Un empereur de Madagascar au XVIIIe siècle - Benyowszky/Chapitre V

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Benyowszky accuse l’intendant et le gouverneur des îles de vouloir ruiner son entreprise. – Affaire du comptable des Assises. – Envois faits des îles à Madagascar. – Rapports défavorables sur l’établissement.[1]


En même temps que Benyowszky envoyait à Paris ces récits grandiloquents, il se plaignait vivement que les administrateurs des îles lui fussent défavorables ; il allait plus loin : il les accusait formellement de vouloir ruiner son établissement parce que son autorité nuisait à leur fortune en les empêchant de faire le commerce illicite, comme leurs prédécesseurs, aux frais du roi et à leur grand profit. Il attribuait à cette basse cupidité, plutôt qu’à la jalousie de commander, l’acharnement qu’ils mettaient à gêner son activité, à lui refuser les marchandises de traite nécessaires au commerce, à le réduire, comme il dit, au désespoir. Que de tels griefs puissent être relevés ou non contre Ternay et Maillart, le lecteur en jugera lui-même sur les justifications des accusés. Nous avons vu au début de notre étude que la pacotille, pour l’appeler par son nom, était aussi ancienne que la Compagnie des Indes elle-même ; c’était un abus vénérable par son antiquité ; il ne paraît même pas que les plus honnêtes gens du temps aient considéré comme déshonorante une pratique aussi généralement répandue. On a vu que Dumas, prédécesseur de Ternay, pacotillait ; Poivre, de vertueuse mémoire, ne fut pas non plus épargné par la médisance. Mais il n’y a aucune preuve, pas même la moindre apparence que MM. de Ternay et Maillart-Dumesle aient, avant ou après l’arrivée du baron, tenté la moindre opération commerciale. Admettons pourtant qu’ils aient regretté de n’en avoir pu faire et ce serait pour Benyowszky un commencement de défense contre les attaques de ses adversaires. En tout cas, on doit reconnaître qu’il ne cite jamais de faits et que dans ses plaintes, généralement fort vives, il distingue toujours le chevalier de Ternay de l’intendant Maillart. Il estime avec juste raison que Ternay s’est toujours montré bienveillant à son égard, tandis qu’il manifeste contre Maillart un implacable acharnement. Si donc l’attitude amicale de M. de Ternay a pu désarmer le baron, si ce dernier reconnaît implicitement son impartialité, puisqu’il ne prononce pas son nom dans les plus violentes diatribes on peut accepter le témoignage de Ternay avec confiance ; quant à Maillart, les faits parleront pour lui et sa justification ressortira des chiffres, ce qui est, en vérité, conforme à la nature des choses, puisqu’il s’agit d’un ordonnateur.

Nous avons vu déjà que Ternay s’était efforcé, en 1774, de retenir Benyowszky à l’île de France jusqu’à la fin de l’hivernage. C’était une marque non équivoque de sa bonne volonté. Il lui avait communiqué les relations et les cartes rapportées par les marins qu’il avait lui-même envoyés explorer les abords de la baie d’Antongil et de Vohémar. Lorsqu’il reçut les lettres du baron qui annonçaient son installation à Louisbourg, il lui écrivit dans les termes les plus affectueux et les plus pressants pour lui conseiller de modérer ses projets. À son avis, l’île Maroce, qui avait toujours été regardée comme l’endroit le plus sain de toute la côte, aurait dû avoir la préférence sur la langue de terre marécageuse qui avait été choisie pour le premier poste.

Il faisait observer qu’on ne pouvait, avec le peu de monde dont on disposait, faire de grandes choses dans le commencement. Les forces de l’île de France étaient inférieures à une entreprise trop ambitieuse : le ministre recommandait l’économie et l’on manquait même de bâtiments pour entretenir un commerce suivi avec Madagascar. Il conseillait de se contenter au début d’un établissement solide dans la région où l’on avait débarqué, de se créer des alliances dans l’intérieur des terres, de façon à faire de la petite colonie une sorte d’entrepôt pour les bœufs et le riz ; l’année suivante, on pourrait s’étendre un peu plus ; ainsi les habitants ne s’effrayeraient pas de nos agrandissements et s’apprivoiseraient à notre négoce. Il annonçait l’envoi d’un grand nombre d’objets demandés par le baron, y faisait ajouter des pioches et des pelles ; mais il le priait de laisser le garde-magasin, chargé des effets de traite, absolument maître d’établir les comptes.

Au mois d’août suivant (1774), répondant à différentes lettres, il lui répétait qu’il le voyait avec peine établir un plus grand nombre de postes que ses forces ne pouvaient le lui permettre ; il lui recommandait de se défier des naturels du pays malgré toutes leurs démonstrations d’amitié. On ne devait pas se diviser, on ne devait fonder qu’un seul poste. Ainsi, les indigènes respecteraient les Français, parce qu’ils les verraient en force, et l’on éviterait les dépenses auxquelles les moyens médiocres des îles ne pourraient fournir. Comme Benyowszky prétendait avoir réuni 15 milliers de riz et 200 bœufs, Ternay envoya à Madagascar la frégate la Belle-Poule pour rapporter ce qui serait disponible. Il promit aussi d’expédier un petit vaisseau chargé de rafraîchissements, à condition que Benyowszky ne le garderait pas pour visiter la côte ouest de l’île, comme il en avait manifesté l’intention. Il lui recommanda expressément de ménager ses hommes pendant la mauvaise saison, de ne pas les épuiser en courses et surtout de ne pas leur faire faire de terrassements.

On doit observer que ces avis, d’ailleurs conformes à l’idée que tout le monde, sauf Benyowszky, s’était faite de l’établissement nouveau, conformes aussi à la règle d’économie que l’état du Trésor imposait, étaient formulés non comme des ordres mais comme des conseils. Ternay n’affectait aucune supériorité et les réflexions que son expérience et sa connaissance du pays lui inspiraient n’avaient rien qui pût froisser l’homme le plus ombrageux. On voit aussi par cette correspondance que, du mois de février au mois d’août 1774, quatre navires avaient été envoyés à la baie d’Antongil, chargés de marchandises et de provisions pour la colonie nouvelle. Ainsi, les administrateurs de l’île de France n’avaient pas de parti-pris négligé de la secourir. Il faut insister pourtant sur ce point : l’intendant Maillart-Dumesle, dès l’origine, fut accusé par Benyowszky, avec la dernière violence, d’avoir mis obstacle à l’exécution de son projet et de lui avoir marqué de l’inimitié. L’unique motif de ces attaques fut son refus motivé de délivrer aucune somme d’argent sans justification de la dépense. Il est certain que Maillart, comme la plupart des fonctionnaires de l’île de France, n’approuvait pas le plan que l’on prêtait au ministre ; il est probable qu’il ne s’en cacha pas et que ces conversations rapportées au baron irritèrent violemment sa vanité. Ayant reçu de lui des lettres très acerbes, Maillart finit par répondre qu’il n’enverrait aucun ordonnateur puisque Benyowszky ne voulait pas de celui qu’il avait désigné et qu’il lui laisserait la responsabilité de toutes les dépenses. On ne peut pas le considérer après ces démêlés comme un partisan bien zélé du chef de l’expédition, mais cela ne prouve pas qu’il ait été capable de lui nuire volontairement. Benyowszky partit donc avec une pauvre intendance : il avait un simple garde-magasin, appelé Senaut, faisant fonction de chef, avec lui un sieur Pruneau, commis de traite et un écrivain appelé Rollin. Mais Senaut, déjà malade au moment du départ, mourut quelques jours après être arrivé à Louisbourg. Le sieur Pruneau n’entendait rien aux fonctions qu’il fut obligé d’assumer et l’écrivain Rollin, n’ayant jamais servi que comme matelot, savait à peine signer son nom. Le baron prétendit plus tard qu’ayant établi quelques postes détachés, ses officiers lui renvoyèrent une quantité d’effets qu’ils avaient confisqués aux officiers d’administration : ceux-ci les avaient pris aux magasins du roi et les vendaient pour leur compte. Il fit alors une visite des magasins, ayant en main l’état des marchandises fournies par l’île de France, afin de reconnaître les fraudes ; il y trouva des vols considérables que les subalternes mirent au compte du sieur Senaut, lequel, étant mort, ne pouvait être poursuivi. Il fut impossible de savoir la vérité ; Benyowszky prit le parti de préposer un officier d’état-major pour faire visite des magasins tous les huit jours, défendit de délivrer aucune marchandise sans un ordre de sa main ; il prit ainsi la responsabilité de toute l’administration, contrairement au règlement. Il le comprit si bien qu’il écrivit en France pour qu’on lui envoyât directement un commissaire, un garde-magasin et quelques employés pour ce service. Cependant, à la nouvelle de la mort du sieur Senaut, Maillart, comme s’il se fût repenti d’avoir abandonné sans contrôle au baron la disposition des effets du roi, nomma, au mois d’août 1774, le sieur La Grive des Assises, ancien commissaire des guerres, qui, paraît-il, était un homme intelligent. Les instructions qu’il lui donna sont du 15 août 1774. Il lui remit une copie de toutes les lettres que le ministre avait écrites, tant à M. de Ternay qu’à lui-même, relativement à l’établissement de Madagascar, et le texte de l’ordonnance du 30 décembre 1772, qui réglait la formation du corps des volontaires.

Il lui recommanda de se conformer exactement aux lois, de ne rien laisser payer par le trésorier, de ne rien laisser délivrer par le garde-magasin sans son ordre, de faire tenir exactement, par ces deux employés, un journal de leurs recettes et de leurs dépenses. Il devait visiter assidûment les magasins et contrôler sévèrement les procès-verbaux de coulage et de dépérissement. La frégate la Belle-Poule, qui le conduisait à Louisbourg, le débarquerait d’abord à Foulepointe où il ferait l’inspection de la troupe et de tous les Français qui y étaient. Aussitôt arrivé à la baie d’Antongil, il dresserait l’inventaire de tous les effets du roi et passerait des revues pour connaître la situation de la garnison. Il rédigerait les extraits mortuaires des personnes décédées, recueillerait leurs testaments, s’il y en avait, pour en informer les familles. Il vérifierait les assertions du baron touchant les vols reprochés au sieur Senaut. Des Assises ne serait pas subordonné à Benyowszky et correspondrait directement avec Maillart.

À ces instructions générales d’autres étaient jointes, tout à fait confidentielles. Maillart se faisait évidemment peu d’illusions sur l’esprit d’ordre du baron, encore moins sur sa docilité et ces prescriptions ne présument chez lui aucune de ces qualités précieuses, communes à nos fonctionnaires. Au cas où il exigerait qu’il fût fait des dépenses, contrairement aux ordonnances, M. des Assises lui ferait avec tranquillité et modération les représentations qu’il jugerait convenables ; si le commandant y résistait, il les réitérerait par écrit, et si le commandant persistait après cela, il exigerait un ordre écrit au bas desdites représentations, puis, enverrait des expéditions du tout à l’île de France. Au cas où M. de Benyowszky serait décédé à son arrivée, il devait se souvenir que le baron s’était rendu caution du trésorier et que sa succession devait être garante des faits de ce comptable. Il devrait, en conséquence, apposer ses propres scellés sur les effets de la succession, nonobstant toute opposition. Il éviterait personnellement tout débat et toute discussion avec le baron et si les faits le convainquaient que celui-ci ne voulait absolument pas laisser rétablir l’ordre, il était autorisé à revenir sur la Belle-Poule, si ce vaisseau se trouvait encore là, ou sinon, par le premier vaisseau qui passerait à la baie d’Antongil.

Après la mort de des Assises, cette pièce tomba sous les yeux du baron ; il en envoya copie à Paris, se plaignant que ce fût plutôt un libelle diffamatoire qu’une pièce de service.

Cet ordonnateur si bien stylé arriva le 7 octobre 1774 en rade de l’île d’Aiguillon. Il descendit à terre immédiatement et trouva une lettre de Benyowszky qui l’engageait à se rendre à la plaine des Volontaires, son quartier général. Il s’embarqua le lendemain dans une pirogue pour remonter la rivière, et fit la rencontre du baron lui-même, qui, ayant appris l’arrivée de la Belle-Poule, se rendait à Louisbourg. Mais, saisi d’un accès de fièvre, il dut revenir avec des Assises à la Plaine. L’aspect de ce poste semble avoir fait assez bonne impression sur le nouveau venu. Il lui parut qu’on y avait fait des travaux immenses : mais il trouva les registres des comptables très mal tenus, ou plutôt il trouva qu’ils n’étaient pas tenus du tout. Le registre-journal de Senaut était demeuré tout en blanc, « sans qu’on y vît portée une panse d’a ». Il fut donc impossible d’envoyer par la Belle-Poule les états que réclamait Maillart. Il lui donna par contre des renseignements sur les établissements faits par Benyowszky : les magasins avaient été bâtis à la hâte et les effets du roi n’y étaient pas en sûreté, les hôpitaux étaient en si mauvais état qu’ils devaient être reconstruits. L’île d’Aiguillon paraissait inhabitable : elle ne renfermait qu’une plaine presque toujours submergée, elle était couverte continuellement d’un épais brouillard. Lui-même était logé aux quatre vents. Lorsqu’il tombait de la pluie, il avait de la peine à trouver une place pour travailler. Il se déclarait persuadé que les deux tiers des personnes déjà mortes avaient péri faute d’être convenablement abrités ; à l’hôpital même, les malades étaient exposés à la pluie et au vent ; tous les bâtiments de la colonie n’étaient que des cahutes. Il demanda des ouvriers capables de faire les réparations nécessaires, d’autant plus que les malades étaient très nombreux. Le ton des lettres de des Assises, loin d’être hostile, ne marque aucune prévention. On voit certes que sa première impression n’est pas favorable à l’administration de Benyowszky. On voit surtout que les rapports faits par ce dernier sur ses travaux et sur la parfaite salubrité de Louisbourg ne lui semblent pas justifiés. L’ aventure de ce des Assises va nous fournir la preuve du peu de créance que méritent les Mémoires de Benyowszky.

Celui-ci raconte que, peu de jours après son arrivée, des Assises assembla quelques chefs indigènes, leur fit présent d’un tonneau d’eau-de-vie et les assura qu’il était venu pour les soutenir contre le gouverneur et pour surveiller sa conduite. Ce procédé lui parut criminel de la part d’un homme qui lui était subordonné, mais, l’injure lui étant personnelle, il se contenta de faire à l’ordonnateur de très fortes réprimandes sur l’absurdité de sa conduite. Quelque temps après, comme il était tombé gravement malade, des Assises voulut convoquer les officiers : sur leur refus d’obéir, il se rendit auprès de chacun d’eux et leur déclara qu’il avait reçu de Maillart l’ordre de saisir tous les effets particuliers du baron, si ce dernier semblait en danger de mort. Il leur demanda leur concours pour accomplir sa mission. La réponse des officiers fut une menace de le faire repentir, s’il osait réitérer sa proposition. Le baron ayant appris, dès son rétablissement, la conduite qu’il avait tenue, le manda aussitôt et la lui reprocha amèrement. Atterré en voyant ses procédés mis ainsi publiquement au jour, celui-ci avoua que toutes ses actions lui étaient dictées par des instructions particulières de son chef. Il dut en livrer l’original au baron, qui en fit prendre une copie et les envoya à Paris en les qualifiant de libelle diffamatoire. Quelques jours après, l’ordonnateur voulut lui faire signer le procès-verbal des pertes et des vols qui avaient été constatés dans les magasins ; le baron refusa, déclarant qu’il n’ignorait pas l’énorme consommation de vin que faisaient des Assises et ses gens ; quant aux vols, il dit qu’on connaissait trop bien les voleurs pour songer à faire aucune poursuite contre eux. Quelque temps après, Benyowszky fit commencer quelques constructions à Louisbourg : des Assises protesta et alla jusqu’à menacer d’avertir les nègres qu’il refuserait de payer leur travail. Cela se serait passé du 1er au 20 novembre 1774. En décembre, il aurait tenté de soulever contre la colonie le canton des Saphirobays ; il leur persuada qu’en se révoltant contre le baron ils feraient une chose agréable au gouvernement de l’île de France. « Je crus, raconte Benyowszky, qu’il était enfin temps de prendre une résolution ferme et définitive. J’assemblai les officiers du corps à qui j’expliquai le fait : après leur avoir expliqué la conduite du sieur des Assises, je leur demandai ce qu’ils croyaient prudent de faire. Leur opinion étant d’accord avec la mienne, j’ordonnai qu’on le mît aux arrêts et M. Aumont fut chargé de le remplacer. » Cela se passait, paraît-il, le 19 décembre. Dix jours après, l’ordonnateur avouait publiquement que toutes ses paroles et tous ses actes avaient été inspirés par une faction de l’île de France, dont le gouvernement était jaloux de la prospérité où s’élevait l’établissement de Madagascar sous le commandement du baron ; quant à lui, il ne s’était comporté ainsi que pour gagner les bonnes grâces de M. Maillart. Cet acte de repentir valut au coupable sa mise en liberté et Benyowszky laissa cet homme dangereux, comme il le nomme, reprendre ses fonctions. Il ne les garda toutefois, d’après les Mémoires, que jusqu’au 8 février 1775, date à laquelle il aurait été, sur sa demande, relevé de ses fonctions.

Malheureusement pour le narrateur, il n’y a pas un mot de vrai dans ce récit. Nous possédons les lettres échangées par Benyowszky et le sieur des Assises depuis le mois d’octobre 1774 jusqu’au mois de février 1775. Il en existe du baron, écrites de la Plaine-de-Santé, en date du 30 septembre, des 5, 10, 15, 18, 24 et 26 octobre : elles sont toutes extrêmement cordiales. Il charge des Assises d’acheter pour son compte au chevalier Grenier, commandant la Belle-Poule, deux Mozambiques qui savent sonner du cor, « car, dit-il, sa plus grande privation est de ne pas avoir de musique ». Il paraît qu’il fut malade au cours du mois de novembre : il ne quitta pas la Plaine, mais cette correspondance continua régulièrement, sans qu’on y trouve la moindre allusion au moindre désaccord. Le ton des lettres du baron est toujours amical, parfois familier, les réponses de l’ordonnateur sont toujours déférentes et respectueuses. Celui-ci résidait habituellement à Louisbourg, mais il fit plusieurs voyages en pirogue à la Plaine-de-Santé pour se concerter avec son chef. Pour mieux juger de la nature de leurs relations, l’on peut prendre quelques exemples dans les lettres du baron. Du 11 octobre : « Nous partageons, cher des Assises, les légumes. Je vous en envoie un panier : bon appétit. » Du 13 décembre : « J’attends vos jetons et votre boîte pour vous servir avec de nouvelles cartes un quinola à la bonne, et je vous prie de remettre à M. Ouzeau le bon des 200 fiches ainsi qu’à vous-même celui de 116. Je vous attends avec votre nouvelle pirogue. J’ai reçu bien des lettres : beaucoup de nouveau : nous nous amuserons avec cela une soirée. » Du 15 décembre : « Mme de Benyowszky et mademoiselle sa sœur se portent bien ; elles commencent à revenir des préjugés de la Plaine et m’ont chargé l’une et l’autre de vous dire mille choses obligeantes. » Du 20 décembre : « Ma chère moitié vous dit bien des choses et vous envoie des légumes… La farine est ici si mauvaise que nous ne pouvons pas manger de pain. Je vous requiers d’en envoyer à la Plaine quelque bon quart. Adieu, mon ami, portez-vous bien, buvez votre vin de Champagne et n’oubliez pas que j’ai eu l’honneur de vous offrir de mon Grave et Malaga. » Cette lettre est précisément datée du jour où, d’après les Mémoires, Benyowszky aurait été obligé de faire mettre aux arrêts le sieur des Assises. On voit que, ce jour-là, le baron paraissait être dans les meilleures dispositions à l’égard de ce prétendu rebelle. D’ailleurs, une lettre postérieure de quatre jours nous fait connaître que des Assises était précisément fort malade à cette date et incapable de conspirer, en supposant même qu’il en pût avoir l’idée. Le 24, Benyowszky lui conseillait de se rendre à la Plaine : « Je serais, dit-il, à même de vous témoigner combien je vous estime. » L’indisposition de des Assises n’eut pas de suite ; il fut même assez vite rétabli pour pouvoir envoyer le jour de l’an un joli compliment à M. et à Mme de Benyowszky. Le baron l’en remercia, par lettre du 2 janvier 1775, en souhaitant que tous deux pussent passer l’année ensemble le plus agréablement possible et en bonne santé. Il n’y a donc rien à retenir du récit des Mémoires. Pourquoi Benyowszky a-t-il ainsi calomnié cet homme qu’il appelait son ami, ce malheureux qui, n’ayant pu fournir ni les états ni les actes de décès réclamés par Maillart-Dumesle, fut rappelé par lui et mourut à Madagascar avant même de connaître son rappel ? La raison, la voici : le baron cherchant, en 1786, à expliquer son insuccès, voulut en faire peser la responsabilité sur Maillart ; il l’accusa de l’avoir contrecarré, de lui avoir refusé et les marchandises et les fonds nécessaires. Il lui plut aussi d’ajouter à ses griefs administratifs l’imputation de prétendus complots formés contre sa colonie à l’instigation de ce fonctionnaire par des agents complices. Des Assises ne pouvait plus s’en défendre, Maillart, s’il vivait encore, ne réfuta pas le livre de son ennemi, qui fut publié en France seulement en 1791.

L’inimitié dont on l’accuse ne l’empêcha pas d’envoyer à l’établissement de Madagascar des secours qui, vu la pénurie où étaient les îles elles-mêmes, ne laissèrent pas d’être assez considérables. Nous savons par les lettres du chevalier de Ternay qu’on fit partir en l’année 1774 6 vaisseaux chargés de vivres et d’argent pour la colonie nouvelle, sans compter le Desforges et le Postillon qui avaient amené le baron et le corps des volontaires : ce sont le Grand-Bourbon, la Flore, la Dauphine, le Nécessaire, la Belle-Arthur, la frégate la Belle-Poule sur laquelle se trouvait des Assises ; le Conquérant y alla en janvier 1775 et la Dauphine y retourna en janvier 1776.

Nous avons aussi les pièces de la comptabilité de l’île de France adressées au ministre par l’intendant, lesquelles donnent le détail des hommes envoyés, des fournitures faites et des fonds remis au compte de l’établissement de Madagascar[2].

Quant aux fonds, un premier état, envoyé le 17 août 1774 et complété le 6 septembre suivant, donnait un total de 910,293 livres, non compris les frais de navigation des vaisseaux la Flore, la Belle-Arthur, le Grand-Bourbon et la Belle-Poule ; à la fin de septembre 1775 on atteignait la somme de 1,112,093 livres. Bellecombe et Chevreau, d’après les notes fournies par Benyowszky lui-même, arrivèrent en octobre 1776 au chiffre de 1,799,100 l. 11 s. 6 d., valeur fournie en marchandises, sauf 336,416 livres en argent comptant, payées à M. de Benyowszky lui-même et 315,706 l. 1 s. 6 d., en lettres de change tirées par lui sur le trésorier de l’île de France.

C’était une dépense de près de 2 millions du mois de février 1774 au mois d’octobre 1776 pour environ 300 hommes dont 90 seulement survivaient dès 1775. Il faut noter aussi que les vivres pris sur place, tels que les bœufs et le riz, qui, en droit, auraient dû être achetés, furent probablement enlevés de force. Benyowszky, on le sait, ne comptait pas fort exactement. Il opposa pourtant à ces chiffres les siens : car Maillart lui avait fait passer copie de ses états. Il ne consentit à reconnaître comme faites au compte de l’établissement que 641,458 livres de dépenses ; mais les bureaux du ministère, qui relevèrent les chiffres portés dans ses tableaux, remarquèrent qu’il retranchait ordinairement de ses dépenses des objets qui devaient en faire partie ; les chiffres de Maillart méritent donc confiance. Encore pourrait-on compter au bilan de la colonie le corps et le chargement de la corvette la Sirène qui se perdit en janvier 1776 à Fort-Dauphin et dont la cargaison valait 250,000 livres. Il ne paraît donc pas que Maillart ait mis trop de mauvaise volonté dans ses relations avec le baron ; il est même étonnant qu’il ait fait tant d’avances de fonds alors qu’il ne recevait aucune justification et que Benyowszky se refusait opiniâtrément à reconnaître l’autorité de Ternay et la sienne. À une lettre écrite par eux à Paris pour savoir si l’établissement nouveau devait être regardé ou non comme indépendant de l’île de France, le ministre avait répondu, le 17 juillet 1775, que M. le baron de Benyowszky devait entretenir correspondance avec eux, mais qu’il n’était tenu de rendre compte qu’au secrétaire d’État de la Marine et des Colonies. Cette décision le rendait indépendant de fait et l’on conçoit dès lors l’embarras d’un intendant qui pouvait être tenu de fournir de l’argent et ne pouvait exercer aucun contrôle sur l’emploi qui en était fait. Il est assez naturel qu’à la réception de cette dépêche, Maillart ait interrompu les envois qu’il n’avait pas cessé de faire à Madagascar jusqu’au mois de décembre 1775 et dont on ne lui avait rendu aucun compte, contrairement à la règle. C’est à partir de cette date que Benyowszky cessa de recevoir des secours réguliers. Il faut avouer qu’il est lui-même responsable de cet abandon. On lui en donna avis en lui en expliquant les motifs. Il ne répondit pas. Il avait assez mal reconnu la complaisance de l’intendant. On sait qu’il n’avait ni transmis ni laissé transmettre aucun compte depuis son arrivée à Louisbourg. Aussi, Maillart pouvait lui écrire le 21 juin 1775, c’est-à-dire environ dix-sept mois après son débarquement : « Je n’ai encore aucune nouvelle du trésorier, du garde-magasin, par conséquent aucun compte qui constate l’emploi des fonds et des effets et rien qui constate le restant. Je n’ai pas davantage la liste des hommes encore existants, ni de liste des morts, avec l’époque de leurs décès, pour servir à livrer des extraits mortuaires à leurs familles. On n’a point non plus envoyé d’inventaires des morts, ni aucun produit de leurs successions. Je suis, d’après cela, dans l’impossibilité de rien constater dans les détails qui me concernent, d’autant plus que M. Desassises étant mort, ni ses papiers, ni son inventaire, ni ses ordres ne m’ont été adressés, non plus que ceux du sieur Senaut, qui a été quelque temps garde-magasin. » On comprend qu’en raison de cette incurie, Maillart ait pu, sans exagération, écrire au ministre que les comptes de la colonie nouvelle pourraient être considérés comme ceux d’un navire naufragé et perdu corps et biens.

La demande d’éclaircissements au sujet des fonds dépendant des successions ouvertes à Madagascar paraît avoir fort irrité le baron sans qu’on aperçoive la raison. À une réclamation sur ce sujet, qui lui fut transmise au cours de 1775, il répondit seulement le 30 décembre de la même année. Il déclarait alors renvoyer à l’administration tout ce qui concernait les listes des morts, leurs successions, ventes, inventaires, etc., et n’en vouloir pas entendre parler.

L’intendant répondit que les ordonnances du roi chargeaient les majors et commandants de tout ce qui concernait ces affaires, et que, par conséquent, ce serait à lui, Benyowszky, d’en rendre compte. On ne s’entendit pas non plus au sujet d’achats de cargaisons et de vaisseaux faits par le baron et que Maillart refusa de solder n’ayant ni ordres pour cela, ni fonds suffisants : « Vous et moi, monsieur, concluait l’intendant, nous avons des ordres ; vous les suivez, nous exécutons les nôtres, c’est au ministre à prononcer et à nous d’obéir. » À cette lettre, Benyowszky répliqua le 5 juin 1776 : « J’ai reçu le 17 du mois passé la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ; je vous prie d’être tranquille sur la liste des morts, les successions, inventaires et ventes des personnes militaires, je sais mon devoir et je l’ai rempli ; je me flatte que vous vous dispenserez d’exiger de moi des comptes à cet égard. Pour les autres affaires et contestations dont vous me parlez, qui me surprennent beaucoup, je vous prie d’attendre les ordres du ministre. Laissez ces affaires, soit prétendues, soit réelles, tranquilles et soutenez-les autant que vous y êtes intéressé. Je vous souhaite une bonne issue ; tout ce que je puis dire, c’est que le mensonge n’a qu’un temps, et souvent très court. Quant aux boîtes que vous avez reçues, elles contenaient tous les papiers quelconques qui ont été trouvés après le décès des sieurs Haumont et Desassises. S’ils ne vous procurent aucun éclaircissement, c’est une preuve que vous avez fait un mauvais choix, et que vous avez employé des voleurs, des ignorants et des imbéciles ; vous jouirez de leurs ouvrages, mais ce sont toutes affaires qui ne me regardent pas. Vous ferez donc bien de ne me rien dire sur ce que je dois ou ne dois pas faire, de ne pas plus vous inquiéter de ma conduite que je n’ai fait de la vôtre. À l’égard des lettres de change, achats de cargaisons, navires, etc… ce n’est pas vous qui répondrez pour moi, ainsi, passons cette synagogue.

« Vous avez pris sur vous d’informer le ministre que, depuis mon arrivée à Madagascar, l’île de France m’avait fourni des secours considérables en espèces et en hommes. Permettez-moi de vous dire que vous lui en avez imposé, et que c’est un mensonge atroce, vous le savez vous-même et c’est tout dire. »

Ce langage était certes peu conforme aux usages et l’on ne peut s’étonner que Maillart ait transmis cette lettre avec quelques autres du même style au ministre de la Marine. Il se plaignit de cette animosité dont il avait eu des marques, dès les premiers jours, pour s’être opposé à certaines mesures qu’il jugeait mauvaises. Il est impossible, en effet, de justifier les fureurs épistolaires du baron, et, après les preuves que nous avons de la correction de Maillart, on ne peut nier qu’il ait fait son devoir et fourni, selon ses moyens, à la subsistance de la colonie. On ne peut lui reprocher sérieusement, pas plus qu’à M. de Ternay, de n’avoir pas recruté régulièrement le corps des Volontaires, de n’avoir pas renouvelé leur uniforme jusque dans ses détails. Ils n’avaient ni hommes ni ressources ; or, Benyowszky voulait qu’on lui fournît les mêmes tissus et des boutons de rechange identiques aux anciens. Les administrateurs de l’île de France ont donc fait loyalement leur devoir. S’ils n’ont pas fait plus, c’est qu’ils avaient peu de moyens.

Dire qu’ils aient approuvé ou loué l’entreprise, c’est autre chose : il est certain que, dès le premier jour, ils en augurèrent mal et qu’ils le dirent au ministre sans la moindre réticence. Dès le mois de novembre 1773, ils se montrèrent inquiets des conséquences qu’elle pourrait avoir et des grands frais qu’elle allait entraîner : mais on pensa d’abord en France qu’ils y étaient défavorables en raison de l’indépendance qu’on semblait laisser à Benyowszky. Le 17 juin 1774, ils envoyèrent les premières nouvelles reçues de l’établissement. Un bâtiment, parti le 4 mars de la baie d’Antongil, annonçait qu’on y avait déjà perdu beaucoup de monde et qu’il y avait un grand nombre de malades. Dès le 24 mars, 40 hommes de troupe et 6 officiers étaient morts ; or, Benyowszky n’avouait, à cette date, que 7 décès. Il avait déjà eu des démêlés avec les gens du pays, il avait incendié un village ; tout était dans le plus grand désordre ; il faisait des demandes démesurées et injustifiées, par exemple il voulait un navire qui serait à ses ordres et 12 canons. Enfin, il avait placé son camp dans un endroit marécageux, où il était exposé à perdre tout son monde. C’est à cette époque que se place le séjour du capitaine Kerguelen à la baie d’Antongil, et son témoignage confirme celui de MM. de Ternay et Maillart. Il y demeura, pour se rafraîchir, du 20 février au 21 mars 1774 ; il raconta que les indigènes étaient fort hostiles à Benyowszky, que dans leur langage ils l’appelaient le mauvais blanc et qu’ils venaient tirer aux Français des coups de fusil jusqu’aux environs du campement. Il lui avait été impossible d’obtenir du baron les moindres secours ; il dut se procurer lui-même sur la côte les bœufs dont il avait besoin pour ses équipages. Pourtant, au moment où il allait lever l’ancre, Benyowszky lui demanda son concours pour attaquer un village indigène assez bien fortifié, armé d’un petit canon, où résidaient deux chefs, qui étaient venus tirailler la veille contre ses retranchements. Kerguelen consentit à donner 80 hommes, Benyowszky en amena 50 qui s’embarquèrent sur quelques canots du pays. Le village fut livré aux flammes, sans résistance, par les marins ; les Volontaires n’eurent pas même le temps de descendre à terre. « C’étaient tous, dit Kerguelen, des enfants, des polissons, des décrotteurs du Pont-Neuf. »

Le 10 du mois d’août arriva à l’île de France le senau du roi, le Grand-Bourbon, qui avait quitté l’île le 4 juillet précédent. Sur ce vaisseau passaient Mme de Benyowszky, sa sœur Mlle Henska et Mme Cromstowska, dont le mari, capitaine au corps des Volontaires, venait de mourir. Il apportait des lettres de particuliers qui dépeignaient la situation de l’établissement comme très peu favorable. Le capitaine et le chirurgien déclarèrent qu’à leur départ, le 3 juillet, 180 hommes sur 237 et 12 officiers sur 22 étaient morts ; Benyowszky était fort malade. Quant à lui, il mandait qu’il se portait bien et qu’il n’avait perdu que 49 hommes. Et tandis qu’il énumérait pompeusement les quantités de riz accumulées par ses soins, le capitaine du Grand-Bourbon disait qu’on n’avait pas même pu lui en fournir pour sa traversée et que tous les magasins étaient vides : cependant Benyowszky demandait 50 hommes du régiment de I’île de France pour compléter sa troupe : Ternay ne crut pas devoir les accorder, mais il fit passer sur la frégate la Belle-Poule commandée par le chevalier Grenier, des chirurgiens, des médicaments, des vins, des eaux-de-vie, des farines et tous les secours qu’il pouvait, eu égard à la disette où était l’île de France : il recommanda au capitaine de ne prêter ses hommes que pour faire des cases et des magasins sur l’île Maroce et, en tout cas, de ne pas les laisser travailler dans l’établissement marécageux de Louisbourg. Au mois de septembre, on reçut encore des nouvelles : Benyowszky écrivit qu’il avait trouvé un joli port entre le port Louquès et le cap d’Ambre, et que sept pirogues chargées en plein d’ambre avaient payé toutes ses dépenses : « Il nous a envoyé à chacun, dirent les administrateurs dans leur compte rendu, un gros morceau de ce prétendu ambre, qui n’est qu’une mauvaise gomme, et il ajoute avoir envoyé en France la corvette du roi le Postillon, pour informer le ministre de cette découverte et cela contre notre avis. »

Ils trouvèrent aussi fort mauvais qu’il eût accordé au sieur Savournin, armateur et négrier, le privilège du commerce sur la côte ouest de Madagascar, moyennant 100,000 livres une fois versées à la caisse du roi à Madagascar, fonds dont il disait qu’il rendrait compte directement en France. Cela paraissait irrégulier. Quant aux secours que Madagascar devait fournir aux îles, on les attendait encore, bien que le baron promît des milliers de livres de riz et des centaines de bœufs dont il faisait, d’ailleurs, varier les chiffres d’une lettre à l’autre.

Ternay adressa au duc d’Aiguillon personnellement le 6 septembre 1774 une lettre où il exposait toute sa conduite à l’égard du baron. Il rappelait qu’il l’avait supplié de ne partir qu’à la fin de la mauvaise saison, quand son premier détachement aurait pu construire au moins un magasin pour mettre les vivres à couvert. Rien n’avait pu le retenir et, comme il était indépendant de par ses ordres, Ternay n’avait pu lui donner que des avis dont il n’avait tenu aucun compte. C’est ainsi qu’il avait pris position à l’endroit le plus malsain et le plus pestilentiel de toute l’île, qu’il ne tenait Ternay au courant de rien, supposant sans doute que celui-ci ne pourrait rien savoir des pertes qu’il avait faites, parce qu’il avait interdit d’écrire et qu’il interceptait les lettres ; mais on avait tout connu par des correspondances particulières et par le chirurgien de l’établissement. Le gouverneur se plaignait qu’on n’eût pas confiance en lui ; sa façon de servir méritait, lui semblait-il, qu’on l’eût mis dans la confidence de la mission confiée à Benyowszky, tandis qu’il n’en connaissait pas le premier mot. Pour Maillart, n’ayant reçu ni les listes des morts, ni les inventaires des successions, ni aucun compte d’aucune espèce, il fit au baron la réclamation dont il a été parlé plus haut, en envoya copie au ministre et ajouta : « Elle vous prouvera, Monseigneur, que le désordre qui règne à Madagascar, depuis le commencement de cet établissement, continue et augmente même chaque jour. Que peut-on au surplus espérer des opérations d’un homme qui établit le despotisme pour principe, qui méconnaît lois, usages, convenances, qui, d’ailleurs, se regarde comme indépendant du gouvernement de l’île de France, qui se retranche continuellement derrière des instructions particulières à lui données en France, qui, d’après cela, me regarde comme devant aveuglément accéder à toutes ses demandes, sans par lui rendre aucun compte et sans tolérer même qu’il en soit rendu ? »

Ainsi parlait avec une juste indignation cet intendant qui, depuis dix-huit mois, avait payé 1,200,000 livres et n’avait pu encore obtenir ni un reçu ni un compte de dépense (9 juillet 1775). Que dut-il penser lorsque, au mois d’octobre de cette année 1775, il reçut le procès-verbal d’une réunion tenue par les officiers du corps des Volontaires le 25 septembre précédent ? Étaient présents M. le baron de Benyowszky, colonel du corps des Volontaires de son nom, commandant général de Madagascar, 9 officiers, le trésorier Besse. Le baron exposait que, le voyant malade, les officiers avaient voulu tenir une assemblée pour savoir quels ordres ils auraient à suivre en cas de malheur. Il y avait assisté et leur avait fait un discours dans lequel, à son ordinaire, il s’était plaint de la prétendue trahison de Maillart et de l’abandon où on les laissait de propos délibéré. Il s’était ensuite retiré.

Que pouvaient faire des officiers à qui leur colonel ne donnait pour éclaircissements que des plaintes et des récriminations ? Ils se déclarèrent pénétrés de douleur en apprenant, qu’en récompense de ses soins et de son zèle, on s’efforçait de ternir sa réputation par des impostures et la plus noire calomnie. Ils offrirent de faire eux-mêmes une masse commune de fonds pour l’avancer au trésorier. Ils ouvrirent l’avis, si l’on en croit Benyowszky, d’adresser à l’île de France une sommation au nom du roi pour obtenir des secours en hommes, en argent et en marchandises. Et pourtant les officiers avaient dû toucher par le vaisseau le Conquérant, dans les premiers jours du mois, des secours personnels, dont le chef accusa réception à Ternay par sa lettre du 20 octobre, mais dont il ne paraît pas avoir dit mot aux destinataires, puisqu’ils n’y font pas la moindre allusion. Il sut bien par contre envoyer copie de la délibération extorquée à ses officiers aux administrateurs de l’île de France en l’accompagnant d’une sommation personnelle rédigée en termes violents : « Je vous somme, écrivit-il, au nom du roi, notre maître, d’envoyer à Madagascar un officier supérieur capable de commander, à qui je puisse confier le gouvernement, en attendant que la cour en nomme un autre… Vous aurez pareillement agréable d’envoyer des provisions en farines et boissons, ainsi que toiles, fusils, poudre de guerre et une certaine somme pour la solde de la troupe, avec un détachement de 50 soldats, conduits par un officier. Vous perdrez l’établissement de Madagascar par le moindre retardement, et je vous rends responsables vis-à-vis du roi et du ministre dans le cas où vous aurez agi contre ma sommation. »

Si l’on songe que Benyowszky, dans ses lettres précédentes à Ternay, se donnait comme maître de toute l’île, énumérait les tributs en riz, en esclaves et en bœufs qui lui étaient payés par des milliers de sujets, on conviendra que la peinture de sa détresse pouvait paraître suspecte. Le ton dont il usait ne convenait guère d’ailleurs, parlant à des hommes qui, après tout, ne lui étaient pas subordonnés.

Ternay, poussé à tout, fit dès leur réception tirer copie de ces diverses pièces et les envoya au duc d’Aiguillon avec une lettre où il disait : « Il eût été à désirer, Monseigneur, que vous eussiez bien voulu m’expliquer si M. de Benyowszky est absolument indépendant du gouvernement de l’île de France, ce que je souhaite très fort, le ministre a pu le voir dans mes différentes dépêches. Cependant, la lettre commune du 16 octobre 1774 et qui nous dit de donner des ordres à Madagascar, pour que le sieur Bourdé de la Villehuet ne soit pas inquiété, semble annoncer une dépendance. C’est cette même lettre et cet ordre que vous m’avez donné qui ont si fort gendarmé M. de Benyowszky. Je ne lui ai pas donné d’ordres, je lui ai fait passer les vôtres, et je le prie aujourd’hui de mettre fin à sa correspondance littéraire dans laquelle je ne vois que de l’aigreur. Vous avez vu la mienne, je pense que vous n’y aurez vu jusqu’à présent que de l’aménité et une envie décidée de voir réussir ses projets. Les conseils que je lui donnais, et non point des ordres, étaient dictés par ce seul motif. La sommation impérieuse qu’il fait au gouvernement de l’île de France me ferait presque douter s’il ne se croit pas également commandant de ces îles-ci. Je ne sais, Monseigneur, quels peuvent être les ordres donnés à M. le baron de Benyowszky, qui se trouve actuellement en guerre avec les noirs des environs de la baie d’Antongil. Si je veux m’en rapporter à la lettre commune du 19 mars 1773, n° 65, il n’était question que d’un seul établissement, à la faveur duquel l’on se serait procuré, avec des effets de traite, du riz et des bestiaux des habitants du pays, que l’on aurait insensiblement accoutumés à voir les Français établis chez eux. Si c’est là le projet, M. de Benyowszky a plus de monde qu’il ne lui en faut encore pour s’y maintenir, malgré tous les noirs qui pourraient l’y attaquer. Selon son propre calcul, il doit avoir 212 hommes. Si, au contraire, il a ordre de soumettre toute l’île de Madagascar, comme je vous en ai rendu compte, en vous envoyant un extrait de ses lettres, les 50 hommes qu’il demande à l’île de France, et dont il y aurait la moitié de morts six semaines après leur arrivée, ne suffiraient pas, à beaucoup près, pour une pareille conquête. J’attends vos ordres avant de faire un envoi de ce genre, du moins aussi considérable. Je ferai partir la corvette du roi la Dauphine, sous huit jours. M. Maillart enverra des habillements avec des effets de traite et autres provisions de bouche. J’y ferai passer un millier de poudre pour le service de la troupe, et M. le chevalier de Tromelin restera, jusqu’à la fin de janvier (1776), dans la baie d’Antongil, pour seconder M. le baron de Benyowszky dans la défense de son poste principal, s’il est attaqué. Les hostilités actuelles des noirs de Madagascar sont contradictoires avec les dernières lettres de M. le baron de Benyowszky, qui annonçait que toute l’île depuis le Fort-Dauphin jusqu’au cap d’Ambre, était soumise et tributaire du gouvernement français. Ce commandant doit vous en avoir rendu compte. Je vous fais cette observation sans fiel aucun, et je désire que tout ce que la cour a espéré de cet établissement puisse se réaliser. Je m’en remets, d’ailleurs, à la voix publique pour le jugement que le ministre voudra en porter. Je lui fais observer seulement qu’il est à désirer que les ordres donnés par la cour soient si clairs, que personne n’y puisse donner interprétation. Je joins ici la liste générale des personnes qui ont passé à Madagascar. Vous pourrez juger de la mortalité par l’aveu lui-même de M. de Benyowszky qui avoue 124 morts, d’où je résume qu’il doit avoir encore avec lui 212 blancs et 23 noirs sortis de l’île de France. Mais tous les calculs que je pourrais faire seraient toujours fort incertains et mon opinion sera la même dans tous les temps, c’est-à-dire que j’ai vu jusqu’à présent tant de contradictions dans les différentes lettres de M. de Benyowszky que je ne peux ajouter foi à tout le pathétique de sa situation, surtout si l’on en juge par l’immensité des envois qui lui ont été faits. Son discours, joint à la sommation de tout un corps que je ne connais pas, me paraît une vraie scène de théâtre et qu’il est inutile de commenter. »

En réalité, Benyowszky qui avait, le 20 septembre 1774, 150 hommes en tout, y compris les officiers, n’en avait plus en janvier 1775 que 119, en septembre que 92 et le 1er janvier 1776 91. Tout cela ressort d’états signés de sa propre main.

Le capitaine Bourdé, commandant le navire particulier le Salomon, qui était à Madagascar en 1775, nous apporte un témoignage à l’appui des dires de Ternay. Il ne dit rien de positif sur l’état actuel du chef-lieu que M. de Benyowszky avait formé dans la baie d’Antongil et nommé Louisbourg. Il sait seulement que c’est l’endroit le plus malsain de Madagascar. Il était lui-même arrivé à Foulepointe, le 9 juillet 1775, à la nuit close. Le 10 au matin, il avait envoyé un officier à terre pour remettre à M. de la Boullaye, officier des Volontaires de Benyowszky, les paquets dont il avait été chargé par M. de Ternay pour le baron. La Boullaye revint à bord avec l’officier et y dîna, convenant dans la conversation que l’établissement était dispendieux pour l’État, inutile par lui-même et nuisible au commerce, sans compter que la mauvaise saison emportait la plupart des hommes : « Nous avons pu juger, dit Bourdé, de la vérité de ce dernier fait à l’aspect des 13 soldats, du commandant et du chirurgien, qui avaient plutôt l’air de momies ambulantes que d’hommes vivants. C’était toute la garnison d’une méchante palissade carrée que l’on nomme le fort Français, et qui, dans le vrai, n’est qu’un taudis de nègres, sans force ni défense, puisqu’il n’est formé que par des pieux de 4 à 6 pouces de diamètre et de 7 à 8 pieds de hauteur au-dessus du sol, dans lequel ils sont enfoncés de 2 pieds environ, en se touchant les uns les autres. Cet entourage de palissades renferme la case où loge l’officier, un magasin à la mode du pays et quelques autres cases où logent les soldats. C’est tout ce qu’on a pu remarquer, pendant le peu de temps que nous avons été à Foulepointe, où l’on n’a pas manqué de nous défendre toute espèce de commerce. Le 19 d’août, ajoute Bourdé, j’ai reçu une lettre du baron de Benyowszky, avec permission de traiter du riz sur toute la côte et défense d’y traiter des noirs. Aussi mes officiers n’ont pu remplir leurs ports-permis, quoique tous les gens de M. le baron offrent des esclaves, mais à si haut prix qu’on n’en achète point. Cependant, deux officiers du vaisseau en ont acheté pour domestiques à 55 piastres, l’un avec M. de la Boullaye, l’autre avec un interprète nommé la Broche. Si on avait voulu plusieurs esclaves à ce prix, on aurait pu s’en procurer, malgré les défenses, puisqu’elles ne paraissent faites que pour les négociants et que les gens de la colonie s’en dispensent. Sur l’île de Sainte-Marie, il n’y a ni établissement, ni poste, de la part du gouverneur général de l’île Dauphine. J’ai eu recours à M. de Benyowszky pour me procurer ce qu’il avait de riz en magasin à son fort Saint-Maurice, à Angontsy, qu’il s’est décidé à me vendre 1 piastre 1/2 le cent, et il m’en a fait livrer 74,365 livres à ce prix, conformément au reçu de son officier, M. Diard.

« Le fort Saint-Maurice consiste en une palissade pareille à celle de Foulepointe. Cet entourage de pieux a de plus que le premier deux tourelles, aux deux angles de la façade de la mer, et la porte du fort qui est au milieu de la courtine est couverte par un petit fer à cheval de palissades à hauteur de 4 pieds. Toute la garnison de ce fort faible consiste en 1 officier et 1 volontaire, avec 6 ou 8 noirs, interprètes. On l’a réduite à mon départ à un seul homme, nommé Décolle, interprète.

« On peut élever par tout Madagascar une pareille fortification, avec ses bâtiments, pour la valeur de 400 à 500 piastres en n’employant que les gens du pays, à la faire parce qu’il n’y a que des pieux à planter sans avoir de terre à remuer et le bois est sous la main des travailleurs. Je vous observerai, monsieur, que, quand le commerce jouissait de la liberté qui lui convient, les vaisseaux particuliers enlevaient beaucoup de riz et d’esclaves qui s’importaient dans nos îles de France et de Bourbon. Aujourd’hui, aucun vaisseau du commerce n’ose se procurer cet avantage, puisque la traite du riz y serait interrompue par les guerres continuelles qui s’y entretiennent depuis la présence de nos troupes, dont le nombre cependant est fort petit, car, suivant ce qui m’a été dit par les sieurs Diard, la Broche et Dupuis, le tout ne va pas à 150 hommes blancs, tout compris, dont la plupart exténués par l’intempérie du climat, sans en excepter le baron lui-même, et desquels le nombre diminuera encore probablement, pendant la mauvaise saison qui commence. Les récoltes de riz sont beaucoup moindres et la disette règne de Tamatave à la pointe de la Rée. »

Tel était le récit d’un témoin oculaire au milieu de l’année 1775.

On voit qu’avec de pareils témoignages qui ne peuvent être révoqués en doute quand ils portent sur des points particuliers et précis, il était difficile à Ternay et à Maillart d’avoir bonne opinion des exploits et de la véracité de Benyowszky.

Les bureaux étant plus éloignés furent plus lents à se laisser convaincre et n’admirent pas facilement qu’ils eussent pu se tromper, dans leur choix.


  1. A. C. Fonds Madagascar. C5, 5, 6 aux dates indiquées. – Mémoires de Benyowszky.
  2. On envoya 20 hommes en août 1774, 30 autres en décembre, Kerguelen en laissa 20.