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Un banquet asiatique/Discours de M. Paul Beau

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Discours de M. Paul Beau.

  Messieurs,

Je dois tout d’abord remercier notre président, M. Étienne, des paroles si aimables mais trop élogieuses qu’il a bien voulu m’adresser.

Vous avez eu le bonheur, mon cher président, de pouvoir puiser jadis largement à ces deux sources d’énergie, d’enthousiasme et d’éloquence que furent Gambetta et Jules Ferry, vos maîtres et vos amis, et depuis lors vous vous êtes fait parmi nous l’échanson de tous ceux, soldats, explorateurs, consuls, diplomates comme moi, qui partaient pour les missions lointaines et auxquels vous savez verser, à l’heure toujours pénible des adieux, le vin généreux de votre éloquence passionnée et si convaincante. (Applaudissements.)

Vous venez de me le verser, à mon tour, et je vous en exprime toute mon affectueuse reconnaissance.

Messieurs, c’est qu’en effet, pour être sans périls, la tâche qui m’est confiée est hérissée de trop de difficultés, elle est d’une trop grande importance pour les intérêts généraux de la France pour que je ne sente pas, au moment où je vais l’assumer, un peu d’inquiétude sur mes forces et sur les moyens que j’aurai de les élever à la hauteur de mon ambition.

Les événements qui se déroulent en ce moment en Extrême-Orient compteront parmi les plus considérables de l’histoire du monde, et l’on peut se demander si l’ouverture de la Chine n’aura pas des conséquences peut- être plus importantes que n’en eut jadis la découverte de l’Amérique.

La Chine est encore aujourd’hui un pays fermé. Nous y avons installé, je parle des Européens, quelques comptoirs sur ses confins maritimes ; nous y vivons entre nous, presque sans contact avec la vie chinoise ; autour de ces concessions européennes grouille une population de marchands chinois qui viennent apporter les produits de leur pays et emporter ceux du nôtre. Dans l’intérieur nous n’avons fait qur passer. Missionnaires, explorateurs, commerçants, soldats, sont venus puis repartis, laissant tantôt des ruines, tantôt des œuvres jusqu’ici aussi éphémères, hélas ! les unes que les antres ; et derrière ces missions, ces explorations, ces expéditions, on voyait se refermer le grand océan jaune comme on voit se refermer la mer sur le sillage d’un navire. (Applaudissements.)

Aujourd’hui, Messieurs, le monde civilisé n’entend plus laisser à l’état d’isolement les richesses que renferme l’extrémité du continent, et nous allons assister, après l’ère purement commerciale que je viens de décrire, à l’ère industrielle. La Chine va donc s’ouvrir : nous allons voir cet immense réservoir d’hommes, plusieurs centaines de millions de travailleurs, s’attaquant à un énorme réservoir de métaux précieux ou utiles, le fer, le charbon, le pétrole, d’une abondance peut-être égale à celle de l’Amérique et de l’Europe réunies. Que deviendront les conditions économiques du monde lorsque cette main-d’œuvre et ces matériaux seront exploités par le génie des races blanches ?

Je ne suis pas de ceux qu’effraie le « péril jaune » et qui recherchent les moyens de le combattre ou de l’écarter. L’ai entendu un jour M. Cochin dire à un autre membre de la Chambre des députés : « Vous auriez donc empêché Christophe Colomb de partir ? » Cette parole est vraie, Messieurs ! L’Amérique se serait toujours ouverte, comme s’ouvrira la Chine, quoi que nous puissions faire, et elle s’ouvrira parce qu’il est impossible d’élever devant l’humanité qui qui veut prendre possession de toute la planète je ne sais quelle muraille dérisoire, derrière laquelle resteraient inexploitées des richesses comme celles du continent asiatique. (Applaudissements.)

La Chine finira donc par s’ouvrir et, me plaçant au même point de vue que M. le gouverneur général de l’Indo-Chine, je crois que la France doit y avoir la place qui est due à son passé, à son génie et à sa richesse. (Vifs applaudissements.)

M. le gouverneur général de l’Indo-Chine vient de nous exposer en termes éloquents la prospérité de cette grande colonie. Il prêchait un peu pour son saint quand il nous disait : « Envoyez-moi des colons, c’est l’Indo-Chine qu’il faut coloniser, dont il faut développer la prospérité. » Moi qui vais plus au nord de l’Asie, je le supplie de ne pas garder pour lui seul tous les Français qui auront envie de s’expatrier. Laissez-les s’installer à Canton, à Changhaï, à Han-kéou et jusque dans le Sé-tchouan ; laissez filtrer vers moi quelques-uns de ceux que l’esprit d’aventures poussera dans ces lointaines ! (Très bien ! Très bien ! )

C’est qu’en effet il me parait essentiel que la France reprenne ses traditions et marche, elle aussi, après de trop longs retards à l’assaut de ces marchés nouveaux qui vont s’ouvrir. Je ne voudrais pas, — je m’excuse de parler ainsi devant une assemblée de coloniaux, — qu’après s’être trop longtemps enfermé derrière la muraille du protectionnisme métropolitain, on s’enfermât encore derrière une autre muraille de protectionnisme colonial.
On se plaint souvent que les Français qui sortent de peur pays n’aillent pas s’installer de préférence dans nos colonies. Je souhaite certes que nos compatriotes peuplent nos colonies, mais je crois que le moyen d’avoir de bons colons n’est pas de commencer par leur offrir trop d’avantages et trop de protection. On risque de voir bientôt le colon se transformer en fonctionnaire. Ce que je souhaite par-dessus tout, c’est que les Français sortent de France, qu’on développe leur esprit d’initiative et d’aventures, et qu’ils aillent partout où il a une entreprise à tenter, une place à conquérir. C’est le goût des choses de l’extérieur, le goût des voyages et des entreprises lointaines qu’il faut donner aux nouvelles générations, et quand on aura ainsi formé des hommes hardis, ayant l’habitude de voir un autre horizon que celui du clocher natal, soyez sûrs que les colonies seront les premières à en profiter. (Applaudissements.)

L’œuvre immédiate à accomplir n’est donc pas seulement de dire à des colons : « Venez dans notre colonie ! » C’est de développer chez tous les Français le goût des entreprises d’outre-mer et d’est pourquoi je souhaite en voir beaucoup dans le nord de la Chine, dût l’Indo-Chine en être jalouse ! D’autant plus, Messieurs, qu’en Extrême-Orient, ainsi que le disait très bien tout à l’heure M. le gouverneur général, le rôle de la France n’est pas borné au développement de sa colonie d’Indo-Chine.

Il s’est en effet passé dans ces dernières années deux événements qui ont déplacé l’axe de la politique extérieure.

Le premier de ces événements a été la guerre sino-japonaise. On a vu tout d’un coup le Japon tirer une épée qu’on croyait impuissante et en frapper la Chine de coups décisifs et foudroyants. L’Europe aussitôt a senti qu’il y avait là une menace pour elle-même, elle a senti je ne sais quelle solidarité obscure avec ces régions lointaines, que les géographies de mon jeune temps nous apprenaient à considérer comme un continent distinct du nôtre. On nous montrait sur les cartes comme une barrière de montagnes qui marquaient la fin de l’Europe et le commencement de l’Asie.

Aujourd’hui, Messieurs, ces barrières se sont abaissées ; il existe une sorte de solidarité continentale qui va des confins de la Bretagne jusqu’à l’extrémité de la Chine ; n’en verrons-nous pas d’ailleurs bientôt le signe visible dans ce ruban d’acier qui va unir Paris à Pétersbourg et à Pékin ? (Vifs applaudissements)

Donc, le jour où les Japonais ont débarqué sur le sol chinois, l’Europe a tressailli, comprenant que les conditions d’existence du continent lointain auxquelles on n’avait jamais pensé, mais auquel cependant elle est soudée par la nature même, allaient être profondément modifiées.

Et, de suite, l’Europe s’est retournée vers l’autre extrémité du vieux continent et elle a envoyé des sentinelles avancées monter la garde à l’Extrême-Orient, face aux nouveaux conquérants qui venaient d’apparaître.

Peu après, un autre événement non moins considérable se produisait. Je veux parler de cette malheureuse guerre qui a mis aux prises la vieille monarchie espagnoles avec la jeune république des États-Unis. Je n’en rappellerai pas les phases ; mais qui de nous ne se souvient du sentiment d’angoisse qui étreignit tous les cœurs latins, lorsqu’on put croire qu’une flotte partie d’au delà de l’Atlantique allait entrer dans les eaux sacrées du grand lac dont les rives ont vu naître notre civilisation ? (Applaudissements.)

De ces deux événements est née une politique nouvelle que j’appellerai, pour employer le néologisme à la mode, la politique mondiale. Il y a là, Messieurs, une véritable transformation des conditions économiques et politiques du monde. Et, dans cette nouvelle politique, la France doit jouer un rôle aussi grand que celui qu’elle a joué jadis, lorsqu’il s’agissait de l’équilibre européen. (Très bien ! très bien ! ) C’est de l’équilibre des continents et des races qu’il s’agit aujourd’hui. La France y est intéressée autant que quiconque.

Et je reviens ici à mon propos de tout à l’heure. Pour que la France joue le grand rôle qui lui appartient, il faut qu’elle s’appuie non seulement sur les colonies riches et prospères qu’elle possède dès maintenant, non seulement sur une flotte puissante, sur des finances plus prospères que celles d’aucun autre pays ; il faut encore qu’elle s’appuie sur des intérêts, parce que, dans la politique nouvelle plus encore que dans l’ancienne, ce sont les intérêts qui sont les supports de la politique. (Vifs applaudissements.)

C’est à cette tâche, Messieurs, qu’au moment de partir pour l’Extrême-Orient, et m’associant aux paroles de M. Doumer, je vous prie de consacrer tous ces efforts. Appliquez-vous à déterminer chez tous nos jeunes hommes ce goût de la vie extérieure ; poussez-les à fonder des comptoirs, à créer des entreprises industrielles de tout genre.

Certes, ils rencontreront des rivaux bien armées et bien trempés ! Mais nous avons vu prendre des positions plus difficile à enlever. N’a-t-on pas dit que la période de la Chine commerciale avait été purement anglaise ? Eh bien, on a vu les Allemands monter à l’assaut de cette position ; ils en sont aujourd’hui presque les maîtres. Ayons foi dans notre race, et allons, nous aussi, à l’assaut de la même position et, après avoir vu les Allemands battre les Anglais sur ce terrain, disputons-leur le terrain. Je suis persuadé que sur plus d’un point nous battrons les Allemands, et les Anglais par-dessus le marché ! (Applaudissements répétés.)

Messieurs, dans cette œuvre je compte sur vous tous, mais vous me permettrez de faire un appel particulier au Comité de l’Asie Française, dont je tiens à saluer l’avènement, puisqu’il a coïncidé en quelque sorte avec ma nomination, par je ne sais quel heureux hasard. (Rires et applaudissements.)

J’espère qu’il rencontrera de nombreux concours pour la grande tâche qu’il a assumée. C’est dans cet espoir que je bois à sa prospérité en même temps que je lève mon verre à l’avenir glorieux de la France en Extrême-Orient. (Applaudissements prolongés et bravos répétés.)