Un empereur de Madagascar au XVIIIe siècle - Benyowszky/Chapitre I

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Jeunesse de Benyowszky. – Il passe en Pologne. – Exilé au Kamtchatka, il s’empare de la ville de Bolsheretzk et s’échappe par mer. – Il gagne Macao en suivant les côtes du Japon. – Accueilli par les chefs du comptoir français, il passe à l’Ile-de-France et arrive à Lorient 1772.


En juin 1772, parut dans le Gentleman’s Magazine de Londres une lettre venue de Chine, qui excita vivement la curiosité du public. On y contait qu’un vaisseau d’aspect étrange était arrivé à Canton : il y avait 65 personnes à bord, dont 5 femmes, le commandant se nommait le baron de Benyorsky. Fait prisonnier en Pologne par les Russes, transporté à Kazan, il s’était, avec d’autres, échappé de cette forteresse, après avoir vaincu les soldats qui la gardaient. Il avait pu gagner le Kamtchatka, où un ami lui avait fourni un vaisseau. Il avait alors fait voile pour la Chine ; mais, emporté malgré lui vers l’est, il avait dû longer la côte d’Amérique jusqu’au 57e degré. Empêché par le vent contraire d’atteindre Acapulco, il avait essayé de gagner les Philippines, sans pouvoir y aborder. Six mois s’étaient passés depuis son départ du Kamtchatka, lorsqu’il avait atteint Macao.

On publiait ensuite une lettre du baron lui-même, donnant en mauvais français le compte rendu de son voyage : « Devenu en prison, année 1769. Amené en exil avec messieurs princes P. Soltyk, évêque de Cracovia, P. Kanguszko, P. Rzsevuisky, P. Pacz, évêque de Kiovo. À Kamtchatka sous 63 dégrée de latitude nord, 175 longitude, l’année 1771.

« Dans le mois May, sortis sur le galiotte Saint-Piere, passer jusque a 238 degrée de la Longitude, a 57 Latitude, d’où naviger à passer l’île Mariain ; par la grande tempête et forts vents devenu à Japon ou de l’androis du port Namgu mis le pied à la Terre ; de là venu à l’île Touza et Bonzo, de là jusque a Nangeasaki, d’où, après avoir pris des vivres, sortis et passer par les îles Amuy jusque à Formosa, et l’île Baschet, enfin pris le cours droitement à Macao où je suis arrivé dans le mois de septembre 1771 l’Année. Sortis avec 85 hommes, arrivé avec 62. »

Cette pièce était signée : « Baron Maurice-Auguste d’Aladar de Benyorsky, Colonelle de S. M. Impériale, Régimenter des Confédérés. »

Un sieur Nathaniel Barlow, qui se trouvait alors à Macao, lui ayant encore demandé quelques renseignements sur son voyage, le baron répondit qu’il avait été envoyé secrètement par la reine de Hongrie, avec un corps de 500 soldats, au secours des confédérés catholiques de Pologne en guerre avec les protestants que soutenaient les Russes. À peine avait-il joint les troupes confédérées, qu’il avait été assailli par les ennemis, battu, pris avec la plupart de ses hommes et envoyé en Sibérie. Là, très cruellement traités, ils avaient pu s’échapper, en s’emparant de la garnison, alors réduite à très peu de monde et s’étaient rendus au Kamtchatka pour s’embarquer. Ayant servi jadis sur les galères de Malte, il avait assez de connaissances nautiques pour tenter de suivre la côte jusqu’en Chine. Les vents l’en écartèrent et le forcèrent de cingler au nord-est, à la recherche d’îles qu’il croyait exister dans cette direction. Il aborda à une terre qu’il jugea proche de la côte d’Amérique, y prit des vivres et essaya d’atteindre Acapulco ; mais, forcé par les vents d’y renoncer, il tâcha de gagner les Philippines, toucha aux Mariannes et, ne pouvant parvenir à Manille, à cause du temps défavorable, il se dirigea vers Macao, où il arriva enfin après quatre mois de voyage. Le vaisseau qui le portait avait 50 pieds de long, 16 de large ; il était bâti entièrement en sapin et jaugeait 80 tonneaux.

Enfin, l’évêque français Le Bon manda de Macao le 24 septembre 1771 : « Il vient d’arriver hier à Macao un bateau à pavillon hongrois, commandé par le baron hongrois M. A. Aladar Benyorsky, conseiller du prince Albert, duc de Saxe, Colonel de S. M. Apostolique Royale et Impériale la reine de Hongrie et officier d’un régiment de la République et couronne de Pologne. Ce monsieur, après avoir reçu sept blessures dans un combat contre les Russes, près de Kaminiec, fut fait prisonnier de guerre et conduit dans la même ville où se trouve détenu comme prisonnier d’État le prince Szoltitz, évêque de Cracovie, sénateur de Pologne. Le baron a trouvé moyen de s’échapper, après avoir reçu une patente du prince-évêque prisonnier, qui exhorte tous les catholiques surtout à secourir ledit sieur Aladar Benyorsky, pour lui donner le moyen de parvenir auprès de l’empereur d’Allemagne et du Saint-Siège Apostolique. La patente du prélat est datée de sa prison, le 6 novembre 1770. De 54 hommes d’équipage, il ne reste à ce capitaine que 8 hommes en santé : le reste est sur le grabat. Depuis deux mois, ils souffraient la faim et la soif. Il a eu son embarcation deux fois brisée : deux fois, ils l’ont raccommodée. Il ne sait ni le portugais ni l’espagnol ; mais il parle latin, français et allemand. Il est venu par le nord et a côtoyé le Japon. »

Ces divers témoignages, s’ils s’accordent sur le fond de l’aventure, ne s’accordent pas sur les détails. La faute en est sans doute à l’imagination du héros qui commençait déjà à se donner carrière. Il se nommait en réalité Maurice-Auguste, baron de Benyowsky, selon l’orthographe hongroise, de Benyowszky, selon sa propre signature. Il se disait né à Verbowa, terre de sa famille ; dans le comté de Neutra, en l’année 1741. Il était fils du baron Samuel Aladar de Benyowszky, qu’il prétendait avoir été général-major de cavalerie au service d’Autriche. Quand il passa par l’île de France, en 1772, il raconta au gouverneur, le chevalier Desroches, qu’il était d’origine polonaise et treizième baron du nom. Son grand-père était passé en Transylvanie sur l’invitation de l’empereur, et celui-ci fit à sa famille un état considérable dans cette province, qu’il voulait repeupler. Sa première jeunesse se passa à Vienne dans les travaux et les exercices habituels aux jeunes nobles ; dès l’âge de 14 ans, il entra dans l’armée comme sous-lieutenant. On voudrait être certain de tout cela : or, jamais le doute méthodique n’a été mieux justifié qu’en cette histoire où, dès le début, les contradictions abondent. Ainsi, d’après le dernier éditeur anglais des Mémoires, le capitaine Pasfield Oliver, les registres paroissiaux de Verbowa fixent la naissance du baron à l’année 1746.

Il prétend avoir assisté aux batailles de Lobositz en 1756, de Prague en 1757, de Domstadt en 1758 en qualité de lieutenant d’abord, puis de capitaine, puis d’aide de camp du maréchal Laudon. Quel que fût l’âge auquel les jeunes nobles de ce temps pouvaient recevoir un grade, il est impossible qu’il ait fait ces campagnes, s’il est né en 1746. Cette date acceptée, comme il paraît difficile de ne pas le faire, les Mémoires, dès la première page, se trouvent contenir de fortes erreurs, pour ne pas dire pis. Ils sont encore contredits par un état de services autographe de Benyowszky, d’après lequel il n’aurait ni fait partie des mêmes régiments, ni possédé les mêmes grades qu’il s’attribua plus tard. En 1762, après la mort de son père, il aurait quitté l’armée autrichienne pour entrer dans celle de Pologne et, de 1763 à 1767, il aurait été major au régiment de Kalicz-Cavalerie.

À Desroches, il déclara qu’il avait quitté le service, ne pouvant s’accommoder avec son colonel, et qu’il s’était retiré en Transylvanie pour s’y adonner uniquement à l’étude. Si l’on s’en rapporte aux Mémoires, il serait allé en Pologne pour prendre possession de l’héritage d’un oncle, dignitaire de la République. Son père étant mort sur ces entrefaites, ses beaux-frères s’emparèrent des biens qui lui revenaient et l’empêchèrent par la force de rentrer dans le manoir héréditaire. Il rassembla alors quelques-uns de ses vassaux, les arma et s’établit sur sa terre, l’épée au poing. Accusé par ses parents et alliés, traité comme un perturbateur de la paix publique, il fut condamné par la chancellerie de Vienne et forcé de fuir en Pologne. Il faut avouer que ce récit concorde bien avec ce que l’on sait de son caractère ; il paraît d’ailleurs conforme à la vérité. On comprend aisément qu’il ait passé cette aventure sous silence dans ses entretiens avec Desroches aussi bien que dans ses états de services. Ainsi s’explique sans trop de peine son entrée dans l’armée polonaise, unique ressource d’un banni. C’est alors qu’il se maria avec Mlle Henska, fille d’un noble du pays. A-t-il ensuite voyagé, comme il le raconte, en Allemagne, en Hollande, en Angleterre ? A-t-il séjourné un an à Paris ? C’est fort douteux. Il était encore à Varsovie en 1764, au moment où fut élu Stanislas-Auguste. On ne doit guère plus de créance à ses voyages qu’à ses caravanes sur les galères de Malte. « Il allait, dit-il, partir pour les Indes, lorsqu’il fut rappelé par les confédérés polonais. » Il ne se souvenait plus, quand il écrivit cela, vers 1784, d’avoir écrit autre part de sa main que de 1763 à 1767 il avait été major dans Kalicz-Cavalerie et que la discipline militaire, si facile qu’on la suppose en Pologne, ne devait pas donner aux officiers licence d’aller aux Indes. Donc, revenu à Cracovie, il fut, à l’en croire, nommé par les confédérés colonel, régimentaire général, commandant de la cavalerie et quartier-maître général. On s’étonnera de voir combler de tant d’honneurs un officier si jeune et tout à fait inconnu. Les chefs polonais, on le sait, se jalousaient, se battaient parfois entre eux, se débauchaient leurs troupes. Et ces troupes, toutes composées de cavalerie, recrutées de gentilshommes qui se réputaient tous égaux, sans discipline, sans obéissance, formaient une dizaine de corps errants, d’un effectif très faible. Benyowszky, en dépit des grades qu’il s’attribue, n’a pas marqué sa trace dans l’histoire des confédérés. Il est impossible d’accepter comme exacts les faits d’armes personnels dont il donne l’énumération et les détails, non sans commettre de graves erreurs, quand il mêle le récit de ses exploits à celui d’événements authentiques. On doit supposer qu’il exerça quelque commandement en sous-ordre dans les bandes de Czarneçky et de Pulawsky, sans jamais avoir rien accompli de remarquable. Fait prisonnier une première fois par les Russes, il racheta sa liberté pour 2,000 ducats. Repris dans un combat en Podolie, blessé de deux coups de sabre et d’un coup de mitraille, il fut transféré de Kief à Kazan et de là à Kalouga. C’était pendant l’été de 1769. Il paraît probable qu’il forma avec d’autres prisonniers un plan d’évasion ; il ne s’agissait de rien moins que de s’emparer de la place avec la complicité du commandant russe lui-même. Le complot fut découvert, le baron arrêté, conduit à Saint-Pétersbourg ; il raconte qu’il comparut là devant un ministre ; il nomme même Orlof et Czernicheff, peut-être pour se donner de l’importance. Ce serait là le motif pour lequel il fut déporté au Kamtchatka, d’où l’on ne revenait guère. C’est en décembre 1769 qu’il quitta Saint-Pétersbourg pour ce lointain et redoutable exil. On lui avait mis les fers aux pieds ; il n’avait d’autre bagage qu’une peau de mouton : mais, en même temps que lui partait un Suédois, le major Wymblath, plusieurs officiers russes, le lieutenant aux gardes Vassili Panov, le capitaine Hippolyte Stépanov et quelques autres encore, condamnés à finir leur vie en Sibérie, parmi lesquels il devait trouver des amis et des complices. Le convoi passa par Moscou, Nijni-Novgorod et parvint à Tobolsk vers la fin de janvier 1770. Les habitants de la ville, touchés de la détresse des bannis, firent pour eux une collecte qui produisit quelques centaines de roubles ; puis, la marche recommença, interminable. Ils passèrent par Krasnoiarsk, Iakoutsk et arrivèrent à Okhotsk, vraisemblablement, le 16 octobre 1770. Ils s’embarquèrent là sur un des sloops qui faisaient la traversée jusqu’à Bolsha et ils y abordèrent au bout de quelques jours ; leur voyage avait duré presque un an. Les mémoires de Benyowszky ne donnent que peu de détails sur les contrées alors à peu près inconnues qu’il traversa : il semble qu’il n’ait pas daigné les voir : par contre, son imagination ne s’endort pas et les aventures se pressent dans son récit sans le moindre souci de la vraisemblance.

Il raconte, par exemple, qu’à Iakoutsk, un chirurgien russe nommé Hofmann, qui devait accompagner le convoi, lui proposa de s’emparer, dès qu’ils seraient rendus au Kamtchatka, d’un navire quelconque et de regagner l’Europe par mer. C’est l’idée même du plan qu’il exécuta plus tard. Mais, au moment de partir, Hofmann tomba malade, demeura à Iakoutsk, tandis que les autres reprenaient leur route sous l’escorte de quelques cosaques. Au bout de quelques jours, sur le point d’expirer, il avoua au gouverneur de la ville le complot formé avec Benyowszky. Aussitôt l’on expédia un courrier à l’officier qui commandait à Okhotsk, avec ordre d’incarcérer le baron et ses compagnons dès leur arrivée. L’homme, heureusement, rejoignit la petite caravane encore en chemin, annonça la mort d’Hofmann et qu’on avait découvert chez lui des papiers compromettants. Benyowszky, inquiet au plus haut point, parvint à enivrer les soldats, à soustraire au courrier la lettre et les ordres du gouverneur d’Iakoutsk : les ayant lus, il en rédigea d’autres, tout différents : ainsi fut déjouée la singulière trahison du chirurgien. Mais comment croire qu’en plein steppe, des prisonniers dénués de tout, surveillés sans cesse, aient pu contrefaire des lettres officielles, leur en donner l’apparence si exacte que le porteur et le destinataire s’y soient laissés tromper ? Il ne paraît pas non plus que le gouverneur d’Iakoutsk ait jamais interrogé sur cette affaire son collègue d’Okhotsk, bien qu’il en ait eu le temps pendant le séjour de six mois que Benyowszky fit au Kamtchatka. On peut aussi considérer comme un épisode imaginé de toutes pièces le récit d’une tempête qui assaille le sloop sur lequel les exilés firent la courte traversée de la mer d’Okhotsk : le capitaine et tous les officiers sont successivement blessés par un hasard complaisant, le baron prend le commandement et sauve le navire ; mais l’ouragan le jette sur l’île Sakhalien ; là, il propose aux matelots russes d’aborder en Corée, ils refusent et l’obligent à revenir à l’embouchure de la Bolsha.

Il prétend aussi que le colonel Nilov, gouverneur du Kamtchatka, lui fit pour cette action d’éclat les plus chaleureux remerciements ; on ne peut alors qu’admirer la discrétion dont firent preuve les matelots sur cette tentative bien caractérisée d’évasion.

Il n’y avait à l’embouchure de la rivière que quelques isbas, formant le hameau de Tchekavka. La résidence du gouverneur était située à cinq lieues de la côte : ce n’était qu’un village d’environ 500 maisons, habitées par des cosaques et des marchands, On y voyait plusieurs lignes de bâtiments peu élevés, dont chacun contenait cinq ou six habitations réunies par un long passage commun, divisant l’édifice dans le sens de la longueur. Il y avait aussi une église, des baraquements pour les soldats et de nombreux balagans, maison d’été des indigènes. Le baron attribue à l’ostrog de Bolshoretzkoï une garnison de 280 hommes occupant une forteresse bastionnée, armée de 20 pièces de canon. La population totale des établissements russes aurait été de 364 soldats, 29 officiers, 422 chasseurs, 1,500 cosaques avec leurs officiers, 25 fonctionnaires civils, 82 marchands, 700 descendants d’exilés et enfin 1,600 exilés. Les témoignages des contemporains ne concordent pas avec cette description ; Stepanov dit que la distance de la mer jusqu’à Bolaheretzk est de 40 verstes et le capitaine King, de l’expédition de Cook, qui visita le pays en 1779, l’évalue à 22 milles anglais, Quant à l’ostrog, il était, d’après ce dernier situé sur la rive nord de la Bolsha, ou Bolchoireka, entre l’embouchure de deux ruisseaux, la Gottsofka et la Bistraia, qui se jettent dans la rivière, profonde en cet endroit de 2 ou 3 brasses et large d’environ 200 toises. Les maisons, toutes de même forme, étaient bâties en bois et couvertes en écorce ou en jonc grossièrement tressé. La maison du gouverneur, en 1779, était beaucoup plus grande que les autres : elle était composée de trois pièces fort étendues, tapissées d’un joli papier ; mais les vitres des fenêtres étaient faites de plaques de talc. King ne fait monter le nombre des soldats et Cosaques qu’à 400 environ, répartis entre les cinq postes de Nichneï, Verchneï, Tigil, Bolsheretzk ou Petropaulovsky. La population indigène était même tombée au chiffre de 3,000 individus, la petite vérole ayant fait en 1767 plus de 20,000 victimes. Il vit au chef-lieu une caserne et quelques magasins, mais pas de forteresse, contrairement au récit de Benyowszky. Il n’y avait que 12 marchands de fourrures, formant une compagnie instituée par Catherine II ; les autres commerçants n’étaient que des Cosaques. On voit assez pour quelles raisons le baron grossit jusqu’à l’invraisemblance le chiffre de la population et le nombre des soldats, pourquoi il invente l’existence d’une forteresse et la munit même d’artillerie. Lorsqu’il fut amené à Bolsheretzk, il se trouva sous l’autorité d’un gouverneur qui passait pour très dur ; le sort déjà si pénible des bannis, fut, paraît-il, encore aggravé. Et pourtant quelle accablante destinée ! Dix ans plus tard, King en vit un, du nom d’Iwaskin, gentilhomme, qui avait été page de l’impératrice Elisabeth et enseigne aux gardes. Ce malheureux, à l’âge de 16 ans, avait reçu le knout et avait eu le nez fendu. Exilé au Kamtchatka depuis trente et un ans, il en avait passé vingt sans recevoir aucun secours de l’administration ; il avait vécu tout ce temps, à la manière des indigènes, du produit de sa chasse. « On remit à chacun des nouveaux venus, dit Benyowszky, un mousquet, une lance, des outils et quelques provisions, On leur permit de se bâtir dans le voisinage une hutte de laquelle il leur était interdit de s’éloigner sans autorisation : ils devaient par an à l’État une certaine quantité de fourrures. » Telle était la rude loi de l’exil.

Mais on retombe presque aussitôt dans l’invraisemblance si l’on accepte la suite du récit : les dates que le baron indique avec une surprenante précision ne sont là que pour lui prêter l’aspect de notes journalières et pour leurrer le lecteur par l’apparence de l’exactitude. Qu’on en juge plutôt : il était arrivé à Bolsheretzk le 1er décembre 1770 : dès le 5, il a, prétend-il, formé une association en vue de s’évader ; il en est nommé chef et tous ses compagnons jurent de lui obéir aveuglément, de tuer qui trahira. Le 6, le gouverneur Nilov le donne comme maître de langues étrangères à ses deux filles ; l’aînée, Aphanasie, s’éprend de lui dès le 7 ; il est fâcheux que leur existence ne soit rien moins que démontrée. Ce jour même, étant allé chez le chancelier Soudeikine, il le trouve jouant aux échecs avec le hetman Kolossov. Le chancelier ne s’étonne pas de la visite : bien plus, voyant sa partie compromise, il propose à l’exilé de la finir pour lui ; celui-ci accepte, bat le hetman, lui fait perdre 1,500 roubles. Ces Cosaques, vraiment, ont l’abord facile et l’humeur familière. Ce n’est rien encore : émerveillés de son habileté, ils proposent au vainqueur de jouer 50 parties d’échecs, à l’enjeu de 300 roubles chacune contre les plus riches marchands de la ville : il touchera 60 roubles par partie gagnée ; pour eux, ils se réservent les enjeux. L’affaire est conclue sans consulter les marchands ; puis, séance tenante, passant à une idée nouvelle, Soudeikine et Kolossov l’invitent à ouvrir une école publique où les enfants iront apprendre les langues, l’arithmétique, la géographie et d’autres sciences encore, pour 5 roubles par mois. Les deux propositions se concilient assez mal, ce semble : il eût fallu trouver beaucoup d’élèves et enseigner les langues étrangères pendant bien des années pour amasser les milliers de roubles que valurent à Benyowszky, si on veut l’en croire, cinq parties d’échecs seulement gagnées aux naïfs marchands de Bolsheretzk. La conspiration, l’amour, le jeu, notre Hongrois mène tout à la hussarde.

Le 9 décembre, la jeune Aphanasie lui dévoile sa naissante et déjà débordante passion ; le 10, 20 associés nouveaux entrent dans la conspiration ; ce jour-là, Nilov, qu’on trouvera sans doute bien mal renseigné, nomme Benyowszky chef de tous les exilés. Tant d’événements peuvent-ils se passer en dix jours ? L’auteur des Mémoires ne se pose pas ces questions : c’est qu’il eût été peut-être difficile d’y répondre. Le 12 décembre, Benyowszky, avec 16 exilés, va à la chasse à l’ours ; ces redoutables animaux que les chasseurs russes et kamtchadales n’abordaient qu’avec les plus grandes précautions, au risque du plus grave péril, devant ce nouveau Nemrod, semblent des lièvres timides : en une journée, il en tue 8. Le 15 décembre, 98 matelots chasseurs de phoques lui proposent d’enlever leur vaisseau et de s’échapper avec lui : ils oublient tous, évidemment, qu’en décembre les ports du Kamtchatka sont fermés par la glace et qu’une évasion par mer n’est possible qu’en mai. Le 9 janvier 1771, péripétie nouvelle : le baron est déclaré libre par Nilov pour avoir dénoncé un complot contre le gouvernement. Or, des récits du capitaine King, il ressort que le gouverneur, en 1779, n’avait pas le droit de changer la résidence d’un exilé ni même d’augmenter les allocations fixées pour lui. Il paraît qu’il en était autrement dix ans plus tôt. Nilov va même beaucoup plus loin : il demande pour le banni qu’il protège et qui devait le payer de tant d’ingratitude le titre de lieutenant général de la police, il lui accorde la main de sa fille, il l’autorise à fonder une colonie au cap Lopatka, et même les exilés qui s’y établiront seront déclarés libres comme ayant rendu service à l’État. Le hetman des Cosaques, le naïf Kolossov, convient avec le baron de faire la conquête de la Californie ; le baron sera gouverneur du Kamtchatka, Nilov gouverneur d’Okhotsk, le hetman aura les îles Aléoutiennes et l’on priera le Sénat de Saint-Pétersbourg de sanctionner les faits accomplis. Pour célébrer son extraordinaire fortune, le baron donne une fête aux marchands de Bolsheretzk : il paraît au milieu du bal, vêtu d’un habit de satin rouge brodé d’or, offert par les exilés, qui sont eux-mêmes aussi richement vêtus. Admirons le changement survenu dans l’état de ces hommes, qui, cinq semaines auparavant, recevaient du gouverneur, alors moins généreux, quelques outils pour se bâtir une cabane, une lance et un mousquet pour chasser l’ours, et qui, maintenant, donnent librement un bal, où ils figurent en des costumes où l’or et la soie étincellent.

Cependant, la conspiration, moins justifiée peut-être contre un geôlier si débonnaire, ne cesse de s’étendre. Il n’est certes pas probable qu’elle ait été préparée de si longue main : formée en décembre, si l’on en croit Benyowszky, elle n’éclata qu’en avril : il paraît difficile de garder secret si longtemps un pareil accord.

Mais notre narrateur se rit de telles objections : pour donner plus d’attrait à sa fable, il y introduit divers incidents, qu’il ne prend pas la peine de concilier entre eux. Attaqué certain jour par deux marchands russes de Bolsheretsk, il tue l’un et blesse l’autre ; sur ce guet-apens, sur ce meurtre, pas d’enquête. Dénoncé au gouverneur par un de ses associés, Pianitsin, il le condamne à mort et le fait exécuter par les autres ; quant à Nilov, au reçu de la lettre accusatrice, ignorant sans doute qu’il y ait un exilé du nom de Pianitsin, il mande un soldat de la garnison, qui porte le même nom. Cet homme ne comprend rien aux questions qu’on lui pose et Nilov ne s’occupe plus de l’affaire. Un autre conjuré, Levantiev, traître comme Pianitsin, est châtié comme lui, sans plus de conséquences pour les assassins ; trois hommes sont morts de mort violente : nul ne s’inquiète d’eux, nul n’a rien soupçonné. C’est ainsi que tout succède aux héros de roman. Le baron, cependant, en février 1771, fait un voyage au cap Lopatka ; il y trace sur la plaine couverte de neige le plan de la ville future de Nilovaga, les limites des domaines où bientôt pousseront des moissons merveilleuses, où viendront pâturer l’innombrables troupeaux. Ainsi, trois ans plus tard, la même invention fertile créera à Madagascar des villes et des arsenaux dont des cartes complaisantes présenteront aux ministres de Louis XV les lignes séduisantes et fantastiques. Nous l’avons vu tout à l’heure mêler à ces audacieuses chimères une aventure d’amour : quel roman peut s’en passer ? Donc, le personnage nécessaire, l’impatiente Aphanasie, le 9 décembre, dès la seconde rencontre, avait révélé ses sentiments au héros, avec une franchise, dit-il, et une simplicité qui eussent bien étonné dans des contrées européennes ; et cela n’est pas, en effet, sans étonner. Le 9 janvier, un mois après, le gouverneur accordait au banni la main de sa fille. Mais toute passion doit avoir ses traverses ; un autre banni, Stepanov, provoque en duel le fiancé ; lui aussi, mais vainement et de loin, brûlait pour Aphanasie. Sur le terrain, le baron triomphe de son rival, lui fait grâce et lui déclare, en outre, qu’il ne prétendra rien sur la jeune fille, étant déjà marié en Pologne ; il promet donc au vaincu stupéfait, repentant et ravi, de la lui livrer lors de leur prochaine évasion. Il ne paraît pas que l’ingrat ait consulté sur ce point la pauvre amoureuse. Mais les péripéties se succèdent en se répétant quelque peu ; Stepanov, affolé de nouveau par l’annonce du prochain mariage de Benyowszky, menace de dénoncer la conspiration. Alors se passe une scène où l’écrivain semble vouloir reproduire les initiations lugubres des Rose-Croix. À minuit, devant tous les complices réunis et masqués, Stepanov, condamné à mourir, est forcé de vider une coupe de poison. Heureusement, Benyowszky, encore magnanime et plus indulgent envers ce coupable par amour qu’envers Pianitsin et Levantiev, a versé dans la coupe un liquide anodin : le traître, cette fois, n’est puni que par la terreur qu’il a éprouvée.

Le baron place à cette époque (février 1771) ses premières relations avec un pilote nommé Csurin, qui commandait le paquebot-courrier, le Saint-Pierre-et-Saint-Paul ; cet homme avait, paraît-il, un procès en cours à Okhotsk et craignait d’y retourner ; il se laissa gagner. Il est possible que les matelots et le pilote soient venus passer l’hiver à Bolsheretzk, puisqu’il n’y avait à l’embouchure de la rivière que quelques cabanes, que ce Csurin, pour la raison donnée par Benyowszky ou pour tout autre, ait fait partie du complot. Il était, en effet, nécessaire aux fugitifs d’avoir un marin complice pour diriger leur évasion ; autrement, rien n’aurait été plus facile que de les tromper sur la direction donnée au bâtiment et de le jeter sur la côte de Sibérie ou sur l’une des îles Kouriles occupées par les Russes.

Nous arrivons enfin à l’exécution de la conspiration. Le récit fait par le baron des journées qui la précédèrent et de la révolte même ne peut absolument pas être admis comme exact. En voici les traits vraiment incohérents : il y avait alors à Bolsheretzk un certain Ismaïlov, chasseur de fourrures, qui, en 1779, au témoignage de King commandait une station de chasse dans une des îles Aléoutiennes ; Benyowszky fait de lui tantôt un simple matelot, tantôt le neveu du chancelier Soudeikine, en tout cas, l’un des conjurés. Cet homme dénonce à son oncle le projet d’évasion, il dénonce l’exécution du traître Levantiev, il en révèle assez pour perdre le baron si les officiers russes font leur devoir. Cela se passe le 11 avril. Si l’on accepte pour vraie cette trahison, l’on ne comprend pas que Benyowszky ne soit pas immédiatement arrêté. Or, il dit qu’il fut malade et resta paisiblement chez lui du 12 au 20 avril. Nilov n’a pas donné signe de vie : c’est sans doute qu’il ne peut se défier de son futur gendre. Pourtant, le 22, le baron rassemble ses amis, les arme et commence à se garder militairement. Aphanasie, complice par amour, doit lui envoyer pour signal un ruban rouge, si le gouverneur prépare quelque embûche contre lui. Le 25, il reçoit le ruban. En effet, ce jour-là, le gouverneur l’invite à dîner dans l’intention de se saisir de lui. Benyowszky répond qu’il est malade. L’après-midi, le hetman Kolossov se présente et le menace de le faire arrêter. Il a commis l’imprudence de venir sans escorte pour saisir un chef de conspirateurs, quand il a 700 cosaques dans la ville : il paie cher sa sottise : c’est lui qui est fait prisonnier. Le lendemain 26, vers 5 heures du soir, le gouverneur se résout à faire marcher 4 hommes et un caporal pour s’emparer du rebelle : ils ne reparaissent pas. Il envoie alors à 9 heures, en pleine nuit, 2 détachements avec du canon ; mais, accueillis à coups de fusils par les conjurés réunis, ils sont dispersés, poursuivis, et les révoltés pénètrent sans coup férir dans le fort, dont la sentinelle a baissé le pont à leur approche, les prenant pour ses camarades. Le fort où il ne reste que 12 hommes est enlevé sans peine ; Nilov, surpris dans ses appartements, est tué raide, sous les yeux de son futur gendre, châtiment bien mérité de sa stupidité, si les choses s’étaient vraiment passées comme le raconte Benyowszky. 700 cosaques logeaient dans la ville ; ils prennent les armes enfin. Il faut supposer que les coups de feu tirés dans la soirée n’ont pas été entendus, que les fuyards n’ont averti personne, comme on doit admettre que le major Nilov est demeuré deux jours (25 et 26 avril) en présence d’un soulèvement déclaré sans prendre aucune mesure militaire, sans s’être préparé à se défendre, sans avoir même appelé à lui les cosaques et les habitants de la ville. Le matin du 27, cosaques et habitants, rassemblés dans les bois voisins, se préparent à attaquer le fort ; mais le baron fait enfermer les femmes et les enfants, au nombre de plus d’un millier, dans l’église et menace d’y mettre le feu si les Russes ne posent les armes dans les deux heures. Ce stratagème atroce réussit : tous se soumettent. Voilà ce qu’on lit dans les Mémoires. Voici maintenant la vérité sur cette échauffourée, telle qu’on peut l’induire des récits faits à l’époque par le vainqueur lui-même et par des témoins oculaires, Stepanov et le scribe Ryoumin.

Stepanov paraît avoir eu avec son chef des démêlés dont nous ignorons la cause ; mais il va sans dire qu’il ne peut être question d’une rivalité d’amour ; il manifeste son aversion pour son ennemi en ne le désignant jamais par son nom. Il avait vécu au Kamtchatka, pendant huit mois, dans la plus profonde misère, lorsqu’il forma avec quelques compagnons le projet de s’échapper, sur une petite embarcation, vers la côte chinoise qui fait face à l’ouverture de la mer d’Okhotsk. Dans cette vue, ils devaient tenter de s’emparer d’un des bâtiments à deux mâts dont on se servait pour la chasse au castor. Ils avaient l’intention de gagner l’île Guam, une des Mariannes, et d’aller de là en Europe. Le gouverneur de Bolsheretzk ayant, au commencement du printemps, traité les exilés avec une dureté plus grande que de coutume, Stepanov réunit ceux qui avaient adopté son projet ; ils étaient au nombre de 32 ; ce nombre suffisait pour s’emparer de tous les habitants du lieu qui pouvaient paraître dangereux. Le plan fut exécuté le 18 avril (vieux style), qui correspond au 27 (nouveau style). Les conjurés s’emparèrent de la caisse de l’État, des magasins de vivres, désarmèrent la garnison et se rendirent à Tchekavka, à 40 verstes de Bolsheretzk ; ils y arrivèrent le 1er mai. Or, à Macao, Benyowszky raconta qu’ayant été envoyé en Sibérie et très cruellement traité, il avait pu s’échapper en s’emparant de la garnison, alors réduite à très peu de monde, sans doute par l’épidémie de petite vérole qui décima la population. Il se rendit à Kamtchatka (on doit évidemment comprendre ici Tchekavka, port de Bolsheretzk) pour s’embarquer. Arrivé à l’île de France, il donna des détails précis ; il assura qu’il avait été enfermé dans la forteresse ou tout au moins placé sous la garde d’un officier appelé Guresinin ; celui-ci, qui était d’accord avec lui, fournit les armes nécessaires. Il paraît que le gouverneur eut des soupçons et voulut faire conduire le baron dans un autre endroit. Mais la complicité de Guresinin permit de tenter l’attaque du fort dans la nuit du 27 avril. Le commandant fut tué avec quelques autres dès le début du combat ; le lendemain, les soldats et les cosaques voulaient reprendre la ville, les armes à la main ; mais les habitants, effrayés par l’audace et le cruel stratagème de Benyowszky, se rendirent le 28. « J’entrai triomphant, raconte le baron, dans la ville de Kamtchatka (Tchekavka), je descendis au port et m’emparai de trois vaisseaux. Je choisis le plus fort et démâtai les autres. » Il ne fait donc nulle mention dans ces récits des aventures extraordinaires qui devaient embellir les Mémoires publiés quinze ans plus tard. En présence des Russes qui l’accompagnaient, il lui eût été peut-être bien difficile de déguiser trop la vérité. Il n’avait pas d’ailleurs intérêt à le faire ; c’est sur ses découvertes géographiques qu’il comptait alors pour capter l’attention, tandis que, vers 1786, après la publication des voyages de Cook, il lui fallut éveiller l’intérêt par des récits romanesques que nul témoin ne pouvait plus contrôler. Stepanov et Benyowszky sont d’accord sur ce point que la garnison était très faible, incapable de résister à l’attaque d’une trentaine d’hommes déterminés. Est-il croyable que les soldats et les habitants en état de combattre, si peu nombreux, n’aient cédé que devant la crainte de voir brûler vifs leurs enfants et leurs femmes ? Cet acte de férocité, assez conforme aux mœurs orientales, paraît évidemment très licite au narrateur ; mais les autres témoins n’en parlent pas ; en tout cas, le nombre des femmes est absurdement exagéré, comme celui des Cosaques que Benyowszky porte à 800.

Quant au scribe Ryoumin, témoin et victime de l’événement, il ne donne aucun détail sur l’organisation du complot ; il dit seulement que Benyowszky (qu’il appelle toujours Beysposk ou le Hongrois) était le principal auteur. Lui et le Suédois Wymblath (dont les Mémoires ne parlent pas à ce propos), à la tête des mutins, Polonais et vagabonds, attaquèrent de nuit par surprise la maison de Nilov et le tuèrent dans sa chambre à coucher. Ils réduisirent ensuite la chancellerie où étaient les munitions et les approvisionnements, y établirent une forte garde après avoir fait prisonniers les quelques soldats de service qui n’osèrent résister. La ville était petite, non fortifiée, il n’y avait que 70 cosaques en y comprenant les vieillards et les enfants ; encore n’étaient-ils pas tous là. C’était dans la nuit du 26 au 27 avril. Le 27 au matin, Benyowszky fit saisir et enfermer comme otages, dans la chancellerie, les scribes Spiridon Soudeikin et Ivan Ryoumin avec quelques autres ; pourtant, on ne les maltraita pas. Il fit préparer onze bateaux plats, y embarqua ses associés et ses otages, prit pour bateliers tous les cosaques valides et parvint le 30 avril à Tchekawka où il saisit la corvette Saint-Pierre-et-Saint-Paul.

L’entreprise, même réduite aux proportions qu’elle a dans les récits contemporains de Ryoumin, de Stepanov et de Benyowszky lui-même, c’est-à-dire à l’enlèvement d’un baraquement médiocre et d’une garnison réduite à quelques hommes, n’en demeure pas moins un audacieux exploit. Il laissa aux habitants un terrible souvenir dont il nous reste un témoignage : c’est celui d’un étranger, le capitaine anglais King. Lorsque cet officier aborda, en avril 1779, au port de Petropaulowsky, il envoya au gouverneur de Bolaheretzk des lettres écrites par cet Ismaïlov, qu’il avait rencontré dans une des îles Aléoutiennes. Or, Ismaïlov y dénonçait les Anglais comme des pirates ou peut-être même des Français. Les officiers russes pensèrent à prendre des mesures de défense et le gouverneur ne put qu’à grand’peine empêcher les habitants de s’enfuir dans les bois. Les Anglais apprirent plus tard qu’un officier polonais exilé, profitant de la confusion et du désordre qui régnaient à Bolsheretzk, y avait jadis organisé un soulèvement dans lequel le commandant de la province avait perdu la vie. Il avait saisi une galiote et embarqué de force le nombre de matelots suffisant pour la manœuvre. La plupart des Russes transportés en Europe sur des vaisseaux français étaient revenus à Saint-Pétersbourg et de là au Kamtchatka ; ils y avaient rapporté la crainte des Français, chez lesquels avait été accueilli ce redoutable Benyowszky.

Ayant donc obligé tous les hommes valides à le suivre à Tchekawka, le baron fit en sorte que les postes russes qui existaient dans la contrée ne fussent pas prévenus. Il avait saisi le Saint-Pierre-et-Saint-Paul, navire qu’il prétend être de 240 tonneaux, mais qui n’était, au dire de Barlow, qu’un sloop en sapin de 50 pieds de long, de 16 de large et du port de 80 tonneaux au plus. Il prit une cargaison de fourrures, l’argent des caisses publiques, les habits appartenant aux officiers russes. C’est sans doute grâce à ces emprunts hardis, qu’à son débarquement à l’île de France, il apparut vêtu d’un uniforme brillant et décoré de plusieurs cordons. Il mit à la voile le 12 mai 1771 au bruit du canon. Il avait, dit-il à Desroches, 83 compagnons, d’après les Mémoires 96, dont 75 capables de service, d’après la lettre qu’il écrivit à Macao, 85. Stepanov compte en tout 70 personnes dont 9 matelots, 8 exilés ou esclaves, 1 pilote, 2 enfants russes, 2 filles du pilote Csurin et 4 femmes mariées. Parmi les femmes, le baron fait figurer la fabuleuse Aphanasie que la mort de son père n’avait pu détacher de son amant. Le pilote paraît avoir suivi Benyowszky de bon gré, ainsi que les femmes : mais il est certain que les matelots et les autres Russes, tels que Soudeikine et Ryoumin, furent emmenés de force. Cela explique les révoltes et les complots que Benyowszky relate avec ses exagérations ordinaires, les mécontentements dont parle Stepanov, l’abandon d’une partie de l’équipage sur une des Kouriles. En effet, les fugitifs se dirigèrent d’abord vers cet archipel. Dans l’une des îles, ils rencontrèrent une bande d’exilés commandés par un certain Ochotin qui demanda au baron de l’aider à attaquer Okhotsk. Celui-ci refusa et se remit en mer, cinglant vers le nord. Il se trouvait le 5 juin, d’après son estime, à 14 lieues du cap Tsukoskoy ; bientôt, il relâcha au fond d’une baie qu’il appelle Alacsima et dans laquelle il prétend reconnaître la presqu’île d’Alaska. Le 29 juin, l’eau commençant à manquer, il fallut rationner l’équipage. Le 16 Juillet, par 32°47’ de latitude nord et par 355° de longitude de Bolsha, il aborda dans une île où il trouva des cochons sauvages, des orangers et du minerai que ses compagnons prirent pour de l’or. Il raconte qu’ils voulurent exploiter cette mine, et qu’ils obligèrent leur chef à conduire le vaisseau au Japon pour y chercher du bétail, des femmes et revenir fonder une colonie ; on aurait donc levé l’ancre le 22 juillet et l’on serait parvenu dans une île du Japon le 28. Tout ce récit est difficile à admettre. Le baron lui-même, dans le récit de son voyage qu’il publia à l’île de France, déclare qu’il rencontra Ochotin dans une des îles Aléoutiennes, qu’il toucha le 2 juin à l’île d’Aladar dans laquelle on doit reconnaître l’île d’Anadyr, et, qu’en étant parti le 9 juin, il découvrit le 20 une île, qu’il appelle Urumsir, par 53°45’ de latitude et 15°38’ de longitude du Kamtchatka ; de là, revenant vers le sud-ouest, il finit par aborder, le 15 juillet, dans une île inhabitée, au climat délicieux, située par 32° de latitude et 354° de longitude de Kamtchatka, à laquelle il donne le nom de Liquor ; il la quitta le 22 juillet et arriva le 28 dans un port du Japon, qu’il appelle Kilingur. De ces témoignages, en partie inconciliables, du même homme, il semble qu’on doive retenir seulement ceci : le navire qui portait Benyowszky et ses compagnons plus ou moins volontaires toucha à l’une des îles Kouriles, il est difficile de déterminer laquelle ; il y en a une qui porte le nom de Paramushir, ce qui a pu fournir le nom de Urumsir. Cet Ismaïlov, que rencontrèrent au Kamtchatka les officiers du capitaine Cook, racontait simplement qu’il avait été débarqué avec quelques autres aux îles Kouriles ; que, de cette île, le navire qui les portait était passé en vue du Japon. C’est beaucoup plus vraisemblable et c’est encore confirmé par le témoignage de plusieurs hommes qui revinrent de France en Russie, et qui, interrogés à Petropaulovsky par les Anglais, en 1779, leur firent un récit absolument conforme à celui d’Ismaïlov.

Benyowszky a pu emprunter les notions, d’ailleurs assez peu précises, qu’il donne sur cette partie de son voyage, aux officiers et aux matelots russes qui avaient navigué dans la mer de Behring, et dont quelques-uns peut-être l’accompagnaient. Quant au récit malheureusement trop bref d’Hippolyte Stepanov, il indique qu’ils relâchèrent dans un petit port des îles Kouriles, le 18 mai, six jours après leur départ, et qu’ils y restèrent jusqu’au 12 juin, s’occupant à préparer du biscuit et du pain. Ryoumin est d’accord avec Stepanov ; il nous fait connaître que Benyowszky fit fouetter Ismaïlov et plusieurs autres matelots qui avaient comploté de retourner en Sibérie. Il les abandonna dans cette île, ainsi que la femme d’un d’entre eux, au moment de son départ. Repartis le 12 juin, avec un vent qui les poussait vers le sud-ouest, après une route assez longue, comme ils se trouvaient d’après leur calcul à la hauteur des îles Mariannes, l’eau commença à manquer et l’équipage devint remuant et mécontent ; il fallut donc changer de direction et tenter de regagner la Chine ou le Japon. Une terrible tempête du sud-ouest, qui dura quatre jours, faillit plusieurs fois les engloutir, mais les poussa jusqu’aux îles japonaises vers le 33e degré de latitude nord ; de cette tempête les Mémoires du baron ne parlent pas ; il en est pourtant question dans la lettre en mauvais français qu’il écrivit à Macao : il y nomme aussi l’île Mariain. On voit ressortir de tout cela, qu’après avoir touché à l’une des Kouriles, le Saint-Pierre-et-Saint-Paul dut être emporté assez loin vers le sud-ouest et changea de route presque à angle droit pour regagner les parages du Japon. On peut suivre un peu plus aisément dès lors la marche des navigateurs. Ayant atteint la terre le 7 juillet, suivant Ryoumin, le baron croyait n’être pas loin de Nangasaki ; il arbora le pavillon vert, parce qu’il crut bon de se donner, lui et les siens, pour Hollandais. Le même soir, le vaisseau vint près de la côte, et l’on jeta l’ancre par 40 brasses de fond près d’un endroit où l’on voyait briller beaucoup de feux. Le lendemain matin, avant l’aurore, Stepanov s’embarqua avec le major Wymblath et huit hommes, dans une chaloupe, pour chercher un mouillage sûr et de l’eau douce. Mais il leur fut impossible d’aborder sans être vus, à cause de l’éclat que répandaient les feux. Les indigènes, qui semblaient être des Japonais, ne tardèrent pas à se rassembler autour d’eux. Stepanov et les siens s’étant donnés pour Hollandais, on leur fit entendre par signes qu’il leur fallait suivre la côte vers le nord ; peu à peu, une certaine confiance s’établit ; les Japonais se mirent à examiner les armes, les habillements des étrangers ; ceux-ci leur firent quelques présents, des chemises, des rubans, des morceaux d’étoffe. Cependant la foule devenait trop pressante ; Stepanov jugea bon de revenir au navire, laissant en arrière-garde six de ses gens. Ceux-ci reçurent des habitants des provisions de riz et d’eau qui furent portées à bord ; après quoi on leva l’ancre ; le navire longea, dans la direction du nord, la côte de plusieurs îles pour trouver un havre commode. Le soir du même jour apparurent une foule de petits canots qui conduisirent les Russes dans une baie et les aidèrent même à remorquer leur vaisseau. Ceux-ci prirent encore en cet endroit de l’eau et des provisions et passèrent la nuit assez tranquillement ; mais, le lendemain matin, comme Benyowszky se rendait à terre, il rencontra des barques montées par des Japonais armés ; ces gens lui firent comprendre, par signes, qu’il devait renoncer à son projet ; sinon qu’il lui en coûterait la tête : il dut regagner son vaisseau. Il lui fut dès lors très difficile d’obtenir des naturels les vivres et l’eau dent il avait besoin ; cela l’obligea de remettre à la voile en se dirigeant vers le sud-ouest. Il semble s’être servi, lorsqu’il rédigea ses Mémoires, de la carte du Japon dressée par Bellin en 1735 ; on y trouve en effet la plupart des noms qu’il cite, les îles Ximo et Xicaco, aujourd’hui Kiou-Sou et Sikok, l’île Takasima, aujourd’hui Tanéga-Sima, les îles Toza et Bongo que le baron appelle Tonza et Bonzo, et la pointe de Misaqui dont il fait un port. Le port nommé Nambu par Bellin est probablement le Namgu de Benyowszky ; de même, le groupe des îles de Matsima ou de Schiltpadi a dû fournir les éléments d’un nom étrange, Usilpatchar. Il est probable que le Saint-Pierre-et-Saint-Paul suivit vers le sud la longue chaîne de l’archipel japonais, touchant successivement aux îles Méaco, aujourd’hui Miaco-Sima, à l’une des îles Lioukiou que le baron appelle Usma, Usmai Ligon, Stepanov Usmaki, et Ryoumin Usmaïtsi. On y demeura plusieurs jours, on y prit de l’eau et des vivres et l’on en repartit, selon Ryoumin, le 31 juillet, faisant voile toujours vers le sud dans l’espoir de gagner les Philippines. Ils arrivèrent ainsi à Formose le 7 août ; il semble qu’ils abordèrent au port de Tamsui, que Benyowszky appelle Tanasoa. Les habitants les accueillirent bien d’abord, et les laissèrent puiser de l’eau ; mais, le jour suivant, comme ils voulaient en prendre encore, trois des Russes, qui étaient allés se baigner dans un petit ruisseau voisin de l’aiguade, furent tués par les indigènes et trois autres blessés. Le surlendemain, 20 août, sur l’ordre de Benyowszky, Stepanov débarqua avec 33 hommes armés pour les venger : 3,000 ou 4,000 naturels vinrent au-devant d’eux ; mais les Russes, partagés en trois groupes, tuèrent un grand nombre des assaillants, dispersèrent les autres, brûlèrent dans la poursuite un millier de cabanes. Tel est le récit de Stepanov confirmé par Ryoumin. Cette échauffourée est racontée moins simplement par le baron dans les Mémoires ; l’attaque inopinée d’une bande d’indigènes, la descente et le petit combat qui s’ensuivit se transforment en une grande expédition militaire faite à la requête d’un prince du pays avec lequel les Européens contractent une alliance formelle. Prenons pour ce qu’ils valent les embellissements que l’auteur, après quinze ans passés, ajoutait à son aventure de Formose. On croira plus difficilement encore que les habitants de ce pays lui aient offert de le nommer leur roi, qu’ils l’aient reconnu pour le guerrier dont la venue était prédite par les prophètes et qui devait délivrer Formose du joug des Chinois. Nous retrouverons à peu près le même conte plus tard ; mais la scène se passera à Madagascar. La vérité est, qu’ayant suffisamment vengé le meurtre de ses compagnons, il reprit sa route le 21, et, passant près des îles Pescadores, qu’il appelle Piscatori, il parvint en droiture à la côte de Chine où il aborda le 1er septembre au port de Tchentchéou, dans la province de Fokien. Des 80 personnes ou environ qu’il avait emmenées avec lui, il n’en restait plus, lors de l’arrivée à Macao, le 12 septembre, que 62. Stépanov, il est vrai, déclare que sur 70 personnes, on n’avait perdu que les 3 matelots tués à Formose. De Macao, où il fut très bien accueilli par le gouverneur portugais, le baron donna avis de son arrivée au chevalier de Robien, directeur à Canton pour la Compagnie française des Indes ; en même temps, il réclamait la protection du roi et arborait le pavillon français. L’aspect singulier de ce petit vaisseau, bâti grossièrement en sapin, la détresse de l’équipage dont 8 hommes seulement étaient valides, l’intérêt qu’excitait l’audacieux navigateur, qui avait le premier parcouru dans toute sa longueur l’archipel du Japon, firent naître une sorte de compétition entre les colonies européennes de Canton. Les Hollandais et les Anglais conçurent le dessein d’attirer le baron sur leurs vaisseaux et lui proposèrent de le ramener en Europe dans l’intention de tirer parti de ses découvertes ; mais ce dernier, gracieusement accueilli par les Français et sachant l’alliance qui existait entre sa souveraine et Louis XV, ne paraît pas s’être prêté à leur proposition. Pendant son séjour à Canton, qui dura jusqu’au 17 janvier 1772, il perdit un assez grand nombre de ses compagnons. 47 seulement s’embarquèrent avec lui sur les deux vaisseaux de la Compagnie le Dauphin et le Laverdy. Parmi ceux qui moururent à Canton, il faut citer le capitaine du Saint-Pierre-et-Saint-Paul, Csurin ; Stepanov, après de violents démêlés avec le baron, fut emprisonné à Macao et finit par mourir de misère à Batavia. Le navire et ce qui restait de sa cargaison de fourrures avaient été vendus pour 3,960 gouldens de Hollande. Il est fort probable que Benyowszky garda pour lui la meilleure part de la somme ; c’est là peut-être la cause des discordes qui paraissent s’être élevées entre ses compagnons et lui. Il dut faire appel à l’autorité portugaise et c’est alors qu’il fit arrêter Stépanov qu’il accusait d’avoir voulu l’assassiner.

Là cessa aussi d’exister la fiancée fictive, Aphanasie, dont le rôle était fini, puisqu’on sortait du roman : le baron la fit mourir, comme il l’avait fait naître, d’un simple trait de plume. C’est peut-être même à Canton qu’il prit l’idée du personnage. Parmi ceux qui périrent en cette ville, il y avait une jeune fille âgée de 10 à 12 ans, qu’il fit enterrer dans l’église catholique. Les Anglais prétendirent que c’était une femme, jeune et belle, déguisée en prêtre, et dont on reconnut le sexe en l’ensevelissant. C’est une fable : mais le baron l’a, dans ses Mémoires, développée librement. C’est cette personne inconnue, qui, sous le nom d’Aphanasie, prétendue fille du gouverneur Nilov, joue dans son récit le rôle sentimental d’une nouvelle Héloïse, inférieure sans nul doute à ses devancières.

Benyowszky s’étant donc embarqué avec la plupart de ses compagnons, le voyage jusqu’à l’île de France dura environ trois mois. Si l’on en croit l’abbé Rochon, le capitaine Saint-Hilaire qui commandait le Dauphin ne tarda pas à s’effrayer de l’attitude et des mœurs sauvages de ses passagers. Redoutant un coup de force de leur part, il prit soin de gagner les bonnes grâces du chef en lui rendant les plus grands hommages, moyennant quoi la route se fit sans incident fâcheux. On ne trouve pourtant nulle part trace d’une plainte quelconque faite par le capitaine ; d’ailleurs, la crainte semblait assez peu justifiée. Il aurait été difficile de recommencer sur un vaisseau français l’exploit de Bolsheretzk ; une trentaine de forbans mal armés ne fussent pas venus à bout aussi facilement des 300 matelots du ‘‘Dauphin’’ que des quelques cosaques de Nilov. L’abbé a pris sans doute une boutade de Saint-Hilaire trop au sérieux. Arrivé le 6 mars à Port-Louis, Benyowszky débarqua, entouré d’un nombreux cortège, pour se rendre chez le chevalier Desroches, gouverneur des îles. « Il était comme un général d’armée, dit Rochon, décoré de plusieurs ordres, suivi d’un véritable état-major, dont les riches uniformes annonçaient des officiers d’un grade supérieur. » Il est probable, on l’a vu, que ces uniformes provenaient du pillage de la forteresse ou des magasins du gouvernement russe. Lui-même se présentait sous le titre de général régimentaire de la République de Pologne. Le chevalier Desroches paraît avoir été séduit par l’esprit et la faconde de son hôte : « Il est, écrivit-il en France, couvert de blessures dont quelques-unes le défigurent dans son corps et l’embarrassent dans sa marche[1]. Il a conservé malgré cela un grand air de santé et de vigueur ; il est d’une physionomie agréable et qui pétille d’esprit ; mais il est encore plus sage et plus réservé, parlant volontiers, mais ne traitant jamais les choses sur lesquelles il ne veut pas s’expliquer et ne disant que ce qu’il veut dire. Je le crois naturellement fier et impérieux ; mais, quand il a donné sa confiance, il est de la plus grande honnêteté. J’ai lieu de croire qu’il m’a ouvert toute son âme, uniquement parce que je suis l’homme du roi. Depuis qu’il a pris ce parti-là, il paraît devoir faire tous les jours quelque chose pour le chevalier Desroches. Il a effleuré toutes les sciences, et les notions les plus étrangères à son premier état lui ont souvent été utiles dans les événements de sa vie. »

Le portrait physique et moral de Benyowszky ressort trop flatté du crayon qu’en fait le chevalier. Qu’il eût une physionomie agréable et spirituelle, nous n’en pouvons douter ; son portrait, d’après une miniature, figure en tête de l’édition anglaise de ses Mémoires ; il y fut mis par des gens qui le connaissaient personnellement. Son esprit pétille mieux encore dans ses écrits que dans ses yeux et jamais auteur ne poussa plus loin l’imagination. Il saisit sans doute dès l’abord le faible du chevalier Desroches et affecta de lui montrer une confiance qui devait le toucher. Il lui dit en effet de lui-même, de ses aventures passées et de ses projets futurs des choses qui ne furent dites qu’à lui seul, le baron les ayant sans doute oubliées sitôt dites, comme il arrive aux hâbleurs qui ne naissent pas tous, on le sait, sous le soleil de Gascogne. Il est pourtant un trait dont on ne peut qu’admirer la justesse. Benyowszky ne disait que ce qu’il voulait dire, mais pour des raisons qui n’étaient ni la réserve du diplomate, ni la sagesse de l’homme d’État. Il paraît que le journal qu’il publia dans l’île et dont Rochon nous a gardé la copie ne parut pas suffisamment explicite aux officiers de marine qui s’y trouvaient à cette époque et dont beaucoup pouvaient connaître assez bien certaines régions, d’où il venait, par leurs voyages à la Chine et par les expéditions faites aux îles Philippines vers ce temps pour rapporter des plants de muscades et de girofliers. Il déclarait qu’il avait abordé aux terres situées au nord de la Californie. On lui fit des objections qu’il ne put résoudre ; il ne put dire quelles étaient les productions des pays qu’il avait vus ; se voyant pressé, il prétendit vouloir garder son secret, et, quand on le pria d’indiquer sur une carte générale du globe la route qu’il avait suivie, il refusa.

Il se rembarqua le 24 mars sur le même navire qui l’avait amené à l’île de France et arriva à Lorient le 18 juillet 1773.


  1. Benyowszky dit lui-même qu’il boitait de la jambe droite, par suite d’une blessure de guerre qui l’avait rendue de quatre pouces plus courte que l’autre.