux petit être : elle le saisit par l’épaule et se mit à le secouer jusqu’à ce que le pauvre enfant devint d’une pâleur livide et qu’Edgar, sans savoir ce qu’il faisait, prit les mains de la jeune fille pour le délivrer. En un moment l’une des mains lâcha prise, et le jeune homme stupéfait se la sentit appliquée sur son oreille d’une façon qu’il ne pouvait prendre pour de la plaisanterie. Il se recula, consterné. Je soulevai Hareton dans mes bras et m’en allai avec lui dans la cuisine, mais en laissant ouverte la porte de communication, car j’étais curieuse de savoir comment ils se mettraient d’accord. Le visiteur outragé s’avança vers l’endroit où il avait placé son chapeau, pâle et la lèvre tremblante.

— C’est parfait, me dis-je à moi-même. Soyez averti, et partez. Il est bien heureux que vous ayez pu avoir une idée de ses dispositions naturelles.

— Où allez-vous ? demanda Catherine s’avançant vers la porte ?

Il se détourna et essaya de passer.

— Vous ne devez pas partir ! s’écria-t-elle énergiquement.

— Je le dois et je partirai, répondit Linton d’une voix sourde.

— Non, fit-elle obstinément, en lui saisissant le bras, pas encore, Edgar Linton, asseyez-vous, vous ne devez pas me quitter dans cette humeur, je serais malheureuse toute la nuit et je ne veux pas que vous me rendiez malheureuse.

— Puis-je rester après que vous m’avez frappé ? demanda Linton.

Catherine se taisait.

— Vous m’avez effrayé et rendu honteux pour vous, poursuivit Edgar. Je ne reviendrai plus ici.

Les yeux de la jeune fille commençaient à briller et ses paupières à devenir humides.

— Et vous avez menti de parti délibéré, dit-il.

— Non, s’écria Catherine, recouvrant la parole, je n’ai rien fait de parti délibéré. Eh bien, partez si vous voulez, allez vous-en. Et maintenant je vais pleurer, me rendre malade à force de pleurer.

Elle s’affaissa sur ses genoux, appuyée à un siège, et se mit à pleurer sérieusement. Edgar persévéra dans sa résolution jusqu’à ce qu’il se trouva dans la cour : arrivé-là, il hésita, si bien que je me résolus à l’encourager.

— Miss est terriblement méchante, monsieur, lui criai-je, aussi mauvaise que jamais ne le fut enfant gâté : vous feriez mieux de vous en retourner chez vous, sans quoi elle sera malade, rien que pour vous faire de la peine.

Le pauvre garçon jetait un regard suppliant à travers la fenêtre ; il possédait le pouvoir de partir juste autant qu’un chat possède celui d’abandonner une souris tuée à moitié ou un oiseau à moitié mangé.

— Ah, pensais-je, il n’y aura rien qui puisse le sauver, il est condamné, et marche à sa perte.

Et c’était vrai, il se retourna tout d’un coup, rentra en courant dans la maison, ferma la porte derrière lui, et quand j’entrai, un moment après, pour les avertir que Earnshaw venait d’arriver ivre-mort et prêt à tout assommer (ce qui était sa disposition ordinaire dans cet état) je vis que la querelle avait eu simplement pour effet une intimité plus étroite, avait brisé les contraintes de la timidité juvénile, et les avait mis en état de jeter le déguisement de l’amitié pour s’avouer leur amour.

La nouvelle de l’arrivée de M. Hindley chassa bien vite Linton vers son cheval et Catherine vers sa chambre. Moi-même, je m’en allai cacher le petit Hareton, et décharger le fusil de chasse du maître, dont il aimait à jouer dans ses états de folie, au grand danger de tous ceux qui provoquaient ou même attiraient un peu trop son attention ; j’avais formé le projet d’enlever la décharge, pour l’empêcher de nuire si l’envie le prenait de tirer.


CHAPITRE VI


Il entra, vociférant de terribles jurons, et il me surprit en train de cacher son fils dans le buffet de la cuisine. Hareton éprouvait la même terreur devant l’affection sauvage ou la fureur folle de son père : et en effet dans l’un des cas, il courait chance d’être étouffé à mort sous ses embrassements, et dans l’autre, d’être jeté au feu ou lancé contre le mur ; aussi la pauvre créature restait-elle parfaitement tranquille partout où il me plaisait de la mettre.

— Enfin, je l’ai trouvé ! cria Hindley, me tirant en arrière par la peau du cou comme un chien. Par le ciel et l’enfer, vous avez juré entre vous d’assassiner cet enfant. Je sais, maintenant comment il se fait que je ne le vois jamais. Mais avec le secours de Satan, je vous ferai avaler le couteau à découper, Nelly ! Vous n’avez pas besoin de rire, car je viens justement de fourrer Kenneth, la tête la première, dans le marais de Blackhorse, et deux est la même chose qu’un seul, et j’ai besoin de tuer quelqu’un d’entre vous, je n’aurai pas de repos que je ne l’aie fait.

— Mais je n’aime pas le couteau à découper, M. Hindley, répondis-je, il a servi à couper des rouges. J’aimerais mieux être fusillée, si vous le voulez.

— Vous aimeriez mieux être damnée, et c’est ce que vous serez. Il n’y a pas de loi en Angleterre qui puisse empêcher un homme de tenir sa maison propre, et la mienne est abominable. Ouvrez votre bouche.

Il tenait le couteau dans sa main et poussait sa pointe entre mes dents, mais pour ma part, je n’étais jamais bien effrayée de ses folies. Je crachai et j’affirmai que le couteau avait un goût détestable, que je ne voudrais le prendre pour rien au monde.

— Oh, dit-il en me lâchant, je vois que ce hideux petit vilain n’est pas Hareton, je vous demande pardon, Nelly. Si c’était lui, il mériterait d’être écorché vif pour ne pas courir vers moi me souhaiter la bienvenue et pour hurler comme si j’étais un gobelin. Petit ours sans cœur, viens ici ! Je t’apprendrai à tromper un tendre père. Eh bien, ne croyez-vous pas que le garçon serait plus joli si on le tondait, si on lui coupait les oreilles ? Cela rend un chien plus farouche, donnez-moi des ciseaux, quelque chose de farouche, et de propre. Sans compter que c’est une affectation infernale, une vanité diabolique de tenir à nos oreilles ; nous sommes suffisamment des ânes sans elles. Silence, enfant, silence ! Eh quoi, c’est mon chéri ! Sèche tes yeux, voilà une joie, embrasse-moi. Eh, quoi, il ne veut pas ? Baise-moi, Hareton, baise-moi, damnation ! Par Dieu, et on voudrait que j’élève un tel monstre ! Aussi vrai que je suis vivant, je vais casser le cou de ce marmot.

Le pauvre Hareton piaillait et se débattait de toutes ses forces dans les bras de son père ; il redoubla ses cris lorsqu’il se vit emporté sur l’escalier.

Je me mis à crier qu’il allait effrayer l’enfant et lui donner des convulsions, et je courus à sa rescousse. Au moment où je m’approchais d’eux, Hindley s’appuyait sur la balustrade, penché en avant, écoutant un bruit au-dessous de lui ; il avait évidemment oublié ce qu’il tenait dans ses mains. « Qui est là ! » demanda-t-il, entendant quelqu’un s’approcher du pied de l’escalier. Moi aussi je me penchai en avant, car j’avais reconnu le pas de Heathcliff et je voulais lui faire signe de ne pas avancer, mais au moment même où je cessais de le regarder, Hareton fit tout à coup un saut, se délivra de la main insouciante qui le retenait, et tomba. À peine nous eûmes le temps d’éprouver un frisson d’horreur, que déjà nous vîmes que le petit malheureux était sain et sauf. Heathcliff arrivait au-dessous de l’escalier juste au moment critique ; mû par une impulsion instinctive, il arrêta l’enfant dans sa descente, et l’ayant mis à terre sur ses pieds, leva la tête pour découvrir l’auteur de l’accident. Un avare qui s’est débarrassé pour cinq shellings d’un billet de loterie et qui découvre le lendemain qu’il a perdu au marché cinq mille livres, ne peut pas faire une figure plus désolée que Heathcliff en apercevant au dessus de l’escalier M. Earnshaw. Plus clairement que ne l’auraient pu des paroles, le visage de Heathcliff exprimait une angoisse intense d’avoir lui-même laissé se perdre une occasion de vengeance. S’il avait fait nuit, je crois bien qu’il aurait essayé de réparer sa faute en écrasant la tête d’Hareton sur les degrés, mais nous avions été tous témoins de son salut, et déjà j’étais en bas avec ma précieuse charge pressée contre mon cœur. Hindley descendait plus lentement, désolé et ahuri.

— C’est votre faute, Ellen, me dit-il, vous auriez dû le garder loin de ma vue, vous auriez dû me le retirer des mains. Est-ce qu’il est blessé ?

— Blessé ? m’écriai-je furieuse ! s’il n’est pas tué, il en restera idiot pour la vie. Oh ! je m’étonne que sa mère ne se lève pas dans son tombeau pour voir de quelle façon vous en usez avec lui. Vous êtes pire qu’un païen ; traiter de cette façon votre chair et votre sang !

Il essaya de toucher l’enfant, qui, se trouvant maintenant avec moi, avait tout de suite fini d’écouler sa terreur en sanglots. Pourtant au premier doigt que son père mit sur lui, il se reprit à crier plus fort qu’auparavant et à se débattre comme s’il allait entrer en convulsions.

— Vous ne le toucherez pas, continuai-je. Il vous hait, tout le monde ici vous hait, c’est la vérité ; une heureuse famille que vous avez, et un bel état où vous êtes arrivé !

— J’arriverai encore à un plus beau, Nelly ! ricana cet homme égaré, qui avait recouvré sa dureté naturelle. À présent, emmenez loin d’ici vous-même et cet enfant. Et vous, Heathcliff, écoutez, éloignez-vous aussi, tout à fait hors de prise de mes mains et de mes oreilles. Je ne voudrais pas vous tuer ce soir, si ce n’est peut-être en mettant le feu à la maison ; mais cela dépendra de ma fantaisie.

En parlant ainsi, il prit une bouteille de brandy dans le dressoir et s’en remplit un verre.

— Non, ne le faites pas, suppliai-je, M. Hindley, prenez garde. Ayez pitié pour cet infortuné garçon, si vous n’avez aucun souci de vous-même.

— N’importe qui vaudra mieux pour lui que moi, répondit-il.

— Ayez pitié de votre âme, lui dis-je essayant de lui arracher le verre des mains.

— Non pas ! au contraire, j’aurai grand plaisir à l’envoyer à la perdition, histoire de punir son auteur, cria le blasphémateur. Voici pour sa parfaite damnation !

Il but l’eau-de-vie, et nous ordonna avec impatience de nous en aller, concluant cet ordre par une série d’horribles imprécations, si affreuses que c’est à peine si j’ose me les rappeler.

— C’est grand’pitié qu’il ne puisse pas se tuer lui-même à force de boire ! observa Heathcliff, murmurant à son tour des malédictions quand la porte fut fermée. Il fait bien tout ce qu’il peut dans ce but, mais sa constitution est plus forte. M. Kenneth dit qu’il parierait sur sa jument que ce monstre survivra à tout le monde de ce côté de Gimmerton, et ne s’en ira à la tombe que comme un pécheur couvert d’années ; à moins que quelque heureux hasard l’abatte, en dehors du cours des choses ordinaires.

J’allai dans la cuisine, et je m’assis pour faire dormir mon petit agneau. Je supposais que Heathcliff s’en était allé dans la grange ; mais j’appris plus tard qu’il s’était contenté d’aller à l’autre côté de la chambre, et que là il s’était abattu sur un banc, adossé au mur, loin du feu ; il y était resté sans rien dire.

J’étais occupée à bercer Hareton sur mes genoux en fredonnant une chanson lorsque Miss Cathy, qui m’avait entendue de sa chambre, passa la tête à la porte et murmura.

— Êtes-vous seule, Nelly ?

— Oui, miss, répondis-je.

Elle entra et s’approcha du foyer. Je la regardai, supposant, qu’elle allait me dire quelque chose. L’expression de sa figure semblait embarrassée et anxieuse. Ses lèvres étaient à demi-entr’ouvertes, comme si elle voulait parler, mais au lieu d’une phrase, c’est un soupir qui s’en échappa. Je n’avais, pas oublié sa conduite récente et je repris ma chanson.

— Où est Heathcliff ? dit-elle m’interrompant.

— À son ouvrage dans l’étable, lui répondis-je.

Heathcliff ne me contredit pas ; peut-être s’était-il assoupi.

De nouveau suivit un long silence pendant lequel je vis une larme ou deux descendre de la joue de Catherine et tomber sur le plancher. « Aurait-elle un regret de sa honteuse conduite ? me demandais-je. Voilà qui serait nouveau ; mais elle fera comme elle voudra pour arriver à son sujet, je ne l’y aiderai pas. » — Mais non, elle ne s’inquiétait guère d’aucun sujet, sauf de ce qui la touchait elle-même.

— Oh, chère, fit-elle, je suis très malheureuse !

— Quelle pitié, vous êtes difficile à satisfaire ; tant d’amis et si peu de soucis, et vous ne pouvez pas vous tenir pour contente !

— Nelly, voulez-vous me garder un secret ? poursuivit-elle, s’agenouillant auprès de moi et levant sur moi ses yeux caressants, avec un de ces regards qui chassent la mauvaise humeur lors même qu’on a les meilleures raisons pour s’y laisser aller.

— Votre secret vaut-il la peine qu’on le garde ? demandai-je d’un ton moins maussade.

— Oui, et il me tourmente, et il faut que je m’en épanche. J’ai besoin de savoir ce que je dois faire. Edgar Linton m’a demandé aujourd’hui d’être sa femme, et je lui ai donné une réponse. Mais avant que je vous dise si cette réponse a été un consentement ou un refus, dites-moi, vous, ce qu’elle aurait dû être.

— En vérité, miss Catherine, comment puis-je le savoir ? répondis-je. Si je songe à la manifestation que vous avez faite en sa présence cet après-midi, je peux dire à coup sûr qu’il aurait été sage pour vous de le refuser ; car pour avoir demandé votre main après cette scène, il faut qu’il soit, ou désespérément stupide, ou bien le plus téméraire des fous.

— Si vous parlez de cette façon, je ne vous dirai rien de plus, répondit-elle aigrement en se relevant. J’ai accepté sa demande, Nelly. Bien vite, dites-moi si j’ai eu tort.

— Vous l’avez acceptée ! Alors à quoi bon discuter ce sujet ? Vous avez engagé votre parole et ne pouvez pas la retirer.

— Mais dites si j’ai eu raison de le faire ! dites, s’écria-t-elle d’un ton irrité en tordant ses mains et en fronçant ses sourcils.

— Il y a bien des choses à considérer avant de pouvoir répondre convenablement à cette question. D’abord et avant tout, aimez-vous M. Edgar ?

— Qui peut y remédier ? Naturellement, je l’aime, répondit-elle.

Alors je lui fis subir l’interrogatoire suivant :

— Pourquoi l’aimez-vous, miss Cathy ?

— Quelle folie ! je l’aime ; cela suffit.

— Nullement, dites pourquoi.

— Eh bien, parce qu’il est beau et qu’il est agréable d’être avec lui.

— Mauvais ! déclarai-je.

— Et parce qu’il est jeune et gai.

— Mauvais aussi.

— Et parce qu’il m’aime.

— Ceci est indifférent.

— Et puis il sera riche et j’aimerai à être la plus grande dame du voisinage et je serai fière d’avoir un tel mari.

— Voilà le pire de tout. Et maintenant dites comment vous l’aimez.

— Comme chacun aime. Vous êtes niaise, Nelly.

— Pas du tout, répondez.

— J’aime le sol sous ses pieds et l’air sur sa tête, et tout ce qu’il touche, et tout ce qu’il dit. J’aime tous ses regards et toutes ses actions, et lui tout entier. Voilà.

— Et pourquoi !

— Non, vous en faites une plaisanterie, c’est très méchant ! Ce n’est pas une plaisanterie pour moi, dit la jeune dame en se renfrognant et en se retournant vers le feu.

— Je suis loin de plaisanter, miss Catherine, répondis-je. Vous aimez M. Edgar parce qu’il est beau et jeune, et riche et qu’il vous aime. Ce dernier trait pourtant n’a pas d’importance, car il est probable que vous l’aimeriez sans cela, et que même avec cela vous ne l’aimeriez pas, s’il ne possédait pas les autres qualités.

— Oui, cela est sûr : j’aurais seulement pitié de lui, ou peut-être je le haïrais s’il était laid et grotesque.

— Mais il y a plusieurs autres jeunes gens beaux et riches dans le monde, il y en a de plus beaux et de plus riches que lui ; qu’est-ce qui vous empêcherait de les aimer ?

— S’il y en a, ils sont hors de mon chemin. Je n’en ai rencontré aucun comme Edgar.

— Vous pourrez en rencontrer ; et puis, Edgar ne sera pas toujours beau, ni jeune, et il peut ne pas toujours être riche.

— Il l’est maintenant, et je n’ai à faire qu’au présent, je voudrais que vous parliez d’une façon un peu raisonnable.

— Eh bien, ceci tranche la question ; si vous n’avez à faire qu’au présent, mariez-vous avec M. Linton.

— Je n’ai pas besoin de votre permission pour cela ; à coup sûr il faut que je me marie avec lui, mais vous ne m’avez pas encore dit si j’avais raison.

— Parfaitement raison, si on a raison de se marier seulement pour le présent. Et maintenant, dites-moi de quoi vous pouvez être malheureuse. Votre frère sera enchanté, la vieille dame et le vieux monsieur ne feront pas d’objections, je pense ; vous vous échapperez d’une maison incommode et en désordre pour aller dans une autre qui sera riche et respectable ; et vous aimez Edgar, et Edgar vous aime. Tout semble simple et facile : où donc est l’obstacle ?

— Ici ! et là ! répondit Cathy mettant une main sur son front et l’autre sur sa poitrine : dans l’endroit quel qu’il soit où demeure l’âme. Dans mon âme et dans mon cœur, je suis convaincue que j’ai tort.

— Voilà qui est bien étrange ; je ne vous comprends pas.

— C’est mon secret. Mais si vous voulez ne pas vous moquer de moi, je vous l’expliquerai. Je ne puis le faire distinctement, mais je vous donnerai un sentiment de ce que je sens.

Elle s’assit de nouveau près de moi, sa figure était devenue plus triste et plus grave, et ses mains jointes tremblaient.

— Nelly, est-ce qu’il vous arrive de rêver des rêves bizarres ? dit-elle tout à coup après quelques minutes de réflexion.

— Oui, de temps à autre, répondis-je.

— Et à moi aussi. J’ai rêvé dans ma vie des rêves qui depuis ne m’ont jamais quittée et ont changé mes idées ; ils se sont infiltrés en moi partout, comme le vin dans l’eau, et ils ont altéré la couleur de mon esprit. En voici un, je vais vous le dire ; mais prenez bien soin de ne sourire d’aucune de ses parties.

— Oh, ne me le dites pas, miss Cathy ! criai-je. Notre vie est déjà assez lugubre sans qu’il y ait encore besoin d’appeler des fantômes et des visions pour nous tourmenter. Allons, allons, soyez gaie et pareille à vous-même. Regardez le petit Hareton ! Il ne rêve de rien de terrible. Comme il sourit doucement dans son sommeil !

— Oui, et comme son père jure doucement dans sa solitude ! Vous vous le rappelez, n’est-ce pas, quand il était juste semblable à cette petite chose joufflue, à peu près aussi jeune et aussi innocent. Et pourtant Nelly, je veux vous obliger à m’écouter ; mon histoire n’est pas longue, et je ne me sens pas la force d’être gaie cette nuit.

— Je ne veux pas l’entendre, je ne veux pas l’entendre, répétai-je vivement.

J’étais alors superstitieuse au sujet des rêves, et je le suis encore, et puis Catherine avait dans son aspect quelque chose de sombre et d’anormal qui me fit craindre un récit où je verrais une prophétie, ou la prédiction d’une terrible catastrophe. Elle fut vexée, mais ne continua pas. Il me sembla qu’elle choisissait un autre sujet, et je l’entendis reprendre, quelques minutes après :

— Si j’étais au ciel, Nelly, je serais extrêmement misérable.

— Parce que vous n’êtes pas digne d’y aller, répondis-je ; tous les pécheurs seraient misérables dans le ciel.

— Mais ce n’est pas du tout pour cela. J’ai une fois rêvé que j’y étais.

— Je vous répète que je ne veux pas écouter vos rêves, miss Catherine ; je vais aller me coucher, l’interrompis-je de nouveau.

Elle rit et me retint, car j’avais fait un mouvement pour me lever.

— Ce n’est rien, me dit-elle, je voulais seulement vous dire que le ciel ne m’avait pas paru être ma maison, et que je me brisais le cœur à pleurer pour revenir sur la terre, et que les anges en ont été si irrités qu’ils m’ont chassée du ciel et jetée sur la bruyère, tout en haut d’ici, et que je me suis éveillée en tressaillant de joie. Ceci suffira pour vous expliquer mon secret. Ce n’est pas plus mon affaire d’épouser Edgar Linton que d’aller dans le ciel, et, si le méchant homme d’ici n’avait pas mis Heathcliff dans un état si bas, je n’y aurais jamais songé. Ce serait me dégrader que d’épouser Heathcliff maintenant, de sorte qu’il ne saura jamais combien je l’aime, et cela non pas parce qu’il est beau, Nelly, mais parce qu’il est plus moi que moi-même. De quelque substance que soient faites nos âmes, la sienne et la mienne sont pareilles, et celle de Linton est aussi différente de la nôtre qu’un rayon de lune d’un éclair ou la glace du feu.

Avant que ce discours ne fût fini, je m’étais aperçue de la présence d’Heathcliff. Le bruit d’un léger mouvement m’avait fait tourner la tête, et je l’avais vu se lever de son banc et sortir sans bruit. Il avait écouté jusqu’au moment où il avait entendu Catherine dire qu’il serait dégradant pour elle de se marier avec lui, et à ce moment il était parti sans en entendre davantage. Ma compagne, assise à terre, n’avait pu remarquer ni sa présence, ni son départ ; mais moi je fis un mouvement et lui imposai silence.

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle, regardant nerveusement autour d’elle.

— Voici Joseph qui arrive, prenant occasion du bruit des roues sur la route, et Heathcliff va rentrer avec lui. Je me demande si, en ce moment même, il n’était pas à la porte ?

— Oh, il est impossible qu’il m’ait écoutée à la porte ! dit-elle : donnez-moi Hareton pendant que vous préparez le souper, et quand vous aurez fini, invitez-moi à souper avec vous. J’ai besoin de tricher avec ma conscience troublée et d’être convaincue que Heathcliff n’a aucune idée de ces choses. Il n’en a aucune, n’est-ce pas ? Il ne sait pas ce que c’est que d’être amoureux ?

— Je ne vois pas de raison pour qu’il ne le sache pas aussi bien que vous ; et si c’est vous qui êtes son choix, il sera la créature la plus malheureuse qui jamais soit née. Dès que vous deviendrez Madame Linton, il perdra amitié et amour et tout. Vous-êtes vous demandé comment vous supporteriez la séparation, et comment lui supporterait d’être tout à fait abandonné dans le monde ? Parce que, miss Catherine…

— Lui tout à fait abandonné ! Nous séparer ! s’écria-t-elle d’un accent indigné ; et qui donc pourra nous séparer, je vous prie ? Non pas : aussi longtemps que je vivrai, Ellen, aucune créature mortelle n’y parviendra. Tous les Linton à la face du globe pourront s’anéantir avant que je consente à abandonner Heathcliff. Oh ! ce n’est pas cela que j’entends, ce n’est pas cela que je veux dire ! Je ne voudrais pas être Madame Linton à ce prix. Il sera autant pour moi qu’il a toujours été. Edgar devra se défaire de son antipathie, et le tolérer tout au moins. Et c’est ce qu’il fera quand il saura mes véritables sentiments envers lui. Nelly, je le vois maintenant, vous me trouvez une misérable égoïste ; mais avez-vous jamais songé que si Heathcliff et moi nous mariions, nous serions des mendiants, tandis, que si je me marie avec Linton, je puis aider Heathcliff à s’élever et le mettre en dehors du pouvoir de mon frère ?

— Avec l’argent de votre mari, miss Catherine ; et vous ne trouverez pas votre mari aussi docile que vous le pensez, et bien que je puisse à peine en juger, je crois que ceci est le pire des motifs que vous m’avez donnés pour devenir la femme du jeune Linton.

— Ce n’est pas vrai, répondit-elle, c’est le meilleur ! Les autres étaient la satisfaction de mes caprices, et aussi pour Edgar, pour le satisfaire ; celui-ci au contraire est pour le bien d’une personne qui comprend en elle mes sentiments envers Edgar et envers moi-même. Je ne peux pas l’exprimer ; mais sûrement, vous et chacun vous avez l’idée qu’il y a ou qu’il doit y avoir en dehors de vous une existence qui est encore la vôtre. À quoi me servirait d’exister si j’étais toute entière contenue dans mon corps ? Mes grandes souffrances dans ce monde ont été les souffrances d’Heathcliff, et j’ai guetté et senti chacune d’elles depuis le commencement. Ma grande pensée dans ma vie, c’est lui seul. Si tout le reste périssait et si lui restait, je continuerais à exister ; et si tout le reste subsistait et que lui fût anéanti, le monde entier me deviendrait étranger ; il ne me semblerait pas en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois, je sens que le temps le changera seulement comme l’hiver change les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble à ces éternels rochers d’en bas : il est une faible source de plaisirs sensibles, mais il est nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! il est toujours, toujours, dans mon esprit ; non pas comme un plaisir pour moi-même, mais comme mon être propre ! Ainsi ne parlez plus de notre séparation ; elle est impraticable et…

Elle s’arrêta et cacha son visage dans les plis de ma jupe, mais je la repoussai vivement impatientée de sa folie.

— Si je puis tirer un sens de vos non-sens, miss, dis-je, c’est seulement pour me convaincre que vous êtes ignorante des devoirs que vous entreprenez en vous mariant, ou bien que vous êtes une jeune fille méchante et sans principes. Mais ne m’embarrassez plus de nouveaux secrets, je ne vous promettrai pas de les garder.

— Vous garderez celui-là ? demanda-t-elle d’un air inquiet.

— Non, je ne puis vous le promettre, répétai-je.

Elle était sur le point d’insister lorsque l’entrée de Joseph mit une fin à notre conversation. Catherine s’assit dans un coin, et se mit à bercer Hareton pendant que je faisais le souper. Quand le souper fut prêt, l’autre servante et moi commençâmes à nous quereller pour savoir qui se chargerait d’en porter une portion à M. Hindley ; et la querelle ne fut pas tranchée avant que le souper ne fût devenu à peu près froid. Nous convîmmes alors de lui demander d’abord s’il voulait avoir le souper, car nous craignions tout particulièrement d’arriver en sa présence quand il avait été seul quelque temps.

— Mais comment se fait-il qu’il ne soit pas revenu du champ à cette heure-ci ? Qu’est-ce qu’il peut faire, ce vilain paresseux ! demanda le vieux Joseph, cherchant des yeux Heathcliff.

— Je vais l’appeler, répondis-je, il est dans la grange, j’en suis sûre.

J’allai et je l’appelai, mais je n’eus pas de réponse. En revenant dans la cuisine, je murmurai tout bas à Catherine qu’il avait entendu une bonne partie de ce qu’elle avait dit, que j’en étais sûre ; et je lui racontai comment je l’avais vu quitter la cuisine juste au moment où elle se plaignait de la conduite de son frère envers lui. Épouvantée elle s’élança, jeta l’enfant sur le banc, et courut elle-même chercher son ami, sans prendre le loisir de se demander pourquoi elle était si émue, ou de que lle façon ses paroles avaient dû affecter Heathcliff. Elle resta absente si longtemps que Joseph proposa de ne plus attendre. Il conjectura ingénieusement que les deux jeunes gens restaient dehors pour éviter d’entendre ses interminables bénédictions. Il affirma qu’ils étaient « assez mauvais pour avoir toutes les vilaines manières ». Et il ajouta à leur intention ce soir là une prière spéciale à celles qu’il avait l’habitude de débiter pendant un quart d’heure avant les repas ; je crois même qu’il en aurait entamé une autre encore aux grâces, si sa jeune maitresse ne s’était précipitée vers lui, lui ordonnant de courir bien vite le long de la route, de découvrir Heathcliff, en quelque endroit qu’il fut allé, et de le faire aussitôt rentrer.

— J’ai besoin de lui parler, il le faut, avant que je remonte, dit-elle ; la porte est ouverte ; il doit être quelque part très loin, car il n’a pas répondu, bien que j’aie crié du haut du parc à moutons aussi fort que j’ai pu.

Joseph commença par faire des objections, mais la jeune fille paraissait d’humeur trop sérieuse pour souffrir la contradiction, si bien qu’à la fin, il mit son chapeau sur sa tête et s’en alla en grommelant. Pendant ce temps Catherine marchait de long en large dans la pièce, s’écriant :

— Où est-il ? Où peut-il être ? Qu’est-ce donc que je vous ai dit, Nelly ? je l’ai oublié ! A-t-il été vexé de ma mauvaise humeur cet après-midi ? Ma chère, dites-moi ce que j’ai dit pour le chagriner ? Je voudrais qu’il soit revenu. Je le voudrais vraiment !

— Que de bruit pour rien ! lui dis-je, tout en me sentant moi-même mal à l’aise. Quelle bagatelle pour vous mettre hors de vous ! Il n’y a vraiment pas de quoi s’alarmer beaucoup, si Heathcliff s’est offert une flânerie au clair de lune sur la lande, ou même s’il est allé se coucher dans le grenier à foin, se trouvant trop maussade pour causer avec nous. Je parierais qu’il est en train d’y dormir. Vous allez voir si je ne l’y déniche pas.

Je partis pour renouveler mes recherches, mais il n’en résulta que du désappointement, et les recherches de Joseph eurent le même effet.

— Ce gaillard va de mal en pis, observa-t-il en rentrant. Il a laissé la porte grande ouverte, et le poney de Miss est sorti, a démoli deux pièces de blé en marchant à travers, et s’en est allé tout droit dans le pré. Vous verrez, le maître va faire tous les diables demain, et il aura raison. Il est la patience même pour d’aussi insouciantes et méchantes créatures, la patience même ! Mais il ne sera pas toujours ainsi, vous le verrez bien vous tous ! Pour tout au monde vous devriez éviter de le mettre hors de lui.

— Avez-vous trouvé Heathcliff, vieil âne que vous êtes ? interrompit Catherine, l’avez-vous cherché, comme je vous l’ai ordonné ?

— J’aurais bien plutôt cherché le cheval, répondit-il, c’eût été plus sensé. Mais impossible de chercher ni un homme ni un cheval par une nuit comme celle-ci — noire comme une cheminée ! — et Heathcliff n’a pas fait un signe pour venir à mon coup de sifflet : possible qu’il soit moins dur d’oreille avec vous.

La soirée était vraiment très sombre pour un jour d’été ; les nuages semblaient annoncer le tonnerre, et je déclarai qu’il valait mieux que nous restions tous assis : la pluie qui approchait ne manquerait pas de le ramener à la maison sans autre embarras. Pourtant il n’y eut pas moyen de persuader à Catherine de se tranquilliser. Elle continuait à errer çà et là, de la porte de la maison à celle de la cuisine, dans un état d’agitation qui n’admettait pas de repos ; elle finit par s’installer en permanence d’un côté du mur près de la route ; là, indifférente à mes remontrances et au tonnerre qui devenait plus fort et aux larges gouttes qui commençaient à battre le sol autour d’elle, elle restait, appelant de temps à autre, puis écoutant, et puis pleurant de toutes ses forces. Ni Hareton ni aucun enfant n’aurait su avoir une crise de larmes aussi parfaite.

Vers minuit, tandis que nous étions encore sur pied, l’orage s’abattit en pleine furie sur la maison. Il y eut un vent violent, avec de forts coups de tonnerre, et soit par le vent soit par la foudre, un arbre fut fendu au coin du bâtiment : une énorme branche tomba sur le toit, renversa une partie de la cheminée de l’est, et projeta dans le foyer de la cuisine des éclats de pierre et de suie. Nous crûmes que la foudre même était tombée au milieu de nous ; Joseph se jeta à genoux, suppliant le Seigneur de se rappeler Noé et Loth, et, comme autrefois, d’épargner les bons en écrasant les impies. Moi-même j’eus un peu le sentiment que c’était un jugement du ciel à notre adresse. Le coupable, dans mon esprit, était M. Earnshaw ; et je me mis à secouer le loquet de sa tanière pour m’assurer s’il était encore en vie. Il me répondit assez bruyamment et d’une façon qui fit encore crier plus fort qu’auparavant par mon compagnon qu’il fallait faire une large distinction entre les saints tels que lui et les pécheurs tels que son maître. Mais la tempête se passa en vingt minutes, nous laissant tous intacts, à l’exception de Cathy, qui se trouva toute mouillée, dans son obstination à refuser de s’abriter et à rester debout sans bonnet et sans châle pour recevoir autant d’eau que possible sur ses cheveux et ses vêtements. Enfin elle rentra et s’étendit sur le banc, toute trempée tournant sa figure de l’autre côté, et la cachant entre ses mains.

— Eh bien, miss, criai-je, touchant son épaule ; vous avez donc juré de vous faire mourir ? Savez-vous quelle heure il est ? Minuit et demi. Venez, venez au lit. Rien ne servirait d’attendre plus longtemps ce stupide garçon ; bien sûr qu’il sera allé à Gimmerton et qu’il y est à présent. Il croit que nous ne l’aurons pas attendu si tard, ou du moins que M. Hindley reste seul debout ; et il aime mieux éviter de se voir ouvrir la porte par le maitre.

— Non, non, il n’est pas à Gimmerton ! dit Joseph. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il est au fond d’une fondrière. Cette visitation céleste n’a pas été sans raison et je vous conseille de prendre garde, miss, ça pourra bien être votre tour la prochaine fois. Remercions Dieu pour toutes choses. Tout travaille ensemble au bien de ceux qui sont choisis. Vous savez ce que dit l’Écriture ! — Et il se mit à citer différents textes, nous renvoyant aux chapitres et aux versets où nous pourrions les trouver.

Après avoir vainement supplié l’obstinée jeune fille de se lever et de retirer ses effets tout mouillés, je me décidai à laisser Joseph prêcher et elle frissonner, et je m’en allai me coucher avec le petit Hareton qui dormit aussi solidement que si tout le monde dormait autour de lui. J’entendis Joseph continuer à lire un moment, puis monter lentement l’échelle, et alors je m’endormis.

Le lendemain, étant descendue un peu plus tard que d’ordinaire, je vis, aux rayons du soleil pénétrant à travers les fentes des volets, Miss Catherine encore assise auprès de la cheminée. La porte de la maison était entr’ouverte, la lumière entrait par ses fenêtres sans volets. Hindley était descendu et se tenait au foyer de la cuisine, hagard et somnolent.

— Qu’est-ce qui vous fait mal, Cathy ? était-il en train de dire au moment où j’entrais. Vous avez l’air aussi misérable qu’un petit chien noyé. Pourquoi êtes-vous si pâle et si abattue, enfant ?

— Je me suis mouillée, répondit-elle avec répugnance, et j’ai froid, voilà tout.

— Oh, c’est sa faute à elle-même ! m’écriai-je, en voyant que le maître était ce matin-là assez sobre. Elle est restée exposée à toute l’averse d’hier soir, et elle s’est tenue assise ici toute la nuit, il m’a été impossible de la déterminer à monter.

M. Earnshaw nous regardait avec surprise. Toute la nuit ? répétait-il. Qu’est-ce qui a pu la tenir debout ? Ce n’est pas la peur de la foudre, à coup sûr, car il y a des heures que l’orage est passé.

Personne de nous n’avait envie de mentionner l’absence de Heathcliff, aussi longtemps qu’il serait possible de la cacher ; de sorte que je répondis que je ne savais pas pourquoi elle s’était mis dans la tête de ne pas se coucher, et elle-même ne dit rien. La matinée était fraîche : j’ouvris la fenêtre et la chambre s’emplit des douces odeurs du jardin ; mais Catherine me cria d’un air fâché :

— Ellen, fermez la fenêtre, je me meurs de froid.

Et ses dents claquaient, tandis qu’elle se pelotonnait encore aux cendres à peu près éteintes.

— Elle est malade, dit Hindley, lui prenant le poignet. Je suppose que c’est la raison pourquoi elle n’a pas voulu se coucher. Que le diable l’emporte, je n’ai pas besoin d’être ennuyé par une nouvelle maladie ici. Qu’est-ce qui vous a fait vous exposer à la pluie ?

— C’est de courir après les garçons, comme toujours, croassa Joseph, profitant de notre hésitation pour mettre en jeu sa mauvaise langue. Si j’étais de vous, maitre, je leur fermerais la porte au nez à eux tous, simples et gentils comme ils sont. Jamais vous ne pouvez sortir sans que ce chat de Linton n’arrive ramper par ici ; et Miss Nelly, voilà encore une aimable fille ! Elle reste assise à vous attendre dans la cuisine ; et quand vous entrez par une porte, elle sort par l’autre ; et alors notre grande dame s’en va se faire faire la cour de son côté. Voilà une conduite exemplaire de rôder dans les champs après minuit, avec ce vilain diable de gipsy de Heathcliff ! Ils croient que je suis aveugle, mais je ne le suis pas, non, rien de la sorte ! J’ai vu le jeune Linton venir et repartir et je vous ai vue, vous (il s’adressait maintenant à moi) vous, bonne à rien, méchante sorcière, accourir dans la maison dès que vous avez entendu le pas du cheval du maître résonner sur la route.

— Silence, écouteur aux portes ! cria Catherine ; pas de ces insolences devant moi ! C’est par hasard qu’Edgar Linton est venu ici hier, Hindley ; et c’est moi qui lui ai dit de s’en aller, parce que je savais que vous n’aimeriez pas qu’il vous vît dans l’état où vous étiez.

— Vous mentez, Catherine, cela est sûr, répondit son frère, et vous êtes une niaise damnée. Mais laissons de côté Linton pour le moment ; et dites-moi si vous n’étiez pas avec Heathcliff la nuit dernière. Allons, dites la vérité ; ne craignez pas de lui nuire, car bien que je le haïsse autant que jamais, il m’a rendu service en sauvant mon fils et cela attendrit assez ma conscience pour m’empêcher de lui casser le cou. Pour prévenir cet événement, je vais l’envoyer à son travail ce matin même, et après qu’il sera parti, je vous conseille à tous de prendre garde : je n’en aurai que plus d’humeur pour vous.

— Je n’ai pas vu Heathcliff la nuit dernière, répondit Catherine, commençant à sangloter amèrement ; et si vous le chassez je partirai avec lui. Mais peut-être n’en aurez vous jamais l’occasion, peut-être est-il déjà parti.

Là-dessus elle éclata, sous un accès de douleur qu’elle ne put retenir, et le reste de ses paroles fut à peine articulé.

Hindley versa sur elle un torrent d’injures méprisantes, et lui ordonna de s’en aller aussitôt dans sa chambre, si elle ne voulait pas avoir des raisons sé rieuses de pleurer. Je la contraignis à obéir ; et jamais je n’oublierai la scène qu’elle fit lorsque nous arrivâmes dans sa chambre : elle m’épouvanta. Je crus qu’elle devenait folle et je priai Joseph de courir chercher le médecin. Ils se trouva que c’était le commencement du délire ; M. Kenneth, dès qu’il la vit, la déclara dangereusement malade d’une fièvre. Il la soigna, et me dit de la nourrir seulement de petit lait et de tisane, et de prendre garde qu’elle ne se jette pas la tête la première par la fenêtre ou par l’escalier ; après quoi, il s’en alla, car il avait fort à faire dans la paroisse, où les cottages étaient ordinairement séparés l’un de l’autre de deux ou trois milles. Bien que je ne puisse pas dire que j’aie été une garde-malade bien douce, et bien que Joseph et notre maitre ne valussent guère mieux, ef bien que notre malade elle-même fût aussi fatigante et entêtée qu’un malade peut l’être, elle finit pourtant par aller mieux résister. La vieille Madame Linton nous fit plusieurs visites, et c’est elle, à dire vrai, qui fit marcher les choses comme il fallait, grondant et dirigeant chacun de nous ; puis, lorsque Catherine fut convalescente, elle insista pour l’emmener à Thrushcross Grange, et nous lui fûmes tous reconnaissants de cette délivrance. Mais la pauvre dame eut à se repentir de sa bonté, car elle et son mari prirent tous deux la fièvre et moururent à peu de jours l’un de l’autre.

Notre jeune dame nous revint, plus insolente et plus passionnée et plus hautaine que jamais. Heathcliff n’avait plus donné signe de vie depuis le soir de l’orage ; et un jour qu’elle m’avait agacée plus que de coutume, j’eus le malheur de lui dire, ce qu’elle savait d’ailleurs être vrai, que c’était elle qui avait été cause de son départ. Depuis ce moment, pendant plusieurs mois, elle cessa d’avoir avec moi toute communication autre que celles que l’on a avec des domestiques. Joseph fut traité de la même façon ; il voulait continuer à parler à sa guise et à la prêcher comme quand elle était une petite fille ; et elle, elle s’estimait à présent une femme, et notre maîtresse, et elle pensait que sa récente maladie lui donnait le droit d’être encore traitée avec plus d’égards. Le médecin avait dit qu’il ne fallait pas la contrarier, il fallait donc la laisser faire ; et ce n’était pas moins qu’un meurtre, à ses yeux, de prétendre à lui résister et à la contredire. Elle se tenait à l’écart de M. Earnshaw et de ses compagnons. Conseillé par Kenneth, et terrifié par la perspective des accès qui accompagnaient souvent ses colères, son frère lui accordait tout ce qu’il lui plaisait de demander, et évitait généralement de gêner son humeur. Il était plutôt trop indulgent pour ses caprices ; non par affection, mais par vanité : car il désirait ardemment la voir apporter de l’honneur à la famille par une alliance avec les Linton ; et pourvu seulement qu’elle le laissât tranquille, il lui permettait de marcher sur nous comme sur des esclaves. Edgar Linton, comme bien d’autres ont été avant lui et seront après lui, était infatué de lui-même ; il s’imaginait être l’homme le plus heureux du monde, le jour où il la conduisit à la chapelle de Gimmerton, trois ans après la mort de son père.

Tout à fait contre mon désir, je dus me décider à quitter Wuthering Heights et à l’accompagner ici. Le petit Hareton avait à peu près cinq ans et je venais précisément de commencer à lui apprendre ses lettres. Notre séparation fut triste, mais les larmes de Catherine eurent plus de pouvoir que les nôtres. Quand elle vit que je refusais de partir et que ses prières ne me touchaient pas, elle alla se lamenter auprès de son mari et de son frère. Le premier m’offrit des gages abondants, le second m’ordonna de faire mes paquets, disant qu’il n’avait plus besoin de femme dans sa maison, maintenant qu’il n’y avait plus de maîtresse, et que, en ce qui touchait Hareton, le curé l’entreprendrait de temps à autre. Et ainsi je n’avais pas à choisir, il me fallait faire comme on voulait. Je dis au maître qu’il se débarrassait de tout ce qu’il y avait de convenable dans sa maison seulement pour courir un peu plus vite à sa ruine, j’embrassai Hareton, je lui dis adieu, et depuis ce temps il a toujours été un étranger pour moi ; et c’est très bizarre à penser, mais je n’ai pas de doute qu’il a aujourd’hui tout oublié d’Ellen Dean, et qu’il ne sait plus qu’il a été un moment plus que le monde entier pour elle, et elle pour lui.

… À ce point de son récit, ma ménagère jeta par hasard un coup d’œil sur la pendule de la cheminée et fut ébahie en s’apercevant qu’il était une heure et demie. Elle ne voulut pas entendre parler de rester une seconde de plus, et en vérité moi-même je me sentais assez disposé à ajourner la suite de sa narration. Et maintenant qu’elle est allée se reposer et que j’ai encore médité une heure ou deux, je vais trouver le courage d’aller me coucher, moi aussi, en dépit de la lourdeur douloureuse de ma tête et de mes membres.




CHAPITRE VII


Charmante introduction à la vie d’ermite ! Quatre semaines de tortures, d’excitation et de maladie !

Oh, ces vents lugubres et ces sombres cieux du Nord, et ces chemins impraticables et ces médecins de campagne jamais pressés ! Et oh ! cette absence de toute figure humaine ! et, pire que tout, la terrible déclaration par laquelle Kenneth m’a fait entendre que je n’avais pas à espérer de sortir avant le printemps !

Pourquoi ne demanderais-je pas à Madame Dean de finir son récit ? Je vais sonner ; elle sera enchantée de me trouver en état de causer gaiement.

… Madame Dean est venue.

— Il faut encore attendre vingt minutes, monsieur, pour prendre la médecine, commença-t-elle.

— Au diable la médecine ! Ce que je voudrais avoir…

— Le docteur dit que vous devez attendre que la poudre soit dissoute.

— De tout mon cœur ; mais ne m’interrompez pas. Venez et asseyez-vous ici. Laissez en repos cette amère phalange de fioles. Tirez votre ouvrage de votre poche, là — et maintenant continuez l’histoire de M. Heathcliff, depuis l’instant où vous l’avez laissée jusqu’au temps présent. Est-il allé sur le continent terminer son éducation, pour revenir un gentleman ? ou bien a-t-il pris dans un collège une place de servant, ou s’est-il sauvé en Amérique et a-t-il gagné de l’honneur en combattant son pays nourricier ? ou a-t-il trouvé un moyen plus prompt de faire fortune sur les grandes routes de l’Angleterre ?

— Il est probable qu’il aura fait un peu de tout cela, M. Lockwood, mais je ne puis vous en rien dire de certain. Je vous ai déjà dit que je ne savais pas comment il avait gagné son argent ; et j’ignore aussi par quels moyens il s’est élevé au-dessus de l’ignorance sauvage où il était enfoncé ; mais, avec votre permission, je vais continuer à ma façon, si vous croyez que cela doit vous amuser sans vous fatiguer. Vous sentez-vous mieux, ce matin ?

— Beaucoup mieux.

— Voilà une bonne nouvelle ! Je suis donc allée à Thrushcross-Grange avec miss Catherine, et j’eus l’agréable désappointement de voir qu’elle se conduisait infiniment mieux que je ne l’aurais espéré. Elle semblait presque trop amoureuse de M. Linton ; et même à sa sœur elle témoignait beaucoup d’affection. Tous deux d’ailleurs s’occupaient beaucoup de lui être agréable. Ce n’était pas l’épine qui se penchait vers les chèvrefeuilles, mais les chèvrefeuilles qui embrassaient l’épine. Aucune concession mutuelle : l’une se tenait toute droite et les autres cédaient ; et comment peut-on montrer de la mauvaise humeur lorsqu’on ne rencontre ni opposition ni indifférence ? Je remarquai que M. Edgar avait une peur profonde de l’irriter. Il la cachait devant elle ; mais si par hasard il m’entendait lui répondre vivement, ou s’il voyait quelqu’un des domestiques s’assombrir sur quelque ordre trop impérieux venant d’elle, il montrait son trouble par une grimace de déplaisir qu’il n’avait jamais lorsqu’il s’agissait seulement de lui. Plus d’une fois il me parla durement de mon insolence et m’avoua qu’un coup de couteau ne l’affligerait pas autant que de voir sa femme fâchée. Et moi, pour ne pas faire de peine à un si bon maitre, j’appris à être moins vive ; et pendant six mois, la poudre resta aussi inoffensive que du sable, ne trouvant auprès d’elle aucun feu pour la faire éclater. Catherine avait ça et là des moments de tristesse et de silence que son mari respectait discrètement, les attribuant à une altération de sa santé, résultat de sa maladie de naguère ; et de fait elle n’avait jamais eu auparavant de ces abattements d’esprit ; mais le retour du soleil était salué par un retour pareil de sa gaité. Je crois que je puis affirmer qu’ils étaient vraiment en possession d’un bonheur tous les jours plus profond.

Ce bonheur cessa. Eh quoi, il faut bien que nous pensions à nous-mêmes dans la vie, et ceux qui sont doux et généreux ont seulement une façon plus juste d’être égoïstes que ceux qui cherchent à tout dominer ! Ce bonheur cessa lorsque les circonstances amenèrent les deux parties à sentir que l’intérêt de l’une n’était pas le principal objet de la pensée de l’autre. Par un doux soir de septembre, je revenais du jardin avec un lourd panier de pommes que j’avais été cueillir. La nuit était venue et la lune regardait par dessus la haute muraille de la cour, faisant se jouer de vagues ombres sur les coins des parties en saillie de la maison. Je déposai mon fardeau sur l’escalier de la maison près de la porte de la cuisine, et je songeai à me reposer, et je voulus respirer encore quelques instants cet air doux et léger ; je regardais le ciel, tournant le dos à la porte, lorsque j’entends une voix dire derrière moi : « Nelly, est-ce vous ? » C’était une voix profonde, et dont l’accent m’était étranger ; et pourtant il y avait quelque chose dans la manière de prononcer mon nom qui me semblait familier. Je me retournai pour voir qui m’avait parlé, un peu effrayée, car les portes étaient fermées, et je n’avais vu personne en m’approchant de l’escalier. Quelque chose remuait dans la porte ; et je distinguai un homme de haute taille, vêtu de noir, brun de visage et de cheveux. Il était appuyé contre la porte et tenait ses doigts sur le loquet comme s’il voulait ouvrir. Qui cela peut-il être ? pensais-je : M. Earnshaw ? ce n’est pas sa voix.

— Il y a une heure que j’attends ici, reprit cette voix, et tout depuis lors a été autour de moi calme comme la mort. Je n’ai pas osé entrer. Ne me reconnaissez-vous pas ? Regardez, je ne suis pas un étranger.

Un rayon éclaira ses traits, les joues creuses étaient à demi-couvertes de favoris noirs ; les sourcils bas, les yeux profondément enfoncés et d’aspect étrange. Je me rappelai ces yeux.

— Quoi m’écriai-je, ne sachant pas si je devais le regarder comme un visiteur de ce monde, quoi ! vous, revenu ? Est-ce vraiment vous ?

— Oui, Heathcliff, répondit-il, levant sans cesse ses regards vers les fenêtres, où se reflétait la lumière de la lune, mais sans que nulle lumière parut du dedans. Sont-ils à la maison ? Où est-elle ? Nelly, vous n’êtes pas contente ? Vous n’avez pas besoin de vous troubler ainsi. Est-elle ici ? Parlez ! J’ai besoin de lui dire un mot, à votre maîtresse. Allez, et dites-lui que quelqu’un de Gimmerton désire la voir.

— Comment va-t-elle prendre la chose, m’écriai-je, que va-t-elle faire ? La surprise m’affole, elle va la mettre hors d’elle-même ! Et vous êtes Heathcliff ! Mais si changé, non, c’est incompréhensible ! Avez-vous servi comme soldat ?

— Allez et portez mon message, m’interrompit-il impatiemment, je serai en enfer tant que vous ne l’aurez pas fait.

Il souleva le loquet et j’entrai ; mais quand je fus près du parloir où étaient M. et Madame Linton, je ne pus prendre sur moi de faire la commission ; enfin, je me résolus à entrer et à leur demander s’ils voulaient avoir de la lumière : j’ouvris la porte.

Ils étaient assis ensemble auprès d’une fenêtre, à travers laquelle se montrait, derrière les arbres du jardin et du parc sauvage, la vallée de Gimmerton, avec une longue ligne de brouillards en tourbillon. Wuthering Heights s’élevait au-dessus de cette vapeur d’argent, mais notre vieille maison était invisible, se trouvant plutôt un peu sur l’autre penchant. Tout, la chambre et ses occupants et la scène qu’ils contemplaient, tout semblait merveilleusement paisible. J’eus de nouveau une répugnance à m’acquitter de ma commission ; et je me préparais à sortir après avoir simplement parlé de la lumière, lorsqu’un sentiment de ma folie me força à revenir et à murmurer : — Madame, quelqu’un de Gimmerton désire vous voir.

— Qu’est-ce qu’il veut ? demanda Madame Linton.

— Je ne l’ai pas questionné, répondis-je.

— C’est bien, fermez les rideaux, Nelly, et apportez le thé, je vais revenir tout de suite.

Elle quitta l’appartement ; M. Edgar Linton me demanda qui c’était, d’un ton insouciant.

— Quelqu’un que Madame n’attend pas, ce Heathcliff, vous vous le rappelez, monsieur, qui vivait autrefois chez M. Earnshaw !

— Quoi, le gipsy, le garçon de charrue ? s’écria mon maître ; pourquoi n’avez-vous pas dit cela à Catherine ?

— Pardon, mais vous ne devez pas l’appeler par ces noms, lui répondis-je ; elle serait bien affligée de vous entendre. Son cœur a failli se rompre quand il est parti, et je devine que son retour va être une fête pour elle.

M. Linton s’avança vers une fenêtre, donnant sur la cour. Il l’ouvrit, et s’appuyant sur le rebord, s’écria vivement : « Chérie, ne restez pas là debout, faites entrer cette personne, si c’est quelqu’un de particulier. » Quelques minutes après j’entendis soulever le loquet et Catherine s’élança, essoufflée et farouche, trop excitée pour montrer son contentement ; et en vérité, à voir sa figure, on aurait plutôt supposé quelque terrible calamité.

— Oh ! Edgar, Edgar, gémit-elle, lui passant les bras autour du cou, oh Edgar, mon chéri ! C’est Heathcliff qui est revenu ; c’est lui. Et elle resserrait son embrassement jusqu’à l’étouffer.

— Bien, bien ! répondit son mari d’un ton fâché, ce n’est pas une raison pour m’étrangler. Heathcliff ne m’a jamais fait l’impression d’un trésor si merveilleux, et il n’y a pas de quoi perdre la tête.

— Je sais que vous ne l’aimiez pas, fit Catherine, réprimant l’excès de sa joie. Et pourtant, pour l’amour de moi ; il faut que vous soyez amis maintenant. Dois-je lui dire de monter ?

— Ici, dans le parloir ?

— Et où donc ? demanda-t-elle. Il avait l’air vexé, et fit entendre que la cuisine serait un endroit plus convenable, mais Madame Linton le regardait d’une façon comique, à demi fâchée, à demi égayée de son importunité.

— Non, ajouta-t-elle après un moment, je ne peux pas rester assise dans la cuisine. Ellen, mettez deux tables ici, une pour notre maître et pour miss Isabella, qui sont l’aristocratie, l’autre pour Heathcliff et pour moi-même, qui représentons les classes inférieures ; cela vous convient-il, mon cher, ou faut-il que je fasse allumer du feu dans une autre chambre ? Vous donnerez des ordres en conséquence, mais moi je vais de nouveau courir en bas et m’occuper de mon hôte. Je crains que ma joie ne soit trop grande pour que sa cause soit réelle.

Elle allait de nouveau s’élancer dehors, mais Edgar l’arrêta : « Vous, dit-il s’adressant à moi, faites-le monter, et vous, Catherine, tachez de vous réjouir sans perdre la tête ; il n’est pas nécessaire que toute la maison vous voie accueillir comme un frère un domestique échappé. »

Je descendis et trouvai Heathcliff attendant sous le porche, et évidemment sûr d’être invité à monter. Il me suivit sans rien dire, et je l’introduisis en présence du maître et de la maîtresse dont les joues allumées indiquaient un chaud entretien. Mais la figure de la dame s’éclaira d’un tout autre sentiment lorsque son ami parut à la porte : elle courut vers lui, prit ses deux mains, et le mena vers Linton ; puis elle saisit, malgré lui, les doigts de Linton et les enfonça dans la main d’Heathcliff. Maintenant que la lumière du foyer et des bougies révélait pleinement sa figure, je fus encore plus surprise de la transformation d’Heathcliff. Il était devenu un homme de haute taille, athlétique et bien constitué, à côté duquel mon maître semblait tout à fait maigriot et comme un enfant. Son attitude droite suggérait l’idée qu’il avait été dans l’armée. Ses traits portaient une maturité d’expression et de dessin que n’avaient pas ceux de M. Linton ; il avait un air intelligent, et ne gardait aucune marque de sa dégradation passée. Il y avait bien toujours dans ses sourcils baissés et ses yeux pleins d’un feu sombre quelques reflets d’une férocité à demi civilisée, mais elle était dominée ; et ses manières avaient même une certaine dignité ; tout à fait débarrassées de leur rudesse, mais toujours trop dures pour être gracieuses. La surprise de mon maître égala ou dépassa la mienne ; il resta une minute embarrassé, sans savoir comment il devait s’adresser au garçon de charrue, comme il l’avait appelé. Heathcliff avait laissé tomber sa main délicate, et se tenait debout, le regardant froidement.

— Asseyez-vous, monsieur, dit-il enfin ; Madame Linton, en souvenir du vieux temps, a désiré que je vous fasse un accueil cordial, et je suis naturellement heureux de tout ce qui peut lui être agréable.

— Et moi aussi, répondit Heathcliff, particulièrement si c’est quelque chose où j’ai une part. Je resterai volontiers une heure ou deux. Il s’assit en face de Catherine, qui tenait son regard fixé sur lui, comme si elle craignait qu’il ne disparût si elle cessait un instant de le regarder. Lui ne levait pas souvent ses yeux sur elle ; un rapide coup d’œil ça et là suffisait ; mais ses yeux trahissaient sans cesse plus distinctement le plaisir qu’il buvait dans ceux de son amie. Lui et elle étaient trop absorbés dans leur joie mutuelle pour se sentir embarrassés. Mais il n’en était pas de même de M. Edgar ; l’ennui qu’il avait le faisait pâlir ; et ce sentiment fut à son comble lorsqu’il vit sa femme se lever, s’avancer vers Heathcliff, lui saisir de nouveau les mains et rire comme une personne égarée.

— Il va me sembler demain que ce n’a été qu’un rêve, criait-elle. Je ne serai pas capable de croire que je vous ai vu et touché et entendu une fois de plus ! Et pourtant, méchant vous ne méritez pas cette bienvenue. D’être absent pendant trois ans, sans donner de vos nouvelles, et sans jamais penser à moi !

— J’y ai pensé un peu plus que vous à moi, murmura-t-il. J’ai appris, il y a peu de temps, Cathy, la nouvelle de votre mariage ; et tout à l’heure, pendant que j’attendais dans cette cour, j’avais formé ce projet : de jeter seulement un coup d’œil sur votre figure, de recueillir un regard de surprise et peut être de plaisir, puis, de régler mon compte avec Hindley ; et alors de prévenir la loi en m’exécutant moi-même. Votre bienvenue a fait sortir ces idées de mon esprit ; mais prenez garde de me rencontrer d’un autre air la prochaine fois. Non, ne me chassez pas une seconde fois. Vous m’avez réellement regretté, n’est-ce pas ? Eh bien, vous aviez raison. J’ai eu à mener une amère vie depuis que j’ai entendu pour la dernière fois votre voix ; et il faut que vous me pardonniez, car c’était seulement pour vous que je combattais.

— Catherine, si vous ne voulez pas que nous prenions notre thé froid, venez à table, interrompit Linton, faisant son possible pour garder son ton ordinaire et le degré de politesse convenable. M. Heathcliff aura à faire une longue course, où qu’il veuille loger cette nuit, et moi-même, j’ai soif.

Elle prit sa place devant la théière ; et miss Isabella vint au coup de cloche ; j’avançai des chaises pour tout le monde et je sortis. Le repas dura à peine dix minutes. La tasse de Catherine resta vide, elle ne pouvait ni manger ni boire. Edgar eut peine à avaler une bouchée. Leur hôte ne prolongea pas son séjour ce soir-là au-delà d’une heure. Quand il partit, je lui demandai s’il allait à Gimmerton.

— Non, me répondit-il, à Wuthering Heights ; M. Earnshaw m’a invité lorsque je lui ai fait visite ce matin.

M. Earnshaw l’avait invité ! Et il avait fait visite à M. Earnshaw ! Je méditais douloureusement cette phrase, après qu’il fut parti ; allait-il devenir un hypocrite, et ne rentrait-il dans le pays que pour faire le mal sous un masque ? Je songeais : j’avais au fond de mon cœur le pressentiment qu’il aurait mieux valu qu’il ne revint pas. Vers le milieu de la nuit, je fus réveillée de mon premier sommeil par Madame Linton qui se glissa dans ma chambre, s’assit à côté de mon lit et me tira par les cheveux pour m’empêcher de dormir.

— Je ne peux pas rester en repos, Ellen, me dit-elle en manière d’excuse. Et j’ai besoin d’une créature vivante pour me tenir compagnie dans mon bonheur. Edgar est de mauvaise humeur parce que je suis dans la joie d’une chose qui ne l’intéresse pas ; il refuse d’ouvrir la bouche, si ce n’est pour dire des choses mauvaises et sottes ; et il m’a affirmé que j’étais cruelle et égoïste parce que j’avais voulu lui parler tandis qu’il était souffrant et avait sommeil. Il trouve toujours le moyen d’être souffrant au moindre désagrément. Je lui ai dit quelques phrases d’éloge sur Heathcliff ; et lui, soit par migraine ou pour un accès d’envie, s’est mis à pleurer : de sorte que je me suis relevée et l’ai laissé dormir.

— À quoi vous sert de faire L’éloge d’Heathcliff devant lui ? répondis-je. Dans leur enfance, ils avaient déjà une aversion l’un pour l’autre, et son éloge ne rendrait pas Heathcliff moins furieux : c’est la nature humaine. Ne parlez pas de lui à M. Linton si vous ne voulez pas qu’une querelle ouverte se déclare entre eux.

— Mais n’est-ce pas faire preuve d’une grande faiblesse ? poursuivit-elle. Je ne suis pas jalouse… je ne me sens jamais blessée par l’éclat des cheveux blonds d’Isabella et la blancheur de sa peau, et son élégance délicate, et la tendresse que toute la famille lui témoigne. Même vous, Nelly, si nous avons par hasard une dispute, vous prenez tout de suite le parti d’Isabella, et moi je cède comme une bonne maman, je l’appelle ma chérie et je la flatte avec douceur. Cela fait plaisir à son frère de nous voir en termes cordiaux, et à moi aussi. Mais ils se ressemblent beaucoup, lui et elle ; ils sont des enfants gâtés et s’imaginent que le monde a été fait pour eux : et bien que je les aime l’un et l’autre, je pense tout de même qu’une petite punition pourrait les corriger.

— Vous vous trompez, madame Linton, lui dis-je, c’est eux qui vous aiment et qui sont indulgents pour vous, et je sais bien ce qui arriverait si cela n’était pas. Vous pouvez bien aller jusqu’à leur passer leurs petits caprices, aussi longtemps qu’ils n’ont pas d’autre souci que de prévenir tous vos désirs ; mais il se peut qu’il arrive, à la fin, quelque chose ayant une égale importance pour les deux parties, et alors ceux que vous appelez faibles sont bien capables d’être aussi obstinés que vous.

— Et alors nous aurons une lutte à mort, n’est-ce pas, Nelly ? reprit-elle en riant. Non, je vous le dis, j’ai tant de confiance dans l’amour de Linton que je crois que je pourrais le tuer sans qu’il songe à rien faire contre moi.

Je l’engageai alors à ne lui avoir que plus de reconnaissance pour cette affection.

— C’est ce que je fais me répondit-elle ; mais lui n’a pas besoin de se lamenter pour des bagatelles. C’est enfantin. Au lieu de fondre en larmes parce que je lui ai dit que Heathcliff méritait à présent le respect de chacun et que ce serait un honneur pour le premier gentleman du pays d’être son ami, c’est lui qui aurait dû dire cela pour moi et s’en réjouir par sympathie. Il faut qu’il s’accoutume à lui, et alors, autant faire qu’il l’aime ; quand je considère combien Heathcliff avait de raisons pour le détester, je suis sûre qu’il s’est très bien comporté envers lui.

— Que pensez-vous de ce fait qu’il va à Wuthering Heights ? demandai-je. Il s’est réformé à tous les points de vue, au moins en apparence. Le voici tout à fait comme un chrétien, tendant amicalement sa main droite à ses ennemis tout alentour.

— Il me l’a expliqué, répondit-elle, mais j’en suis étonnée autant que vous, il m’a dit qu’il était venu s’informer de moi auprès de vous, supposant que vous résidiez toujours là-bas ; Joseph l’a dit à Hindley qui est sorti de la maison et s’est mis à le questionner sur ce qu’il avait fait, et comment il avait vécu et qui enfin l’a invité à entrer. Il y avait là plusieurs personnes assises à jouer aux cartes ; Heathcliff se joignit à elles, mon frère perdit de l’argent contre lui, et le trouvant pourvu abondamment, lui demanda de revenir dans la soirée, ce à quoi il consentit. Hindley est dans un état trop désespéré pour mettre beaucoup de prudence à choisir ses relations ; il ne prend pas la peine de réfléchir aux causes qu’il pourrait avoir pour se méfier d’un homme qu’il a bassement outragé. Mais Heathcliff affirme que sa principale raison pour renouer connaissance avec son ancien persécuteur est son désir de s’installer dans le voisinage de la Grange et son attachement pour la maison où nous avons vécu ensemble, et puis encore l’espoir que nous aurons plus d’occasions de nous voir ainsi que s’il s’était fixé à Gimmerton. Il a l’intention d’offrir de payer largement le droit de demeurer aux Heights ; et il n’y a pas de doute que la rapacité de mon frère l’amènera à accepter ces conditions. Il a toujours été avide, si ce n’est que ce qu’il saisit d’une main, il le rejette de l’autre.

— Un joli endroit pour s’installer ! dis-je ; ne redoutez-vous pas les conséquences, madame Linton ?

— Pas pour mon ami, répondit-elle ; sa forte tête le tiendra à l’abri du danger. Pour Hindley, oui, un peu ; mais il ne peut pas devenir pire qu’il est, et, à cause de moi, il ne peut lui arriver aucun mal physique. L’événement de ce soir m’a réconciliée avec Dieu et l’humanité. Je m’étais révoltée contre la Providence. Oh j’ai enduré une souffrance très amère, Nelly ! Si cet homme savait combien j’ai souffert, il aurait honte d’assombrir la fin de mon mal avec cet air indifférent. C’est ma bonté pour lui qui m’a poussée à souffrir seule ; si j’avais exprimé l’agonie que souvent je sentais, il se serait mis à désirer son allègement avec autant d’ardeur que moi. N’importe, le mal est fini et je ne veux pas me venger de sa folie ; désormais, j’aurai la force de tout supporter. Quand même la chose la plus basse me frapperait sur une joue, non seulement j’offrirais l’autre, mais je demanderais pardon d’avoir provoqué l’offense : et comme preuve, je vais aller tout de suite faire la paix avec Edgar. Bonne nuit ! Je suis un ange !

Elle me quitta dans cette conviction flatteuse, et je pus apprécier le lendemain le succès de son entreprise. M. Linton, tout en paraissant toujours un peu déprimé par l’exubérante vivacité de Catherine, non seulement avait abjuré sa mauvaise humeur, mais ne risquait même aucune objection à l’idée de la laisser aller avec Isabella à Wuthering Heights dans l’après-midi ; et elle, elle l’en récompensait par un été de douceur et d’affection qui fit pour plusieurs jours de la maison un paradis, maîtres et domestiques profitant également de ce soleil qui brillait sans s’arrêter.

Dans les premiers temps, Heathcliff — je devrais dire désormais M. Heathcliff — n’usa qu’avec réserve de la liberté de venir à Thrushcross Grange : il semblait vouloir juger jusqu’à quel point mon maître supporterait son intrusion. Catherine, de son côté, avait cru à propos de modérer l’expression de son plaisir en le recevant ; et c’est ainsi qu’il se constitua, par degrés, le droit de venir. Il gardait beaucoup de la réserve qui l’avait caractérisé dans son enfance, et cela lui permettait de réprimer toute démonstration trop vive de ses sentiments. Le malaise de mon maître s’endormit et des circonstances ultérieures vinrent lui donner quelque temps une autre direction.

Il trouva en effet une nouvelle source d’ennuis en constatant le fait imprévu qu’Isabella Linton éprouvait une attraction soudaine et irrésistible vers le nouvel hôte. Elle était alors une charmante jeune dame de dix-huit ans : enfantine dans ses manières, bien que possédant un esprit fin, des sentiments subtils et aussi un caractère mordant, pour peu qu’on l’irritât. Son frère, qui l’aimait tendrement, fut ébahi de cette préférence fantastique. Laissant de côté la honte d’une alliance avec un homme sans nom, et la possibilité pour sa propre fortune, à défaut d’héritier mâle, de passer entre les mains d’un tel individu, il avait assez de sens pour comprendre la disposition réelle d’Heathcliff : pour savoir que, malgré les changements de son extérieur, sa nature n’avait pas changé et ne pouvait changer. Et cette nature l’épouvantait, le révoltait ; un pressentiment le faisait tressaillir à l’idée de lui confier Isabella. Sa répulsion aurait été bien plus vive encore s’il s’était aperçu que l’amour de sa sœur était né sans être sollicité, et s’adressait à un homme qui n’y répondait en aucune façon : car lui, du moment qu’il avait découvert ce penchant d’Isabella, il en avait mis la faute sur un dessein prémédité d’Heathcliff.

Nous avions tous remarqué depuis peu que miss Linton était très agitée et soupirait après quelque chose. Elle devenait méchante et fatigante, agaçant et rudoyant sans cesse Catherine, au risque d’épuiser sa dose, très limitée, de patience. Nous excusions cette humeur, jusqu’à un certain point, en la mettant sur le compte de la maladie ; car nous la voyions pâlir et dépérir à vue d’œil. Mais un jour qu’elle avait été particulièrement impossible, refusant son déjeuner, se plaignant du manque d’obéissance des domestiques, de la sujétion où la tenait Catherine et de la négligence d’Edgar, affirmant qu’elle avait pris froid parce que nous avions laissé les portes ouvertes et éteint le feu du parloir pour la vexer, avec cent autres accusations non moins frivoles, Madame Linton insista péremptoirement pour qu’elle allât se coucher et après l’avoir grondée de bon cœur, elle la menaça d’envoyer chercher le médecin. Cette mention de Kenneth amena immédiatement Isabella à s’écrier que sa santé était parfaite et que c’était seulement la dureté de Catherine qui la rendait malheureuse.

— Comment pouvez-vous dire que je suis dure, méchante enfant gâtée ? s’écria notre maîtresse, surprise de cette assertion déraisonnable. À coup sûr vous êtes en train de perdre la raison. Quand ai-je été dure, dites-moi ?

— Hier, sanglota Isabella, et maintenant.

— Hier ? et à quelle occasion ?

— Dans notre promenade sur la lande : vous m’avez dit de courir où je voudrais pendant que vous marchiez avec Heathcliff.

— Et c’est là ce que vous appelez ma dureté ! dit Catherine en riant. Je n’avais pas la moindre idée de vous donner à entendre que votre compagnie était superflue : il nous était indifférent que vous fussiez ou non je pensais simplement que la conversation d’Heathcliff n’aurait rien d’amusant pour vous.

— Oh non, sanglota la jeune dame, vous vouliez m’éloigner parce que vous saviez que j’aimais à être là.

— A-t-elle sa raison ? demanda Madame Linton, se tournant vers moi. Je vais répéter notre conversation mot pour mot, Isabella ; et vous noterez, s’il vous plaît, tous ceux de ses endroits qui auraient eu du charme pour vous.

— Je ne parle pas de la conversation, répondit-elle, je désirerais d’être avec…

— Eh bien ? dit Catherine, voyant qu’elle hésitait à finir sa phrase.

— Avec lui, et je ne veux pas être toujours congédiée, continua-t-elle en s’allumant. Vous êtes comme un chien au ratelier, Cathy, et vous voulez être toute seule à être aimée.

— Et vous, vous êtes un impertinent petit singe ! s’écria Madame Linton stupéfaite. Mais je ne puis croire cette sottise. Il est impossible que vous m’enviiez l’admiration de Heathcliff, que vous le considériez comme une personne agréable ; j’espère que je vous ai mal comprise, Isabella ?

— Non, non ! dit la jeune fille infatuée. Je l’aime plus que vous n’avez jamais aimé Edgar ; et lui aussi m’aimerait si vous vouliez le lui permettre.

— Alors, je ne voudrais pas être à votre place pour tout un royaume ! déclara Catherine avec emphase, et il me sembla bien qu’elle parlait sérieusement.

— Nelly, aidez-moi à la convaincre de sa folie. Dites-lui ce qu’est Heathcliff : une créature abandonnée, sans raffinement, sans culture ; un aride désert d’ajoncs et de genêts. J’aimerais autant mettre ce petit canari dans le parc par un jour d’hiver que de vous engager à pencher votre cœur sur lui. C’est une déplorable ignorance de son caractère, enfant, et rien de plus, qui a fait entrer ce rêve dans votre tête. Je vous en prie, ne vous imaginez pas qu’il cache, derrière son extérieur sombre, des abîmes de bienveillance et d’affection ! Il n’est pas un diamant brut, une huître renfermant une perle : il est un homme pareil à un loup, féroce et sans pitié. Jamais je ne lui dis : « laissez celui-ci ou celui-là de vos ennemis en paix, parce qu’il serait cruel ou peu généreux de leur faire du mal » ; je lui dis : « laissez-les en paix, parce que je ne veux pas qu’il leur arrive du mal. » Il vous écraserait comme un œuf de moineau, Isabella, s’il vous jugeait une charge un peu lourde. Je sais qu’il lui est impossible d’aimer les Linton ; et pourtant il serait tout à fait capable d’épouser votre fortune et vos espérances ! L’avarice monte en lui et devient un péché dominant. Voilà mon portrait de lui ! Et je suis son amie, je le suis si bien, que s’il avait pensé sérieusement à vous attraper, je me serais peut-être tue et vous aurais laissée tomber dans ses filets.

Miss Linton regardait sa belle-sœur avec indignation.

— Honte, honte ! répétait-elle d’un ton irrité : vous êtes pire que vingt ennemis, venimeuse amie que vous êtes.

— Ah, ainsi vous ne voulez pas me croire ? dit Catherine, vous vous imaginez que je parle par méchanceté ou par égoïsme ?

— Oui, j’en suis sûre, répliqua Isabella, et j’ai horreur de vous.

— Bien, cria l’autre, essayez donc pour votre compte, si c’est votre humeur ; j’ai fait ce que je pouvais.

— Et il faut que je subisse la peine de son égoïsme ! sanglotait la jeune fille, lorsque Madame Linton eut quitté la chambre. Tout, tout est contre moi. Elle a détruit mon unique consolation. Mais ce qu’elle a dit est faux, n’est-ce pas ? M. Heathcliff n’est pas un démon ; il a une âme honnête et vraie, ou sans cela comment se serait-il souvenu d’elle ?

— Croyez-moi, miss, lui dis-je, chassez-le de vos pensées. C’est un oiseau de mauvais augure et pas du tout un compagnon pour vous. Madame Linton a parlé sévèrement, et pourtant je ne puis la contredire. Elle connait mieux son cœur que moi ou tout autre, et jamais elle ne consentirait à le représenter comme pire qu’il est. Des gens honnêtes ne cachent pas leurs actions. Comment a-t-il vécu ? Comment est-il devenu riche ? Pourquoi demeure-t-il à Wuthering Heights dans la maison d’un homme qu’il déteste ? On dit que M. Earnshaw va de mal en pis depuis qu’il est arrivé. Ils restent assis ensemble toute la nuit ; et Hindley a emprunté de l’argent sur ses terres, et ne fait rien que jouer et boire.

— Vous êtes liguée avec les autres, Ellen ! répondit-elle, je ne veux pas écouter vos médisances. Quelle malveillance il faut que vous ayez pour désirer me convaincre qu’il n’y a pas de bonheur dans ce monde !


Serait-elle parvenue à se débarrasser de cette idée si on l’avait laissée à elle-même ou bien aurait-elle continué à la nourrir sans cesse, je ne puis le dire ; mais elle eut peu de temps pour y réfléchir. Le lendemain il y eut une séance de justice à la ville voisine : mon maître fut obligé d’y assister, et M. Heathcliff, prévenu de son absence, arriva plus tôt que de coutume. Catherine et Isabella étaient assises dans la bibliothèque, fâchées l’une contre l’autre, mais en silence : la demoiselle, inquiète de sa récente indiscrétion, et de la révélation qu’elle avait faite de ses sentiments dans un accès passager de passion ; Catherine, après mûr examen, réellement irritée contre sa compagne, et résolue à faire cesser ses sarcasmes. Elle rit lorsqu’elle vit Heathcliff à travers la fenêtre ; j’étais en train de balayer le foyer et j’observai sur ses lèvres un sourire méchant. Isabella, absorbée dans ses rêveries ou dans un livre, resta jusqu’à ce que la porte s’ouvrit ; et alors il fut trop tard pour tenter de s’échapper, ce qu’elle aurait fait avec joie si elle avait pu.

— Entrez, voilà qui est bien ! s’écria gaiement notre dame, disposant une chaise près du feu. Voici deux personnes qui ont misérablement besoin d’une troisième pour fondre la glace qui les sépare ; et vous êtes celle-là même que l’une et l’autre de nous voudrions choisir. Heathcliff, je suis fière de pouvoir vous montrer â la fin quelqu’un qui vous chérit plus que moi-même. J’espère que vous devez vous sentir flatté ! Non, ce n’est pas Nelly, ne regardez pas vers elle. Ma pauvre petite belle-sœur se brise le cœur à contempler votre beauté physique et morale. Il dépend de vous d’être le frère d’Edgar. Non, non, Isabella, vous ne partirez pas ! continua-t-elle, arrêtant avec un enjouement affecté la jeune fille qui s’était levée, confondue et indignée. Nous étions à nous quereller comme des chats à votre sujet, Heathcliff, et j’étais battue en protestations d’admiration et de dévotion ; et de plus ma rivale, comme elle s’appelle, m’a informée que si seulement je voulais me mettre un peu à l’écart, elle lancerait dans votre âme une flèche qui vous fixerait pour toujours et enverrait mon image à l’oubli éternel.

— Catherine ! dit Isabella, rappellant sa dignité, et dédaignant de lutter pour s’arracher à l’étreinte nerveuse qui la retenait, je vous serais reconnaissante de rester dans la vérité et de ne pas me calomnier, même en plaisantant. M. Heathcliff, soyez assez bon pour ordonner à votre amie de me lâcher, elle oublie que vous et moi ne sommes pas des connaissances intimes, et ce qui l’amuse m’est pénible à moi au-delà de toute expression.

Comme l’autre ne répondait rien et restait assis, et semblait absolument indifférent aux sentiments qu’elle pouvait avoir pour lui, elle se retourna vers sa persécutrice et lui demanda sérieusement de la laisser libre.

— En aucune façon ! répondit Madame Linton. Je ne veux pas être nommée une seconde fois un chien au ratelier. Il faut que vous restiez ! Eh, bien, Heathcliff, pourquoi ne manifestez-vous pas votre satisfaction de mes agréables nouvelles ? Isabella jure que l’amour qu’Edgar a pour moi n’est rien en comparaison de celui qu’elle entretient pour vous. Je suis sûre qu’elle a dit quelque chose de pareil : n’est-ce pas, Ellen ? Et elle a refusé de manger depuis notre promenade d’avant-hier par rage de ce que je l’ai éloignée de votre société.

— Je suppose que vous la calomniez, dit Heathcliff tournant sa chaise de leur côté. En tous cas, ce qu’elle désire en ce moment, c’est d’être hors de ma société.

Et il se mit à fixer durement l’objet de son discours comme on ferait d’un animal étrange et répugnant que l’on croirait devoir examiner par curiosité, en dépit de son aversion. La pauvre créature ne put supporter cet examen ; elle en pâlit et rougit, et, les yeux brillants de larmes, elle mit toute la force de ses petits doigts à s’affranchir de la ferme étreinte de Catherine. Puis, s’apercevant que, dès qu’elle parvenait à soulever un des doigts qui la tenaient, un autre s’abaissait, elle commença à se servir de ses ongles et griffa les mains de son ennemie.

— Voilà, une tigresse ! s’écria celle-ci, lui rendant enfin sa liberté. Allez vous-en, pour l’amour de Dieu, et cachez votre maudite figure ! Quelle folie de révéler devant lui ces griffes ! Ne pouvez-vous pas deviner les conclusions qu’il va en tirer ? Heathcliff ! Voilà des instruments d’exécution, il faut que vous preniez garde à vos yeux.

— Je les arracherais de ses doigts si jamais ils me menaçaient, répondit brutalement Heathcliff, quand la porte se fut refermée derrière la jeune fille. Mais quelle intention aviez-vous en agaçant cette créature d’une telle façon, Cathy ? vous ne disiez pas la vérité, n’est-ce pas ?

— Je vous assure que si ! Voilà plusieurs semaines qu’elle se meurt d’amour pour vous ; et elle m’a parlé de vous hier, et m’a couverte d’un déluge d’injures parce que je lui représentais vos défauts en pleine lumière dans le but de calmer sa passion. Mais n’y faites plus attention ; j’ai voulu punir son insolence, voilà tout. Je l’aime trop, mon cher Heathcliff, pour vous laisser la saisir et la dévorer.

— Et moi je l’aime trop peu pour essayer rien de pareil, dit-il. Vous entendriez d’étranges choses si je vivais seul avec cette figure de cire. Mon exercice plus ordinaire serait de peindre sur son blanc visage les couleurs de l’arc-en-ciel et de noircir tous les jours ou tous les deux jours ses yeux bleus ; car ils ressemblent à ceux de Linton d’une façon détestable.

— Détestable ! observa Catherine ; mais ce sont des yeux de colombe, d’ange !

— Elle est l’héritière de son frère ? demanda-t-il après un court silence.

— Je serais bien fâchée d’avoir à le penser, répondit la dame. Avec l’aide du ciel il lui viendra bien une demi-douzaine de neveux qui lui enlèveront ce titre. Et je vous conseille de détourner votre esprit de ce sujet, quant à présent ; vous êtes trop enclin à désirer le bien de votre voisin ; rappelez-vous que les biens de ce voisin-ci sont les miens.

— S’ils étaient les miens, ce serait encore la même chose, dit Heathcliff. Mais Isabella peut être niaise, elle n’est pas folle, et nous ferons bien d’écarter ce sujet, comme vous le proposez.

— Ils l’écartèrent en effet de leurs langues, et Catherine, probablement, de ses pensées. L’autre, j’en suis certaine, y repensa souvent dans le cours de cette soirée. Je le voyais se sourire à lui-même, ou plutôt se ricaner, et tomber dans des rêveries de mauvais augure dès que Madame Linton avait occasion de quitter l’appartement.

Je résolus d’observer ses mouvements. Mon cœur s’attachait invariablement au parti du maître, de préférence à celui de Catherine, et avec raison, me semblait-il ; car lui était bon et confiant et honorable, et elle, elle ne pouvait pas être appelée le contraire de tout cela, mais elle se permettait une telle latitude que j’avais peu de confiance dans ses principes et encore moins de sympathie pour ses sentiments. Je souhaitai qu’il arrivât quelque chose qui pût débarrasser tranquillement de M. Heathcliff à la fois les Heights et la Grange, nous laissant comme nous étions avant son arrivée. Ses visites étaient pour moi un continuel cauchemar, et aussi, je le soupçonnais, pour mon maître. L’idée de son séjour aux Heights était pour moi une oppression inexplicable. Je sentais que Dieu avait abandonné ce troupeau galeux, et qu’une bête méchante rôdait entre lui et le parc, attendant l’heure pour s’élancer et pour détruire.




CHAPITRE VIII


Parfois, en méditant sur ces choses dans la solitude, je me sentais prise d’une terreur soudaine, et je mettais mon bonnet pour aller voir comment tout se passait à la ferme. Ma conscience me persuadait que c’était un devoir d’avertir Hindley de la façon dont on parlait de lui ; mais d’autre part, me rappelant ses mauvaises habitudes invétérées, et désespérant de lui être utile, j’hésitais à entrer de nouveau dans la triste maison. Un jour, j’eus occasion de passer la vieille porte, m’écartant un peu de la route que je suivais pour aller Gimmerton. C’était après dans la période où est maintenant arrivé mon récit. Il faisait une après-midi glaciale et claire, le sol était nu et la route sèche et durcie de gelée. Je parvins à une pierre, à l’endroit où la grand’route s’embranche à gauche vers les landes, une pierre de forme grossière, portant sur le côté nord les lettres W. H., sur le côté est G., et sur le sud-ouest T. G. Cette pierre sert de poteau indicateur pour la Grange, les Heights et le village. Le soleil éclairait en jaune sa tête grise, me rappelant l’été, et je ne sais pourquoi, mais je sentis tout à coup pénétrer dans mon cœur un flot de sensations d’enfance. C’était pour nous, Hindley et moi, un lieu favori il y a, vingt ans. Je considérai longuement ce bloc usé, et, me baissant, j’aperçus au bas un trou encore plein de carapaces de limaçons et de cailloux, toutes choses que nous nous plaisions à y mettre ; et, avec toute la fraicheur de la réalité, il me sembla voir mon ancien compagnon de jeu assis à terre, avec sa tête brune et carrée penchée en avant et sa petite main creusant le sable d’un morceau d’ardoise.

— Pauvre Hindley ! m’écriai-je involontairement.

Je tressaillis, j’eus un moment l’idée que l’enfant levait sa tête et me regardait dans les yeux. Cela ne dura qu’une seconde, mais aussitôt je sentis un besoin irrésistible d’aller aux Heights. Une superstition me poussait à ne pas résister : si par hasard il était mort ! pensais-je, ou s’il doit mourir bientôt, et si ce que j’ai vu est un signe de mort ! À mesure que je m’approchais de la maison, je me sentais plus troublée, et je tremblais de tous mes membres lorsqu’enfin je fus en vue. Mon apparition de tout à l’heure m’avait devancée, je la vis debout, regardant à travers la porte. Telle fut du moins ma première idée en voyant un garçon aux boucles noires, aux yeux bruns, appuyant sur les barreaux sa rude figure : mais un peu de réflexion me fit comprendre que ce devait être Hareton, et pas très changé depuis que je l’avais quitté, dix mois auparavant.

— Dieu te bénisse, mon chéri ! lui criai-je, oubliant à l’instant mes folles alarmes. Hareton, c’est Nelly ! Nelly ta nourrice.

Il se recula hors de prise de mon bras et ramassa un grand fusil.

— Je suis venue pour voir ton père, Hareton, ajoutai-je.

Il leva son arme pour tirer ; je commençai un discours pour l’apaiser, mais je ne pus retenir sa main. La pierre frappa mon bonnet ; et alors, des lèvres tremblantes du petit garçon, sortit un chapelet de jurons qui, soit qu’il les ait compris ou non, étaient prononcés avec une emphase exercée, et contournaient ses traits enfantins dans une horrible expression de méchanceté. Vous pouvez bien penser que ceci m’affligea plus que je n’en fus irritée. Prête à fondre en larmes, je tirai de ma poche une orange et l’offris pour me faire bien venir. D’abord il hésita, puis, l’arracha de mes mains comme s’il imaginait que j’avais l’intention de le tenter et de le désappointer. Je lui en montrai une autre, la tenant hors de sa prise.

— Qui est-ce qui vous a appris ces belles façons de parler, mon garçon ? lui demandai-je. Est-ce le curé ?

— Au diable le curé, et toi aussi ! donne-moi ça ! répliqua-t-il.

— Dites-moi où vous avez pris des leçons, et vous l’aurez, dis-je. Quel est votre maître ?

Il me répondit : « Mon diable de père ! »

— Et qu’est-ce que vous apprenez de votre père ?

Il s’élança sur le fruit, je l’élevai hors de sa portée.

— Et qu’est-ce qu’il vous apprend ? demandai-je.

— Rien, me dit-il, qu’à me tenir en dehors de son chemin. Mon père ne peut rien me commander parce que je jure sur lui.

— Ah ! Et c’est le diable qui vous apprend à jurer sur votre père ?

— Eh ! non, grommela-t-il.

— Qui alors ?

— Heathcliff.

Je lui demandai s’il aimait M. Heathcliff.

— Oui, je l’aime.

Voulant avoir les raisons de cet amour, je pus seulement en tirer des phrases comme : « Je ne sais pas, il repaie à mon père les coups qu’il me donne, il le gronde de me gronder ; il dit qu’il faut que je fasse comme je veux. »

— Et alors le curé ne vous apprend pas à lire et à écrire ? poursuivis-je.

— Non, j’ai entendu dire que le curé aurait ses dents renfoncées dans sa gorge s’il entrait chez nous. C’est Heathcliff qui l’a promis.

Je mis l’orange dans sa main et je lui commandai de dire à son père qu’une femme appelée Nelly Dean attendait à la porte, du jardin, désirant lui parler. Il partit et entra dans la maison, mais au lieu de Hindley, c’est Heathcliff qui se montra sur les marches. Je me retournai aussitôt et descendis la route aussi vite que je pouvais courir, sans m’arrêter, jusqu’à la pierre du grand chemin. Je me sentais aussi effrayée que si j’avais fait sortir un gobelin. Ceci n’a pas grand rapport avec l’affaire de Miss Isabella ; et pourtant, c’est ce qui m’encouragea dans ma résolution de monter une garde vigilante et de faire tout mon possible pour empêcher une aussi mauvaise influence de s’étendre à la Grange, quand même il me faudrait soulever un orage domestique en contrariant le plaisir de Madame Linton.

Lorsque Heathcliff vint, la fois suivante, il se trouva que la jeune demoiselle était occupée à nourrir des pigeons dans la cour. Elle n’avait pas dit un mot à sa belle-sœur depuis trois jours, mais aussi elle avait mis un terme à ses plaintes, et nous y trouvions un grand soulagement. Je savais que Heathcliff n’avait pas l’habitude de témoigner à Miss Linton une seule marque de politesse en dehors de ce qui était strictement nécessaire. Cette fois, dès qu’il L’aperçut, sa première précaution fut de jeter un coup d’œil sur la maison. J’étais debout auprès de la fenêtre de la cuisine, mais je m’étais retirée hors de portée de vue. Je le vis alors s’avancer vers elle et lui dire quelque chose ; elle semblait embarrassée, désireuse de s’en aller ; pour l’en empêcher, il mit sa main sur son bras. Elle se détourna : apparemment il lui avait fait une question où elle ne se souciait pas de répondre. Il y eut de nouveau un regard rapide jeté sur la maison ; puis, supposant qu’on ne le voyait pas, le gredin eut l’impudence de l’embrasser.

— Judas ! Traitre ! m’écriai-je. Vous êtes donc aussi un hypocrite, un trompeur de parti-pris !

— Qui est-ce, Nelly ? dit la voix de Catherine derrière moi.

J’avais été trop occupée de ce qui se passait dehors pour la voir entrer.

— Votre indigne ami, répondis-je avec chaleur, ce monstre là-bas ! Ah ! il nous a vues, il vient ici, je me demande s’il aura le cœur de trouver une excuse plausible pour cet amour qu’il témoigne à Miss quand il vous a dit qu’il la haïssait.

Madame Linton vit Isabella se délivrer de l’étreinte et courir dans le jardin. Une minute après, Heathcliff ouvrit la porte. J’avais peine à m’empêcher de donner libre cours à mon indignation, mais Catherine insista d’un ton fâché pour que je me taise, me menaçant de me faire sortir de la cuisine si j’osais être assez présomptueuse pour intervenir avec ma langue insolente.

— À vous entendre, on croirait que vous êtes la maîtresse ! criait-elle. Il faut que vous restiez à votre place. Heathcliff, à quoi songez-vous de soulever ce tapage ? Je vous ai dit de laisser Isabella tranquille. Je vous prie de le faire, à moins que vous ne soyez las d’être reçu ici et que vous ne souhaitiez que Linton verrouille la porte contre vous.

— Dieu le préserve d’essayer ! répondit le noir vilain, que je détestais en ce moment de tout mon cœur. Dieu le garde doux et patient ! Tous les jours j’ai une envie plus folle de l’envoyer au ciel !

— Silence ! dit Catherine, fermant la porte intérieure, ne me vexez pas. Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à ma requête ? Est-ce elle qui est venue exprès sur votre chemin ?

— Que vous importe ? grommela-t-il. J’ai le droit de l’embrasser si elle veut et vous n’avez pas le droit de m’en empêcher. Je ne suis pas votre mari, vous n’avez pas à être jalouse de moi.

— Je ne suis pas jalouse de vous, répondit la maîtresse. Je suis jalouse pour tous. Éclairez votre figure et ne me faites pas la grimace. Si vous aimez Isabella, vous l’épouserez. Mais, l’aimez-vous ? Dites la vérité, Heathcliff. Là, vous ne voulez pas répondre ! Je suis certaine que vous ne l’aimez pas.

— Et est-ce que M. Linton permettrait à sa sœur de se marier avec cet homme ? demandai-je.

— Il faudrait que M. Linton le permette, répondit ma dame avec décision.

— On pourrait lui en épargner l’embarras, dit Heathcliff ; on se passerait fort bien de sa permission. Et pour ce qui est de vous, Catherine, j’ai envie de vous dire quelques mots, pendant que nous y sommes. Je veux que vous soyez prévenue que je sais que vous m’avez traité d’une façon infernale, infernale, entendez-vous ? Et si vous vous flattez de l’idée que je ne m’en aperçois pas, vous êtes folle, et si vous pensez que je puisse être consolé par de douces paroles, vous êtes une idiote, et si vous vous imaginez que je vais souffrir sans me venger, vous vous convaincrez très prochainement du contraire. En attendant, je vous remercie de m’avoir dit le secret de votre belle-sœur, je vous jure que j’en tirerai tout le parti possible, et tenez-vous à l’écart !

— Quelle nouvelle phase de son caractère est-ce là ? s’écria Madame Linton stupéfaite. Je vous ai traité d’une façon infernale et vous voulez vous venger : comment l’entendez-vous, ingrat animal ? Comment vous ai-je traité d’une façon infernale ?

— Je ne cherche pas de vengeance sur vous, reprit Heathcliff d’un ton moins véhément. Ce n’est pas mon plan. Vous êtes bienvenue à me torturer à mort pour votre amusement, mais il faut que vous me laissiez m’amuser un peu moi aussi dans le même style, et que vous vous reteniez de m’injurier autant qu’il vous est possible. Après avoir rasé mon palais, ne construisez pas une cahute pour me la donner comme une maison, avec une admiration complaisante pour votre charité. Si je pouvais imaginer que vous désirez réellement me voir marié à Isabella, je me couperais la gorge.

— Oh ! le mal est que je ne suis pas jalouse, n’est-ce pas ? cria Catherine. Eh bien ! je ne répète pas mon offre d’une femme, c’est comme si l’on offrait à Satan une âme perdue. Votre joie, comme la sienne, consiste à faire souffrir, et vous le prouvez encore cette fois. Edgar est remis de la mauvaise humeur que lui a inspirée votre venue ; je commence à être rassurée et tranquille ; et vous impatient de nous savoir en paix, vous paraissez résolu à exciter une querelle. Querellez-vous donc avec Edgar, si cela vous plaît, et trompez sa sœur ; vous emploierez ainsi la méthode la plus efficace pour vous venger sur moi.

La conversation cessa, Madame Linton s’assit auprès du feu, toute rouge et la mine sombre. Le démon qui était en elle devenait intraitable ; elle ne pouvait ni le congédier ni le retenir. Lui se tenait debout les bras croisés, ruminant ses mauvaises pensées, et c’est dans cette situation que je les laissai pour aller chercher le maître, qui se demandait ce qui retenait si longtemps Catherine en bas.

— Ellen, dit-il quand j’entrai, avez-vous vu votre maîtresse ?

— Oui, monsieur, elle est dans la cuisine, répondis-je. Elle est mise hors d’elle-même par la conduite de M. Heathcliff, et en vérité, je crois qu’il est temps d’arranger ses visites sur un autre pied. On se fait tort à être trop doux, et maintenant, voilà où ça en est arrivé. Je racontai la scène dans la cour, et tout ce que je pus de la dispute qui avait suivi. J’imaginais que cela ne pouvait nuire beaucoup à Madame Linton, à moins que l’envie ne lui prit de défendre son hôte. Edgar Linton eut peine à m’écouter jusqu’au bout.

— C’est intolérable, s’écria-t-il. Il est honteux qu’elle le reconnaisse pour ami et me force à subir sa compagnie. Appelez-moi deux hommes de l’écurie. Ellen. Catherine ne restera pas un moment de plus à causer avec ce bas ruffian ; j’en ai assez.

Il descendit, et ordonnant aux domestiques d’attendre dans le passage, il entra avec moi dans la cuisine. Les deux personnes que j’y avais laissées avaient recommencé leur aigre discussion, du moins Madame Linton était en train de gronder avec une vigueur renouvelée. Heathcliff s’était retiré vers la fenêtre et laissait pendre sa tête, paraissant un peu démonté par la violence de ses reproches. C’est lui qui le premier s’aperçut de l’entrée de Linton ; il fit rapidement signe à Catherine d’avoir à se taire, ce qu’elle fit, s’arrêtant net, dès qu’elle vit elle-même son mari.

— Qu’est-ce donc ? dit Linton s’adressant à elle. Quelle idée vous faites-vous donc des convenances, pour rester ici après le langage qui a été tenu par ce vaurien ? Si vous ne vous en êtes pas fâchée, c’est, je suppose, parce que c’est sa façon habituelle de parler. Vous êtes accoutumée à sa bassesse, et vous vous imaginez peut-être que je finirai par m’y accoutumer moi-même.

— Avez-vous donc écouté à la porte Edgar ? demanda Catherine, sur un ton calculé pour irriter son mari, impliquant à la fois de l’insouciance et du mépris. Heathcliff, qui avait levé les yeux au premier discours, accompagna cette répartie d’un ricanement qui semblait destiné à attirer sur lui l’attention de M. Linton, et il y réussit ; mais Edgar avait résolu de s’expliquer sans éclat de passion.

— Si j’ai tout supporté de vous jusqu’à présent, monsieur, dit-il tranquillement, ce n’est pas que j’aie ignoré votre caractère misérable et dégradé ; mais je sentais que vous n’en étiez responsable qu’en partie, et comme Catherine désirait conserver votre connaissance, j’ai eu la folie d’y consentir. Mais votre présence est un poison qui corromprait ce qu’il y a de meilleur. C’est pour cela et afin de prévenir des conséquences pires, que je vous refuserai dorénavant le droit d’entrer dans cette maison, et que j’exige en ce moment votre départ immédiat. Trois minutes de retard, et je me verrai dans la nécessité de vous y contraindre.

Heathcliff mesura d’un regard plein de dérision la hauteur et la largeur de celui qui l’interpellait.

— Cathy, votre agneau menace comme un taureau, dit-il, il court risque de briser son crâne contre mes doigts. Pardieu, Monsieur Linton, je regrette profondément que vous ne vailiez pas la peine d’être abattu.

Mon maître jeta un coup d’œil vers le passage et me fit signe d’aller chercher les hommes, n’ayant aucune envie de se risquer dans une rencontre personnelle. J’obéis, mais Madame Linton, soupçonnant quelque chose, me suivit, et, au moment où j’essayais de les appeler, elle me tira en arrière, poussa la porte et la ferma.

— Voilà de beaux moyens ! dit-elle, en réponse au regard surpris et irrité de son mari. Si vous n’avez pas le courage de l’attaquer, faites vos excuses ou laissez-vous battre. Cela vous corrigera de l’envie de simuler plus de valeur que vous n’en avez. Non, j’avalerai la clé plutôt que de vous la donner. Ah, je suis bien récompensée de ma bonté pour chacun ! Après ma constante indulgence pour la nature faible de l’un et la nature mauvaise, méchante, de l’autre, je garde en remerciement deux marques d’aveugle et stupide ingratitude. Edgar, j’étais en train de vous défendre vous et les vôtres, et maintenant je souhaite que Heathcliff puisse vous battre à vous rendre malade, pour vous punir d’avoir osé penser d’aussi mauvaises choses sur moi.

Il n’y avait pas besoin de le battre pour produire cet effet sur le maître. Il cessa d’arracher la clé des mains de Catherine, et celle-ci l’ayant jetée dans le feu, il fut pris d’un tremblement nerveux en même temps que sa figure devenait d’une pâleur mortelle. Il lui fut impossible de retenir cet excès d’émotion, un mélange d’angoisse et d’humiliation l’envahit complétement. Il s’appuya sur le revers d’un siège et détourna son visage.

— Ô ciel ! Dans les anciens temps, cela vous aurait gagné le titre de chevalier, s’écria Madame Linton. Nous sommes vaincus ! Nous sommes vaincus : Heathcliff ne voudra pas plus élever un doigt contre vous qu’un roi mettre son armée en marche contre une colonie de souris. Réjouissez-vous ! On ne vous fera pas de mal. Ce n’est pas un agneau que vous êtes, mais une petite levrette gâtée.

— Je vous souhaite bien du plaisir avec ce lâche à sang de lait, Cathy ! dit son ami. Je vous fais compliment de votre goût. Voilà donc la chose peureuse et frissonnante que vous m’avez préférée ! Je ne voudrais pas le frapper de mon poing, mais, si je pouvais le retourner avec mon pied, j’en aurais bien de la satisfaction. Est-ce qu’il pleure, ou bien est-ce que la peur l’a fait s’évanouir ?

Le compagnon s’approcha et poussa la chaise où était Linton. Il aurait mieux fait de rester à distance, car, d’un saut, mon maître fut debout et le frappa en plein sur la gorge d’un coup qui aurait abattu un homme moins solide. Le coup arrêta sa respiration pendant une minute, et pendant qu’il étranglait, M. Linton sortit par la porte du fond donnant sur la cour, et revint par là vers la porte d’entrée.

— Là, voilà ce que vous rapporte votre venue ici ! cria Catherine. Allez vous-en maintenant ! il va revenir avec une poignée de pistolets et une demi-douzaine d’assistants. S’il a entendu notre conversation, bien sûr il ne vous pardonnera jamais. Vous m’avez joué un mauvais tour, Heathcliff ! Mais partez, hâtez-vous !

— Supposez-vous que je vais m’en aller avec ce coup brûlant dans ma gorge ? tonna Heathcliff. Non, par l’enfer ! Je veux écraser ses côtes comme une noisette pourrie avant de passer le seuil. Si je ne l’abats pas à présent, je le tuerai une autre fois ; si vous mettez du prix à son existence, laissez-moi donc aller le trouver.

— Mais il ne vient pas par ici, déclarai-je, risquant un mensonge ; le cocher et les deux jardiniers sont là ; vous n’allez pas, bien sûr, attendre qu’ils vous jettent hors d’ici ! Chacun d’eux est armé d’une trique ; et il est bien probable que le maître sera en observation à la fenêtre du parloir, pour voir s’ils remplissent ses ordres.

Les jardiniers et le cocher étaient là en effet ; mais Linton était avec eux ; déjà ils étaient entrés dans la cour. Après réflexion, Heathcliff résolut d’éviter une lutte contre ces inférieurs. Il saisit le tisonnier, écrasa le loquet de la porte intérieure, et parvint à s’échapper au moment où ils entraient.

Madame Linton, très excitée, m’ordonna de l’accompagner en haut. Elle ne savait pas la part que j’avais prise dans cette histoire, et j’étais fort préoccupée de la garder dans son ignorance.

— Je suis à peu près folle, Nelly ! s’écria-t-elle en se jetant sur le sopha. Un millier de marteaux battent dans ma tête. Dites à Isabella de m’éviter : c’est à elle qu’est dû tout ce tapage, et si elle ou quelque autre aggravait ma colère en ce moment, j’entrerais en fureur. Et, Nelly, dites à Edgar, si vous le voyez aujourd’hui, que je suis en danger d’être sérieusement malade. Je voudrais que ce soit vrai. Il m’a choquée et désolée affreusement. Je veux qu’il prenne l’alarme. De plus, il serait capable de venir et de commencer un chapelet de reproches et de plaintes ; je ne manquerais pas de récriminer, et Dieu sait où nous finirions. Voulez-vous faire comme je vous dis, ma bonne Nelly ? Vous êtes témoin que je ne suis pas à blâmer dans cette affaire. Quel démon l’a pris de se mettre à écouter aux portes ? Les discours d’Heathcliff étaient très outrageants, après que vous nous avez quittés ; mais j’aurais vite fait de le détourner d’Isabella, et le reste n’avait pas d’importance. Maintenant tout est remis au pire, par cette folle envie d’entendre dire du mal de soi, qui hante certaines gens comme un démon ! Si Edgar n’avait pas écouté notre conversation, il n’en serait jamais résulté aucun dommage. Vraiment, quand il s’est adressé à moi sur ce stupide ton fâché de déplaisir, après que j’avais grondé Heathcliff à son sujet jusqu’à m’enrouer, je n’ai plus eu souci de ce qu’ils pouvaient se faire l’un à l’autre ; d’autant plus que je sentais que, de quelque façon que la scène se terminât, nous serions tous séparés l’un de l’autre pour Dieu sait combien de temps. Eh bien, si je ne peux pas garder Heathcliff pour ami, si Edgar veut être lâche et jaloux, j’essaierai de briser leurs cœurs en brisant le mien. Ce sera une prompte façon d’en finir, si je suis poussée à bout. Mais c’est une conduite à réserver pour un cas désespéré ; je ne voudrais pas prendre Linton par surprise. Jusqu’à présent il a été discret, dans sa crainte de me provoquer ; il faut que vous lui représentiez le danger qu’il y aurait à quitter cette attitude, et que vous lui rappeliez ma nature passionnée qui arrive tout de suite à la frénésie, une fois excitée. Et puis je voudrais que vous chassiez de votre figure cette expression d’apathie, et que vous paraissiez un peu plus anxieuse à mon sujet.

Évidemment la froideur avec laquelle je recevais ces instructions était plutôt faite pour exaspérer, car elles étaient délivrées en parfaite sincérité. Mais je pensai qu’une personne qui pouvait spéculer à l’avance sur l’effet de ses crises de passion pouvait aussi, par un acte de volonté, exercer un contrôle suffisant sur soi-même dans les cas les plus excitants ; et je n’avais aucune envie d’alarmer son mari, comme elle disait, et d’ajouter encore à ses ennuis, simplement pour servir l’égoïsme de la jeune femme. Aussi ne dis-je rien au maître lorsque je le vis marcher vers le parloir ; mais je pris la liberté de retourner sur mes pas pour écouter s’ils reprendraient leur querelle. C’est lui qui commença à parler le premier.

— Restez où vous êtes, Catherine ! dit-il sans aucune colère dans sa voix, mais avec une réserve pleine de tristesse. Je ne viens que pour un moment. Je ne veux ni vous faire des reproches ni me réconcilier avec vous, mais simplement savoir au juste si, après les événements de ce soir, vous avez l’intention de continuer votre intimité avec…

— Oh par pitié, interrompit la maîtresse, en tapant du pied, par pitié, finissez-en pour maintenant ! Votre sang toujours froid ne connaît pas la fièvre ; vos veines sont pleines d’eau gelée, mais les miennes sont bouillantes et la vue de tant de froideur les fait danser encore plus vite.

— Si vous voulez que je vous débarrasse de ma présence, continua M. Linton, répondez à ma question. Il faut que vous y répondiez, et cette violence ne m’alarme pas. J’ai découvert que vous pouviez être aussi stoïque qu’une autre quand il vous plaisait. Voulez-vous désormais abandonner Heathcliff ou moi ? Il est impossible que vous soyez en même temps son amie et la mienne ; et j’ai absolument besoin de savoir lequel des deux vous choisirez.

— Et moi, j’ai besoin d’être laissée seule ! s’écria Catherine d’un ton furieux. Je l’exige ; ne voyez-vous pas que je puis à peine me tenir debout ? Edgar, laissez-moi.

Elle tira la sonnette jusqu’à la briser et j’entrai avec le plus de calme que je pus. Cela aurait suffi pour mettre à bout l’humeur d’un saint, ces rages affolées et méchantes. Elle était étendue, frappant de sa tête contre le bras du sofa, et grinçant des dents comme si elle voulait les écraser. M. Linton se tenait debout, la considérant avec une expression soudaine d’inquiétude et de regret. Il me dit d’aller chercher un peu d’eau, car elle n’avait plus de souffle pour parler. Je rapportai un verre plein, et comme elle ne voulait pas boire, je le lui jetai sur la figure ; en quelques secondes, nous la vîmes devenir roide, renverser les yeux, tandis que ses joues, tout d’un coup livides, prenaient l’aspect de la mort. Linton était terrifié.

— Cela n’a pas d’importance, murmurai-je. Je voulais l’empêcher de céder, tout en me sentant effrayée dans mon cœur.

— Mais elle a du sang sur ses lèvres ! dit-il en frissonnant.

— Oh, ne vous en occupez pas, répondis-je sèchement. Et je lui dis comment, avant qu’il n’arrivât, elle avait pris la résolution d’avoir une crise de fureur. J’eus l’imprudence de lui faire ce rapport à haute voix, et elle m’entendit ; car elle se dressa, ses cheveux volant sur ses épaules, ses yeux étincelant, les muscles de son cou et de ses bras faisant saillie d’une façon extraordinaire. Je me résignais à avoir au moins quelques os brisés ; mais elle ne fit que regarder autour d’elle quelques instants, et s’élança hors de l’appartement. Le maître m’ordonna de la suivre, et je le fis, jusqu’à la porte de sa chambre ; mais elle m’empêcha d’y entrer en s’enfermant à clé.

Le lendemain matin, comme elle ne faisait pas mine de vouloir descendre pour le déjeuner, je montai lui demander si elle voulait que je lui apporte son déjeûner dans sa chambre.

— Non ! répondit-elle d’un ton péremptoire. Je répétai la même question et reçus la même réponse au dîner et au thé, et aussi le matin d’après. M. Linton de son côté passait son temps dans la bibliothèque, sans s’informer de ce que faisait sa femme. Il avait eu une heure d’entretien avec Isabella, et avait fait tout son possible pour arracher d’elle l’expression du sentiment d’horreur que devaient lui avoir inspiré les avances d’Heathcliff ; mais il ne put avoir d’elle que des réponses évasives, et dut clore l’examen sans avoir satisfaction. Il ajouta seulement, de la façon la plus formelle, que si elle était assez déraisonnable pour encourager cet indigne prétendant, cela suffirait pour rompre tout lien de parenté entre elle et lui.



CHAPITRE IX


Pendant que Miss Linton errait dans le parc et le jardin, toujours silencieuse et presque toujours en larmes, et pendant que son frère restait enfermé parmi des livres qu’il n’ouvrait jamais, gardant sans cesse, je suppose, un vague espoir que Catherine se repentirait de sa conduite et viendrait d’elle-même lui demander pardon et chercher à se réconcilier ; et pendant qu’elle s’obstinait à jeûner, avec l’idée sans doute que, à chaque repas, Edgar était prêt à étouffer de ne pas la voir et que l’orgueil seul le retenait d’aller se jeter à ses pieds ; je continuais, moi, à m’occuper de mes devoirs de ménage, convaincue que la Grange n’avait dans ses murs qu’une seule âme sensée, et que celle-là était logée dans mon corps. Je ne répandais pas mes condoléances sur la demoiselle ni mes supplications sur ma maîtresse ; et je ne faisais pas grande attention aux soupirs de mon maître, qui avait soif d’entendre le nom de sa dame, depuis qu’il ne pouvait plus entendre sa voix. Je résolus de les laisser en venir à bout comme il leur plairait ; et bien que ce fut un procédé d’une lenteur fatigante, il me sembla enfin qu’il allait amener de bons résultats.

Le troisième jour, Madame Linton ouvrit sa porte, et, ayant épuisé toute sa provision d’eau, en désira une nouvelle, en même temps qu’un pot de tisane, car elle croyait qu’elle allait mourir. Je vis bien que c’était là un discours destiné aux oreilles d’Edgar ; et comme je ne croyais pas qu’elle dît vrai, je le gardai pour moi, me contentant de lui apporter du thé et du pain grillé. Elle mangea et but avec empressement ; puis elle retomba sur son oreiller en se tordant les mains et en grommelant : « Oh ! je veux mourir, criait-elle, puisque personne ne se soucie de moi. Je regrette d’avoir mangé cela. » Un bon moment après je l’entendis murmurer : « Non je ne veux pas mourir — il s’en réjouirait — il ne m’aime pas du tout — il ne me regretterait jamais. »

— Avez-vous besoin de quelque chose ? madame, demandai-je, gardant toujours mon attitude réservée, malgré son air de fantôme et l’étrange exagération de ses manières.

— Qu’est ce qu’il fait, cet être apathique ? demanda-t-elle, en relevant de son visage amaigri les épaisses boucles emmêlées. Est-il tombé en léthargie, ou mort ?

— Nullement, répondis-je, si c’est de M. Linton que vous voulez parler. Il va assez bien, je pense, bien que ses études l’absorbent plus qu’il ne faudrait ; il est tout le temps parmi ses livres, depuis qu’il n’a pas d’autre société.

Je n’aurais pas parlé de la sorte si j’avais connu son véritable état, mais je ne pouvais me débarrasser de l’idée qu’elle jouait en grande partie un rôle.

— Parmi ses livres, cria-t-elle confondue, et je suis mourante ! Au bord du tombeau ! Mon Dieu ! Sait-il combien je suis changée ? continua-t-elle, regardant son image dans un miroir pendu au mur opposé. Est-ce là Catherine Linton ! Il s’imagine que je plaisante, que je joue une comédie, peut-être ! Ne pouvez-vous pas lui dire que c’est terriblement sérieux ? Nelly, si ce n’est pas trop tard, aussitôt que je saurai ses sentiments, je choisirai entre ces deux partis : ou bien de me laisser mourir tout de suite, ce qui ne sera un châtiment pour lui que s’il a encore un cœur, ou bien de recouvrer la santé et de quitter le pays. Ce que vous me dites sur lui, est-ce la vérité ? Prenez garde. Est-il réellement tout à fait indifférent au sujet de mon existence ?

— Eh ! Madame, répondis-je, le maître n’a aucune idée que vous soyez malade ; et naturellement il ne craint pas que vous vous laissiez mourir de faim.

— Vous ne me croyez pas ? Ne pouvez-vous lui dire que je le ferai ? persuadez-le-lui ! Parlez pour votre compte, dites que vous êtes sûre que je le ferai.

— Non, vous oubliez, Madame Linton que vous avez mangé ce soir avec plaisir et que demain vous en sentirez les bons effets.

— Si seulement j’étais certaine de me tuer ainsi, interrompit-elle, je me tuerais aussitôt ! Ces trois affreuses nuits, je n’ai pas fermé les yeux, et oh ! j’ai été torturée, j’ai été hantée, Nelly ! Mais je commence à m’imaginer que vous ne m’aimez pas. Comme c’est étrange ! Je pensais que, bien que tous se détestaient et se méprisaient l’un l’autre, personne ne pouvait s’empêcher de m’aimer, et en quelques heures, tous sont devenus mes ennemis ; tous assurément, tous ceux d’ici. Comme c’est terrible de mourir entourée par leurs froides figures ! Isabella, terrifiée et écœurée, ayant peur d’entrer dans la chambre : ce serait si affreux de voir mourir Catherine ! Et Edgar se tenant debout solennellement à mon chevet pour me voir mourir, et alors offrant des prières de remerciement à Dieu pour avoir remis la paix dans sa maison, et s’en retournant à ses livres. Au nom du ciel, qu’a-t-il donc à faire avec ses livres pendant que je suis en train de mourir ?

Elle ne pouvait se faire à cette idée que je lui avais mise dans la tête, de la résignation philosophique de M. Linton. À force de la retourner, son irritation fiévreuse devint de la folie, et elle se mit à déchirer l’oreiller avec ses dents ; puis, se relevant toute brûlante, elle désira avoir la fenêtre ouverte. Nous étions au milieu de l’hiver, le vent soufflait violent du nord-ouest ; et je refusai de lui obéir. Les expressions qui se succédaient sur sa figure, et les changements de ses humeurs commençaient à m’alarmer sérieusement : je me rappelais sa première maladie, et comment le docteur avait recommandé de ne pas la contrarier. Une minute auparavant, elle était violente ; maintenant mollement accoudée et sans relever mon refus de lui obéir, elle paraissait trouver une distraction enfantine à tirer les plumes de l’oreiller par les déchirures, qu’elle avait faites, et à les ranger suivant leurs différentes espèces.

— Ceci est d’un dindon, se murmurait-elle à elle-même, et ceci d’un canard sauvage ; et ceci d’un pigeon. Ah ! ils mettent des plumes de pigeon dans l’oreiller — rien d’étonnant à ce que je ne puisse pas mourir.

— Laissez cette besogne d’enfant, lui dis-je, lui enlevant l’oreiller et retournant les trous du côté du matelas, car elle enlevait maintenant les plumes par poignées. Recouchez-vous et fermez vos yeux, vous délirez. Voilà une moisson, le duvet vole comme de la neige !

J’allais ça et là le ramassant,

— Nelly, poursuivit-elle d’une voix rêveuse, je vois en vous une vieille femme, vous avez des cheveux gris et les épaules courbées. Ce lit est la cave des fées sous Peniston Crag, et vous êtes en train de recueillir des boucles de follets pour mettre à mal nos génisses, et vous prétendez, parce que je suis là, que ce sont seulement des flocons de laine. Voilà à quoi vous en serez dans cinquante ans d’ici, car je sais que vous n’êtes pas ainsi maintenant. Je ne délire pas, vous vous trompez, car j’ai conscience qu’il est nuit, et qu’il y a deux chandelles sur la table qui font reluire l’armoire sombre comme du jais.

— L’armoire ? où est-elle, demandai-je ; vous parlez dans votre sommeil ?

— Elle est contre le mur, comme toujours. Elle a un air étrange : j’y vois une figure.

— Il n’y a pas d’armoire dans la chambre, et jamais il n’y en a eu, dis-je, me rasseyant : et je soulevai le rideau pour pouvoir l’observer.

— Ne voyez-vous pas cette figure ? demanda-t-elle, regardant fixement le miroir.

J’eus beau dire, je ne pus lui faire comprendre que c’était sa figure à elle. Je me levai et le couvris d’un châle.

— Elle est toujours derrière ! poursuivit-elle avec anxiété, et elle a bougé. Qui est-ce ? J’espère qu’elle ne va pas sortir quand vous serez partie. Oh Nelly, la chambre est hantée ! J’ai peur d'être seule.

Je pris sa main dans la mienne et lui ordonnai de se tranquilliser, car une série de tressaillements la convulsaient, et elle tenait à garder son regard fixé sur le miroir.

— Il n’y a personne ici, insistai-je, c’était vous même, Madame Linton : vous l’avez reconnu il y a un moment.

— Moi-même ! Et l’horloge sonne minuit ! C’est vrai alors, que c’est effrayant.

Ses doigts ramassèrent les draps et les amoncelèrent sur ses yeux. Je fis un effort pour aller vers la porte avec l’intention d’appeler son mari, mais je fus ramenée en arrière par un cri perçant : le châle était tombé du miroir.

— Eh quoi, qu’est-ce qu’il y a, criai-je ? Qu’est-ce qui la prend à présent ? Réveillez-vous. C’est la glace, le miroir, Mme Linton ; et c’est vous-même que vous y voyez, et me voilà moi aussi, à côté de vous.

Tremblante et égarée, elle me retenait fièvreusement, Page:Brontë - Un amant.djvu/173 Page:Brontë - Un amant.djvu/174 Page:Brontë - Un amant.djvu/175 Page:Brontë - Un amant.djvu/176 Page:Brontë - Un amant.djvu/177 Page:Brontë - Un amant.djvu/178 Page:Brontë - Un amant.djvu/179 Page:Brontë - Un amant.djvu/180 Page:Brontë - Un amant.djvu/181 Page:Brontë - Un amant.djvu/182 Page:Brontë - Un amant.djvu/183 Page:Brontë - Un amant.djvu/184 Page:Brontë - Un amant.djvu/185 Page:Brontë - Un amant.djvu/186 Page:Brontë - Un amant.djvu/187 Page:Brontë - Un amant.djvu/188 Page:Brontë - Un amant.djvu/189 Page:Brontë - Un amant.djvu/190 Page:Brontë - Un amant.djvu/191 Page:Brontë - Un amant.djvu/192 Page:Brontë - Un amant.djvu/193 Page:Brontë - Un amant.djvu/194 Page:Brontë - Un amant.djvu/195 Page:Brontë - Un amant.djvu/196 Page:Brontë - Un amant.djvu/197 Page:Brontë - Un amant.djvu/198 Page:Brontë - Un amant.djvu/199 Page:Brontë - Un amant.djvu/200 Page:Brontë - Un amant.djvu/201 Page:Brontë - Un amant.djvu/202 Page:Brontë - Un amant.djvu/203 Page:Brontë - Un amant.djvu/204 Page:Brontë - Un amant.djvu/205 Page:Brontë - Un amant.djvu/206 Page:Brontë - Un amant.djvu/207 Page:Brontë - Un amant.djvu/208 Page:Brontë - Un amant.djvu/209 Page:Brontë - Un amant.djvu/210 Page:Brontë - Un amant.djvu/211 Page:Brontë - Un amant.djvu/212 Page:Brontë - Un amant.djvu/213 Page:Brontë - Un amant.djvu/214 Page:Brontë - Un amant.djvu/215 Page:Brontë - Un amant.djvu/216 Page:Brontë - Un amant.djvu/217 Page:Brontë - Un amant.djvu/218 Page:Brontë - Un amant.djvu/219 Page:Brontë - Un amant.djvu/220 Page:Brontë - Un amant.djvu/221 Page:Brontë - Un amant.djvu/222 Page:Brontë - Un amant.djvu/223 Page:Brontë - Un amant.djvu/224 Page:Brontë - Un amant.djvu/225 Page:Brontë - Un amant.djvu/226 Page:Brontë - Un amant.djvu/227 Page:Brontë - Un amant.djvu/228 Page:Brontë - Un amant.djvu/229 Page:Brontë - Un amant.djvu/230 Page:Brontë - Un amant.djvu/231 Page:Brontë - Un amant.djvu/232 Page:Brontë - Un amant.djvu/233 Page:Brontë - Un amant.djvu/234 Page:Brontë - Un amant.djvu/235 Page:Brontë - Un amant.djvu/236 Page:Brontë - Un amant.djvu/237 Page:Brontë - Un amant.djvu/238 Page:Brontë - Un amant.djvu/239 Page:Brontë - Un amant.djvu/240 Page:Brontë - Un amant.djvu/241 Page:Brontë - Un amant.djvu/242 Page:Brontë - Un amant.djvu/243 Page:Brontë - Un amant.djvu/244 Page:Brontë - Un amant.djvu/245 Page:Brontë - Un amant.djvu/246 Page:Brontë - Un amant.djvu/247 Page:Brontë - Un amant.djvu/248 Page:Brontë - Un amant.djvu/249 Page:Brontë - Un amant.djvu/250 Page:Brontë - Un amant.djvu/251 Page:Brontë - Un amant.djvu/252 Page:Brontë - Un amant.djvu/253 Page:Brontë - Un amant.djvu/254 Page:Brontë - Un amant.djvu/255 Page:Brontë - Un amant.djvu/256 Page:Brontë - Un amant.djvu/257 Page:Brontë - Un amant.djvu/258 Page:Brontë - Un amant.djvu/259 Page:Brontë - Un amant.djvu/260 Page:Brontë - Un amant.djvu/261 Page:Brontë - Un amant.djvu/262 Page:Brontë - Un amant.djvu/263 Page:Brontë - Un amant.djvu/264 Page:Brontë - Un amant.djvu/265 Page:Brontë - Un amant.djvu/266 Page:Brontë - Un amant.djvu/267 Page:Brontë - Un amant.djvu/268 Page:Brontë - Un amant.djvu/269 Page:Brontë - Un amant.djvu/270 Page:Brontë - Un amant.djvu/271 Page:Brontë - Un amant.djvu/272 Page:Brontë - Un amant.djvu/273 Page:Brontë - Un amant.djvu/274 Page:Brontë - Un amant.djvu/275 Page:Brontë - Un amant.djvu/276 Page:Brontë - Un amant.djvu/277 Page:Brontë - Un amant.djvu/278 Page:Brontë - Un amant.djvu/279 Page:Brontë - Un amant.djvu/280 Page:Brontë - Un amant.djvu/281 Page:Brontë - Un amant.djvu/282 Page:Brontë - Un amant.djvu/283 Page:Brontë - Un amant.djvu/284 Page:Brontë - Un amant.djvu/285 Page:Brontë - Un amant.djvu/286 Page:Brontë - Un amant.djvu/287 où rien ne trahissait sa ruse intime. Il rapprocha son cheval de la porte, et se penchant, ajouta :

— Miss Catherine, je dois vous avouer que j’ai peu de patience avec Linton et que Hareton et Joseph en ont moins encore. Il a besoin de bonté autant que d’amour, et une bonne parole de vous serait pour lui le meilleur remède. Ne faîtes donc pas attention aux avertissements cruels de Madame Dean ; soyez généreuse et faites votre possible pour venir le voir. Il rêve de vous jour et nuit, et ne peut s’ôter de l’esprit que vous le détestez, ne recevant de vous ni lettre ni visite.

Je refermai la porte et poussai une pierre pour tenir lieu, en attendant, de la serrure brisée ; après quoi, ouvrant mon parapluie, j’en couvris Cathy, car la pluie commençait à goutter à travers les feuilles des arbres, et nous avertissait de rentrer sans délai. Notre hâte nous empêcha d’échanger aucun commentaire sur la rencontre avec Heathcliff, mais je devinai d’instinct, qu’il y avait désormais sur Catherine un double nuage sombre ; Ses traits étaient si tristes qu’ils ne paraissaient pas être les siens ; évidemment elle considérait ce qu’elle venait d’entendre comme tout à fait exact.

Lorsque nous rentrâmes, M. Linton s’était déjà retiré dans sa chambre. Cathy courut pour s’informer de lui, mais il s’était endormi. Alors elle revint et me pria de m’asseoir avec elle dans la bibliothèque. Nous primes le thé ensemble, après quoi elle s’étendit sur le tapis du foyer et me dit de ne pas lui parler, car elle était très lasse. Je pris un livre et j’affectai de lire. Dès qu elle me supposa toute absorbée par ma lecture, elle recommença à pleurer en silence : cela semblait à présent sa distraction favorite. Je la laissai tranquille un moment, puis je me mis à tourner en ridicule les assertions de M. Heathcliff, mais l’effet produit par ses paroles avait été trop fort et je ne pus rien contre lui. Page:Brontë - Un amant.djvu/289 Page:Brontë - Un amant.djvu/290 Page:Brontë - Un amant.djvu/291 Page:Brontë - Un amant.djvu/292 Page:Brontë - Un amant.djvu/293 Page:Brontë - Un amant.djvu/294 Page:Brontë - Un amant.djvu/295 Page:Brontë - Un amant.djvu/296 Page:Brontë - Un amant.djvu/297 Page:Brontë - Un amant.djvu/298 Page:Brontë - Un amant.djvu/299 Page:Brontë - Un amant.djvu/300 Page:Brontë - Un amant.djvu/301 Page:Brontë - Un amant.djvu/302 Page:Brontë - Un amant.djvu/303 Page:Brontë - Un amant.djvu/304 Page:Brontë - Un amant.djvu/305 Page:Brontë - Un amant.djvu/306 Page:Brontë - Un amant.djvu/307 Page:Brontë - Un amant.djvu/308 Page:Brontë - Un amant.djvu/309 Page:Brontë - Un amant.djvu/310 Page:Brontë - Un amant.djvu/311 Page:Brontë - Un amant.djvu/312 Page:Brontë - Un amant.djvu/313 Page:Brontë - Un amant.djvu/314 Page:Brontë - Un amant.djvu/315 Page:Brontë - Un amant.djvu/316 Page:Brontë - Un amant.djvu/317 Page:Brontë - Un amant.djvu/318 Page:Brontë - Un amant.djvu/319 Page:Brontë - Un amant.djvu/320 Page:Brontë - Un amant.djvu/321 Page:Brontë - Un amant.djvu/322 Page:Brontë - Un amant.djvu/323 Page:Brontë - Un amant.djvu/324 Page:Brontë - Un amant.djvu/325 Page:Brontë - Un amant.djvu/326 Page:Brontë - Un amant.djvu/327 Page:Brontë - Un amant.djvu/328 Page:Brontë - Un amant.djvu/329 Page:Brontë - Un amant.djvu/330 Page:Brontë - Un amant.djvu/331 Page:Brontë - Un amant.djvu/332 Page:Brontë - Un amant.djvu/333 Page:Brontë - Un amant.djvu/334 Page:Brontë - Un amant.djvu/335 Page:Brontë - Un amant.djvu/336 Page:Brontë - Un amant.djvu/337 Page:Brontë - Un amant.djvu/338 Page:Brontë - Un amant.djvu/339 Page:Brontë - Un amant.djvu/340 Page:Brontë - Un amant.djvu/341 Page:Brontë - Un amant.djvu/342 Page:Brontë - Un amant.djvu/343 Page:Brontë - Un amant.djvu/344 Page:Brontë - Un amant.djvu/345 Page:Brontë - Un amant.djvu/346 Page:Brontë - Un amant.djvu/347 Page:Brontë - Un amant.djvu/348 Page:Brontë - Un amant.djvu/349 Page:Brontë - Un amant.djvu/350 Page:Brontë - Un amant.djvu/351 Page:Brontë - Un amant.djvu/352 Page:Brontë - Un amant.djvu/353 Page:Brontë - Un amant.djvu/354 Page:Brontë - Un amant.djvu/355 Page:Brontë - Un amant.djvu/356 Page:Brontë - Un amant.djvu/357 Page:Brontë - Un amant.djvu/358 Page:Brontë - Un amant.djvu/359 Page:Brontë - Un amant.djvu/360 Page:Brontë - Un amant.djvu/361 Page:Brontë - Un amant.djvu/362 Page:Brontë - Un amant.djvu/363 Page:Brontë - Un amant.djvu/364 Page:Brontë - Un amant.djvu/365 Page:Brontë - Un amant.djvu/366 Page:Brontë - Un amant.djvu/367 Page:Brontë - Un amant.djvu/368 Page:Brontë - Un amant.djvu/369 Page:Brontë - Un amant.djvu/370 Page:Brontë - Un amant.djvu/371 Page:Brontë - Un amant.djvu/372 Page:Brontë - Un amant.djvu/373 Page:Brontë - Un amant.djvu/374 Page:Brontë - Un amant.djvu/375 Page:Brontë - Un amant.djvu/376 Page:Brontë - Un amant.djvu/377 Page:Brontë - Un amant.djvu/378 Page:Brontë - Un amant.djvu/379

  1. Il résulterait pourtant d’une lettre de Charlotte, publiée dans le Macmillan’s Magazine de juillet 1891, que Branwell ne connut jamais rien des romans de ses sœurs, avant ni après leur publication. Il y aurait peut-être lieu à réviser le procès de ce Branwell, chez qui je déplore seulement un goût exagéré pour la fréquentation des commis-voyageurs.