Un crime étrange/Partie 1/Chapitre 3

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Un crime étrange, 3e édition.
Hachette ((A study in scarlet)p. 37-57).


CHAPITRE III


LE MYSTÈRE DU JARDIN LAURISTON


Je dois l’avouer, cette preuve inattendue de la justesse des théories émises par mon ami me fit une profonde impression, et la considération que j’avais déjà pour ses facultés d’analyse s’en accrut encore. Cependant, tout cela n’était-il pas arrangé d’avance dans le seul but de m’éblouir ? Je me le demandais tout en ne comprenant pas bien l’intérêt qu’il aurait pu avoir à m’abuser de la sorte.

Je me mis à l’examiner ; il avait terminé la lecture de la lettre et ses yeux venaient de prendre cette expression terne, absente, qui prouvait que ses pensées erraient au loin.

« Comment avez-vous fait pour deviner aussi juste ? lui demandai-je.

— Deviner quoi ? répondit-il brusquement.

— Mais que cet homme était un ex-sous-officier de la marine royale.

— Je n’ai pas de temps à perdre en niaiseries, grommela-t-il ; puis avec un sourire : Pardon de ma grossièreté ; c’est que vous avez interrompu le fil de mes pensées ; mais au fond cela vaut peut-être mieux. Alors vous n’aviez vraiment pas vu que cet homme avait été sous-officier dans la marine ?

— Non, certainement.

— Le deviner était cependant plus facile que d’expliquer comment j’ai été amené à cela. Si on vous demandait de faire la preuve que deux et deux font quatre, la feriez-vous facilement ? et cependant c’est un fait dont vous êtes absolument certain. Eh bien ! pour en revenir à l’individu en question, j’ai pu, d’un côté à l’autre de la rue, apercevoir une grande ancre bleue tatouée sur le dessus de sa main. Cela sentait la mer. De plus il avait une tournure militaire et ses favoris étaient taillés à l’ordonnance. Voilà pour la marine. — Enfin il avait l’air assez convaincu de sa propre importance et paraissait posséder l’habitude du commandement. N’avez-vous pas en effet remarqué la manière dont il portait la tête et dont il frappait le sol avec sa canne ? Comme en outre il n’était plus jeune et avait une certaine apparence de « respectability », j’en ai conclu qu’il avait été sous-officier.

— Merveilleux ! m’écriai-je.

— Bien simple », reprit modestement Holmes, et cependant je vis à sa figure qu’il était assez satisfait de la façon spontanée dont j’avais exprimé mon admiration, « Je disais tout à l’heure, reprit-il, qu’il n’y avait plus de criminels, eh bien ! je m’étais trompé ; lisez ; ceci ! » et il me tendit la lettre que le commissionnaire venait d’apporter.

« Comment ? m’écriai-je après l’avoir parcourue d’un coup d’œil, mais c’est horrible !

— Oui, cela semble sortir un peu de la banalité ordinaire, remarqua-t-il avec calme. Voudriez-vous être assez aimable pour me relire cette lettre tout haut ? »

Voici ce qu’elle contenait :


« Cher Monsieur Sherlock Holmes,

« Il y a eu cette nuit du grabuge au no 3 du Jardin Lauriston, près la route de Brixton. L’agent de faction dans ce quartier aperçut vers deux heures du matin une lumière qui semblait venir de cette maison ; comme elle est inoccupée, il trouva la chose anormale et se dirigea de ce côté. La porte était ouverte ; dans la première pièce, complètement démeublée, gisait le cadavre d’un homme bien mis et paraissant appartenir à une condition sociale élevée ; il avait dans sa poche des cartes de visite au nom d’Enoch J. Drebber, Cleveland Ohio, U.S.A. Le vol n’avait pas été le mobile du crime et jusqu’ici il est impossible de dire ce qui a pu déterminer la mort ! On remarque bien dans la chambre des taches de sang, mais le corps ne porte aucune trace de blessure. Comment cet homme a-t-il pu entrer dans cette maison inhabitée ? C’est là que commence le mystère ; et, pour tout dire, cette affaire n’est d’un bout à l’autre qu’une parfaite énigme.

« Si vous voulez vous rendre là-bas à une heure quelconque avant midi, vous m’y trouverez. J’ai laissé tout dans le statu quo jusqu’à ce que je sache ce que vous comptez faire. Dans le cas où il vous serait impossible de venir, je vous donnerai des détails plus circonstanciés, et je m’estimerais très heureux si vous vouliez être assez bon pour me faire connaître votre opinion. — Agréez, etc…

« TOBIAS GREGSON. »


« Gregson est le plus fin des limiers de Scotland Yard, remarqua mon ami ; Lestrade et lui, voilà les sujets d’élite de ce contingent si peu recommandable. Ils sont tous les deux ardents, pleins d’énergie, mais malheureusement ils sont trop, toujours trop, de parti pris. De plus, entre eux, ils sont à couteaux tirés, aussi jaloux l’un de l’autre que deux beautés à la mode pourraient l’être. Il y aura des scènes amusantes à propos de cette nouvelle affaire, s’ils s’en occupent ensemble. »

J’étais confondu du calme avec lequel Holmes s’exprimait. « Mais il n’y a pas un moment à perdre, m’écriai-je, voulez-vous que j’aille vous chercher un fiacre ?

— Je ne sais pas encore si je vais me déranger. Je suis le paresseux le plus indécrottable qui ait jamais existé, sinon d’une façon habituelle, au moins par accès ; quelquefois, en revanche, je sais être assez actif.

— Cependant, voici justement l’occasion que vous désiriez tant.

— Mais, mon cher ami, qu’est-ce que cela peut bien me faire ? Supposons que je débrouille l’affaire, vous pouvez être certain que Gregson, Lestrade et Cie en recueilleront tout le bénéfice. Voilà ce que c’est que d’être en dehors de toute situation officielle.

— Cependant, puisqu’on implore votre concours.

— Oui, Gregson sait bien que je suis plus malin que lui et avec moi il en convient facilement ; mais il se couperait la langue, plutôt que de le reconnaître devant une autre personne. En tout cas nous pouvons toujours aller voir ce qui en est ; je n’agirai d’ailleurs qu’à ma guise, et peut-être aurai-je, à défaut d’autre chose, l’occasion de rire de tous ces pantins. En route donc. »

En disant cela, il se hâtait d’enfiler son pardessus, et ne manifestait plus l’ombre de paresse. C’était la période d’activité qui commençait.

« Vite, prenez votre chapeau, me dit-il.

— Vous désirez que je vous accompagne ?

— Oui, si vous n’avez rien de mieux à faire. »

Une minute plus tard, installés dans un hansom, nous roulions à toute vitesse dans la direction de Brixton Road. La matinée était brumeuse, le ciel chargé de nuages, et un voile sombre, qui semblait refléter toute la boue des rues, flottait au-dessus des maisons. Holmes se montrait d’une humeur charmante et discourait sans s’arrêter, sur les violons de Crémone et sur les mérites comparés d’un Stradivarius et d’un Amati. Quant à moi, je gardais le silence ; car ce temps mélancolique, cette affaire sinistre dans laquelle nous nous trouvions engagés m’impressionnaient péniblement.

« Vous ne semblez pas réfléchir beaucoup à ce que vous allez faire, dis-je enfin, interrompant ainsi la dissertation musicale de mon compagnon.

— Je n’ai encore aucune donnée précise, répondit-il ; c’est une grave erreur que d’échafauder une théorie avant d’avoir rassemblé tous les matériaux nécessaires ; cela ne peut que fausser le jugement.

— Vous n’avez plus longtemps à attendre, remarquai-je, en regardant par la portière ; nous sommes arrivés à Brixton Road et voici, si je ne me trompe, la maison en question.

— Vous avez raison. Cocher, arrêtez ! » cria-t-il.

Nous étions encore à une centaine de mètres du but de notre excursion, mais il insista pour mettre pied à terre à cet endroit et pour faire le reste du trajet à pied.

La bâtisse qui portait le no 3 du Jardin Lauriston avait une apparence impressionnante et sinistre ; elle faisait partie d’un groupe de quatre maisons construites un peu en retraite sur la rue ; les deux premières étaient habitées, les deux autres n’avaient pas de locataires. Ces dernières présentaient trois rangées de fenêtres béantes, à l’aspect lugubre et abandonné, et dont, çà et là, une vitre, portant un petit carton avec l’indication à louer, donnait l’impression d’un œil recouvert d’une taie blanche. Un petit jardin séparait chacune de ces maisons de la rue ; pour le moment, ces jardins, détrempés par la pluie qui n’avait pas cessé de tomber toute la nuit, n’étaient plus que des cloaques bourbeux. En temps ordinaire, on y distinguait une allée étroite dont l’argile jaunâtre perçait à travers des graviers trop rares ; çà et là, quelques plantes étiolées y poussaient péniblement. Comme clôture, un mur de brique haut d’un mètre à peine et surmonté d’une grille en bois.

Au moment de notre arrivée, un agent de police se tenait appuyé contre cette grille, et un groupe assez nombreux de badauds ou de vagabonds allongeaient le cou et écarquillaient les yeux dans le fallacieux espoir de saisir quelque chose du drame mystérieux qui s’était accompli derrière ces murs. Je m’imaginais que Sherlock Holmes ne perdrait pas une minute pour se précipiter dans la maison et attaquer de front l’énigme qu’elle renfermait ; mais à mon grand étonnement, tout différente fut sa manière de procéder. Avec un air de nonchalance parfaite, que, vu la circonstance, je ne pus m’empêcher de prendre pour de l’affectation, il se mit à flâner sur le trottoir, allant et venant à petits pas et portant ses regards distraits tantôt vers le sol, tantôt encore vers les maisons en face ou vers les grilles qui servaient de clôture. Ce singulier examen terminé, il s’engagea lentement dans l’allée en ayant soin de suivre la bordure de gazon, les yeux attentivement dirigés vers la terre. Deux fois il s’arrêta, et je le vis même esquisser un sourire, tandis qu’une exclamation de satisfaction s’échappait de ses lèvres. Sur le sol détrempé, on pouvait voir de nombreuses traces de pas ; mais, étant données toutes les allées et venues des gens de la police, je n’arrivais pas à comprendre ce qu’Holmes espérait reconnaître dans ces empreintes. Malgré cela, connaissant sa promptitude à percevoir les moindres détails, je sentais qu’il découvrait une foule de choses intéressantes là où, pour ma part, je ne déchiffrais rien. Au moment où nous arrivions à la porte de la maison, nous vîmes un homme grand, à la figure pâle, aux cheveux blonds filasse, qui tenait un calepin à la main, se hâter à notre rencontre. Il serra avec effusion la main de mon compagnon, disant : « C’est vraiment bien aimable à vous de venir, j’ai fait laisser toutes choses en l’état.

— Excepté ici, répondit mon ami en montrant du doigt l’allée ; si tout un troupeau de buffles avait passé par là, il n’aurait certes pas fait un plus grand gâchis. J’espère bien cependant, Gregson, que vous aviez fait auparavant toutes vos observations.

— J’ai eu tant à faire dans l’intérieur de la maison,… répliqua l’agent de police d’une manière évasive, mais mon collègue, M. Lestrade, est ici et c’est sur lui que je me suis reposé du soin d’examiner le jardin. »

Holmes me regarda en clignant de l’œil d’une manière sardonique. « Avec deux hommes tels que vous et Lestrade sur les lieux, dit-il, il ne restera pas grand travail pour moi. »

Gregson se frotta les mains d’un air de satisfaction. « Je crois en effet, répondit-il, que nous avons fait absolument tout ce qu’il y avait à faire ; toutefois c’est un cas fort curieux et, comme je connais votre goût pour ce qui est extraordinaire….

— Vous n’êtes pas venu ici en fiacre, n’est-ce pas ? interrompit Sherlock Holmes.

— Non, monsieur !

— Et Lestrade ?

— Lestrade non plus.

— Dans ce cas, allons examiner la chambre. »

Et sur cette remarque qui semblait incohérente, il entra dans la maison, suivi de Gregson, dont les traits exprimaient un ahurissement complet. Un petit passage dont le plancher était recouvert d’une épaisse couche de poussière menait à la cuisine et aux offices. Deux portes se trouvaient à droite et à gauche ; l’une d’elles n’avait évidemment pas été ouverte depuis longtemps ; l’autre donnait sur la salle à manger et c’était là que s’était déroulé le drame. Holmes y entra et je le suivis, dominé par ce sentiment pénible que nous ressentons toujours en présence de la mort.

C’était une vaste pièce carrée que l’absence de tout meuble faisait paraître plus grande encore. Un papier vernissé, fort ordinaire, tapissait les murs ; on y voyait de nombreuses taches d’humidité ; et, çà et là, des bandes entières à moitié détachées pendaient lamentablement, laissant à nu le plâtre pourri qu’elles auraient dû recouvrir. En face de la porte, sur le coin d’une cheminée prétentieuse en imitation de marbre blanc, on remarquait le reste d’une bougie de cire rouge à moitié consumée. Les vitres de l’unique fenêtre étaient si sales qu’elles semblaient ne laisser passer qu’à regret un jour douteux, ce qui répandait sur l’appartement tout entier une teinte grise et sombre que venait encore renforcer la couche épaisse de poussière dont chaque objet était recouvert. Tous ces détails ne me revinrent que plus tard à la mémoire ; sur le moment, mon attention se concentra tout entière sur l’horrible spectacle que présentait, étendu devant nous, un corps rigide, dont les yeux, encore grands ouverts, dirigeaient vers le plafond leur regard sans vie. La victime qui paraissait avoir de quarante-quatre à quarante-cinq ans, était de taille moyenne, large d’épaules, avec des cheveux noirs et crépus, et une barbe courte et clairsemée. Elle était vêtue d’une redingote, en drap épais, d’un gilet pareil et d’un pantalon de couleur claire ; le col et les manchettes de la chemise étaient d’une blancheur immaculée. Un chapeau haut de forme, tout neuf et brillant comme un miroir, gisait à terre. Les bras étaient étendus en croix et les mains crispées ; les membres inférieurs se tordaient comme si les dernières souffrances de l’agonie avaient été terribles. Je lisais sur cette figure immobile une expression d’horreur et de haine telle que je n’en avais jamais vue à aucun visage humain. Tout dans l’aspect de ce misérable, son front bas, son nez aplati, sa mâchoire proéminente, et surtout cette position étrange et ces membres contournés, tout contribuait à lui donner une ressemblance singulière avec un véritable gorille. J’ai vu la mort sous bien des formes, mais jamais sous une apparence plus effroyable que dans cette pièce sombre et lugubre, à deux pas d’une des principales artères de Londres suburbain.

Lestrade, avec cet air de furet qui lui était particulier, se tenait près de la porte et nous salua lorsque nous entrâmes.

« Cette affaire fera sensation, monsieur, remarqua-t-il. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis dans le métier et cependant cela dépasse tout ce que j’ai déjà vu.

— Pas un seul indice ! dit Gregson.

— Pas un seul », renchérit Lestrade.

Sherlock Holmes s’approcha du cadavre, et s’agenouillant auprès de lui, l’examina avec la plus grande attention. — « Vous êtes sûrs qu’il ne porte aucune trace de blessure », demanda-t-il, montrant les nombreuses gouttes de sang et les éclaboussures rougeâtres qu’on remarquait tout autour.

« Absolument sûrs ! s’écrièrent les deux agents d’une seule voix.

— Alors ce sang ne peut provenir que d’un autre individu et celui-là est bien probablement l’assassin, si toutefois il y a eu assassinat. Cela me rappelle tout à fait les circonstances qui entourèrent la mort de Van Jansen à Utrecht en 1834. Vous rappelez-vous ce cas, Gregson ?

— Non, monsieur.

— Vous feriez bien de le lire, je vous assure ; il n’y a rien de nouveau sous le soleil, tout ce qui arrivé est arrivé. »

Pendant qu’il parlait, ses doigts agiles se promenaient çà et là, tâtant, pressant, déboutonnant, inspectant tout ; mais ses yeux avaient repris cette expression vague dont j’ai parlé plus haut. Si rapide fut cet examen, que jamais on n’aurait pu croire qu’il fût en même temps aussi minutieux.

Ensuite Holmes se penchant sur les lèvres du mort se mit à aspirer, puis à renifler et enfin il termina son petit travail en inspectant les semelles des bottines qui sortaient de chez un bon faiseur.

« Ce cadavre n’a pas été remué ? demanda-t-il.

— Pas plus que cela n’a été indispensable pour notre enquête.

— Vous pouvez maintenant le faire porter à la morgue ; il n’a plus rien à nous apprendre. »

Gregson avait déjà fait venir quatre hommes avec un brancard ; à son appel ils entrèrent et emportèrent l’inconnu. Au moment où ils le soulevèrent, une bague tomba et roula sur le sol, Lestrade la saisit et la regarda avec des yeux surpris.

« Une femme est entrée ici, s’écria-t-il ; c’est un anneau de mariage », et il le tenait sur la paume de sa main. Nous l’entourâmes tous et examinâmes la bague ; on n’en pouvait douter, ce cercle d’or avait été un jour passé au doigt d’une jeune mariée.

« Voilà qui complique encore l’affaire, murmura Gregson ; Dieu sait pourtant qu’elle était déjà assez embrouillée comme cela.

— Êtes-vous sûr que cette circonstance ne la simplifie pas au contraire ? observa Holmes. Mais nous n’apprendrons rien de plus en restant à contempler cet anneau ; qu’avez-vous trouvé dans les poches ?

— Tout est là, dit Gregson, montrant une réunion d’objets posés sur l’une des marches de l’escalier : une montre en or no 97,163 venant de chez Barraud de Londres ; une chaîne en or, dite « Albert », solide et très lourde ; une bague en or avec une devise maçonnique, une épingle en or représentant la tête d’un bull-dog dont les yeux sont formés par deux rubis ; un porte-cartes en cuir de Russie, contenant des cartes au nom d’Enoch J. Drebber, de Cleveland, ceci correspondant d’ailleurs aux initiales E. J. D. marquées sur le linge ; pas de porte-monnaie, mais de l’argent à même dans la poche, 7 livres 13 sh. (188 fr. 75) ; une édition de poche du Décaméron, de Boccace, portant sur la première page le nom de Joseph Stangerson ; deux lettres, l’une au nom de E. J. Drebber, l’autre à celui de Joseph Stangerson.

— Et quelle adresse portent ces lettres ?

— Banque américaine, Strand, poste restante. Elles sont toutes les deux de la Compagnie des paquebots Guion et se rapportent au départ de ses bateaux, de Liverpool. Il est clair que ce malheureux était sur le point de retourner à New-York.

— Avez vous fait une enquête sur ce Stangerson ?

— J’ai commencé par là, dit Gregson. J’ai fait insérer des annonces dans tous les journaux et j’ai dépêché un de mes hommes à la Banque américaine ; mais il n’est pas encore revenu.

— Avez-vous télégraphié à Cleveland ?

— Ce matin même.

— Comment avez-vous rédigé votre demande de renseignements ?

— Nous avons simplement fait connaître les circonstances qui les nécessitaient et déclaré que nous serions reconnaissants de toute information pouvant nous servir.

— Vous n’avez pas demandé de détails sur un point qui vous aurait paru particulièrement important ?

— J’ai demandé des renseignement sur Stangerson.

— Voilà tout ? Ne vous semble-t-il pas qu’il existe un pivot sur lequel toute l’affaire doit reposer ? Ne comptez-vous pas télégraphier de nouveau ?

— J’ai fait tout ce qu’il y avait à faire », repartit Gregson, d’un ton piqué.

Sherlock Holmes marmotta quelque chose entre ses dents ; il semblait sur le point d’adresser une remarque à Gregson, quand Lestrade, qui était resté dans la première pièce, pendant que nous avions été causer, dans l’antichambre, reparut soudain en se frottant les mains d’un air de triomphe.

« Monsieur Gregson, dit-il, je viens de faire une découverte de la plus haute importance et qui aurait pu certainement échapper à tout le monde, si je n’avais pas eu l’idée de faire un examen minutieux de la muraille. »

Les yeux du petit bonhomme étincelaient et il ne pouvait cacher sa satisfaction d’avoir ainsi damé le pion à son collègue.

« Venez par ici », dit-il, en rentrant tout affairé dans la salle à manger.

Nous le suivîmes et l’air de cette pièce fatale me sembla moins difficile à respirer, du moment où ce mort, à l’aspect terrifiant, n’y était plus.

« À présent, regardez bien. »

Il enflamma une allumette sur la semelle de son soulier et l’éleva de façon à éclairer la muraille.

« Voyez », dit-il triomphant.

J’ai dit plus haut que le papier était décollé par places. Dans un coin en particulier une large bande s’était détachée découvrant ainsi le plâtre jauni de la cloison. À cet endroit, apparaissait, grossièrement écrit en lettres rouges ; ce seul mot :

RACHE

« Eh bien, messieurs, qu’en pensez-vous ? s’écria l’agent de police, en prenant l’intonation d’un barnum de foire faisant la parade. On n’avait pas aperçu cette inscription parce qu’elle se trouvait dans le coin le plus obscur de la chambre, que personne n’avait songé à inspecter. Mais l’assassin, homme ou femme, l’a tracée avec son propre sang. Voyez, le sang a coulé là, le long du mur. Voilà donc qui enlève toute idée de suicide. Maintenant pourquoi l’assassin a-t-il choisi de préférence cet endroit ? Je vais vous l’expliquer. Vous voyez cette bougie, placée sur la cheminée : elle était allumée au moment du crime, et cette partie de la pièce se trouvait ainsi la mieux éclairée, au lieu d’être, comme à présent, la plus sombre.

— Et maintenant que vous avez fait cette précieuse découverte, voulez-vous nous expliquer ce qu’elle prouve ? demanda Gregson d’un air ironique.

— Ce qu’elle prouve ? Tout simplement que quelqu’un allait écrire le nom de Rachel, lorsqu’il a été dérangé avant d’avoir pu achever le mot. Retenez bien ce que je vous dis : quand le mystère aura été éclairci, vous verrez qu’une femme du nom de Rachel s’y trouve mêlée. C’est fort joli d’en rire, monsieur Sherlock Holmes ; vous pouvez être très habile et très malin, mais c’est encore le vieux chien de chasse qui aura le dernier mot de tout cela.

— Je vous fais mes plus humbles excuses », dit mon compagnon, dont un éclat de rire intempestif avait provoqué chez le petit homme, cet accès de colère. « Vous avez le mérite incontestable d’avoir le premier découvert ce mot qui, comme vous le dites fort bien, n’a guère pu être écrit que par le second acteur du drame de la nuit dernière. Je n’ai pas encore eu le temps d’examiner cette pièce, mais, si vous le permettez, je vais m’y mettre maintenant. »

Tout en parlant, il avait retiré de sa poche un mètre en étoffe et une grande loupe ronde. Muni de ces deux instruments, il se mit à trotter sans bruit à travers la chambre, s’arrêtant ici, s’agenouillant là, se couchant même parfois à plat ventre. Cette occupation l’absorbait tellement qu’il semblait avoir complètement oublié notre présence ; on l’entendait marmotter à mi-voix, laissant échapper sans interruption des exclamations, des gémissements, des petits sifflements, ou des cris contenus d’encouragement et d’espoir. À le voir ainsi, il me rappelait singulièrement un bon chien d’équipage lorsque dans un balancé il court à droite et à gauche en donnant de temps à autre un coup de gueule d’impatience, jusqu’au moment où il peut empaumer de nouveau la voie.

Ces investigations durèrent plus de vingt minutes ; tantôt Holmes mesurait, avec une minutie extrême, la distance entre deux traces qui restaient totalement invisibles à mes yeux ; tantôt il appliquait son mètre contre le mur d’une manière tout aussi incompréhensible. À un moment donné, il recueillit soigneusement sur le plancher un peu de poussière grisâtre et la mit dans une enveloppe. Finalement il examina avec sa loupe le mot écrit sur le mur, suivant les contours de la lettre avec la plus scrupuleuse attention. Ceci fait, trouvant sans doute qu’il avait achevé sa tâche, il remit son mètre et sa loupe dans sa poche.

« On dit qu’un homme de talent est celui qui sait payer de sa personne sans compter, remarqua-t-il en souriant. Cela n’est guère juste, mais peut s’appliquer assez bien à la définition du bon policier. »

Gregson et Lestrade avaient observé les manœuvres de leur collègue amateur avec une curiosité non déguisée, mélangée d’un certain dédain. Ils ne voyaient évidemment pas ce dont je commençais à m’apercevoir : c’est que les moindres actions de Sherlock Holmes concordaient toutes vers un but pratique et parfaitement défini.

« Quelle est maintenant votre opinion, monsieur ? demandèrent-ils tous les deux à la fois.

— Je vous frustrerais du mérite de débrouiller cette énigme, si j’avais la prétention de vous venir en aide, observa mon ami. Vous vous tirez si bien de cette affaire qu’il serait dommage de voir quelqu’un d’autre s’en mêler. »

Ces paroles renfermaient tout un monde d’ironie, dans leur intonation gouailleuse.

« Si cependant vous avez la bonté de me mettre au courant de vos investigations, continua-t-il, je serai heureux de vous prêter mon concours dans la limite de mes moyens. En attendant, je voudrais bien parler à l’agent de police qui a découvert le cadavre. Pouvez-vous me donner son nom et son adresse ? »

Lestrade consulta son calepin. « C’est John Rance, dit-il. Il n’est plus de service en ce moment, monsieur. Vous le trouverez au no 46 d’Audley Court Kennington Park Gate. »

Holmes nota l’adresse.

« Venez, docteur, dit-il, nous allons nous mettre à la recherche de cet homme. » Puis, se retournant vers les deux policiers : « Laissez-moi vous dire quelques mots dont vous pourrez faire votre profit. Nous sommes bien en présence d’un assassinat, et c’est un homme qui l’a commis. Cet homme mesure au moins 1 m. 80 et est dans la force de l’âge ; ses pieds sont petits pour sa taille ; il portait des chaussures communes et carrées du bout ; enfin il fumait un cigare de Trichinopoli. Il est venu ici avec sa victime, dans un fiacre à quatre roues, attelé d’un cheval dont trois des fers étaient usés, tandis que le quatrième, un de ceux de devant, était neuf. Je crois être sûr que le meurtrier est très rouge de figure. Enfin les ongles de sa main droite sont remarquablement longs. Ce ne sont là que quelques indications sommaires, mais elles peuvent vous être utiles. »

Lestrade et Gregson se regardèrent tous les deux avec un sourire d’incrédulité.

« Si cet homme a été assassiné, quelle est la cause de sa mort ? demanda le premier.

— Le poison, répliqua sèchement Sherlock, et il fit mine de s’en aller. Encore un mot, Lestrade, ajouta-t-il, en se retournant au moment de franchir le seuil de la porte, Rache est un mot allemand qui signifie vengeance ; ne perdez donc pas trop de temps à rechercher Mlle Rachel. »

C’est après avoir lancé cette flèche du Parthe qu’il sortit définitivement, tandis que les deux rivaux, restés bouche béante, le suivaient des yeux.