Un drame en Livonie/2

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Collection Hetzel (p. 17-32).

II

slave pour slave.


Le fugitif était momentanément en sûreté. Des loups ne peuvent grimper comme l’eussent fait des ours, qui sont non moins nombreux que redoutables dans les forêts livoniennes. Mais il ne fallait pas être contraint de descendre avant que les derniers fauves n’eussent disparu, ce qui arriverait certainement au lever du soleil.

Et, d’abord, pourquoi cette échelle se trouvait-elle disposée en cet endroit, et où s’appuyait son extrémité supérieure ?…

C’était, on l’a dit, au moyeu d’une roue, sur lequel s’implantaient trois autres échelles de même sorte – en réalité, les quatre ailes d’un moulin élevé sur un petit tertre, non loin de l’endroit où l’Embach s’alimente des eaux du lac. Par une heureuse chance, ce moulin ne fonctionnait pas au moment où le fugitif avait pu s’accrocher à l’une de ses ailes.

Restait la possibilité que l’appareil se mît en mouvement dès la pointe du jour, si la brise s’accentuait. Dans ce cas, il eût été difficile de se maintenir sur le moyeu en état de giration. Et, d’ailleurs, le meunier, alors qu’il serait venu décarguer ses toiles et manœuvrer le levier extérieur, eût aperçu cet homme achevalé au croisement des ailes. Mais le fugitif pouvait-il se risquer à descendre ?… Les loups se tenaient toujours là, au pied du tertre, poussant des rugissements qui ne tarderaient pas à donner l’éveil à quelques maisons voisines !…

D’où un seul parti à prendre : s’introduire à l’intérieur du moulin, s’y réfugier pour toute la journée, si le meunier n’y demeurait pas, – supposition assez plausible, – et attendre le soir avant de se remettre en route.

Donc l’homme, se glissant jusqu’au toit, gagna la lucarne à travers laquelle s’engageait le levier de mise en train, dont la tige pendait jusqu’au sol.

Le moulin, ainsi qu’il est habituel dans le pays, se coiffait d’une sorte de carène renversée, ou plutôt d’une sorte de casquette sans visière. Cette toiture roulait sur une série de galets intérieurs, qui permettaient d’orienter l’appareil selon la direction du vent. Il suit de là que la bâtisse principale, en bois, était fixée au sol au lieu de porter sur un pivot central comme la plupart des moulins de la Hollande, et l’on y accédait par deux portes ouvertes à l’opposé l’une de l’autre.

Ayant atteint la lucarne, le fugitif put s’introduire par cette étroite ouverture sans trop de peine ni trop de bruit. À l’intérieur s’évidait une espèce de galetas, traversé horizontalement par l’arbre de couche, lequel se raccordait au moyen d’un engrenage à la tige verticale de la meule, installée dans l’étage inférieur du moulin.

Le silence était aussi profond que l’obscurité. Qu’il n’y eût personne à cette heure au rez-de-chaussée, cela paraissait certain. Un raide escalier, contournant la paroi de madriers, établissait communication avec ce rez-de-chaussée qui avait le sol du tertre pour base. Mais, par prudence, mieux valait ne point se hasarder hors du galetas. Manger d’abord, dormir ensuite, c’étaient là deux besoins impérieux auxquels le fugitif n’aurait pu se soustraire plus longtemps.

Il épuisa donc sa réserve de provisions, ce qui le mettait dans la nécessité de les renouveler pendant sa prochaine étape. Où et comment ?… Il aviserait.

Vers sept heures et demie, la brume s’étant levée, il devenait facile de reconnaître les abords du moulin. Que voyait-on en se penchant hors de la lucarne : à droite, une plaine tout enflaquée par la fonte des neiges, sillonnée d’une interminable route, qui se dessinait vers l’ouest, avec ses troncs d’arbres juxtaposés, car elle traversait un marécage, au-dessus duquel voletaient des bandes d’oiseaux aquatiques. Vers la gauche s’étendait le lac, glacé à sa surface, sauf au point où s’amorçait la rivière d’Embach.

Çà et là se dressaient quelques pins et sapins au feuillage sombre, qui contrastaient avec les érables et les aulnes réduits à l’état de squelettes.

Le fugitif observa d’abord que les loups, dont il n’entendait plus les hurlements depuis une heure, avaient quitté la place.

« Bien, se dit-il, mais les douaniers et les agents de la police sont plus à redouter que ces fauves !… Aux approches du littoral, il sera plus difficile de les dépister… Je tombe de sommeil… Pourtant, avant de m’endormir, il me faut reconnaître comment fuir en cas d’alerte. »

La pluie avait cessé. La température s’était relevée de quelques degrés, le vent ayant halé l’ouest. Or, cette brise, qui soufflait assez vivement, ne déciderait-elle pas le meunier à remettre son moulin au travail ?…

De cette même lucarne, on pouvait aussi apercevoir, à une demi-verste, diverses maisonnettes isolées, aux chaumes blancs par places, et d’où s’échappaient de minces fumées matinales.

Là, sans doute, demeurait le propriétaire du moulin, et il y aurait lieu de surveiller ce hameau.

Le fugitif se hasarda alors sur les échelons du petit escalier intérieur, et descendit jusqu’au bâti qui supportait la meule. Des sacs de blé étaient rangés au-dessous. Donc, le moulin n’était pas abandonné, et il fonctionnait lorsque la brise était suffisante pour actionner ses ailes. Par suite, d’un instant à l’autre, le meunier ne viendrait-il pas les orienter ?…

En ces conditions, il eût été imprudent de demeurer à l’étage inférieur, et mieux valait regagner le galetas pour y prendre quelques heures de sommeil. En effet, on aurait risqué d’être surpris. Les deux portes qui donnaient accès dans le moulin étaient fermées au moyen d’un simple loquet, et n’importe qui, en quête d’un refuge, si la pluie recommençait, pouvait chercher abri dans ce moulin. D’ailleurs, le vent fraîchissait, et le meunier ne tarderait pas à venir.

L’homme se hissa par l’escalier de bois, en jetant un dernier regard par les meurtrières de la paroi, atteignit le galetas, et, la fatigue l’emportant, il tomba dans un profond sommeil.

Quelle heure était-il lorsqu’il se réveilla ?… Quatre heures environ. Il faisait grand jour. Cependant le moulin était toujours au repos.

Une heureuse chance voulut qu’en se redressant, bien qu’à demi engourdi par le froid, le fugitif fût ménager de ses mouvements en s’étirant les membres, ce qui le sauva d’un grand danger.

En effet, son oreille perçut tout d’abord quelques paroles échangées à l’étage inférieur, plusieurs personnes causant non sans une certaine animation. Ces personnes étaient entrées une demi-heure avant qu’il ne se réveillât, et il eût été découvert si elles étaient montées au galetas.

L’homme se garda de remuer.

Étendu sur le plancher, il prêta l’oreille à ce qui se disait au-dessous de lui.

Dès les premiers mots, la qualité des individus qui se trouvaient là lui fut révélée. Il comprit aussitôt à quel péril il aurait échappé, s’il y échappait, c’est-à-dire s’il parvenait à quitter le moulin, soit avant, soit après le départ des gens qui s’entretenaient avec le meunier.

C’étaient trois agents de la police, un brigadier et deux de ses acolytes.

À cette époque, la russification de l’administration des provinces Baltiques commençait seulement à écarter les éléments germaniques au profit des éléments slaves. Nombre de policiers étaient encore allemands d’origine. Parmi eux se distinguait le brigadier Eck, très enclin dans ses fonctions à moins de sévérité envers ses concitoyens de même race qu’envers les Russes de la Livonie. Très zélé, d’ailleurs, très perspicace, très bien noté de ses chefs, il mettait un véritable acharnement à la poursuite des affaires criminelles confiées à ses soins, s’enorgueillissant d’un succès, ne pouvant accepter une défaite. Alors engagé dans une importante recherche, il y déployait d’autant plus d’énergie et de dextérité qu’il s’agissait de reprendre un évadé de Sibérie, livonien moscovite d’origine…

Pendant le sommeil du fugitif, le meunier était venu au moulin, avec la pensée de consacrer toute cette journée au travail. Vers neuf heures, la brise lui avait paru favorable, et, si les ailes eussent été mises en mouvement, le dormeur se fût réveillé au premier bruit. Mais, sous l’influence d’une pluie fine, le vent ne fraîchit pas.

Or, le meunier se tenait sur le pas de sa porte, lorsque Eck et ses agents l’aperçurent et entrèrent dans le moulin afin de lui demander quelques renseignements.

En cet instant, Eck disait :

« Tu n’as pas connaissance qu’un homme de trente à trente-cinq ans environ se soit montré hier à la pointe du lac ?…

— Aucunement, répondit le meunier. Il ne vient pas deux personnes par jour à cette époque dans notre hameau… S’agit-il d’un étranger ?…

— Un étranger ?… non, un Russe, et un Russe des provinces Baltiques.

— Ah ! un Russe ?… répéta le meunier.

— Oui… un coquin, dont la capture me fera honneur ! »

En effet, pour un policier, un fugitif est toujours un coquin, qu’il ait été condamné pour crime politique ou pour crime de droit commun.

« Et vous êtes à sa poursuite ?… demanda le meunier.

— Depuis vingt-quatre heures qu’il a été signalé à la frontière des provinces.

— Sait-on où il va ?… reprit le meunier, pas mal curieux de sa nature.

— Tu peux t’en douter, répondit Eck. Il va là où il pourra s’embarquer dès que la mer sera libre, — sans doute à Revel, de préférence à Riga. »

Le brigadier raisonnait juste en indiquant cette ville, l’ancien Kolyvan des Russes, un point où se concentrent les communications maritimes du nord de l’Empire. Cette cité était en relation directe avec Pétersbourg par le railway du littoral de la Courlande. Un fugitif avait donc intérêt à gagner Revel, qui est en même temps une station balnéaire, ou, sinon Revel, du moins Balliski, son annexe, située à la pointe du golfe, puisque, par sa position, elle est délivrée la première de l’encombrement des glaces.

Il est vrai, Revel, l’une des plus vieilles cités hanséatiques, peuplée d’un tiers d’Allemands et de deux tiers d’Esthes, les vrais originaires de l’Esthonie, se trouvait à cent quarante verstes du moulin, et ce trajet exigeait quatre longues étapes.

« Pourquoi Revel ?… Ce coquin ferait mieux de se diriger sur Pernau ! » observa le meunier.

En effet, dans cette direction, il n’y aurait eu qu’une centaine de verstes à franchir. Quant à Riga, trop éloignée, du double de Pernau, ce n’était pas sur cette route qu’il eût convenu de continuer les recherches.

Il va sans dire que le fugitif, immobile au fond du galetas, retenant sa respiration, l’oreille tendue, écoutait ces propos, dont il saurait faire son profit.

« Oui, répondit le brigadier, il y a bien Pernau, et les escouades de Fallen ont été prévenues de surveiller le pays ; mais tout porte à croire que notre évadé marche sur Revel, où un embarquement sera plus prompt. »

C’était l’avis du major Verder, qui dirigeait alors la police de la province de Livonie sous les ordres du colonel Raguenof. Aussi Eck avait-il été renseigné dans ce sens.

Si le colonel Raguenof, slave de naissance, ne partageait pas les antipathies et les sympathies du major Verder, d’origine germanique, celui-ci s’entendait parfaitement, sous ce rapport, avec son subordonné, le brigadier Eck.

Il est vrai, pour les départager, les modérer, les contenir, il y avait au-dessus d’eux le général Gorko, gouverneur des provinces Baltiques.

Ce haut personnage s’inspirait d’ailleurs des idées du gouvernement, qui tendait, ainsi qu’il a été mentionné, à russifier graduellement l’administration des provinces.

La conversation se prolongea quelques minutes encore. Le brigadier dépeignit le fugitif, tel que le portait son signalement, envoyé aux diverses escouades de la région : taille supérieure à la moyenne, constitution robuste, trente-cinq ans d’âge, toute sa barbe blonde et largement fournie, épais cafetan brunâtre, au moment du moins où il avait passé la frontière.

« Pour la seconde fois, répondit le meunier, j’affirme que cet homme-là, — un Russe, avez-vous dit ?…

— Oui… un Russe !

— Eh bien, j’affirme qu’il ne s’est point montré dans notre hameau, et dans aucune maison vous ne trouveriez d’indices à son sujet…

— Tu sais, dit le brigadier, que quiconque lui donnerait asile risquerait d’être mis en arrestation et traité comme un de ses complices ?…

— Que le Père nous protège, je le sais et ne m’y risquerai pas !

— Tu as raison, et il est prudent, ajouta Eck, de ne point avoir affaire au major Verder.

— On s’en gardera bien, brigadier. »

Là-dessus, Eck se prépara à sortir en répétant que ses hommes et lui continueraient à battre le pays entre Pernau et Revel, les escouades de police ayant reçu ordre de se tenir en communication.

« En attendant, dit le meunier, voici le vent qui repique au sud-ouest. Il va fraîchir. Vos hommes voudraient-ils me donner un coup de main pour orienter mes ailes ?… Ça m’éviterait de revenir au hameau, et je resterai ici toute la nuit. »

Eck se prêta volontiers à la manœuvre. Ses agents sortirent par la porte opposée, et, saisissant le grand levier de la toiture, ils la firent tourner sur les galets, de manière à placer l’appareil moteur dans le lit du vent. Les toiles développées, le moulin fit entendre son tic tac régulier après le déclenchement de l’engrenage.

Le brigadier et ses agents partirent alors en direction du nord-ouest.

Le fugitif n’avait rien perdu de cette conversation. Ce qu’il devait en retenir, c’est que de plus graves dangers le menaçaient au terme de son aventureux voyage. Il était signalé… La police battait la campagne… Les escouades devaient agir de concert pour s’emparer de sa personne… Convenait-il qu’il essayât de gagner Revel ?… Non, pensa-t-il. Mieux valait se diriger sur Pernau, où il arriverait plus vite… La débâcle, attendu le


« PETIT PÈRE, VOICI L’INSTANT DE PARTIR. »

relèvement de la température, ne devait plus tarder, ni dans la mer Baltique, ni dans le golfe de Finlande.

Cette résolution prise, il fallait quitter le moulin dès que l’obscurité rendrait la fuite possible.

Et, tout d’abord, comment le faire sans donner l’éveil au meunier ? Sa machine fonctionnant, sous la brise établie d’une façon durable, il était installé là pour la nuit. Inutile de songer à gagner l’étage inférieur, à s’échapper par l’une ou l’autre porte…

Serait-il possible de se glisser à travers la lucarne, de ramper jusqu’au grand levier qui servait à manœuvrer la toiture, et de descendre ainsi jusqu’à terre ?…

C’était à tenter pour un homme adroit et vigoureux, bien que l’arbre des ailes fût en mouvement et qu’il y eût danger d’être saisi par les dents de l’engrenage. On risquait d’être écrasé, mais, ce risque, il était à courir.

Il s’en fallait d’une heure que l’obscurité fût suffisante. Et si, auparavant, le meunier montait au galetas, si quelque circonstance l’y appelait, le fugitif pouvait-il espérer de ne point être aperçu ?… Non, s’il faisait jour encore, et non, s’il faisait déjà nuit, car le meunier se serait muni d’un fanal.

Eh bien, si le meunier montait au galetas et découvrait l’homme qui s’y était caché, cet homme se jetterait sur lui, le maîtriserait, le bâillonnerait. Si le meunier résistait, s’il essayait de se défendre, si ses cris pouvaient mettre le hameau en éveil, ce serait malheur à lui… Le couteau du fugitif lui ferait rentrer ses cris dans la gorge. Celui-ci ne serait pas venu de si loin, à travers tant de dangers, pour reculer devant n’importe quel moyen de recouvrer sa liberté.

Toutefois il conservait l’espoir de ne point être réduit à cette extrémité de verser le sang pour se remettre en route… Pourquoi le meunier entrerait-il dans ce galetas ?… N’avait-il pas à surveiller ses meules, tournant à toute vitesse sous l’action des grandes ailes ?…

Une heure s’écoula au milieu des tic tac de l’arbre, des grincements de l’engrenage, des sifflements de la brise ; des gémissements du grain écrasé. L’ombre commençait à noyer le crépuscule, toujours long sous ces hautes latitudes. À l’intérieur du galetas, l’obscurité était complète. Le moment approchait de prendre ses dispositions. L’étape de cette nuit serait fatigante ; elle ne comprendrait pas moins d’une quarantaine de verstes, et il importait de ne pas différer le départ, du moment qu’il serait possible.

Le fugitif s’assura que le couteau qu’il portait à la ceinture jouait facilement dans sa gaine. Il introduisit six cartouches dans le barillet de son revolver en remplacement de celles qu’il avait brûlées contre les loups.

Restait la difficulté, assez grande d’ailleurs, de passer à travers la lucarne, sans être accroché par l’arbre tournant, dont l’extrémité s’appuyait au bâti du mécanisme, à l’orifice même de cette lucarne. Cela fait, en se retenant aux saillies de la toiture, on pouvait rejoindre le grand levier sans trop de peine.

Le fugitif se glissait vers la lucarne, lorsqu’un bruit, assez perceptible au milieu du train de la meule et des engrenages, se fit entendre.

C’était le bruit d’un pas pesant sous lequel criaient les marches de l’escalier. Le meunier montait vers le galetas, un fanal à la main.

Il apparut, en effet, au moment où le fugitif, ramassé sur lui-même, revolver au poing, s’apprêtait à s’élancer sur lui.

Mais, dès que le meunier eut dépassé à mi-corps le niveau du plancher, il dit :

« Petit père, voici l’instant de partir… Ne tarde pas… Descends… la porte est ouverte. »

Stupéfait, le fugitif ne sut que répondre. Le brave meunier savait donc qu’il était là ?… Il l’avait donc vu se réfugier dans le moulin ?… Oui, pendant son sommeil, il était monté au galetas, il l’avait vu et il s’était gardé de le réveiller. N’était-ce pas un Russe comme lui ?… Cela se reconnaît entre Slaves à l’expression du visage… Il avait compris que la police livonienne traquait cet homme… Pourquoi ?… Il ne voulait pas même le lui demander, pas plus qu’il n’aurait voulu le livrer au brigadier Eck et à ses agents.

« Descends », reprit-il d’une voix douce.

Le cœur battant sous le flux de l’émotion, le fugitif gagna l’étage inférieur, dont l’une des portes était ouverte.

« Voici quelques provisions, dit le meunier, en bourrant de pain et de viande la musette du fugitif… J’ai vu qu’elle était vide, ainsi que ta gourde… Remplis-la, et pars…

— Mais… si la police apprend…

— Tâche de la dépister, et ne t’inquiète pas de moi… Je ne te demande pas qui tu es… Je ne sais que ceci : c’est que tu es slave, et jamais un Slave ne livrera un Slave à des policiers allemands.

— Merci… merci ! s’écria le fugitif.

— Va, petit père !… Que Dieu te conduise et te pardonne, si tu as à te faire pardonner ? »

La nuit était très noire, la route qui passait au pied du tertre absolument déserte. Le fugitif adressa au meunier un dernier geste d’adieu et disparut.

Conformément au nouvel itinéraire adopté, il s’agissait d’atteindre pendant la nuit la bourgade de Fallen, de se cacher aux environs pour y reposer la journée suivante. Une quarantaine de verstes, le fugitif les ferait… Il ne serait plus alors qu’à soixante verstes de Pernau. Puis, en deux étapes, si aucune mauvaise rencontre ne le retardait, il comptait arriver à Pernau dans l’avant-minuit du 11 avril. Là, il se cacherait en attendant qu’il se fût procuré les ressources suffisantes pour prendre passage à bord d’un navire, et ils seraient nombreux les bâtiments qui partiraient dès que la débâcle aurait rendu libre la Baltique.

La marche du fugitif fut rapide, tantôt en plaine, tantôt sur la lisière des sombres bois de sapins et de bouleaux. Parfois, il fallait longer la base d’une colline, tourner d’étroits ravins, franchir des rios à demi gelés entre les joncs et les rocs granitiques de leurs rives. Le sol était moins aride qu’aux approches du lac Peipous, où la terre, mélange de sable jaune, ne se couvre que d’une maigre végétation. À de longs intervalles, apparaissaient des villages endormis, voisins de champs plats et monotones, que la charrue allait bientôt préparer pour la semaille du sarrasin, du seigle, du lin et du chanvre.

La température remontait sensiblement. La neige, demi-fondue, se changeait en boue. Le dégel serait précoce cette année-là.

Vers cinq heures, en avant de la bourgade de Fallen, le fugitif découvrit une sorte de masure isolée, dans laquelle il put se blottir sans avoir rencontré personne. Une partie des provisions fournies par le meunier servit à lui rendre des forces : le sommeil ferait le reste. À six heures du soir eut lieu le départ, après un repos que rien n’avait troublé. Sur les soixante verstes que l’on comptait jusqu’à Pernau, si cette nuit du 9 au 10 avril en absorbait la moitié, cette étape serait l’avant-dernière.

Il en fut ainsi. Au lever du jour, le fugitif dut s’arrêter, mais cette fois, faute de mieux, au plus profond d’un bois de pins à une demi-verste de la route. C’était plus prudent que d’aller demander repas et repos dans quelque ferme ou auberge. On ne rencontre pas toujours des hôtes comme le meunier du lac.

Pendant l’après-midi de cette journée, caché derrière un fourré, l’homme vit passer une escouade d’agents sur la route de Pernau. Cette escouade s’arrêta un instant, comme si son intention eût été de fouiller le bois de sapins. Mais, après une courte halte, elle se remit en marche.

Le soir, dès six heures, le voyage fut repris. Le ciel était sans nuages. La lune, presque pleine, brillait d’un vif éclat. À trois heures du matin, le fugitif commença à longer la rive gauche d’une rivière, la Pernowa, cinq verstes en amont de Pernau.

En la suivant, il arrivait au faubourg de la ville, où il avait le dessein de se loger dans une modeste auberge jusqu’au jour de son départ.

Sa satisfaction fut extrême lorsqu’il observa que la débâcle entraînait déjà les glaçons de la Pernowa vers le golfe. Encore quelques jours, et il en aurait fini avec les interminables cheminements, les dures étapes, les fatigues et les dangers de toutes sortes.

Il le croyait du moins…

Soudain un cri retentit. C’était le même que celui dont il avait été salué à son arrivée à la frontière livonienne du lac Peipous, et qui rappelait à son oreille le « verda » germanique.

Cette fois, ce cri ne sortait pas de la bouche d’un douanier.

Une escouade d’agents venait d’apparaître sous les ordres du brigadier Eck, — quatre hommes qui surveillaient la route aux approches de Pernau. Le fugitif s’arrêta un instant, puis il s’élança en descendant la berge.

« C’est lui !… » hurla un des agents.

Malheureusement, l’intense lumière de la lune ne permettait pas de se sauver sans être aperçu. Eck et ses hommes se jetèrent sur les talons du fuyard. Celui-ci, ses forces déjà usées par sa longue étape, ne retrouvait pas sa vitesse habituelle. Il lui serait malaisé d’échapper à ces policiers qui ne s’étaient point rompu les jambes à marcher depuis dix heures.

« Plutôt mourir que de me laisser reprendre ! » se dit-il.

Et, au moment où passait un glaçon à cinq ou six pieds de la rive, il y sauta d’un bond prodigieux.

« Feu !… feu ! cria Eck à ses agents.

Quatre détonations éclatèrent, mais les balles de revolver allèrent se perdre au milieu de la débâcle.

Le glaçon qui portait le fugitif dérivait assez vite, car le courant de la Pernowa est rapide aux premiers jours de la fonte.

Eck et ses hommes suivaient la berge en courant, dans de mauvaises conditions, il est vrai, pour assurer leurs coups de feu, à travers le déplacement des blocs. Il fallait imiter celui qu’ils poursuivaient, s’élancer sur un glaçon, puis sur un autre, le poursuivre enfin à travers cette débâcle.

Ils allaient le tenter, Eck à leur tête, lorsqu’un violent tumulte se produisit. Le glaçon venait d’être saisi dans une collision des blocs, provoquée par le rétrécissement de la rivière, à un coude brusque qui la déviait vers la droite. Il culbuta, se redressa, culbuta de nouveau, puis disparut sous la masse des autres, qui s’entassèrent en faisant barrage.

La débâcle était immobilisée. Les agents, se lançant sur le champ de glace, le parcoururent et prolongèrent leurs recherches pendant une heure.

Aucune trace du fugitif, qui avait certainement péri dans l’écrasement.

« Mieux eût valu le prendre… dit un des agents.

— Sans doute, répondit le brigadier Eck, mais, puisque nous n’avons pu l’avoir vivant, tâchons de l’avoir mort ! »