Un drame en Livonie/14

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Collection Hetzel (p. 219-233).

XIV

coups sur coups.


Il est de toute évidence que l’affaire se limitait maintenant au cabaretier Kroff et au professeur Dimitri Nicolef. Le fragment de billet ramassé au coin de l’âtre écartait toute idée que le crime eût été commis par un de ces malfaiteurs dont la police signalait la présence en cette partie de la province livonienne. Après l’assassinat, comment un de ces rôdeurs eût-il pu, sans être surpris, s’introduire dans la chambre du voyageur, y déposer le tisonnier, en admettant que cet ustensile eût servi à forcer le volet de la fenêtre, et jeter dans la cheminée ce billet, brûlé moins l’angle recueilli sous les cendres ?… Comment Dimitri Nicolef, d’une part, Kroff, de l’autre, n’auraient-ils rien entendu, si profond qu’eût été leur sommeil ?… Et comment, enfin, l’assassin aurait-il pu avoir la pensée de faire retomber la responsabilité du crime sur ce voyageur ?… Le meurtre et le vol accomplis, il se fût enfui au plus vite, et, le jour venu, il eût été loin du kabak de la Croix-Rompue.

Cela était le bon sens même. L’instruction devait donc se restreindre à ces deux hommes, de situation sociale si différente, et se prononcer entre eux.

Et cependant, ce qui ne laissa pas d’étonner les esprits les plus calmes, après cette dernière perquisition faite à l’auberge, il n’y eut mandat d’arrestation ni contre l’un ni contre l’autre.

On l’imagine sans peine, à la suite de ces nouvelles constatations, l’animation des partis se déchaîna avec une passion plus violente encore. Il est très important de noter ici que l’affaire se doubla plus étroitement alors de l’animosité publique qui séparait en deux camps, non seulement la ville de Riga, mais les trois gouvernements des provinces Baltiques.

Dimitri Nicolef était slave, et les Slaves le soutiendraient autant dans l’intérêt de la cause que parce que, en réalité, ils se refusaient à le croire coupable de ce crime.

Kroff était d’origine germanique, et les Allemands s’en faisaient le défenseur, bien plus pour combattre Dimitri Nicolef que parce qu’ils portaient intérêt à ce tenancier d’un misérable kabak de campagne.

Les journaux luttèrent à coups d’articles sensationnels, suivant l’opinion qu’ils défendaient. On discutait dans les hôtels de la noblesse, dans les habitations de la bourgeoisie, dans les bureaux des commerçants, dans les maisons des ouvriers et des mercenaires.

Il faut en convenir, la situation du gouverneur général se compliquait. Les élections municipales approchaient. C’était avec plus d’éclat, avec plus d’enthousiasme que les Slaves proclamaient Dimitri Nicolef leur candidat et l’opposaient à M. Frank Johausen.

La famille du riche banquier, ses amis, ses clients, loin d’abandonner la lutte, combattaient par tous les moyens en leur pouvoir. Ils avaient pour eux, il est à peine nécessaire de le dire, la puissance de l’argent, et ils ne le ménageaient pas aux journaux de leur parti. Les autorités, les magistrats s’entendaient accuser de faiblesse, voire même de partialité. On exigeait la mise en arrestation de Dimitri Nicolef, et ceux qui parlaient avec plus de modération demandaient au moins l’arrestation de l’aubergiste et du professeur. Il importait que cette affaire eût son dénouement, quel qu’il fût, avant que les partis se rencontrassent sur le terrain électoral, et le scrutin, appelé à se prononcer pour la première fois dans des conditions nouvelles, devait fonctionner avant peu.

Et, au milieu de ce conflit dont il ne se souciait guère, que devenait Kroff ?…

Kroff ne quittait point le kabak où les agents exerçaient une surveillance sévère. Il continuait son métier. Chaque soir, ses clients, paysans ou bûcherons, se réunissaient comme d’habitude dans la grande salle. Mais on voyait que cette situation ne laissait pas de l’inquiéter. Du moment qu’on laissait le professeur en liberté, il craignait d’être mis en état d’arrestation. Plus insociable que jamais, baissant les yeux devant les regards trop directement fixés sur lui, il accusait sans cesse Nicolef avec un excès, une ténacité, une colère, qui lui faisaient monter le sang au visage à faire craindre qu’il ne fût frappé de congestion.

D’ordinaire, il y a grande joie dans une maison où se font des préparatifs de mariage. Toute la famille est en fête. On laisse entrer à pleines fenêtres l’air et la gaîté. Le bonheur jaillit de toutes parts.

Il n’en était pas ainsi dans la demeure de Dimitri Nicolef. Peut-être ne pensait-il plus à cette affaire, qui avait si profondément troublé sa vie, mais ne devait-il pas tout craindre de la part d’impitoyables créanciers, les plus acharnés de ses ennemis ?…

Sept jours s’étaient écoulés depuis le dernier interrogatoire dans le cabinet de M. Kerstorf.

On était au 13 mai.

Le lendemain, l’engagement souscrit par Nicolef venait à échéance. Si, dans la matinée, il ne se présentait pas à la caisse de MM. Johausen frères avec les dix-huit mille roubles dus, il serait assigné en payement. Or, cette somme, il ne l’avait pas. Après avoir déjà payé une partie des dettes paternelles, soit sept mille roubles, il avait espéré pouvoir se libérer du reste, et voici qu’il n’allait pouvoir faire face à l’échéance.

C’était là que l’attendaient MM. Johausen, et un dilemme terrible s’élevait contre leur débiteur.

Ou Dimitri Nicolef n’était pas en mesure de s’acquitter, ou il l’était.

Dans le premier cas, si l’affaire de la Croix-Rompue se dénouait à son avantage, si l’enquête que M. Kerstorf poursuivait découvrait des charges nouvelles contre l’aubergiste, si enfin la culpabilité de Kroff ne pouvait plus être mise en doute, s’il était arrêté, jugé, si enfin l’innocence du professeur éclatait dans toute sa plénitude par la condamnation du vrai coupable, MM. Johausen le tenaient encore avec cette créance qu’il ne pouvait rembourser. En l’exécutant sans pitié, ils lui feraient payer le sang du jeune Karl et tout ce qu’ils avaient souffert dans leur intérêt et leur amour-propre, à ce rival qui levait contre l’élément germanique le drapeau du panslavisme.

Dans le second cas, si Dimitri Nicolef avait les fonds nécessaires au remboursement, c’est qu’ils provenaient du vol fait au kabak. MM. Johausen le savaient, c’étaient à grand-peine, en sacrifiant ses dernières ressources, que le professeur avait pu s’acquitter de sept mille roubles sur vingt-cinq mille. Où aurait-il trouvé les dix-huit mille roubles restants, s’il ne se les était pas procurés par un acte criminel ?… Et alors, en apportant cette somme le jour de l’échéance, ces billets d’État dont il ignorait que la maison de banque eût les numéros, Nicolef se dénoncerait lui-même, et, cette fois, ni la protection des autorités, ni l’intervention de ses amis ne pourraient s’interposer : il serait perdu, perdu irrémédiablement.

La matinée du lendemain s’écoula sans que Dimitri Nicolef se fût présenté à la caisse de MM. Johausen frères.

Dans l’après-midi, vers quatre heures, une assignation lancée par les banquiers mit en demeure Dimitri Nicolef d’avoir à payer la somme de dix-huit mille roubles échue le jour même.

Le malheur voulut que ce fût Wladimir Yanof qui reçut cette assignation de la main de l’huissier. Oui !… le malheur, comme on va le voir.

Wladimir prit connaissance de cette assignation. Elle disait que Nicolef, engagé pour les dettes paternelles, était encore redevable vis-à-vis de MM. Johausen frères d’une somme considérable ; Wladimir comprit tout, ayant su autrefois que le professeur avait éprouvé de grands embarras pécuniaires à la mort de son père ; il comprit que Nicolef avait répondu des dettes de celui-ci ; il comprit que, s’il n’avait jamais voulu en parler à sa famille, à ses enfants, c’était pour ne pas ajouter ce souci à tant d’autres, c’était qu’il espérait s’acquitter du restant de la dette à force d’économies et de travail.

Oui ! Wladimir comprit tout cela, et il comprit aussi quel était son devoir.

Son devoir, c’était de sauver Dimitri Nicolef, puisqu’il le pouvait. Ne possédait-il pas une somme plus que suffisante, — les vingt mille roubles provenant du dépôt laissé par Jean Yanof entre les mains du professeur, et dont celui-ci lui avait fait remise intégrale à Pernau ?…

Eh bien, il prendrait sur cette somme ce qui serait nécessaire au payement intégral de la dette, il rembourserait MM. Johausen frères, il sauverait Dimitri Nicolef de cette dernière catastrophe.

Il était alors cinq heures du soir, et la maison de banque fermait à six.

Wladimir Yanof n’avait pas un instant à perdre. Résolu à ne rien dire de ce qu’il allait faire, il regagna sa chambre, prit dans son bureau un nombre de billets suffisant pour verser la somme due, sortit sans avoir été vu de personne, et se dirigea vers la porte de la maison.

En ce moment cette porte s’ouvrit. Jean et Ilka rentraient ensemble.

« Vous partez, Wladimir ? dit la jeune fille en lui tendant la main.

— Oui, chère Ilka, répondit Wladimir, une course qui ne me retiendra pas longtemps… Je serai de retour avant l’heure du dîner… »

Peut-être eut-il alors la pensée de mettre le frère et la sœur au courant de ce qu’il allait faire… Il se retint. Si aucun incident ne l’obligeait à parler, il ne voulait pas que cela fût connu avant son mariage. Après, lorsque la jeune fille serait sa femme, il lui dirait tout, et il savait bien qu’elle l’approuverait d’avoir sauvé son père, même en compromettant leur avenir.

« Allez, Wladimir, dit-elle, et revenez promptement… Je suis moins inquiète lorsque je vous sais là… Je crains toujours que mon père…

— Il est plus triste, plus accablé que jamais, observa Jean, dont les yeux brillaient de colère. Ces misérables finiront par le tuer !… Il est malade… plus malade qu’on ne pense…

— Tu exagères, Jean, reprit Wladimir, et ton père a une endurance morale dont ses ennemis ne triompheront pas !

— Puissiez-vous dire vrai, Wladimir ! » répondit la jeune fille.

Wladimir lui serra la main, et ajouta ;

« Ayez confiance !… Dans quelques jours, toutes ses épreuves seront finies ! »

Il s’élança dans la rue, et, vingt minutes plus tard, il arrivait à la maison de banque de MM. Johausen frères.

La caisse étant ouverte, Wladimir se présenta au guichet du caissier.

Ce caissier, auquel il s’adressa, lui fit observer que cette affaire regardait les chefs de la maison, détenteurs de


« Ce sont là des billets volés ! »

l’engagement de Nicolef, et il l’invita à les voir dans leur cabinet.

MM. Johausen étaient là, et, lorsque la carte de Wladimir Yanof leur eut été remise :

« Wladimir Yanof !… s’écria l’un des frères. Il vient de la part de Nicolef… Il va nous demander du temps ou un renouvellement de l’obligation…

— Ni un jour ni une heure ! répondit Frank Johausen d’une voix que l’on sentait impitoyable. Dès demain nous le ferons exécuter. »

Wladimir Yanof, prévenu par un des garçons de bureau que MM. Johausen étaient prêts à la recevoir, entra aussitôt. La conversation s’engagea en ces termes :

« Messieurs, dit Wladimir, je suis venu à propos d’une créance que vous avez sur Dimitri Nicolef, créance échue ce jour, et pour laquelle vous lui avez adressé une assignation…

— En effet, Monsieur, répondit Frank Johausen.

— Cette créance, reprit Wladimir, est de dix-huit mille roubles en principal et intérêts…

— En effet… dix-huit mille.

— Et elle constitue le solde des engagements que M. Dimitri Nicolef a pris envers vous à la mort de son père…

— Exactement, répondit Frank Johausen, mais nous ne pouvons admettre aucun délai…

— Qui vous le demande, Messieurs ?… répliqua d’un ton hautain Wladimir.

— Ah ! fit l’aîné des deux frères. Comme nous devions être remboursés avant midi…

— Vous le serez avant six heures, voilà tout, et je ne pense pas que votre maison ait été sur le point de suspendre ses paiements à cause de ce retard.

— Monsieur !… s’écria Frank Johausen, dont ces paroles ironiques et froides excitaient la colère. Apportez-vous donc cette somme de dix-huit mille roubles ?…

— La voici ! répondit Wladimir, qui tendit la liasse de billets de banque. Où sont les titres de créance ? »

MM. Johausen, non moins surpris qu’irrités, ne répondirent pas. L’un d’eux alla vers le coffre-fort placé dans un angle du cabinet, il ouvrit un portefeuille à fermoir, des plis duquel il retira l’obligation et la posa sur la table.

Wladimir la prit, l’examina attentivement, constata que c’était bien l’engagement signé par Dimitri Nicolef au profit de MM. Johausen frères, et, remettant la liasse de billets :

« Veuillez compter », dit-il.

Frank Johausen était devenu pâle, tandis que Wladimir le couvrait d’un regard méprisant. Sa main tremblait en froissant les billets de banque.

Soudain ses yeux s’animent. Une joie féroce brille sur son visage, et c’est d’une voix imprégnée de haine qu’il s’écrie :

« Ce sont là, Monsieur Yanof, des billets qui ont été volés…

— Volés ?…

— Oui… volés dans le portefeuille du malheureux Poch !

— Non !… Ces billets sont ceux que Dimitri Nicolef m’a apportés à Pernau, un dépôt que lui avait confié autrefois mon père…

— Tout s’explique ! affirma M. Frank Johausen. Ce dépôt… il n’était plus en mesure de vous le rendre, et alors, profitant d’une occasion… »

Wladimir recula d’un pas.

« Notre maison en avait conservé les numéros, et en voici la liste, ajoute Frank Johausen, en retirant du tiroir de la table une feuille de papier couverte de chiffres.

— Monsieur… monsieur, balbutiait Wladimir atterré, les paroles ne pouvant plus s’échapper de sa bouche.

— Oui, reprit Frank Johausen, et, puisque c’est de la part de M. Nicolef que vous apportez ces billets, c’est que Dimitri Nicolef les a volés à notre garçon de banque après l’avoir assassiné dans le kabak de la Croix-Rompue ! »

Wladimir Yanof ne trouva rien à répondre… Il sentait sa tête s’égarer, sa raison l’abandonner… Et pourtant, à travers le trouble de ses pensées, il comprit que Dimitri Nicolef était définitivement perdu… On dirait qu’il avait dissipé le dépôt confié à ses soins, que, s’il avait quitté Riga au reçu de la lettre de Wladimir Yanof, c’était pour aller l’implorer et non lui rendre un argent qu’il n’avait plus ; que le hasard lui avait fait rencontrer Poch dans la malle-poste… Poch porteur d’un portefeuille de la maison de banque ; qu’il l’avait tué et volé, et que c’étaient les billets mêmes de MM. Johausen qu’il avait remis au fils de son ami Yanof, dépouillé par un indigne abus de confiance !…

« Dimitri !… répétait Wladimir, Dimitri… aurait…

À moins que ce ne soit vous… répondit Frank Johausen.

— Misérable ! »

Mais Wladimir avait autre chose à faire qu’à venger cette insulte personnelle. Que l’on en vînt à prétendre qu’il fût l’auteur du crime, ce n’était pas pour le préoccuper. Il ne songeait qu’à Nicolef.

« Enfin, dit M. Frank Johausen, après avoir mis dans sa poche la liasse des billets volés, nous le tenons ce coquin !… Ce ne sont plus des présomptions, ce sont des certitudes, des preuves matérielles !… M. Kerstorf m’a donné un bon avis en me conseillant de garder le secret sur le numérotage des billets !… Tôt ou tard, l’assassin devait se faire prendre, et il est pris !… Je vais chez M. Kerstorf, et, avant une heure, un mandat d’arrestation aura été lancé contre Nicolef ! »

Cependant Wladimir Yanof s’était jeté dans la rue. Il marchait à pas précipités, à pas de fou, vers la maison du professeur. Il s’efforçait de chasser de son esprit les tumultueuses pensées qui l’emplissaient. Il ne voulait rien croire tant que Nicolef ne se serait pas expliqué, et c’est cette explication qu’il allait chercher. Car, enfin, ces billets, c’étaient bien ceux que Dimitri Nicolef lui avait apportés à Pernau, et il ne s’était pas encore dessaisi d’un seul !…

Wladimir Yanof, arrivé devant la maison, ouvrit la porte.

Personne au rez-de-chaussée, ni Jean ni Ilka, — heureusement. La seule vue de Yanof leur aurait appris qu’un nouveau


Nicolef était assis à sa table de travail.

malheur venait de s’abattre sur la famille, et, cette fois, sans rémission…

Wladimir monta l’escalier qui conduisait au cabinet du professeur.

Dimitri Nicolef était assis à sa table de travail, la tête dans les mains. Il se releva à l’entrée de Wladimir qui restait debout sur le seuil.

« Qu’as-tu ?… demanda Nicolef, en dirigeant sur lui ses regards fatigués.

— Dimitri ! s’écria Wladimir, parlez-moi… dites-moi tout… Je ne sais… justifiez-vous… Non ! ce n’est pas possible !… Expliquez-vous… ma raison s’égare…

— Qu’y a-t-il donc ?… répondit Nicolef. Encore quelque malheur qui vient s’ajouter à tant d’autres ? »

Et il prononça ces désespérantes paroles en homme qui s’attend à tout, et que nul coup du sort ne peut plus surprendre.

« Wladimir… reprit-il, c’est moi maintenant qui t’ordonne de parler… Me justifier, et de quoi ?… Tu en es donc venu à croire que je suis… »

Wladimir ne le laissa pas achever, et, se maîtrisant par un effort surhumain :

« Dimitri, dit-il, il y a une heure… une assignation est arrivée ici…

— Au nom des frères Johausen !… répondit Nicolef. Alors, tu sais maintenant quelle est ma situation vis-à-vis d’eux… Je ne puis les rembourser… et c’est une dette qui retombera sur la tête des miens ! Wladimir, tu vois, il est impossible, à présent, que tu puisses devenir mon fils… »

Wladimir Yanof ne répondit pas à cette dernière phrase, empreinte d’une profonde amertume.

« Dimitri… reprit-il, j’ai eu la pensée qu’il m’appartenait de mettre fin à cette triste situation…

— Toi ?…

— J’avais à ma disposition la somme que vous m’aviez remise à Pernau…

— Cet argent t’appartient, Wladimir !… Il te vient de ton père… C’est un dépôt que je t’ai rendu…

— Oui… je sais… je sais… et, puisqu’il m’appartenait, j’avais le droit d’en disposer… J’ai pris les billets… ceux-là mêmes que vous m’aviez apportés… et je suis allé à la maison de banque…

— Tu as fait cela… tu as fait cela !… s’écria Nicolef, qui ouvrit les bras au jeune homme… Pourquoi l’as-tu fait ?… C’est ta seule fortune !… Ton père ne te l’a pas laissée pour qu’elle serve à payer les dettes du mien !…

— Dimitri… répondit Wladimir en baissant la voix, ces billets que j’ai remis à MM. Johausen… ce sont les billets mêmes qui ont été volés dans le portefeuille de Poch, à l’auberge de la Croix-Rompue et dont la banque avait les numéros…

— Les billets… les billets !…

Et, en répétant ces mots, Nicolef, qui venait de se lever, poussa un cri terrible, qui fut entendu de toute la maison.

Presque aussitôt la porte du cabinet s’ouvrit.

Ilka et Jean parurent.

En voyant dans quel état se montrait l’infortuné, tous deux se précipitèrent vers lui, tandis que Wladimir, à l’écart, cachait sa tête entre ses mains.

Ni le frère, ni la sœur ne songeaient à demander une explication. Avant tout, secourir leur père qui suffoquait. Ils le forcèrent à se rasseoir, et, d’ailleurs, il ne pouvait plus se tenir debout. Et, de sa bouche, s’échappaient ces mots :

« Billets volés… billet volés !…

— Mon père… s’écria la jeune fille, qu’y a-t-il ?…

— Wladimir, demanda Jean, qu’est-il arrivé ?… Est-ce que la folie… »

Nicolef se releva et, allant à Wladimir, il lui saisit les mains, il les écarta de sa figure. Puis d’une voix étranglée, après l’avoir forcé à le regarder en face :

« Ces billets que tu avais reçus de moi… ces billets que tu as portés à la banque Johausen… ces billets sont ceux qui ont été volés dans le portefeuille de Poch, de Poch assassiné ?

— Oui ! dit Wladimir.

— Je suis perdu… perdu !… » s’écria Nicolef.

Et, repoussant ses enfants, avant qu’ils eussent pu l’en empêcher, se précipitant hors du cabinet, il remonta dans sa chambre. Mais il ne s’y enferma pas comme d’habitude. Un quart d’heure après, il descendait l’escalier, il ouvrait la porte de la rue, et s’enfuyait à travers le faubourg au milieu de l’obscurité.

Jean et Ilka n’avaient rien compris à cette terrible scène. Ces mots : billets volés !… billets volés !… ne pouvaient pas leur apprendre que, maintenant, leur père allait être écrasé par l’évidence !…

Ils se retournèrent vers Wladimir, et celui-ci, les yeux baissés, la voix déchirée, raconta ce qu’il venait de faire, comment, en voulant sauver Nicolef, l’arracher aux mains des Johausen, il l’avait perdu !… Qui pourrait soutenir son innocence, alors que les billets dérobés au malheureux Poch avait été trouvés sinon en sa possession, du moins entre les mains de Wladimir Yanof ?… Celui-ci n’avait-il pas avoué devant les banquiers que ces billets provenaient du dépôt que lui avait restitué Nicolef ?…

Jean et Ilka, atterrés par cette révélation, pleuraient.

En ce moment, la servante les avertit que des agents demandaient M. Dimitri Nicolef. Envoyés par le juge d’instruction sur la dénonciation de MM. Johausen, ils venaient procéder à l’arrestation de l’assassin de la Croix-Rompue.

La nouvelle de cette arrestation ne s’était pas répandue à travers la ville. On ignorait que l’affaire fût entrée dans cette phase, — la dernière sans doute, et dont le dénouement était prochain.

Tandis que les agents visitaient la maison pour s’assurer que Nicolef n’y était pas, Wladimir, Jean et Ilka, sans s’être concertés, mus par un même sentiment, s’élancèrent dans la rue.

Ils voulaient rejoindre leur père… ils ne l’abandonneraient pas… Et, malgré tant de témoignages accablants, malgré tant de preuves accumulées, ils se refusaient à le croire coupable. Ces pauvres cœurs, si unis, se révoltaient à cette pensée, et pourtant les derniers mots prononcés par Nicolef : « Je suis perdu !… je suis perdu !… » n’était-ce pas comme un aveu qui était sorti de sa bouche ?…

La nuit était déjà venue. On avait vu Nicolef remonter le faubourg. Wladimir, Jean et Ilka, courant dans cette direction, atteignirent l’ancienne enceinte de la ville. La campagne tout obscure s’étendait devant eux. Ils prirent la route de Pernau, s’abandonnant pour ainsi dire à l’instinct qui les poussait de ce côté.

À deux cents pas de là, tous trois s’arrêtèrent devant un corps étendu sur l’accotement de la route.

C’était Dimitri Nicolef.

Près de lui gisait un couteau sanglant…

Ilka et Jean se jetèrent sur le corps de leur père, tandis que Wladimir allait chercher du secours à la maison la plus rapprochée.

Des paysans vinrent avec une civière, et Nicolef fut rapporté à sa maison, où le docteur Hamine, immédiatement appelé, ne put que constater à quelle cause était due la mort.

Dimitri Nicolef s’était frappé et comme avait été frappé Poch, — un coup au cœur, et le couteau avait laissé autour de la blessure une empreinte semblable à celle que portait le cadavre du garçon de banque.

Le misérable, se sentant perdu, s’était suicidé pour échapper au châtiment de son crime !