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Un dirigeable au pôle Nord/4

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 121-144).


LA COURSE AU PÔLE

Le geste de Christiane. — À la poursuite de l’américain. — Traces de plantigrade — Balle explosive. — Il était temps ! — La gratitude du Milliardaire. — En traîneau. — Halte-là ! — Le drapeau de neige.

Georges Durtal resta un instant interloqué.

Le Pôle à trois milles !

Certes il ne s’attendait pas à le trouver si proche. Quelle vitesse avait donc atteinte le Patrie pendant les deux dernières heures de sa course ?

Mais, autant cette nouvelle l’eût secoué, une demi-heure plus tôt, quand le Patrie, intact, se dirigeait à tire-d’ailes vers le Pôle, autant elle le laissait indifférent, maintenant qu’une catastrophe irrémédiable clouait l’expédition sur la banquise, sans espoir de retour.

Il secoua la tête, d’un geste qui voulait dire :

— Qu’importe la proximité du Pôle, si nous n’en revenons jamais !…

Et le bras étendu, il montra à la jeune fille l’aérostat affaissé, creusé de poches et de plis profonds, manifestement incapable de repartir.

— Eh bien ! Georges !… Sir James est parti, vous dis-je.

Et, à son tour, Christiane de Soignes montra la direction dans laquelle sir James Elliot avait disparu.

Machinalement, l’officier jeta un regard dans cette direction et ne vit rien. Seules, quelques traces de pas creusaient la neige récemment tombée et se perdaient dans le jour laiteux.

Il se rapproche de la nacelle.

Immobile derrière l’oculaire de sa lunette, le docteur Petersen était absorbé dans une visée prolongée ; il ne relevait la tête que pour jeter un regard vers ce Pôle dont il venait de déterminer, avec son infaillibilité de savant, la position exacte. Sa mimique ne laissait aucun doute sur son impatience et sur le projet qui s’élaborait dans son cerveau.

Toutes les opérations qu’il pourrait faire en ce point ne vaudraient jamais une seule visée faite au Pôle même.

À tout prix il fallait y transporter l’instrument.

Lui aussi avait déjà oublié les émotions de la chute, et certainement ne croyait pas la situation désespérée en ce qui touchait le retour.

À vrai dire, il n’y songeait point.

Quant à mistress Elliot, elle n’avait pas quitté la nacelle. Christiane l’avait vue, remettant à son mari le pavillon américain de l’Étoile-Polaire, qu’elle avait conservé depuis le départ. Puis elle était rentrée sous la tente, et sans doute à cette heure avait-elle repris la lecture de la Bible, pour demander au ciel le triomphe du Drapeau étoilé.

— Elle lui a jeté une phrase l’invitant à se hâter, dit encore Christiane… et il se hâte, car on ne le voit plus… Il faut le rejoindre, Georges…

— Savez-vous que nous n’avons aucun moyen de repartir d’ici, Christiane ? demanda gravement l’officier.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que seul je puis affirmer : c’est que le ballon est hors d’état de nous enlever et qu’il faudra, de toute nécessité, que trois d’entre nous, peut-être quatre, restent ici… Or, pour ceux qui resteront, la tombe est creusée d’avance à cette place…

Il y eut un silence, mais l’hésitation de la jeune fille fut courte, car, joignant les mains :

— Georges, je vous en prie, fit-elle, ne pensez pas à cela, ne parlez pas de cela maintenant… Rejoignez d’abord sir James. Vous ne devez pas, vous ne pouvez pas le laisser arriver là-bas le premier.

— Christiane, laissez-moi vous faire cet aveu…je n’ai en ce moment qu’une pensée : vous sauver, vous sauver malgré eux au besoin.

Et comme elle protestait du geste :

— Vous ne savez pas, fit-il sourdement… maintenant, ma vie, c’est vous, mon ambition, c’est vous…

Mais elle l’interrompit, et de nouveau pressante, enfiévrée, les yeux brillants, elle lui montra le Nord.

— Non, Georges, votre ambition doit être là-bas… Il faut y aller… Ne me parlez plus d’autre chose. En ce moment, je ne vous comprendrais pas. Quand vous reviendrez, je vous dirai, moi aussi, tout ce que j’ai là pour vous… pas avant… Partez, je vous en conjure, il n’y a plus une minute à perdre.

Elle lui avait pris les mains et, sous les gants d’épaisse fourrure, il sentait la pression nerveuse de ses doigts.

— Plus une minute à perdre, répéta-t-elle en martelant ses mots. Il faut le rejoindre… je le veux !

Elle avait ôté son lourd manteau, son passe-montagne et, cambrée dans une attitude volontaire, elle apparaissait casquée de blond, comme une jeune déesse de la région des neiges.

Il ne résista plus.

— J’obéis encore, fit-il, mais je commets pour vous obéir une imprudence capitale, car il se peut qu’en mon absence le vent se lève, et alors, nulle force au monde ne l’empêcherait d’entraîner l’aérostat… Or, si vous étiez dans la nacelle, je ne vous retrouverais plus ici… Promettez-moi de n’y pas monter…

— Je vous le promets.

— Tâchez de décider mistress Elliot à faire débarquer par son nègre quelques vivres sur la glace, pour le cas où le ballon s’enfuirait. Que Bob tienne le guide-rope, puisqu’il n’y a sur cette glace aucun point où on puisse l’attacher.

— J’ai compris.

— Si le vent survenait, accrochez-vous tous les quatre à ce guide-rope. S’il est faible, vous pourrez maintenir le ballon en nous attendant. S’il souffle un peut fort, nous sommes tous perdus !…

— Je prierai en vous attendant…

Elle se pencha vers lui et tendit le front. Il y mit un long baiser.

— Ce sont nos fiançailles, dit-elle… Dieu vous ramènera.

Il courut à l’arrière de la nacelle.

— Docteur, héla-t-il, montrez-moi exactement la direction du Pôle.

— Dans le sens même de l’axe de la nacelle… à peine un angle de quelques degrés vers la gauche…

— Et il n’est qu’à trois milles ?… Vous êtes bien sûr ?

— À trois milles et quatre cents yards, peut-être deux cents de plus. Je puis faire une erreur de cette valeur, car Pollux n’est pas très visible en ce moment. Mais je suis en train de contrôler avec Cassiopée.

Et le docteur Peterson reprit sa visée interrompue.

Quand Georges Durtal se retourna, Christiane redescendait l’échelle de corde de la nacelle ; elle tenait une carabine qu’elle était allée chercher, et, sautant légèrement dans la neige, elle la tendit à son fiancé.

— Sir Elliot est parti sans arme, fit-elle, c’est peut-être imprudent…

— Vous pensez à tout, Christiane.

— Je pense à vous, dit-elle… Et voici des cartouches. Maintenant, partez vite !…

Mais, comme il s’élançait, elle le rappela :

— Nous oublions l’essentiel : le pavillon.

Elle lui montrait la flamme qui pendait à l’arrière de l’aérostat et dont l’extrémité rouge balayait maintenant la neige.

Il la saisit, la tira violemment ; la corde d’attache céda et l’étamine tricolore s’étala sur la croûte gelée. Comme il restait là, embarrassé, son arme d’une main, ne sachant comment emporter la longue flamme :

— Attendez ! fit-elle.

Prestement, elle la lui enroula autour de la taille, et quand il s’éloigna, ceinturé de rouge, elle le suivit des yeux, jusqu’à ce qu’il se fût évanoui dans la brume.

Autour d’elle, quelques flocons blancs voltigeaient.

Georges Durtal était parti en courant. Mais après quelques centaines de mètres, il fut obligé de s’arreter.

Avant tout, il fallait s’orienter.

La silhouette du ballon n’était plus visible ; la plaine s’étendait, immense, monotone, sans un glaçon, comme un lac figé. Au lieu des amoncellements de glaces constatés par les explorateurs qui avaient tenté l’assaut du Pôle avec des chiens et qui s’étaient heurtés à leur chaos impénétrable, il n’y avait là qu’une mer gelée, sans vagues et sans rides.

Il semblait que la barrière de « hummocks » et de « toross », devant laquelle avaient dû s’arrêter les kayaks de Nansen, les traîneaux de Gagni et de Peary, faisait place, aux alentours du Pôle, à un véritable steppe de glace.

Sans doute, cette glace recouvrait des abîmes, car les sondages de Nansen ont révélé dans la mer Polaire des profondeurs de 3.000 mètres et plus.

La neige était de fraîche date. Après de courtes recherches, Georges Durtal retrouva les traces de l’Américain et, ralentissant son allure pour ne pas les perdre de nouveau, il se mit à compter ses pas comme il l’avait fait depuis le départ.

Il savait que 125 d’entre eux valaient 400 mètres et avait calculé mentalement que pour parcourir trois mille et quatre cents yards il devait faire un peu plus de 7.000 pas.

Quand il eut compté jusqu’à 2.000, il s’arrêta un instant.

Son horizon se limitait à une centaine de mètres, mais jamais il n’avait eu à ce point le sentiment de l’immensité. Elle l’enveloppait, elle s’imposait a lui irrésistiblement, car c’était l’immensité solitaire que nul explorateur n’avait connue.

Dans les expéditions poussées sur les continents, aussi bien dans les déserts africains que sur les hauts plateaux du Thibet ou les forêts vierges du Haut-Congo, les hardis pionniers qui cherchaient de nouvelles terres savaient qu’ils étaient les premiers civilisés à y pénétrer ; mais ils savaient aussi que des autochtones, des êtres humains, vivaient, ou avaient vécu, dans ces régions arrachées à l’inconnu géographique.

Pour les passagers du Patrie, cette conception d’indigènes polaires était impossible. Aucun homme n’était parvenu là avant eux. Aucun homme n’y pouvait vivre et demeurer.

Eux partis, l’axe du monde poursuivrait son éternelle rotation dans sa solitude reconquise.

Ils étaient les premiers à fouler l’immense glacier, à découvrir la mer polaire, à lui donner un nom, à inscrire ce nom sur les cartes.

Ils étaient les premiers à faire connaître aux hommes qu’aucune terre ne jalonnait ce point, seul immobile dans le mouvement de rotation diurne, et que la calotte terrestre était constituée par un océan.

Ils étaient les premiers… Mais pourquoi n’était-il pas le premier, lui Français ?…

Maintenant que la puissante suggestion de Christiane avait détourné de son esprit l’idée fixe du retour impossible, un regret de plus en plus cuisant montait en lui, à la pensée que, si près du point géographique dont la découverte passionnait le monde entier, il s’était laissé devancer par un étranger ?

Si le ballon lui-même avait atteint le Pôle, nul doute que tout l’honneur en fût revenu à la France ; mais il s’était arrêté en deça.

Or, à la différence des îles et des continents qui émaillent le globe terrestre, le Pôle était un point.

Ne pouvait se vanter de l’avoir atteint, celui qui s’en était approché à 6 kilomètres, alors que le degré d’approximation des instruments modernes peut le préciser à 500 mètres près.

Or, l’homme qui était en route pour atteindre ce point, qui l’atteindrait le premier, était un Américain, porteur du pavillon de sa nation.

La presse, le public, le monde entier ne connaîtraient jamais que cet étranger.

Et, de même que, dans une course, le vainqueur qui gagne d’une tête ou d’une épaisseur de pneumatique est le seul vainqueur acclamé, de même, dans l’imagination des hommes, l’Amérique apparaîtrait d’âge en âge comme la victorieuse, comme la dominatrice du Pôle Nord.

Cette idée fouetta l’officier, lui fit reprendre sa course.

Christiane avait vu juste ; et, pour avoir sacrifié le souci angoissant du lendemain à l’idée grandiose qui depuis deux jours la transfigurait, elle se révélait mieux trempée que lui, Française avant d’être femme, et d’une noblesse d’âme qu’elle avait du puiser dans un lointain passé.

Puisque son destin avait fait de lui l’élu de cette créature d’élite, il ne devait plus avoir d’autre pensée que la sienne.

Cette pensée, il la sentait planer dans l’air glacé, dans la brume arctique, suggestionnante, impérieuse, lui montrant à courte distance le but qu’un autre allait toucher.

Il accéléra sa course.

Soudain, il lui sembla entendre un cri… Était-ce devant ou derrière lui ?… Dans le silence profond que ne troublait même point le bruit feutré de ses pas sur la neige, il ne pouvait se tromper : il avait entendu comme un appel.

Venait-il du Patrie ? Était-ce la voix de Christiane ? Devait-il retourner en arrière ?

Il s’arrêta, les tempes battantes, serrant nerveusement le fusil dans lequel il avait, tout en courant, glissé un chargeur de trois cartouches.

Mais il réfléchit. Il était déjà trop loin du Patrie pour qu’un cri pût lui parvenir et, le dos baissé, pour ne pas perdre de vue les traces directrices, Georges Durtal se remit à courir vers le Pôle.

Un second cri plus distinct lui parvint presque aussitôt.

Cette fois, aucun doute n’était possible : il venait du Nord et, seul, l’Américain avait pu le pousser.

Était-ce le cri de triomphe que jetait le Yankee en arrivant au point calculé ?

Non, car Georges Durtal venait de compter 3.400 pas : il était à peine à moitié chemin. C’était un cri de détresse…

Et l’officier précipita sa course.

Maintenant, le champ de glace qui l’entourait devenait rugueux. Ses ondulations rappelaient l’aspect des champs couverts de neige, quand la bise en a plissé le manteau grenu et cristallin. C’étaient des ondulations à larges plis, se creusant comme des vagues solidifiées, et Georges Durtal, se rendant compte qu’il pouvait passer près de son compagnon sans le voir, scruta plus attentivement encore la trace de ses pas.

Or, d’autres empreintes se mêlaient maintenant à celles qu’avaient tracées jusque-là les lourdes chaussures fourrées de l’Américain.

Et Georges Durtal frémit en les examinant de plus près, car, à n’en pas douter, elles provenaient d’un plantigrade de grande taille : la paume de la patte atteignait 70 à 80 centimètres de circonférence, etil n’y avait qu’un animal de cette famille, dans ces régions arctiques, c’était l’ours blanc, dernier représentant des espèces quaternaires dont on retrouve les squelettes dans les glaciers de l’Europe centrale.

La disposition des empreintes indiquait clairement que le redoutable animal était arrivé derrière l’homme et l’avait suivi sans qu’il s’en doutât.

La neige est un tapis merveilleux pour étouffer le bruit des pas, et sans doute le monstrueux animal avait pu se jeter sur sir James Elliot à l’improviste, ce qui avait laissé à peine au malheureux le temps de pousser un ou deux cris.

Tout en se livrant à ces conjectures, Georges Durtal, sans ralentir sa course, arma sa carabine.

Mais, en arrivant au sommet d’une dune plus profonde que les autres, il s’arrêta, horrifié.

Un spectacle tragique se déroulait devant lui, à 20 mètres à peine : sir Elliot était étendu dans la neige et, penché sur lui, un ours de la plus grande taille le fouillait de ses griffes.

L’Américain n’avait plus la force d’appeler.

Il ne laissait plus échapper que des cris rauques et brefs, mêlés aux grognements du terrible animal.

À quelques pas de lui, le drapeau américain, lacéré à coups de grilles, marbrait la neige de ses lambeaux rouges et bleus.

En quelques bonds, Georges Durtal fut sur le lieu de la lutte et, à son tour, l’ours, trop absorbé, ne le vit que quand il fut à bout portant.

Alors le fauve leva une patte velue, terminée par des griffes langues comme des lames de couteau et ouvrit une gueule qui montrait deux rangées de crocs formidables…

— Visez bien ![1] fit une voix étouffée.

Ces deux mots témoignaient d’un sang-froid si extraordinaire en une circonstance si tragique, qu’ils calmèrent instantanément la fièvre qui aurait pu faire dévier la balle de Georges Durtal.

À moins de deux mètres il épaule et, comme à la cible, visa la gueule ouverte de l’animal ; puis il lâcha la détente.

C’était une balle explosible ; le coup s’en répercuta au loin : la tête du fauve éclata comme une grenade mûre et il s’abattit tout d’une pièce sur l’Américain, qui poussa un han étouffé.

Ce ne fut pas sans peine que Georges Durtal le sortit de cette critique position. Mais sa surprise fut extrême en le voyant, dès que le cadavre de l’ours eut été tiré de côté, se relever prestement et se jeter dans ses bras.

— Ah ! commandant !… sans vous…

Et avec une effusion dont, à son flegme habituel, on ne l’eût guère cru capable, le milliardaire serra le jeune homme dans ses bras.

Il n’avait pour toute blessure qu’une large estafilade à la joue droite ; encore le sang s’était-il congelé de suite et on n’en voyait que la cicatrice.

Quand il fut en état de parler, l’Américain explosa en un torrent d’explications.

C’était le drapeau américain d’abord, ensuite sa lourde pelisse, qui l’avaient sauvé.

L’ours était arrivé derrière lui, à l’improviste, mais il avait senti son souffle bruyant, s’était retourné à temps et avait évité sa première attaque.

N’ayant pas d’autre arme que le pavillon de l’Étoile polaire, il l’avait agité frénétiquement devant son lourd adversaire et avait, sinon tenu en respect, du moins étonné celui-ci pendant quelque temps. Il n’avait osé s’enfuir, sentant qu’il serait promptement rejoint, et finalement avait été jeté à terre d’un coup de patte.

Mais, à ce moment, l’ours s’était acharné sur les épaisses fourrures dont il était revêtu, et l’Américain, le saisissant par le cou, avait pu tenir éloignés de son visage les formidables crocs et gagner ainsi les quelques minutes qui avaient permis au salut d’arriver.

— Et ce salut, commandant, poursuivit l’Américain, ce salut, le croiriez-vous ? j’étais sûr qu’il viendrait. Je ne vous voyais pas, je ne vous entendais pas, et cependant, dix minutes après mon départ, je vous devinais derrière moi. Je me hâtais, vous sentant plus jeune, plus leste… Ai-je été assez stupide tout de même !…

Et sir Elliot, allant ramasser son pavillon, le regarda longuement.

— Oui, stupide et, ce qui est pire, incorrect, ajouta-t-il en serrant à nouveau la main du jeune homme… Incorrect d’avoir eu la pensée de prendre l’avance sur vous, au moment où votre sang-froid venait de nous sauver tous.

Me le pardonnez-vous ?

— De tout cœur, sir James… Allez, je comprends le sentiment qui vous poussait, il est réellement humain. Mais ce n’est pas moi que vous devez remercier, c’est mademoiselle de Soignes… Sans elle, je ne songeais qu’au ballon et vous ne m’auriez pas vu arriver à temps…

— Ah ! mademoiselle de Soignes ! s’exclama le milliardaire, voilà une femme, commandant !… Et l’on nous parle des Anglaises !… Non, voyez-vous, parlez-moi des Françaises et des Américaines, il n’y a rien de supérieur à celles-là… J’avais dit que miss Christiane serait la bonne fée de l’expédition : je ne me suis pas trompé. Et elle est surtout ma bonne fée à moi ; car je lui dois la vie… Comment la remercier ?…

Il se tut un instant, puis, mettant la main sur l’épaule du jeune homme :

— Quant à vous, que le vouliez ou non,… commandant, je n’ai qu’une manière de vous témoigner ma gratitude… Nous partagerons mon pari…

Georges Durtal, qui s’était penché sur le cadavre de l’ours et examinait l’effet foudroyant du projectile, se releva.

— Sir James, fit-il, je vous remercie de votre intention, et je veux pas la discuter, car j’ai une question à vous poser qui va vous ouvrir les yeux : croyez-vous sérieusement que vous toucherez jamais le montant de votre pari ?…

— « Comment, si je le crois !… Mais sir Hobson, le roi du Cuivre, est, après Astorg, Vanderbilt, Rockfeller et Morgan, le plus puissant de nos financiers. Un million de dollars, pour lui, mais c’est simplement son gain d’une année dans ses mines du Lac Supérieur…

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, sir James. Mais, pour toucher le montant de votre pari, il vous faut rentrer en Amérique, et nous n’avons, entendez-moi bien, aucun moyen d’y revenir : le Patrie a perdu trop d’hydrogène, il ne s’enlèvera plus.

— Même en jetant tout votre lest ?

— Ce serait insuffisant.

— Et le traîneau ?… les provisions ?…

— J’y ai songé. Ce ne serait pas assez, vous dis-je.

— Et Bob Midy ?

— Comment ?…

— Eh ! oui, si nous devons laisser quelqu’un ici, ce sera lui : un nègre, ça ne compte pas !…

Et comme Georges Durtal, interloqué, ne répondait rien :

— Écoutez-moi, mon cher commandant. Je ne puis croire qu’un voyage aussi bien commencé que celui-ci s’achève dans une catastrophe, et le danger auquel je viens personnellement d’échapper me confirme dans cette conviction. Il doit y avoir un moyen de repartir ; je ne sais lequel, mais j’ai confiance en vous, vous aviserez… N’avez-vous pas déjà trouvé moyen d’éviter la chute brutale, alors que vous aviez quelques minutes à peine de réflexion devant vous ?… Vous aurez le temps voulu tout à l’heure pour réfléchir… Vous nous sortirez de là…

— Je ne puis fabriquer de l’hydrogène, et il n’y aurait que ce moyen d’en sortir, sir James…

— Eh bien, s’il nous faut abandonner l’aérostat, nous nous mettrons en route pour la terre François-Joseph. Les provisions ne nous manqueront pas et cet ours arrive à point pour nous montrer que nous pouvons compter sur du gibier, même dans ces régions inconnues. Avec le traîneau pour les deux femmes, les vivres et notre provision d’essence, que nous faudra-t-il ? Quarante… Cinquante jours au plus ?…

Mais, ce pôle, il faut d’abord l’atteindre. Allons-y commandant, partons ensemble.

Malgré lui, le jeune officier admirait cette ténacité anglo-saxonne.

Cet homme avait déjà oublié sa dangereuse aventure et ne songeait plus qu’à l’objectif poursuivi sans trêve depuis vingt mois.

— Mais nous y sommes, au Pôle, sir James, si vous tenez compte de l’erreur probable inhérente à l’instrument du docteur. Qu’est-ce que les 3.000 à 3.200 pas qui nous restent à faire ?… Le Pôle, si nous le voulons, c’est le cadavre de cet ours.

— Non pas… J’ai une confiance absolue dans les calculs de notre savant, et d’ailleurs c’est si peu de chose, ces 3.000 pas… faisons-les… Je suis un peu courbaturé, mais j’irai bien jusque-là.

Et comme Georges Durtal, l’air préoccupé, ne répondait rien :

— Il serait même de toute justice maintenant que vous m’y devanciez, fit l’Américain en riant.

Georges Durtal était monté sur la crête de la dune au fond de laquelle s’était déroulée toute cette scène et semblait vouloir sonder l’horizon dans la direction de l’aérostat.

L’Américain le rejoignit.

— Cet ours n’est pas seul, sir James, et si elles étaient attaquées, là-bas ? Je crois qu’il ne faudrait pas beaucoup compter sur le docteur pour les défendre. Quant à votre Bob…

— S’il voit un ours, Bob grimpera sur la soupape, acheva le milliardaire, et son front se barra d’un pli d’anxiété.

— Miss de Soignes doit savoir se servir d’une arme, fit-il et il reste un fusil dans la nacelle.

— Si Mlle de Soignes était dans la nacelle, je serais moins inquiet, car l’ours est un animal relativement peureux ; la vue du ballon l’empêchera sans doute d’avancer… Mais j’ai fait promettre à Mlle Christiane de n’y pas y remonter…

— Pourquoi ?

— Parce que le vent peut s’élever et entraîner l’aérostat.

— Mais alors, Cornelia, qui est restée dedans !…

Et, fort perplexe à son tour, le milliardaire interrogea l’horizon.

Soudain un léger bruit, semblable au halètement lointain d’une locomotive, troubla le silence de la banquise, et les deux hommes se regardèrent, l’oreille tendue…

— Entendez-vous ?

— Oui, le teuf-teuf du traîneau, n’est-ce pas ?

— Ce ne peut être que cela…

Ils écoutèrent quelques minutes encore. Plus de doute ! les détonations rapides et bruyantes du moteur à pétrole se faisaient plus distinctes ; le traîneau venait à eux, et, pour lui signaler la bonne direction, Georges Durtal tira un coup de fusil en l’air.

Dix minutes se passèrent, pendant lesquelles deux autres coups de feu furent tirés, puis une ombre surgit au sommet d’un pli neigeux, et le petit véhicule grossit rapidement.

Il glissait avec une remarquable aisance, escaladant les ondulations du sol sans ralentir, pendant que sur les côtés ses palettes faisaient voltiger la neige.

Les mains sur un petit volant très bas, les pieds sur la pédale d’embrayage, le teint animé, Christiane fit un geste triomphant de la main, et mistress Elliot, accroupie derrière elle, cria de sa voix de tête :

— James ! Nous voici, James !…

— Elles ont trouvé la solution, fit l’Américain en allant au-devant des deux intrépides voyageuses. Maintenant qu’elles sont là, nous n’avons plus de raison de ne pas aller jusqu’au bout.

Un instant après, la jeune fille débrayait à quelques mètres des deux hommes, sautait légèrement dans la neige et joyeusement :

— C’est ici le Pôle Nord ? demanda-t-elle.

Puis interrogeant du regard son fiancé et remarquant qu’il avait toujours le pavillon du Patrie roulé autour de la taille :

— C’est plus loin, Georges ?…

— D’après le docteur, oui… Mais je crois…

Un cri perçant de mistress Elliot interrompit le jeune officier. Elle venait de remarquer la balafre qui zébrait la joue de son mari.

Celui-ci, en guise de réponse, la conduisit au sommet de la dune et lui montra le cadavre de l’ours.

Puis, en quelques mots, il lui raconta ce qui venait d’arriver.

Tous quatre se réuniront autour de l’animal étendu. Il paraissait plus gigantesque encore, allongé dans la neige et déjà raidi par le froid.

— Ah ! mon Dieu, fit l’Américaine, toute bouleversée. Et moi qui avais pris ce premier coup de feu pour une salve triomphale en l’honneur du Pôle !…Alors, faute de quelques minutes, James… vous étiez dévoré par cette horrible bête !… et c’est moi, James, moi, dont le ridicule amour-propre vous avait envoyé en avant…

— Monsieur, fit-elle en s’adressant au jeune officier, combien j’ai de regrets à vous exprimer !… Car tout ici est mon fait, et je veux m’en accuser bien haut, car Dieu sait parfaitement rendre à chacun selon ses œuvres. C’est moi qui ai poussé James.

— Et c’est moi qui ai poussé Georges, fit en riant Christiane.

— Il est de fait, conclut l’Américain, que dans notre extraordinaire expédition, ce sont les femmes qui nous poussent : ce sont elles qui montrent le plus de décision, et la conclusion, c’est que nous devons leur réserver l’honneur de planter nos pavillons à un mille et demi d’ici.

— Plus qu’un mille et demi !… En route, alors ! fit la jeune fille.

Vive et légère, elle reprit sa place à l’arrière du traîneau, et invita l’Américaine à faire de même.

— James boite un peu, dit cette dernière, je vais marcher un peu à ses côtés… D’ailleurs, j’aurai moins froid.

La marche fut reprise. Elle était à la fois étrange et touchante, cette course au Pôle à laquelle participaient deux femmes, surgissant pour la première fois dans l’immensité des solitudes arctiques.

Les progrès de l’aérostation avaient permis cet événement unique dans l’histoire des explorations terrestres. Portée sur les ailes du vent, la faiblesse féminine avait sa part dans la découverte du point le plus inaccessible de la planète.

S’appuyant sur sa femme, sir Elliot s’était remis en marche. Instinctivement, il se retournait de temps en temps, comme s’il eût senti derrière lui le souffle bruyant d’un autre ours.

Serrant nerveusement son fusil, Georges Durtal marchait en tête. Il s’était remis à compter ses pas, s’interrompant fréquemment pour supplier la jeune fille d’aller moins vite.

Car Christiane lâchait parfois la bride au moteur et son traîneau disparaissait alors derrière un pli de la banquise ; parfois elle revenait dans un virage savant, et parfois s’arrêtait, attendant ses compagnons,

Elle était comme ivre de mouvement, ne sentant ni le froid, ni la fatigue ; elle éprouvait le besoin de parler haut, dans ce silence que troublaient seulement les explosions précipitées du moteur, et ne cessait de manifester son étonnement pour le merveilleux engin, qu’elle conduisait maintenant avec la plus parfaite aisance.

Jamais on n’eût pu croire, à la voir évoluer, gracieuse et ravie, sur ce jouet automobile, qu’elle était à plus de 5.000 kilomètres d’une famille qui la pleurait et où sa vie avait coulé jusque-là paisible et sans rides.

L’accident du Patrie avait éveillé en elle les goûts ancestraux pour la vie d’aventures ; le danger l’avait trempée rapidement, et l’amour avait fait le reste.

Maintenant elle était toute remuée, en sentant le but si proche.

Elle éprouvait en même temps une secrète joie de se sentir maîtresse de l’heure ; quand on approcherait, elle prendrait une avance suffisante pour être sûre d’avoir foulé la première le Pôle Nord.

Soudain, à une centaine de mètres, une sorte de muraille de glace se dressa, barrant l’horizon.

En une minute, Christiane en eut gagné le pied. Il ne fallait pas songer à l’escalader avec le traîneau, pas plus qu’à la gravir à pied, car elle avait une quinzaine de mètres de hauteur et ses parois étaient presque à pic.

C’était sans doute un de ces plissements de glace dus au choc de deux banquises jetées l’une contre l’autre par des courants opposés, et aussitôt Christiane déclara :

— Je vais essayer de trouver un passage.

Je vous en prie, Christiane, fit l’officier, ne vous éloignez pas… Vous pouvez tomber dans quelque crevasse…

Mais déjà elle ne l’écoutait plus.

Grisée par la solennité de l’heure, elle lançait son léger véhicule le long de l’abrupte muraille de glace pour chercher une brèche.

Quelques minutes s’écoulèrent. Puis le bruit du moteur cessa brusquement et, presque aussitôt, un appel se fit entendre.

Georges Durtal se précipita, le fusil haut.

Mais la voix de la jeune fille ne manifestait aucune terreur, et quand, au détour d’un promontoire formé par la muraille de glace, le jeune officier la retrouva, elle avait quitté son traîneau et, le bras tendu vers la paroi glacée, elle répétait :

— Venez vite !… Regardez !…

Et vraiment ce qui l’hypnotisait ainsi était bien étrange en effet.

Une sorte de monticule de glace était adossé à la falaise comme un hummock tombé de sa crête, et au sommet de cette butte, la nature semblait s’être amusée à planter un drapeau de neige.

S’aidant de son fusil, Georges Durtal escalada aussitôt le monticule, arriva près de la singulière apparence et l’ayant touchée, poussa un cri de stupeur.

— Qu’est-ce donc, Georges ?…

— Regardez !

Et quand le jeune officier eut brisé sous ses doigts enfiévrés la couche épaisse de givre qui recouvrait l’étoile rigide, des couleurs apparurent : une croix jaune sur fond bleu se détacha sur la blancheur de la muraille, qui semblait l’abriter, et la voix de l’officier jeta aux échos du Pôle cette stupéfiante découverte :

— C’est le drapeau suédois !…

  1. Ces deux mots ont été prononcés, dans des circonstances identiques, par Johansen, le courageux compagnon de Nansen, dans sa course en ski à travers la banquise, par 86° de latitude nord.