Un amour coupable/Texte entier

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Un amour coupable
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-309).


COLLECTION MICHEL LÉVY



UN


AMOUR COUPABLE






OUVRAGES
DE
LA COMTESSE DASH
PARUS DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY




UN AMOUR COUPABLE 1 vol.
LES AMOURS DE LA BELLE AURORE 2 —
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LA BELLE PARISIENNE
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LES SECRETS D’UNE SORCIÈRE
LES SUITES D’UNE FAUTE
TROIS AMOURS



Lagny. — Imprimerie de A. Varigault.



Un amour coupable par la comtesse Dash, Paris, Michel Lévy frères, libraires éditeurs, rue vivienne, 2 bis, et boulevard des italiens, 13, à la librairie nouvelle, 1864 Tous droits réservés


UN


AMOUR COUPABLE



PREMIÈRE PARTIE
VERSAILLES





I


Au mois de janvier 1787, par un beau soleil, la foule se pressait autour de la pièce d’eau des Suisses et du grand canal, dans le parc de Versailles. Les patineurs, parmi lesquels se distinguait le célèbre Saint-Georges, faisaient rage et merveilles. Des femmes élégantes, groupées près de la glace, regardaient, critiquaient, riaient souvent, car les chutes étaient piquantes. Ce plaisir, devenu fort à la mode parce qu’il était du goût de la reine, occupait alors presque toutes les matinées des jeunes femmes et des jeunes gens. Il fallait patiner ou aller en traîneau, entre le dîner et le souper, comme il faut aujourd’hui se promener au bois de Boulogne. Les modes varient, mais leur règne ne change pas.

Parmi les hommes que chacun remarquait, il s’en trouvait un plus remarquable que les autres. Il disputait à Saint-Georges le prix de l’adresse et de la grâce. Sa bonne mine n’avait point d’égale. Sa mise simple n’indiquait ni un homme de cour, ni un homme riche ; sa polonaise, d’une étoffe de laine assez fine, couleur vert myrte, était garnie d’une fourrure de petit gris fort pâle et très-étroite ; son chapeau n’avait ni plumes ni ganses précieuses, et les dentelles de sa chemise ne semblaient ni d’Angleterre, ni de Flandre, ni d’Alençon. Pourtant, les femmes s’intéressaient à lui ; elles le suivaient de l’œil et l’applaudissaient. Ses grands yeux d’un bleu d’azur, ses lèvres minces et vermeilles, son nez droit et d’un dessin irréprochable, ses sourcils arqués et un peu rapprochés du nez, lui tenaient lieu d’élégance et de somptuosité. Sa riche taille, ses belles formes, se dessinaient à chacun de ses mouvements. Il semblait fier de son triomphe et se faisait un plaisir de le prolonger.

Autour de la pièce d’eau, près de la statue du cavalier Bernier, deux jeunes personnes s’appuyaient l’une sur l’autre et regardaient d’un œil avide ce spectacle si varié et toujours nouveau. Toutes deux étaient belles, toutes deux vêtues à la dernière mode et couvertes de fourrures précieuses ; leur mise absolument semblable, plus que le rapport de leurs traits, les faisait reconnaître pour des sœurs. Derrière elles se tenaient trois laquais en livrée, galonnés sur toutes les coutures. Ils portaient d’autres pelisses, d’autres palatines, au cas où leurs maîtresses songeraient à se faire conduire en traîneau.

— Voyez, voyez, mignonne, dit la plus, jeune des deux, voyez comme il a dépassé le chevalier de Saint-Georges : en vérité, cet homme est d’une force surprenante.

— Il est très-adroit, en effet, répondit l’autre avec plus de mesure.

— Ne le trouvez-vous pas aussi beau que les plus beaux de la cour ?

— Il est très-beau, vous avez raison, ajouta de la même manière la jeune femme.

Puis, après un instant de distraction, elle reprit, se parlant à elle-même :

— Quel peut être cet homme ?

— Désirez-vous le savoir, ma chère ? Il est facile de le demander.

— Moi ! ai-je dit cela ? Que m’importe cet inconnu, je vous prie ?

— Rien, assurément ; mais la curiosité n’est-elle plus permise ? Bourguignon, dit-elle à un de ses laquais, sachez quel est cet homme en polonaise verte garnie de petit gris, et revenez nous l’apprendre.

Bourguignon s’inclina et se perdit dans la foule. Au même instant, l’objet de leurs observations arriva si près d’elles par un coup de talon, qu’elles furent obligées de se reculer. Il les regarda hardiment, de façon à leur prouver qu’il les trouvait belles aussi, et exécuta devant elles les évolutions les plus difficiles et les plus gracieuses, sans baisser les yeux et sans les perdre un instant de vue.

— Aurore, dit l’aînée des deux sœurs, ne restons pas davantage ici : cet homme manque au respect qu’il nous doit. S’il se rencontrait quelques personnes de la cour, cela pourrait nous compromettre.

— Comme vous voudrez, ma sœur ; il fait pourtant un soleil réjouissant, et la reine ne viendra à Trianon qu’à quatre heures. Qu’allons-nous faire, d’ici-là ?

— Rentrer à notre appartement, chère petite, et attendre le moment de notre sortie ; ce n’est pas bien difficile, ce me semble.

— Et Bourguignon, que j’ai envoyé en quête, qu’en ferons-nous ?

— Il nous rejoindra au château, mais partons, partons : cela devient intolérable, et jamais on ne vit une inconvenance pareille.

Les jeunes femmes tournèrent sur elles-mêmes en faisant quelques pas en avant. Bourguignon revenait de son ambassade : Aurore s’arrêta pour l’attendre ; sa sœur fut forcée de l’imiter.

— J’ai exécuté les ordres de mademoiselle, dit-il : j’ai interrogé tout le monde, tous les habitués du parc ; personne ne connaît ce monsieur ; il vient ici pour la première fois.

— Quelque étranger, sans doute.

— Qu’importe, enfant ? dit-elle. Rentrons, rentrons vite !

Elles continuèrent leur route vers le château. En ce moment même, l’inconnu, qui s’était débarrassé de ses patins aussitôt qu’elles avaient cessé de le regarder, accosta un des laquais resté en arrière. Il lui mit un écu de six livres dans la main et lui dit à voix basse :

— Mon ami, le nom de vos maîtresses, s’il vous plaît ?

— Madame la duchesse de Vaujour et mademoiselle de Sainte-Même, sa sœur.

Pour six livres, un laquais de grande maison n’en pouvait dire davantage, en vérité. L’inconnu le comprit sans doute, car il s’éloigna sans répondre, se tenant apparemment pour satisfait.

Les deux sœurs traversèrent la terrasse, suivirent à gauche le chemin de la rue des Réservoirs, puis elles entrèrent sous une voûte garnie de suisses et de factionnaires, et montèrent l’escalier conduisant aux appartements particuliers du château, c’est-à-dire à ceux que le roi et la reine accordaient aux gens de leurs maisons ou aux courtisans auquels ils daignaient faire cet honneur. Elles s’arrêtèrent au second étage. Un des laquais ouvrit la porte ; la duchesse passa la première. Aurore de Sainte-Même la suivit. Son joli visage portait l’empreinte d’une contrariété très-vive. Elle avait quitté le parc au moment le plus brillant, au moment où elle s’amusait davantage, et cela pour un danger imaginaire. Qui songeait à la façon dont cet homme la regardait !

Madame de Vaujour s’arrêta dans un petit salon fort richement meublé, mais si bas et si étroit qu’on osait à peine y remuer, dans la crainte de briser quelque porcelaine. Un seigneur d’une soixantaine d’années, d’un air remarquablement distingué et respectable, se chauffait près d’un bon feu, pendant qu’une dame un peu plus jeune que lui, et qui semblait souffrante, feuilletait un livre de dévotion. À l’entrée des jeunes femmes, ils se levèrent, et leur firent une place près de la cheminée.

— Vous voilà déjà ? dit la dame, vous rentrez de bonne heure aujourd’hui.

— Nous ne pouvions rester plus longtemps, ma mère : une manière de bourgeois, fort adroit à patiner, mais ignorant du monde, regardait Aurore, semblait s’occuper uniquement d’elle ; et vous comprenez que je l’ai emmenée.

— C’est-à-dire, ma chère, qu’il s’occupait de vous bien plus que de moi, et que…

— Allons ! reprit la mère, je vois qu’il s’occupait de toutes les deux et ceci ne m’étonne pas.

— Vous riez, madame ? interrompit le marquis de Saint-Même d’un ton sévère, vous riez ? vous devriez plutôt louer la duchesse de sa prudence : elle s’est conduite en femme honnête et réservée. Une veuve de son âge et une fille de l’âge de sa sœur ne sauraient garder trop de mesure, exiger trop de respect. En se protégeant elles-mêmes elles rendent plus facile la tâche de leurs parents.

— La vôtre, monsieur; car, hors vous, qui nous doit un appui sur la terre ? Je n’ai plus de mari, Dieu nous a refusé un frère ; vous nous restez seul.

— Et je ne faillirai pas à mon devoir, mes chères filles : je tiendrai haut et ferme le pennon de mes ancêtres, qui descendra avec moi dans la tombe, car je suis le dernier de mon nom.

Un nuage de tristesse passa sur les traits du vieillard en prononçant ces mots. La marquise baissa les yeux et devint pâle.

Cette petite scène n’étonna aucun des assistants. Sans doute elle était dans leurs habitudes, et cet intérieur sérieux, présidé par ce noble vieillard, ne s’animait que rarement aux joyeux rires des jeunes filles. La mère, malade, d’un aspect mélancolique et doux jusqu’à la timidité, accoutumée à la domination de son mari, ne connaissait d’autre volonté que la sienne. Maître et souverain chez lui, M. de Sainte-Même était un de ces hommes d’autrefois, poussant le culte de l’honneur jusqu’au fanatisme. Il avait coutume de dire que Virginius était son héros et qu’il tuerait certainement sa fille ou sa femme plutôt que de les savoir coupables, ou seulement soupçonnées. La marquise, modèle de vertu, avait traversé l’époque glissante de Louis XV sans donner prise à la médisance ; la duchesse et mademoiselle de Sainte-Même étaient citées comme des anges terrestres : aussi leur père se trouvait-il parfaitement heureux. La seule ombre au tableau était la santé de sa femme toujours souffrante, toujours rêveuse, semblant agitée d’un trouble inconnu et victime d’un chagrin secret, dont tout son amour, toutes ses instances n’avaient pu lui arracher l’aveu. Non-seulement elle s’obstinait à se taire, mais encore elle niait qu’elle eût rien à confier. Quelquefois son mari finissait par le croire, mais la continuation de ses tristesses lui rendait son incertitude. Madame de Vaujour adorait sa mère et en était adorée ; elle l’entourait de soins, elle prévenait ses désirs, elle cherchait à lire dans ses yeux et à sécher ses larmes prêtes à couler. C’était entre elles un échange de tendresse et d’attentions à réjouir la vue.

— Vous allez à Trianon avec la reine, ce soir, n’est-ce pas, mes enfants ?

— Oui, mon père, il y a un bal, une mascarade, et la reine nous a fait l’honneur de nous désigner pour la suivre.

— Madame de Brionne vous conduira, sûrement ?

— Comme de coutume, oui, mon père.

— Veillez bien sur vous, je vous en supplie ; sachez éloigner même l’ombre d’un propos ; vous le devez à vous-mêmes, vous le devez à Sa Majesté ; le respect vous garantirait à défaut de la vertu.

— Nous vous obéissons en tout, mon père, et, loin de vous, nous sommes toujours sous vos yeux ; c’est ainsi que ma bonne mère nous a élevées.

Le marquis promena un regard attendri sur ce petit cercle réunissant tout ce qu’il aimait au monde, puis il baisa la main de sa femme, à laquelle cette caresse arracha un faible sourire. Aurore s’était levée et regardait dans le jardin. Cette foule si gaie, si diverse, ces habits de toutes les couleurs, de toutes les formes, amusaient sa jeune imagination. Tout à coup, elle poussa un léger cri et appela la duchesse. Elle venait de reconnaître le héros patineur, appuyé près d’une statue et les yeux fixés sur le château. Le hasard l’avait amené près de l’Antinoüs, et sa beauté ne pouvait rien craindre du voisinage.

— Voyez, Amaranthe, dit-elle à voix basse, le voilà encore.

— Ne vous montrez pas, Aurore, il pourrait vous reconnaître et supposer que vous vous occuper de lui.

— Qu’est-ce, ma fille ? demanda la marquise.

Le marquis venait de sortir.

— C’est l’homme qui nous a effrayées, ma mère ; il est là, dans le parterre.

— Je veux le voir ; il doit avoir une figure épouvantable.

— Épouvantable, madame ? s’écria Aurore en riant. Oh ! venez le regarder, et vous nous en direz votre avis.

La marquise s’approcha, en effet ; elle chercha la place désignée et n’eut pas plus tôt aperçu le jeune homme, qu’elle devint pale et tremblante. Ses enfants, occupées ailleurs, ne s’en doutèrent pas.

— Oui, il est beau ! dit-elle après quelques instants de silence ; il est beau, mais d’une de ces beautés fatales qui entraînent après elles le malheur et le crime. Je vois sur son front une marque terrible. Mes enfants, mes trésors, que Dieu écarte cet homme de votre route ; car, j’en ai le pressentiment, il vous serait funeste !

Les deux sœurs se rapprochèrent de leur mère et la tinrent embrassée ; inquiètes de son exaltation, dont elles ne connaissaient que trop les suites, elles employèrent tous les moyens pour la calmer.

— Soyez tranquille, ma mère chérie, poursuivit en riant la duchesse, nous ne le rencontrerons plus. Nous renoncerions plutôt à la promenade, puisqu’il vous tourmente. Et d’ailleurs, que pouvons-nous avoir de commun avec cet inconnu ? il n’est ni de notre monde ni de nos habitudes ; le hasard l’a rapproché de nous, un autre hasard l’éloignera. Il ne nous cherche pas, allez !

Au même instant, comme pour donner un démenti à ces paroles, le patineur ôta son chapeau et les salua avec beaucoup de respect. Il venait de les apercevoir, car elles s’étaient fort découvertes, ne songeant plus qu’à rassurer leur mère et ayant oublié leurs craintes. Elles se reculèrent vivement par un mouvement involontaire. La mère resta seule à sa place, les yeux toujours fixés au même endroit.

— M’étais-je trompée, Aurore ? m’étais-je trompée, Amaranthe ? vous cherchait-il ? Oh ! chères bien-aimées, ne montrez jamais cet homme à votre père : il le tuerait, fût-il aussi innocent qu’au jour de sa naissance !

Madame de Sainte-Même se retira lentement et ferma le rideau. Ses filles l’attendaient près de la cheminée.

— Vous semblez bien souffrante, ma mère, dit la duchesse : resterai-je, et Aurore ira-t-elle seule avec madame de Brionne ?

— Je ne vous priverai pas d’un plaisir, mes enfants ; la reine vous a désignées, vous devez la suivre, et moi je n’en souffrirai pas plus qu’à l’ordinaire. Voici bientôt l’heure : la princesse vous attendrait, il faut partir. Je me chargerai de vos excuses et de vos adieux pour votre père.

La duchesse eut beaucoup de peine à se décider. Le trouble, la pâleur de sa mère l’agitaient. Elle se reprochait le plaisir qu’elle allait prendre, et sentait d’avance quelles pensées la poursuivraient. Enfin elle obéit ; après avoir donné ses ordres pour que les toilettes nécessaires fussent transportées sans retard, elles partirent, couvertes des baisers et des bénédictions de la marquise.

La comtesse de Brionne, princesse de la maison de Lorraine, une des plus grandes et des plus respectables dames de la cour de France, servait de guide à mesdemoiselles de Sainte-Même, depuis leur entrée dans le monde. Cousine germaine de leur père, elle s’était engagée à remplacer près d’elles la marquise, que sa santé rendait incapable de cette tâche. Elle avait un appartement à Versailles ; elle l’habitait seulement pour rendre ses devoirs et pour assister aux fêtes. Son fils, le prince de Lambesc, se faisait remarquer par sa bonne mine, par sa bravoure et un peu aussi par ses aventures. Quand les deux jeunes femmes furent annoncées, madame de Brionne alla au-devant d’elles et les reçut avec tendresse. Le prince s’inclina respectueusement.

— Avez-vous des habits de caractère, mes chères belles ? on n’est pas reçu sans cela.

— Oui, madame, vous avez eu la bonté de nous faire prévenir, et nous avons tout disposé en conséquence.

— On s’amusera beaucoup. La reine a donné quelques entrées aux gardes-du-corps et aux officiers suisses, ce qui augmentera le nombre des cavaliers. Ceux de la cour sont fort choisis : ne vient pas qui veut. Demain, un déjeuner champêtre pour nous, de la maison ou de l’intimité ; puis on retourne à Versailles, et, le soir, il y aura cercle. Ce programme m’a été communiqué hier par madame la princesse de Lamballe. Si vous êtes disposées, rendons-nous chez Sa Majesté : il vaut mieux arriver des premières.

Marie-Antoinette, cette femme dont la beauté majestueuse méritait seule un trône, cette femme si malheureuse et si digne de respectueuse sympathie, voyait alors l’univers à ses pieds, ainsi que le lui disait, dans un calembour, le marquis de Bièvre. Jeune, insouciante, elle ne songeait qu’au plaisir. On lui fit un crime de ce qui chez les autres est à peine une faiblesse. On a beau être archiduchesse d’Autriche et reine de France, on est femme néanmoins, et la nature ne perd pas ses droits. Marie-Antoinette retrouva aux jours de malheur la grandeur, le courage, la dignité de son rang. Elle fut mère sublime, épouse admirable ; elle porta sur l’échafaud sa noble et innocente tête, et marcha à la mort la palme du martyre à la main. De quelque opinion qu’on soit, ce martyre doit rendre sacrée la mémoire de notre dernière reine. Les femmes surtout doivent se taire et déplorer cette infortune si auguste et si complète. L’injure, en ce cas, est plus qu’une lâcheté, c’est un sacrilège.

Aux jours dont nous parlons, la gaieté animait sa physionomie imposante. Debout près de la cheminée de son cabinet, elle recevait, avec un charmant sourire, ceux qu’elle appelait ses amis. Cette intimité tant calomniée était prise dans les personnes les plus distinguées de l’époque. Elle savait trouver pour chacun le mot agréable ; elle connaissait leur famille, leurs espérances ; elle voulait que tout le monde fût heureux, et répandait le bonheur autour d’elle, autant que sa position parfaitement dépendante lui permettait de le faire. En apercevant madame de Vaujour, elle lui dit joyeusement :

— Eh bien ! vous voilà donc, belle sauvage ! M. de Sainte-Même vous confie à nous. J’en suis fière, en vérité. Il garde trop bien son trésor ; c’est de l’avarice. Bonjour, mademoiselle Aurore, fraîche comme votre patronne. Avez-vous pris son costume pour notre bal ? Vous n’en pourriez choisir aucun qui vous allât mieux.

Les carrosses étaient prêts ; on y monta au bas de l’escalier de marbre, dans la cour des Princes. Amaranthe, jetant un regard distrait sur la foule curieuse, amassée comme d’ordinaire en cette circonstance, rencontra ce regard d’azur, pénétrant et hardi, qui l’avait si fortement impressionnée le matin. Elle devint pâle de colère.

— Encore ! murmura-t-elle.

Et elle se hâta de se placer à l’autre extrémité du carrosse pour échapper à cette obsession.




II


Arrivée à Trianon, la cour fit un léger repas, puis les femmes se rendirent dans la petite chambre désignée pour les recevoir. Les hommes avaient à leur disposition la salle des officiers de service chez le roi, où se trouvaient des dominos de toutes les couleurs et de toutes les tailles ; Pendant ce temps, les salons se préparaient, les buffets se dressaient, tout respirait la joie et la gaieté dans ce royal séjour, dont l’étiquette était bannie et faisait place à ce laisser-aller de bonne compagnie, sans lequel il n’est point de véritable plaisir.

À huit heures, l’orchestre donna le signal et le bal commença. Il présentait un ravissant coup d’œil. Ces costumes frais, élégants et riches, aussi variés de formes que de nuances, formaient une bigarrure agréable. Les intrigues se croisaient et prenaient bien vite un caractère personnel et intime, dans une réunion où tout le monde se connaissait. Les hommes, à très-peu d’exceptions près, portaient seulement un domino ouvert sur leur habit, et ces habits, brodés d’or, de perles fines, même de pierreries, étaient assez semblables pour laisser un peu de doute, un peu d’aliment à la curiosité. On gardait le masque : on devait le conserver jusqu’au souper, c’était une condition du bal. On dansait néanmoins les danses à la mode à cette époque : le menuet, quelques contre-danses et des courantes fort gracieuses et assez difficiles.

Parmi les hommes en costume, un surtout se faisait remarquer par sa grâce, son habileté même : il exécutait les pas les plus compliqués, et quelques voix murmuraient autour de la reine :

— En vérité, madame, c’est Vestris.

— Allons donc ! le diou de la danse daignerait descendre jusqu’à Trianon ! D’ailleurs, celui-là a la tête de plus que lui.

— Alors, c’est Vestr’Allard, son héritier, presque son émule.

— Ni l’un ni l’autre, mesdames, répliqua le comte de Vaudreuil : c’est tout simplement un des gardes-du-corps de Sa Majesté, auxquels la reine a daigné envoyer des invitations. Un de ses camarades, avec lequel je causais tout à l’heure, assure qu’il exécute un certain pas espagnol mieux que tous les dious de toutes les générations. C’est un des plus beaux et des plus remarquables jeunes gens des quatre compagnies.

— Vraiment ? reprit la reine, j’ai envie de vous en donner le plaisir. Demandez-lui, monsieur de Vaudreuil, s’il ne me le refusera pas.

Un instant après, le comte apportait à la reine les remerciments du jeune militaire et l'assurance de sa soumission. Il s'entendit avec l'orchestre, on fit cercle autour de lui, il tira des castagnettes de la poche de son habit de majo, puis il commença. La cour, accoutumée aux danses graves, terre à terre, sérieuses, ne comprit pas d’abord cette débauche de pas et d’attitudes. Le fandango et la cachucha ne ressemblaient guère au menuet ou à l’a révérence. Mais, après les premières mesures, le charme, la grâce exquise, les mouvements ravissants et voluptueux du danseur attirèrent toutes les attentions, captivèrent tous les suffrages. La reine l’applaudit, le loua, lui demanda trois fois de recommencer et se le fit présenter à la fin par M. le prince de Conti, qu’on assurait être son protecteur.

— Comment vous nommez-vous, monsieur ? lui dit-elle.

— Armand de Nareil, madame.

— Vous êtes depuis longtemps dans les gardes-ducorps du roi ? Cependant j’entends c nom pour la première fois ; cela m’étonne : ces messieurs sont presque tous de ma connaissance.

— J’ai eu l’honneur d’être reçu ce matin seulement dans la compagnie écossaise.

— Ah ! je comprends alors. De quelle province est votre famille ?

Le jeune homme hésita à répondre. M. le prince de Conti prit la parole :

— M. de Nareil est orphelin, madame. Son père fut mon ami intime, et me l’a recommandé au lit de la mort.

La reine avait trop de tact pour ne pas deviner un mystère douloureux ; elle ne fit plus de questions. Congédient le jeune homme d’un bienveillant signe de tête elle ajouta :

— Comptez sur ma protection, monsieur de Nareil ; je serai enchantée de vous être Utile, ne fût-ce que pour plaire à mon couin de Conti, qui me néglige, qui ne sort pas du Temple et qui me ferait croire que je ne suis plus dans ses bonnes grâces.

— Ah ! madame, répliqua M. le prince de Conti, attaqué par ce propos et impatient d’y répondre, Votre Majesté donne des grâces et ne les reçoit pas.

Armand de Nareil comprit qu’il devait se retirer : il eut le bon goût de ne point chercher de nouveau les regards de la reine et se recula doucement, insensiblement en arrière, jusqu'à ce qu'il se perdit dans la foule des courtisans. La duchesse de Vaujour était placée très-près de Marie-Antoinette ; elle avait tout entendu, tout vu. Un intérêt inexplicable l'attachait à cette présentation, si semblable d’abord à toutes celles qu’elle avait vues.

L’embarras d’Armand l’intéressa : elle comprit qu’il devait être malheureux, et ce mouvement involontaire des bons cœurs pour ceux qui souffrent l’attira vers lui. Elle le suivit des yeux, elle le vit s’appuyer près d’une colonne, relever un peu son masque pour respirer. Car, chose étrange et à laquelle personne n'avait songé dans le moment, il parut masqué devant la reine de France. Il revint ensuite examiner attentivement les femmes assises, les unes après les autres, et s’approchant d’Amaranthe, il lui demanda sa main pour un menuet ou pour une contredanse. Son premier mouvement fut d’accepter, sens réflexion. Elle n’avait pas dansé de la soirée : elle aimait peu la danse. Quand la reine les vit partir ensemble, elle interrompit un instant sa conversation avec M. le prince de Conti et dit, en se retournant vers eux :

— Mon cousin, votre protégé n'a pas mal choisi sa danseuse, je vous en réponds.

Amaranthe rougit sans savoir pourquoi. Son cavalier fit ses saluts de manière à satisfaire le goût le plus difficile. Il présenta la main comme personne, et ses trois pas de retraite lui valurent des applaudissements répétés. Dans le moment du repos, il ne pouvait guère se dispenser d'adresser la parole à la duchesse. Il hésitait néanmoins.

— Ce jeune homme est trop timide, pensait-elle, il faut qu’il soit grandement malheureux ; c’est dommage !

— Combien la reine est bonne ! dit-il enfin.

— Oh ! oui, monsieur, répondit la duchesse, et plus vous la verrez, plus vous en serez convaincu. Ils ne trouvèrent rien de plus à se dire. Souvent, c’est parce qu’on aurait trop à parler. Après le menuet fini, la duchesse revint à sa place, près de sa sœur et de madame de Brionne, l’esprit très-occupé. Elle ne pouvait détourner les yeux de ce singulier inconnu, jeté comme une énigme au milieu d’une société où tous se savaient par cœur. Aurore l’interrogea sur leur conversation, presque aussi intriguée qu’elle.

— En vérité, ma chère, notre conversation n’en est pas une, répliqua la duchesse : nous avons échangé trois phrases d’almanach, quelque chose comme la pluie et le beau temps.

Au même instant, M. de Nareil, qu’elles ne voyaient pas, s’approcha de mademoiselle de Sainte-Même et lui fit la même invitation qu’à sa sœur. Elle fut acceptée, et la reine fit signe à la duchesse de s’asseoir à côté d’elle, à la place laissée vide par M. le prince de Conti. — Savez-vous quel est ce beau danseur, duchesse ?

— Je ne sais que ce qu’il a dit à Votre Majesté, madame.

— Et moi, voilà ce que j’imagine. Mon cher cousin de Conti est fort galant : il a eu nombre d’aventures, et peut-être… peut-être est-ce un duc du Maine ou un comte de Toulouse de la branche cadette.

— C’est possible, madame.

— Il a vraiment tout à fait bonne grâce, des manières nobles et distinguées ; nous verrons au souper son visage.

 ces questions, à ces remarques, Amaranthe ne répondait presque pas, juste pour ne pas manquer de respect. Elle regardait Armand dansant avec sa sœur, et trouvait dans ses poses, dans ses gestes, un souvenir indéfinissable.

— Je connais cet homme, se disait-elle, je l'ai vu il n’y a pas longtemps ; mais où cela ?

Cette préoccupation la suivit toute la soirée, jusqu’au moment de se mettre à table. En s’asseyant, elle cherchait autour d'elle. M. de Nareil ne parut nulle part. La reine lui fit en riant un signe d’impatience. . Aussitôt qu’elles furent rentrées au salon :

— C’est une intrigue de bal masqué, duchesse ; ce beau jeune homme a ici quelque infidèle ou quelque tigresse, à moins que nous ne nous soyons trompées sur son visage et que l’enseigne ne Page:Dash - Un amour coupable.djvu/34 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/35 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/36 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/37 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/38 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/39 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/40 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/41 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/42 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/43 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/44 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/45 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/46 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/47 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/48 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/49 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/50 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/51 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/52 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/53 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/54 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/55 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/56 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/57 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/58 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/59 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/60 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/61 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/62 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/63

— Oh ! mon Dieu ! ma pauvre bonne mère, qu’elle a bien fait de me marier ! Qu’est-ce que tout cela ? que peut-il en arriver ? Que ce terrible mystère ne soit jamais dévoilé, Seigneur ! Oh ! ma mère, recevez de nouveau mon serment, ma noble et sainte mère ; jamais ma bouche ne le trahira, quand ce serait pour sauver ma vie !






DEUXIÈME PARTIE
VENISE





I


Le carnaval de Venise est célèbre dans toute l’Europe ; il l’était surtout avant la révolution, car alors, quoi qu’on en dise, les esprits plus tranquilles, les fortunes plus assurées laissaient plus de loisirs pour s’amuser. Aujourd’hui, la vie est sérieuse, ennuyeuse souvent : à vingt ans, on fait des affaires, au lieu de songer aux amours ; la rêverie, le vague, le charme des premières impressions ont été supprimés. Ces messieurs ont des maîtresses, mais ils n’ont plus de dames ; c’était bon pour leurs pères ! Eux, infiniment plus complets, ne peuvent descendre à ces niaiseries. Ne vaut-il pas mieux aller à la parlotte, à la Bourse, au club ? À quoi servent les femmes aujourd’hui ? à distraire leurs maîtres par quelques propos légers, ou bien à flatter l’amour-propre du propriétaire. Il place son argent sur elles à intérêt de vanité : ce n’est pas Page:Dash - Un amour coupable.djvu/66 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/67 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/68 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/69 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/70 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/71 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/72 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/73 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/74 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/75 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/76 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/77 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/78 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/79 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/80 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/81 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/82 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/83 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/84 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/85 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/86 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/87 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/88 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/89 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/90 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/91 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/92 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/93 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/94 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/95 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/96 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/97 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/98 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/99 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/100 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/101 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/102 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/103 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/104 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/105 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/106 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/107 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/108 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/109 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/110 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/111 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/112 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/113 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/114 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/115 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/116 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/117 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/118 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/119 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/120 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/121 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/122 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/123 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/124 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/125 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/126 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/127 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/128 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/129 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/130 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/131 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/132 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/133 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/134 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/135 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/136 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/137 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/138 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/139 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/140 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/141 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/142 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/143 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/144 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/145 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/146 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/147 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/148 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/149

— Vous le serez, madame. Hélas ! je me souviens combien on a de plaisir à être belle et à se mirer dans les yeux qui vous admirent !




IX


Le soir, à huit heures, dans une petite chambre coquettement meublée, Marco Santi, dont nous avons déjà prononcé plusieurs fois le nom dans ce récit, achevait de mettre la dernière main à l’arrangement d’une table, sur laquelle des cristaux limpides et des porcelaines de grand prix enfermaient des vins de Chypre et de Syracuse, et le plus miraculeux souper qui se pût voir. Marco Santi était un homme de soixante ans à peu près, encore vert et d’une vigueur musculaire peu commune. Ses yeux, d’un bleu fauve, lançaient des flammes sous ses sourcils grisonnants ; son nez, en bec d’aigle, et ses lèvres minces annonçaient une nature et un caractère à la fois fort et rusé. Il exerçait plusieurs de ces professions problématiques, à l’aide desquelles beaucoup vivaient à Venise en ce temps-là. Moitié sbire, moitié agent secret des Dix, moitié messager d’amour et complaisant des belles patriciennes, il était encore, lorsque l’occasion s’en présentait, le brave le plus adroit et le plus Page:Dash - Un amour coupable.djvu/151 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/152 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/153 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/154 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/155 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/156 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/157 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/158 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/159 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/160 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/161 une passion complète, pour un homme qui ne la partagerait jamais, qui la mépriserait, qui se ferait d’elle un jouet et un instrument, ainsi qu’il venait de le lui dire avec une franche barbarie. Elle était en effet digne de pitié : elle entreprenait une tâche où ses forces succomberaient et contre laquelle il n’y avait ni remède ni espérance. Elle s’était relevée elle-même, puisqu’il ne la relevait pas, et posant sa tête sur l’épaule d’Armand, elle pleura, elle pleura avec une amertume et une désolation véritables : elle avait du cœur alors ! elle, la cruelle, la méchante, la vindicative. Elle se sentit bonne et secourable ; le véritable amour est ainsi : il change la nature.

Armand en eut pitié ; il songea à ce qu’il souffrait lui-même et il comprit ses souffrances.

— Pauvre Fiorina ! répétait-il.

— Ah ! oui, bien à plaindre, bien à plaindre, mon Armand, puisque vous ne faites que me plaindre et que vous ne me consolez pas !




X


Cet amour, né d’un regard arrivé tout à coup dans cette âme gangrenée, la dominait et devait la dominer toujours. C’était un géant venu spontanément et sans Page:Dash - Un amour coupable.djvu/163 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/164 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/165 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/166 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/167 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/168 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/169 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/170 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/171 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/172



XI


Une demi-heure après cette scène, madame Dandolo, qui se promenait sur la place avec Son Altesse le doge, masqué pour elle, se sentit tirer par la manche, et une femme en proie à une vive émotion la supplia de l’écouter.

— Armand vient d’être arrêté par l’inquisition d’État, lui dit-elle bas et très-vite, comme complice du comte de Casanova, accusé d’un complot contre la République ; sauvez-le, au nom du ciel !

La femme disparut dans la foule, sans laisser le temps de la reconnaître. Amaranthe se sentit frappée au cœur.

— Mon Dieu ! se dit-elle, c’est une horrible pensée, arrachez-la moi ; Andréa peut-il être coupable de cette trahison ?

— Elle devint pâle, et s’appuyant sur le bras du doge :

— Monseigneur, excusez-moi, je vous en conjure, je crois que je vais mourir.

Le prince était bon, il aimait la comtesse ; il l’entraîna jusqu’à une chaise, sur laquelle elle se laissa tomber, et, comme il appelait au secoure : Page:Dash - Un amour coupable.djvu/174 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/175 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/176 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/177 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/178 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/179 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/180 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/181 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/182 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/183 de tous. Elle allait se perdre et perdre ceux qui lui étaient si chers avec elle. Le souvenir du serment qu’elle avait prononcé revint à son imagination ; elle devait être pour Armand tout ce qu’une mère, une sœur, une femme auraient été, dans les grandes comme dans les petites circonstances.

— Que la volonté de Dieu soit faite, murmura-t-elle, et partons !




XII


Ces deux femmes si dissemblables de sentiments et de conduite, réunies par le même désir, partirent ensemble du palais Dandolo, arrivèrent à la Piazzetta, descendirent de la gondole, se prirent le bras et marchèrent vers le palais ducal, tout cela sans prononcer un mot : chacune d’elles avait ses impressions, ses pensées, ses craintes et ses espérances, et aucune de ces impressions ne s’accordait. Elles entrèrent dans la cour, montèrent à droite l’escaller des Géants, traversèrent la longue galerie où se trouve la Bouche des Lions et arrivèrent à l’extrémité devant un escalier sombre, conduisant par en bas aux cachots, par en haut aux salles du tribunal.

Pour la première fois depuis qu’elles avaient quitté Page:Dash - Un amour coupable.djvu/185 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/186 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/187 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/188 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/189 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/190 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/191 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/192 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/193 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/194 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/195 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/196 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/197 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/198



XIII


Cependant les trois personnes restées dans ce cachot éprouvaient chacune une émotion différente, et tellement violente, néanmoins, qu’elle devait nécessairement faire une explosion. Armand éclata le premier.

— Écoutez, monsieur, monseigneur ou qui que vous soyez, je ne suis point accoutumé à une existence telle que celle-ci ; je me briserai la tête contre le mur si on n’y met pas un terme. Je ne sais ce que vous me voulez, mais je ne vous répondrai rien avant que vous rendiez la liberté à une personne qui est ici sous la responsabilité de mon honneur. Ces surprises, ces ordres muets, ces craintes perpétuelles ne sont point dans les habitudes françaises. Qu’on m’achève ou qu’on me laisse : j’en ai assez, j’en ai de trop.

La comtesse était restée à la même place, plus morte que vive, la tête et le cœur dans un chaos de souffrances et d’incertitudes. Le troisième personnage, assis entre eux, sur un banc de pierre, semblait comprimer une émotion violente et essayer de s’en rendre maître avant de répondre aux questions passionnées d’Armand.

— Quelle est cette femme ? dit-il enfin. Page:Dash - Un amour coupable.djvu/200 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/201 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/202 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/203 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/204 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/205 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/206 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/207 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/208 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/209 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/210 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/211 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/212 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/213 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/214 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/215 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/216 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/217 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/218 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/219 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/220 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/221 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/222 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/223 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/224 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/225 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/226 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/227 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/228 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/229 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/230 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/231 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/232

— Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

— Aurore est partie ! Aurore est enlevée ! Qu’on la cherche, mon ami, au nom du ciel, et si vous ne voulez pas que je meure !

— Le misérable, il avait raison ! s’écria le comte. Oh ! je le trouverai, je le trouverai ! Mon amie, ne craignez rien, je le trouverai !




XVI


Un soir de juillet, par un de ces temps adorables qui rendent heureux de vivre même ceux que les souffrances détachent de la vie, une barque assez pesamment chargée tournait la pointe de Torno et se disposait à entrer dans le second bassin du lac de Como. L’air était pur et transparent comme du cristal ; pas un nuage ne voilait l’azur du ciel, éclairé par les teintes roses du couchant ; les montagnes étalaient leur belle verdure, et les villas de marbre dormaient paresseuses au bord des eaux. Cependant une circonstance étrange semblait avoir paralysé ce pays, ordinairement si gai et si plein d’animation. Les portes étaient closes ; pas un paysan, pas un pécheur ne se montraient ; les bateaux restaient dans la darse, les troupeaux dans les étables. Un sommeil de plomb Page:Dash - Un amour coupable.djvu/234 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/235 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/236 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/237 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/238 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/239 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/240 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/241 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/242 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/243 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/244 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/245 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/246 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/247

— Moi ! ah ! je me rappelle Trianon où je l’ai vu, Versailles où je l’ai aimé, Venise où je l’ai perdu ! voilà tout.

— Toujours la même chose ! Mon Dieu ! punissez-vous donc les innocents pour les coupables !






TROISIÈME PARTIE
BALBIANINO





I


Pendant le reste de la traversée, c’est-à-dire la journée entière, les deux sœurs ne prononcèrent plus un mot. Elles songeaient chacune de leur côté : leurs pensées se rencontraient sur le même objet, mais elles se rencontraient en se heurtant. La nuit était bien près de tomber, lorsqu’elles aperçurent enfin la masse bizarre des bâtiments de Balbianino. Malgré plusieurs repos indispensables, Stefano était épuisé. Seul pour conduire une barque, accoutumé aux légères gondoles, son attachement pour ses maîtres pouvait seul lui donner des forces. La journée s’était passée sans le moindre incident, toujours dans la solitude ; l’effroi régnait partout et tenait chacun enfermé. La marchesa, sans doute, guettait depuis longtemps ses hôtes. Elle les attendait à la grille ouverte, du côté de l’escalier sombre, et leur recommanda de faire le moins de bruit Page:Dash - Un amour coupable.djvu/250 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/251 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/252 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/253 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/254 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/255 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/256 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/257 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/258 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/259 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/260 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/261 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/262 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/263 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/264 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/265 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/266 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/267 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/268 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/269 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/270 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/271 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/272 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/273 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/274 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/275 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/276 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/277 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/278 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/279 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/280 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/281 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/282 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/283 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/284 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/285 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/286 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/287 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/288 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/289 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/290 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/291 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/292 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/293 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/294 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/295 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/296 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/297 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/298 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/299 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/300 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/301 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/302 Page:Dash - Un amour coupable.djvu/303



VI


Le jour commençait à poindre, et sur le lac, si tranquille la veille, se croisaient des barques chargées de soldats. Ils envahissaient les villages, occupaient les villas, se faisaient ouvrir les portes fermées ; enfin toutes les horreurs et les nécessités de la guerre. Balbianino était un poste important ; celui qui l’occupait tenait presque la clef du pays. Armand ne l’ignorait pas. Il secoua ses inquiétudes, ses regrets pour veiller aux soins de son commandement et en remplir les fonctions. En partant, il recommanda, sous des peines sévères, un profond respect, des soins assidus, une surveillance rigoureuse pour les dames qu’il laissait à Balbianino.

— Que personne ne leur parle, que nul ne les approche. Que le corps du marquis et celui de sa belle-fille restent exposés et veillés sous le portique, selon les cérémonies religieuses : on a été chercher un prêtre à Tremezzo. Je reviendrai dans une heure. Si quelque Italien se présente, il est prisonnier de guerre ; qu’on l’arrête et qu’on le veille soigneusement.

La comtesse et sa sœur restaient enfermées. Aurore se refusait toute nourriture ; elle pleurait, assise ou plutôt couchée sur un sopha. Elle resta ainsi jusqu’au soir. Madame Dandolo avait cessé de l’importuner, voyant qu’elle n’en obtenait que des impertinences. Armand rentra, mais il ne les troubla pas. Depuis le matin, un changement réel s’opérait en lui. Il se sentait meilleur ou du moins jamais il ne s’était senti si désolé de ne pas être bon.

— Laissons-les, ces pauvres femmes, pensa-t-il, je les ai fait assez souffrir. Qu’elles se reposent !

Il ne dormit pas de la nuit. Au point du jour, au moment où il partait pour l’enterrement des deux victimes, on lui signala une ordonnance. Le général en chef le constituait commandant des environs, en lui donnant tout pouvoir pour agir selon qu’il le jugerait convenable.

La cérémonie se fit à l’église de Tremezso. La comtesse y assista voilée de noir des pieds à la tête. On ne rendit aucun honneur à l’assassin, mais la marquise reçut ceux auxquels elle avait droit. Armand conduisit le deuil. Jamais les contrastes de cette nature multiple ne s’étaient révélés d’une façon plus marquée que depuis ces quelques jours. Il y avait en cet homme l’étoffe de grandes choses : il ne fallait que les développer et les mettre en lumière. Le malheur l’aurait fait peut-être ; mais les passions furent plus fortes que lui. Il revint à Balbianino sans parler à personne lorsqu’il eut vu la dernière pelletée de terre tomber sur ce cœur qui l’avait tant aimé.

— Adieu, pauvre Fiorina ! personne ne m’aimera comme toi !

Au lieu de monter au portique, où il établit son quartier général, il resta seul dans la barque et se fit conduire de l’autre côté du lac. Pendant cette traversée, des pensées de toutes sortes l’agitèrent : il se représenta sa vie, ce qu’il avait éprouvé, ce qu’il avait souffert et fait souffrir. Son inconvenable amour pour la comtesse, le premier sentiment de son âme, y palpitait avec plus de force que jamais. Il se rappelait son désespoir quand il apprit son mariage, la rage de vengeance qui le poussa à se faire aimer d’Aurore, à l’enlever, à devenir maître de sa fortune et de sa main afin de punir l’orgueilleuse femme qui l’abandonnait ; et ces irrésolutions, et ces changements, et ces revers si familiers à la passion ! et ces désirs effrénés de ne point réussir à ce qu’il voulait néanmoins, et ces craintes, et ces impressions diverses qui donnent à un homme passionné les mille faces du caméléon ! Il avait fait de mademoiselle de Sainte-Même un instrument qu’il brisait maintenant, car elle ne résisterait pas au coup qui la frappait.

— Ah ! Je suis un misérable, et si j’avais le courage de mourir !… Mourir ! et elle ! la quitter, la perdre ! Oh ! non, plutôt mettre le feu à l’univers entier ! plutôt nous ensevelir ensemble sous ses ruines !

Quand il revint à Balbianino, il trouva ses soldats occupés à un jeu bien digne de leur ignorance : ils tiraient à la cible sur les statues de saints. J’ai vu la marque de leurs balles ; elle y est encore, et un saint Augustin a eu le bras cassé.

— Mon commandant, un prisonnier, dit le chef de poste.

— Où est-il ?

— Ici, dans cette vieille église.

— Qu’on l’amène. C’est un Italien ?

— Oui, mon commandant.

— Et il s’appelle ?…

— Le comte Dandolo, dit une voix grave.

— Et Andrea, pâle, ses habits en désordre, se présenta debout sous la porte.

Armand devint plus pâle que lui.

— Ah ! c’est vous ? dit-il.

— C’est moi. Vous savez ce que je viens faire, qui je viens chercher ici ?

— Oui… oui… qui vous venez chercher… je sais…

— J’espère que vous allez donner des ordres pour qu’on me rende ma belle-sœur, mes gens.

— Votre belle-sœur ?… vos gens ? certainement, quand vous voudrez.

— À l’instant même. Où est madame Dandolo ?

— Peu m’importe ce que vous en penserez, s’écria le jeune fou en éclatant, madame Dandolo ne sortira pas d’ici !

— Je me trompe, je dois me tromper, insista le comte : ce n’est pas vous, monsieur de Nareil, ce n’est pas vous qui parlez ainsi. La comtesse est libre, elle va me rejoindre, et nous partons à l’instant.

D’un geste impérieux, Armand éloigna les témoins de cette scène. Le comte était libre, mais désarmé. Une seule personne pouvait les entendre : c’était Carmenti, tapi derrière un platane ; sa connaissance avec les deux partis lui avait assuré une neutralité dont il usait largement pour le bien de tous, autant que cela dépendait de lui.

— Monsieur Dandolo, continua M. de Nareil, vous êtes le mari d’une femme que j’aime depuis dix ans, que j’ai poursuivie depuis dix ans, à travers tous les obstacles ; cette femme est en ma possession, vous venez la réclamer : que feriez-vous à ma place ?

— Je ferais ce que j’ai déjà fait, monsieur, je rendrais la liberté à mon rival.

— Et vous conserveriez Amaranthe ? Vous avez raison ! c’est ce que vous avez déjà fait. Partez donc, monsieur le comte ; mademoiselle de Sainte-Même, vos domestiques, vos bagages vous suivront où il plaira de vous faire conduire, avec un laisser-passer vous mettant à l’abri de toute inquiétude.

— Monsieur, je ne partirai pas sans madame Dandolo.

— Vous êtes prisonnier de guerre, pris les armes à la main ; on m’en a fait le rapport ; à votre arrivée, vous avez tenté de vous défendre. Vous êtes donc dans la catégorie de ceux qu’on fusille sans procès. J’en suis le maître : un mot de moi, et, au lieu de ces hochets de marbre, c’est vous qui servirez de but à mes soldats.

— Quand il vous plaira : je suis prêt.

— Partez donc ! Ne voyez-vous pas que je recule ? Ne voyez-vous pas que je résiste de toutes mes forces à la tentation qui me pousse ? Si vous restez, si vous prononcez encore son nom, si vous réclamez vos droits, je ne serai plus le maître de ma jalousie, je me débarrasserai d’un obstacle : c’est vous qui l’aurez voulu.

Au moment même, la comtesse descendit en courant la pente et tomba comme une bombe entre eux deux ; se jetant au cou de son mari :

— Vous n’oseriez pas ! dit-elle.

Le premier mouvement d’Armand fut la surprise ; mais la durée d’un éclair suffit pour le remettre. Ses passions contenues par ce qu’il avait entendu depuis la veille se déchaînèrent ; ses mouvements impétueux révélèrent cette agitation. Il porta la main à son épée ; il eût cloué le comte à la muraille, sans la crainte de blesser sa femme, qui le tenait embrassé. Il sentit le désavantage que lui donnait cette frénésie dans un moment aussi grave, et appelant à lui toute la puissance de son organisation, il se força à une tranquille colère.

— Sergent ! cria-t-il, à la porte du corps de garde établi dans l’ancienne église, un peloton de dix hommes, les armes chargées, prêt lorsque je le demanderai ; d’ici là qu’on me laisse !

Il reprit sa promenade sur la terrasse, au bout de laquelle le comte et la comtesse, appuyés l’un sur l’autre, près d’une charmille, se parlaient bas. Armand se faisait une violence surhumaine, il commandait à sa fureur. Ces combats se reflétaient sur son visage, d’une pâleur effrayante. Après plus de dix minutes de silence, il s’arrêta devant le groupe désolé, et fixant ses regards sur le comte, il lui dit :

— Vous me connaissez, monsieur, vous savez depuis longtemps quelle passion fatale m’attache à la femme que vous m’avez ravie ; vous savez encore, car vous autres, inquisiteurs d’État, vous savez tout, et vous l’étiez, j’en ai les preuves ; vous savez, dis-je, ce que j’ai fait, ce que j’ai risqué pour me rapprocher d’elle ; vous connaissez mon indomptable caractère, et quand je vous aurai dit : Je l’ai, je la veux, je la garderai ! vous ne douterez pas que ma décision ne soit irrévocable.

Amaranthe se pressa davantage contre son mari.

— Vous allez être fusillé comme un chien, c’est mon droit ; j’en ai l’ordre formel : si je vous sauve, je manque à mon devoir. Il dépend de la comtesse que vous viviez ou que dans dix minutes votre corps percé de balles soit à ses pieds, inanimé…

— Mon Dieu ! s’écria la comtesse.

— Vous l’avez entendu. Les armes sont chargées. Je ne m’emporte plus, vous le voyez, je parle avec calme, j’ai une résolution ferme, et quelle que soit votre décision, je suis sûr de vous conserver. C’est à vous de choisir.

Armand disait vrai : il était plus effrayant dans sa tranquillité que dans sa fureur de la veille. On y voyait une décision immuable. La comtesse la sentit à ce froid mortel que les impassibilités portent au cœur, dans les grandes circonstances de la vie. Elle se tourna vers son mari, elle s’agenouilla à ses pieds.

— Monsieur le comte, lui dit-elle d’une voix ferme, dans une circonstance aussi solennelle, où il s’agit de votre vie et de l’honneur de votre maison, que m’ordonnez-vous de faire ?

— Il faut que je meure, Amaranthe !

— Et lorsque vous serez mort, cet homme ne lâchera pas sa proie. Je puis bien vous jurer de vous suivre, mais il a la force, et je n’arriverai probablement que souillée devant vous.

Armand suivait de l’œil tous les mouvements du comte ; il le vit pâlir, se consulter en lui-même, entourer sa femme de ses bras et la soulever de terre : il devina son projet. Plus prompt que la pensée, avec sa force herculéenne, il se jeta sur lui, lui arracha madame Dandolo, le contint d’une main seule, et, appelant ses hommes, il dit d’une voix aussi ferme que sa volonté :

— Attachez cet homme !

L’ordre fut exécuté. Un geste d’Armand congédia les soldats, auxquels le patricien et la noble dame n’avaient pas daigné demander un secours inutile.

— Maintenant, madame, reprit-il, vous pouvez délibérer sans influence. Je vous attends.

La comtesse ne l’entendait pas : son attention se concentrait sur son mari ; elle semblait se consulter, le consulter lui-même du regard, et ce regard chaste, assuré, était lui seul une garantie contre une lâcheté. Le silence n’était interrompu que par le sable qui criait sous les pas d’Armand et les pierres qu’il faisait rouler dans le lac.

— Andréa, dit la jeune femme en mettant la main sur son sein, mon Andréa, mon bien-aimé, je ne puis me résoudre à vous perdre, à me perdre moi-même, et ce malheureux avec nous, lorsque j’ai le moyen de nous sauver tous. J’ai rempli plus que mon devoir, et Dieu, j’en suis sûre, n’en exige pas davantage. Attendez-moi ici, Armand ; jurez-moi sur votre vie que d’ici à mon retour il ne sera rien fait au comte ; et si je ne vous apporte pas une réponse sans réplique, vous ferez de lui et de moi ce que votre haine désirera.

— Allez ! je vous le jure ; mais je vous attends !

La comtesse s’approcha d’Andréa, déposa un long baiser sur son front pâle, en lui disant ;

— Et vous aussi, attendez-moi, mon ami.

Puis elle monta vers le pavillon supérieur, d’un pas lent, mais ferme ; elle allait accomplir une grande œuvre, elle allait se parjurer, mais pour sauver son mari, pour empêcher un grand crime : sa conscience lui dictait son devoir. Pendant son absence, les deux hommes ne prononcèrent pas un mot. Elle revint, au bout de quelques minutes, accompagnée de sa sœur, et portant la cassette léguée par madame de Sainte-Même, dont il a été question au commencement de ce récit. Aurore la suivait à regret ; lorsqu’elle aperçut Armand, elle s’arrêta et resta appuyée contre la muraille. Madame Dandolo avait repris sa sérénité ; elle regarda M. de Nareil d’un œil assuré.

— Ordonnez qu’on ôte les liens dont vous déshonorez ces mains généreuses ; je vous engage ma foi qu’il ne sera rien tenté pour me soustraire à votre tyrannie.

Armand délia lui-même les cordes dont les bras du comte étaient rougis.

— Pour entendre ce que je vais dire, mon mari doit être libre et debout. Je vais trahir un secret confié par la mort, je vais manquer au plus solennel des serments ; si je fais mal, que le châtiment retombe sur moi seule. Il faut que tous les mystères cessent entre nous quatre, qui nous appartenons de si près, puisque je ne puis empêcher un sacrilège que par cette révélation terrible. Armand, si je vous ai aimé, si je vous aime en dépit de tout, en dépit de vos fautes, de vos crimes même, en dépit de vos persécutions et de vos infamies, c’est que ma mère fut votre mère, c’est que vous êtes mon frère, entendez-vous ?

— Mon Dieu ! s’écria Aurore en s’élançant vers la comtesse, et le mien aussi, apparemment ?

— Et le vôtre aussi. Aurore ; voilà pourquoi je vous ai arrachée à son amour.

La pauvre enfant n’en entendit pas davantage : elle tomba raide aux pieds de sa sœur. Madame Dandolo la releva, l’appuya sur ses genoux, avec la sollicitude d’une mère. Armand restait immobile, la tête basse, les bras attachés au corps, pendant que le comte secondait sa femme et transportait mademoiselle de Sainte-Même dans son appartement. En les voyant partir, le jeune homme sortit de sa léthargie et les suivit en leur disant, avec la brusquerie d’une grande douleur :

— Laissez cette enfant au chirurgien et donnez-moi les preuves de ce que vous dites, si vous ne voulez pas que je me brise la tête contre ces rochers.

Armand montra du doigt la cassette.

— Qu’y a-t-il là-dedans ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

— Les secrets de notre mère, l’honneur de notre famille.

— Il est donc bien sûr que je suis votre frère, et que mon amour ?…

— Doit changer de nom, Armand. Vous avez pris l’instinct de la nature pour celui de la passion.

— Oh ! j’ai pris le lot du malheur dans la main de la destinée ! murmura-t-il. Quel fut mon père ? demanda-t-il ensuite.

— Le chevalier de Sainte-Même, le cousin de mon père : nous sommes doublement de la même race.

— Grand Dieu ! s’écria le comte en rougissant.

— Ma mère fut innocente, monsieur ; elle apprit trop tard le crime qu’elle a expié toute sa vie.

— Achevez ! achevez ! poursuivit Armand, j’ai hâte de tout savoir ; plus tard, je n’aurais pas le courage de l’apprendre.

— Hélas ! c’est une triste histoire. Ma mère était créole de la Louisiane, orpheline et fort riche ; elle avait pour tuteur M. de Sainte-Même, notre aïeul, qui la fit venir en France. On l’éleva près de lui, avec son neveu, votre père, Armand, auquel vous ressemblez d’une manière frappante : aussi ma malheureuse mère vous a-t-elle soupçonné à la première vue. Les deux jeunes gens s’aimèrent. M. de Sainte-Même feignit de n’en rien voir, son projet étant de marier ma mère à son fils, dont le caractère, la conduite, les inclinations promettaient à sa pupille un bonheur que le chevalier ne pouvait lui offrir. Mon oncle était beau comme vous, indomptable et brave comme vous, passionné comme vous l’êtes. Il passait sa vie à la cour et surtout au Temple, où M. le prince de Conti le prit en grande affection, malgré ses égarements.

« Quand ma mère eut dix-huit ans, son tuteur lui annonça ses résolutions. Elle n’osa point résister : celui qu’elle aimait était loin. Elle implora la bonté de mon aïeul ; elle lui avoua ses engagements. Il lui répondit que, par tendresse pour elle, il ne consentirait jamais à la donner à un pareil vaurien ; qu’il la mettait sous la protection de son fils, le meilleur, le plus noble, mais aussi le plus sévère des hommes ; que lui seul pouvait la sauver et la garantir des poursuites du chevalier, et qu’il fallait tout à l’heure devenir sa femme.

« Elle était timide, elle n’insista pas ; elle se résigna en souffrant mille morts, mais persuadée, d’après les discours de son tuteur, que mon oncle s’était joué d’elle, qu’il ne l’aimait pas et qu’il ne voulait que sa perte. Elle l’aimait toujours, néanmoins ; elle donna sa main sans son cœur. Le chevalier voyageait au loin. Mon père occupait un poste élevé dans la diplomatie. Après quelques mois d’union, il dut partir et se séparer de ma mère, dont la santé ne lui permettait pas de le suivre : elle commençait déjà cette terrible maladie causée par le chagrin, et qui l’a tuée.

« M. de Sainte-Même resta quinze mois absent. Le chevalier revint pendant ce temps et employa toutes les séductions de l’amour près d’une femme à qui l’horreur du crime donna la force de résister.

« Mon père, libre enfin, croyait-il, annonça son arrivée. Son cousin, oublieux de notre honneur à tous, conçut un plan atroce pour obtenir par ruse ce que la vertu lui refusait.

« Il gagna la femme de chambre favorite de la marquise, il gagna le valet de chambre de mon père, envoyé en courrier pour apporter cette bonne nouvelle. Ma mère fut prévenue par tous les deux, en grand mystère, que son mari arriverait la nuit, qu’il se faisait une fête de la surprendre ; que, pour le charmer, elle devait avoir l’air de ne se douter de rien.

« La pauvre femme soupira fort : sa solitude lui faisait paraître la chaîne moins lourde. Elle se résigna pourtant et tâcha de se conformer de son mieux aux intentions de son mari. La perfide soubrette lui ôta soigneusement les lumières, introduisit le séducteur, et le crime fut consommé.

« La seule ressemblance que les deux cousins eussent entre eux était celle de la voix. Le chevalier le savait, et il en abusa : ma pauvre mère fut tout à fait trompée. Le matin seulement, la fraude se découvrit. Depuis plusieurs heures le perfide l’avait quittée ; elle apprit facilement que son mari n’était pas revenu, et même une nouvelle lettre de lui annonça que des difficultés nouvelles retardaient indéfiniment son retour. Ma mère était grosse !

« Elle fut sur le point de devenir folle. À qui se confier dans une position semblable ? À qui avouer un pareil déshonneur, un pareil forfait ? La pensée du suicide ne la quitta pas pendant cette mortelle grossesse, et, chose étrange ! la seule raison peut-être qui l’en préserva, fut l’amour qu’en dépit d’elle-même elle conservait pour son séducteur, et qu’elle reportait sur son enfant. Elle était mère, elle voulut vivre.

« Heureusement mon père ne revint point avant une année. Son perpétuel état de souffrance, la retraite dans laquelle elle vivait, lui permirent de cacher son état. Elle eut pour unique confidente une créole, amenée par elle en France, qui reçut son fils sans se douter quel en était le père, et qui l’emporta dans son pays. C’est par elle que vous avez d’abord été élevé, Armand.

« Mon père, vous le savez, était un de ces hommes rares, de la trempe du marquis de Bresca, pour lesquels l’honneur est tout. S’il eût soupçonné l’existence de ce pauvre enfant il l’eût tué, il eût tué ma mère ; et, quant à son cousin, aucun châtiment ne lui eût semblé égal à son crime. Ma mère n’avait jamais voulu le revoir, et son beau-père étant mort dans l’intervalle, toute communication cessa entre eux.

« À son retour, mon père se trouva chef de famille. Il en accepta les devoirs. Ma mère se fit une violence extrême pour ne pas se jeter à ses pieds et lui avouer qu’elle n’était plus digne de lui. La sûreté de son fils et celle du chevalier seule l’en empêchaient ; mais elle s’imposa la dure expiation de renoncer aux plaisirs de son âge et de sa position ; elle se jeta dans une direction austère et conserva toute sa vie la réputation la plus inattaquable. Peu à peu elle s’attacha à son mari. Nous vînmes au monde : ce fut un lien. Sa sollicitude vous suivait néanmoins, Armand, et elle versa bien des larmes sur votre absence.

« Votre père continuait le cours de ses débordements ; il se livrait à toutes les extravagances du jeu et de la débauche. Tant qu’il n’alla pas plus loin, son cousin se contenta de le réprimander, en fournissant à sa dépense ; le jour où il oublia l’honneur, son arrêt fut irrévocable. M. de Sainte-Même obtint une lettre de cachet pour le transporter aux colonies ; il lui refusa tout, il le déshérita même du nom qu’il traînait dans la fange. Le chevalier, obligé de céder, ne le pardonna point. Ma mère s’était en vain trainée aux pieds de son mari pour obtenir sa grâce et le coupable, au contraire, la prit en haine, jura de se venger d’elle, persuadé qu’elle seule inspirait à mon père cette sévérité. Il connaissait l’habitation de son fils, il savait la passion de ma mère pour cet enfant, il résolut de le lui enlever, et, pour le faire, une nouvelle trame ne lui coûta pas. M. le prince de Conti lui avait conservé ses bontés en dépit de tout. Il avait éprouvé plus d’une fois le caractère chevaleresque et plein de bonté de ce prince : il lui écrivit, lui confia son secret, en donnant à Armand une mère imaginaire et morte : il peignit en traits de feu les persécutions dont le pauvre petit être serait entouré, maintenant qu’il ne pouvait plus le défendre, se posa comme un père au désespoir, et obtint de S. A. S qu’elle se chargerait de son avenir, et qu’elle ne révélerait jamais son existence à qui que ce fût. C’est alors que vous quittâtes vos protecteurs et que commença une nouvelle existence. On annonça votre mort à ma mère, pour ne pas avoir à rendre compte de votre disparition. Elle le crut, malgré de secrets pressentiments, de légers indices, et ne s’en consola jamais. Elle me laissa une lettre, par laquelle elle me suppliait de vous chercher, de faire ce que la crainte d’être découverte par mon père l’avait empêchée de faire. Votre ressemblance achevait de lui donner des soupçons. J’obéis ; je vis M. le prince de Conti : il m’avoua tout. J’acquis une certitude, et dès lors je ne m’occupai que de vous.

Lorsqu’à mon retour j’appris l’amour d’Aurore, je crus devoir invoquer l’autorité de mon père pour empêcher un crime. Je lui dis votre naissance obscure, votre position, votre caractère, ce qu’il fallait qu’il connût. Il défendit à sa fille de vous aimer, sous peine de sa malédiction. Vous savez le reste.

« Voilà ce que j’avais à vous apprendre, ce que j’avais juré de cacher à la terre entière. Ma mère ne détruisit point les fatales lettres échangées, après le crime, entre son cousin et elle. Une voix secrète lui disait que vous existiez encore ; elle risqua de se compromettre pour vous conserver les preuves de votre naissance et des droits à la protection de celui qui vous avait mis au monde.

— Et comment mourut mon père ? demanda Armand avec une profonde ironie, sur quelque échafaud ou à quelque gibet de grand chemin ?

— Votre père mourut en duel, tué par un mari dont il avait séduit la femme. Mon père s’y montra insensible ; mais ma mère n’a pas passé un jour sans le pleurer et sans prier pour lui. C’était une sainte, Armand !

— Comme vous, ma…

Il se leva vivement et s’enfonça sous les arbres.