Un général espagnol — Don Juan Prim

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Un général espagnol — Don Juan Prim
Revue des Deux Mondes5e période, tome 6 (p. 644-664).
UN GÉNÉRAL ESPAGNOL

DON JUAN PRIM[1]

On raconte, — et je crois bien me souvenir qu’il me la raconté lui-même, — que, don Emilio Castelar étant venu à Paris aux plus beaux jours du « boulangisme, » une de ses amies, qui tenait à lui présenter les dernières célébrités de la capitale, lui demanda s’il ne lui serait pas agréable de se rencontrer avec le général : — « Oh ! fit-il, je le connais. C’est un général espagnol ! »

Don Emilio, à coup sûr, ne voulait rabaisser par là ni les mérites de Boulanger ni ceux de généraux — espagnols — qu’en bon Espagnol, et Dieu sait s’il l’était ! il avait, autant que personne, plus que personne peut-être, traités dans ses discours de distinguidos, ou inteligentes, ou valientes, ou pundonorosos, et dont beaucoup certainement étaient dignes, avec tous les respects, de toutes ces épithètes. Mais ce qu’il voulait dire, c’est qu’entre les militaires, à qui les habitudes, les occupations, les obligations, les résignations professionnelles donnent en tout pays comme un air de famille, et qui se ressemblent tous sous un uniforme ou sous l’autre, le général espagnol, — certain type du moins de général espagnol, — forme, lui, une espèce, une catégorie à part.

Non pas qu’il soit proprement et nécessairement espagnol, — Boulanger en était la preuve, — mais le hasard, la fatalité, les circonstances, tout ce que l’on appelle d’un seul mot l’histoire, a voulu que, depuis un siècle, ce fût surtout l’Espagne qui produisît de ces généraux-là : distingués, intelligens, vaillans, et — c’est la traduction exacte — « point-d’honneureux, » sans nul doute, ils portaient au côté, comme le Cid, une Tizona bien trempée ; mais trop souvent ils montrèrent du penchant à la mettre au service d’un parti politique, dans le dessein à peine déguisé de mettre ensuite ce parti à leur service particulier.

De ces généraux politiciens, après tant d’autres et avant tant d’autres, don Juan Prim, comte de Reus et vicomte del Bruch, marquis de Los Castillejos, est un assez bel exemplaire. Sa vie, pleine de contrastes violens, mêlée de coups d’éclat et de coups de force, traversée de conspirations et d’exils, tout entière en bonds et en chutes, qui deux fois le mena sur la première marche d’un trône pour se terminer par un assassinat, peut fournir des modèles aux hommes de main qui ne s’embarrassent point de scrupules, et, aux hommes de tête que ces sujets intéresseraient, la matière d’une théorie, d’une philosophie et même d’une morale du pronunciamiento.


I

Juan Prim y Prats naquit à Reus, en Catalogne, le 6 décembre 1814, d’un père, lieutenant-colonel d’infanterie, don Pablo Prim, et d’une mère dont on ne sait que le nom, ce qui en est le meilleur éloge. Dès l’enfance, il n’eut sous les yeux, pour animer la monotonie d’une existence de fils d’officier dans une petite ville provinciale, que des spectacles d’insurrection. Il avait dix-neuf ans lorsque éclata la grande querelle des cristinos et des carlistes, et que, dans la Catalogne libérale, se forma le premier corps franc des Tiradores de Isabel II, où son père prit le commandement d’une compagnie et où lui-même, brûlant de se distinguer, s’engagea comme volontaire.

Admirablement brave, six ans après, à vingt-cinq ans, ayant participé à trente-cinq combats, reçu huit blessures, accompli en dix rencontres de vrais exploits, il était fait colonel sur le champ de bataille. Non seulement il avait conquis ce grade à la pointe de l’épée, mais plus d’une fois, par des charges héroïques, il avait soulevé les applaudissemens de l’armée tout entière ; quelque chose de légendaire illuminait et dorait sa jeunesse ; et, quand il passait dans les rangs, un murmure lui apportait la chaude et excitante caresse de la popularité. Il venait de voir de tout près la férocité des passions débridées : des trahisons, des embuscades, des massacres et des représailles ; la guerre la moins noble qui soit, et qui ne se lave que par le sang de ce qu’elle remue de boue, cette convulsion d’un pays qui s’étrangle de ses mains et se déchire de ses ongles, la guerre civile ; il lui restait à voir la guerre civile elle-même ravalée jusqu’à n’être qu’un moyen ou une manœuvre de politique, les chefs usant de leurs troupes comme les « parlementaires » de leurs groupes et se battant, sur le dos de la patrie, non plus pour des questions de dynastie, où la patrie peut être intéressée encore, mais pour de simples questions de programme ou de misérables questions de personne, qui ne sauraient intéresser queux seuls.

S’il n’eût eu l’âme que d’un soldat, il en eût été dégoûté ; mais son âme était double, et toutes les ambitions s’y logeaient en un coin, pêle-mêle et de qualité diverse, de très hautes et d’assez vulgaires. À ce colonel de vingt-cinq ans, fougueux et calculateur, qui était arrivé si vite qu’il voulait arriver très loin, et qui ne répugnait pas à marcher aux accens de l’hymne de Riego, Espartero allait bientôt apprendre de quel pied il fallait partir.

Espartero est en effet le premier général que Prim vit « se prononcer, » et malheureusement il le vit réussir, arracher la régence à Marie-Christine et se l’attribuer. Par le départ forcé de sa mère, la jeune reine Isabelle restait seule en butte aux assauts de ses ennemis et en proie même aux dissensions de ses partisans. D’un côté, les carlistes qui tenaient pour leur prince et ne désarmaient pas ; de l’autre, des groupes qui, sous le couvert de la constitution, ne tenaient guère que pour eux-mêmes et préféraient leurs principes ou leurs opinions à la paix publique, toujours armés, eux aussi, ou prêts à s’armer non seulement contre les carlistes qui en voulaient à la reine, mais contre quiconque semblait en vouloir à leur influence ; chacun d’eux avec ses provinces, ses villes, ses clans, ses cadres, ses régimens, ses généraux.

De ces groupes constitutionnels les deux principaux étaient : les moderados, les exaltados, les « modérés, » les « exaltés. » Le tempérament de Prim, — sa fougue et son calcul, — le conduisit d’abord parmi les exaltés : il les dépassa même, poussant un peu au delà, lui, Catalan, vers les « démocrates catalans, » et d’autant plus démocrate ou d’autant plus radical à cette heure qu’il avait une raison personnelle d’être mécontent : on n’en finissait pas de le confirmer dans ce grade de colonel qu’il avait bien gagné, qu’on lui avait donné, dont il avait besoin. Il n’avait pas de fortune et il lui fallait une carrière : jeté tout jeune dans la carrière militaire, il fallait donc qu’il y fit une fortune. Elle devait conduire à tout un homme décidé, comme il l’était, à ne s’arrêter devant rien : elle le pouvait, et il en savait le moyen, qu’Espartero lui avait enseigné.

Deux leviers : l’armée, la politique ; appuyer alternativement sur les deux, faire servir la politique à l’avancement dans l’armée, et l’autorité dans l’armée au succès de la politique. Le jeu était connu, presque classique, avant Prim, mais il se préparait à le jouer avec ampleur et maîtrise. Voilà pourquoi, les lois ne s’y opposant pas, les mœurs s’en accommodant, et d’illustres exemples y portant encouragement, le colonel contesté D. Juan Prim se fit élire député de Tarragone : voilà comment le membre des Cortès D. Juan Prim obtint tout naturellement en quelques jours ce que le héros de Casa-Llovera avait mis plus d’un an à ne pas obtenir ; voilà enfin pourquoi et comment D. Juan Prim devint Prim.

Député, on ne le veut pas à la Chambre et on le nomme quelque chose comme commandant de la gendarmerie andalouse. Or, c’est la saison des pronunciamientos : il en pousse sur tous les points et sur toutes les routes du royaume. Les fonctions de Prim le mettent aussi souvent en face de conspirateurs que de brigands ; elles le mettent un beau jour en face de Narvaez, qui projette on ne sait quoi : peut-être d’enlever Isabelle II pour la replacer sous la tutelle de Marie-Christine. Narvaez essaye de passer, Prim l’en empêche ; d’un bord à l’autre de la frontière, ces adversaires s’apprécient. Le conspirateur, dépisté, regagne Paris. qui va l’y rejoindre ? Le gendarme. Mais Prim est un exalté, un radical, un démocrate, et Narvaez est le contraire de tout cela ; mais Prim est l’obligé d’Espartero, contre qui Narvaez complote : il lui doit ses galons et ses épaulettes ! Peu importe, Espartero n’a-t-il pas fait bombarder Barcelone ? C’est un réactionnaire ; il s’agit de l’abattre, et, pour l’abattre, il est permis de s’allier à plus réactionnaire que lui. Du reste, Espartero ne peut plus ou ne veut plus rien faire pour Prim : en se détachant de lui, Prim lui est à peine infidèle : il est surtout fidèle à Prim, qui s’attache plutôt à l’avenir qu’au passé.

Colloques mystérieux au sein d’une association secrète qui n’est, sans doute, comme beaucoup d’associations de ce genre, qu’une société de protection mutuelle, de courte échelle réciproque, une franc-maçonnerie de l’avancement. Le gendarme est à présent prisonnier du conspirateur. Il va faire son début dans l’art du pronunciamiento, début médiocre en somme, puisque, s’il soulève Reus et entraîne 1 500 miliciens jusqu’à Tarragone, Prim échoue devant cette place, est contraint de battre en retraite, de s’enfermer dans Reus, de s’y défendre, et, au bout du compte, d’en sortir, avec les honneurs de la guerre, — quels honneurs et quelle guerre ? — mais enfin contraint d’en sortir, c’est-à-dire chassé, c’est-à-dire battu. Tout battu qu’il est, Barcelone l’accueille, non pas en vaincu, mais bien en vainqueur : il y savoure la joie d’être l’idole des foules, de se sentir porté en quelque sorte au-dessus de toutes les têtes sur les regards et sur les cris : il la savoure un peu trop longuement. Lorsqu’il entre dans Madrid avec la division catalane, Narvaez y est installé de la veille. Prim a travaillé pour un autre ; on l’en console par des faveurs : il est créé comte de Reus et vicomte del Rruch, fait général de brigade et gouverneur en second de Madrid ; au prix de ce pronunciamiento manqué, que ne lui est-il pas permis d’attendre d’un pronunciamiento qui réussira !

Mais, si Madrid le fête, Barcelone le boude. Les modérés l’ont pris, les radicaux le lâchent ; les modérés le lâchent, les radicaux le reprennent. Quand il l’a flatté de la main, Narvaez l’expédie. Alors commence pour Prim la vie matériellement et moralement, réellement et politiquement errante. Il vient de passer et de repasser d’un parti à l’autre parti ; il va passer et repasser de l’armée à la Chambre, de la Chambre à l’armée, et d’un pays à d’autres pays. Pendant dix ou quinze ans, de 1845 à 1860, on le voit successivement « autorisé » à voyager en France, — aimable euphémisme pour dire proscrit, — inculpé de complot et de tentative d’assassinat contre Narvaez, parce qu’on a trouvé au fond d’un puits deux trabucos, deux espingoles qui pourraient être à lui, traduit de ce chef en conseil de guerre, condamné à six ans de prison, gracié, banni encore ; conspirant du dehors ou regardant conspirer ; persécuté, toléré, rappelé ; exclu d’Espagne, revenu en Espagne ; disparaissant, reparaissant ; réélu aux Cortès, tantôt ici, tantôt là ; réinvesti d’un commandement, tantôt de l’autre côté du détroit, à quelque cent lieues de la capitale, tantôt, pour plus de sûreté, à quelque douze cents lieues, de l’autre côté de l’Océan ; acceptant le gouvernement de Puerto-Rico, parce que la place est bonne à prendre, la quittant presque aussitôt parce qu’elle est gênante et paralysante à garder ; lui préférant de nouveau un siège à la Chambre, puis de nouveau la préférant à un siège à la Chambre ; dupant, dupé, rusant, brusquant, s’insinuant, s’imposant. Il est à Paris, à Vichy, à Constantinople, à Routschouk, aux Antilles, à Melilla, à Grenade quand il a des amis dans le ministère ; mais il ne fait que traverser Madrid ; on le tient autant que possible le plus loin possible.

C’est un écheveau de réélections et de nominations, de brouillés et de raccommodemens, de missions, de démissions et de compromissions. Cela est obscur comme de l’intrigue, douteux par- fois comme du marchandage, mais recouvert par une grande noblesse d’attitude, une grande beauté de geste, une grande dignité de parole ; cela se drape bien à l’espagnole dans la cape d’une éloquence pompeuse et somptueuse. Le matador va galamment et vaillamment au-devant du taureau, et il le franchit en le prenant par les cornes. Aux insinuations sourdes, la réponse est une apologie retentissante. Avec quelle hauteur, avec quelle horreur Prim repousse du pied, et à juste titre, l’accusation de s’être vendu jadis aux cristinos pour « il ne sait combien de millions, car chacun a dit son chiffre ! » C’est que toute histoire d’argent salit, et que Prim ne veut être sali ni par une histoire d’argent, ni par une histoire de trahison. Non, il en prend l’univers à témoin, ni pour des millions, ni pour des titres, ni pour des grades, ni pour rien, il ne s’est ni vendu, ni donné, ni prêté ! Malgré tout, on aimerait mieux qu’un soldat comme lui n’eût pas à se défendre, que sa « feuille de services » fût sa seule apologie.

Et aussi bien l’est-elle incontestablement, dès qu’il cesse d’être un général d’insurrection et de révolution, pour redevenir un général tout court, dès qu’il cesse d’être un parlementaire pour redevenir un militaire. Ces dix ou quinze ans de son existence seraient, en leur complication, assez gris et confus, sans le rayon de pure gloire qui, du Maroc, vient les illuminer et les dorer, comme d’autres rayons autrefois avaient mis leur lumière et leur or sur sa jeunesse. Sous la nappe de soleil épandue largement, les ombres se noient dans l’apothéose. Par la route de Ceuta à Tétuan, le comte de Reus est revenu marquis de Los Castillejos et grand d’Espagne de première classe. Alicante, Madrid, Barcelone, son amoureuse et changeante Barcelone, le couvrent de vivats et de fleurs. Figueras, Gérone, Tarragone, Tortosa, Valence, Reus lui font un cortège triomphal. Les villes l’adoptent à l’envi pour leur fils ou le proclament le père de la patrie. La reine et le peuple se le disputent.

Le 20 janvier 1861, admis à se couvrir comme grand d’Espagne, le marquis de Los Castillejos adresse à Isabelle II son remerciement et lui prête son serment. C’est le serment du Chevalier au Cygne, l’éclair du glaive immaculé : « Si le devoir d’un général, comme celui de tout militaire, est de servir toujours avec loyauté et vaillance sa reine et sa patrie, quand ce militaire, quand ce général sera grand d’Espagne, que ne devra-t-il pas tenter pour se rendre de plus en plus digne de l’estime de son auguste Reine, qui l’a à ce point anobli ? Il devra faire. Madame, ce que, la main posée sur la garde de son épée sans tache, promet de faire le marquis de Los Castillejos : défendre vos droits au trône constitutionnel des Espagnes contre ceux qui oseraient les attaquer, et défendre aussi votre personne, toujours, en toutes occasions, et quelles que soient les vicissitudes des temps, jusqu’à verser la dernière goutte de mon sang... »

Ainsi le champion de la Couronne fait savoir à tous et à chacun qu’il jettera le gant à quiconque s’aviserait de prétendre que la Reine n’est pas la Reine. Il le proclame en termes peu équivoques, et avec beaucoup plus de flamme que le protocole n’en exigeait. — Laissons maintenant passer deux ans et le marquis de Los Castillejos revenir du Mexique où peut-être il a rêvé le rôle d’un conquistador, où il n’a pas eu à remplir le rôle d’un capitaine, où il a assez adroitement tenu le rôle d’un diplomate. Jusqu’ici nous avons vu comment se fait a un général espagnol, » nous allons voir à présent ce qu’il fait. Jusqu’ici nous n’avons vu que Prim « en préparation, » il faut à présent voir Prim « en action. »


II

A son retour du Mexique, Prim a trouvé l’Espagne] sous le règne d’Isabelle II et le gouvernement d’O’Donnell ; autrement dit, pour qu’on se représente quelque chose de clair et de connu, il a trouvé l’Espagne régie par cette politique conservatrice-libérale et par ce parti conservateur-libéral qui devaient plus tard s’incarner en M. Canovas del Castillo et tirer tant de force de sa forte personnalité. Dans l’opposition, les progressistes mécontens, en train de reformer leur aile gauche ; ou plutôt cette aile gauche est déjà reformée, le radicalisme se reconstitue : il a ou il aura son orateur, Olozaga, mais son général, Espartero, s’est retiré sous sa tente ; ce parti-là cherche a une épée. » Entre toutes brille alors « l’épée sans tache » du marquis de Los Castillejos ; on la lui demande, volontiers il l’engage. Il peut le faire d’ailleurs sans manquer à son serment, car, pour l’instant du moins, il n’est pas question de toucher à la Reine, et même en restant dans les termes de son serment : « défendre vos droits au trône constitutionnel des Espagnes. » Ce mot y était bien : « constitutionnel ; » et n’était-ce pas de quoi, au besoin, mettre une conscience à l’aise ?

Justement le trône devenait déjà moins « constitutionnel. » Le ministère restreignait tout à coup, sinon le droit de suffrage, un droit qui y touche, le droit de réunion. Par cette résolution inconsidérée, il jetait le parti progressiste-radical de l’opposition dans le retraimiento, hors des pratiques parlementaires, hors, lui aussi, des voies constitutionnelles. On sait ce qu’est le retraimiento, cette abstention, cette séparation systématique, cette espèce d’émigration à l’intérieur, de toute une partie de la nation qui boude, qui se retranche à l’écart, qui refuse de vivre de la vie nationale. C’est la position de combat, la formation en ligne avant la bataille. C’est la préface ou en tout cas la menace de la révolution, l’introduction à l’émeute ; et, dans ce temps où chaque parti « avait son épée, » c’était le signal du pronunciamiento. Le pronunciamiento va bientôt être la seule issue d’une situation sans issue, une dernière tentative de conciliation ayant échoué. Les circonstances y prêtent, elles y poussent presque ; les ministères s’abattent les uns sur les autres ; on en essaye six en trois jours, tour à tour plus libéraux que conservateurs ou plus conservateurs que libéraux ; le seul qu’on ne veuille pas essayer, c’est un ministère progressiste ; que l’épée du parti se lève donc ! La parole est au général.

Aussitôt Prim commence à « tâter » l’armée, à faire un pointage, à donner des coups de sonde, à chercher des hommes, dans les cadres et dans les rangs. Car il faut, lorsqu’on veut tenter le pronunciamiento des généraux, éviter le contre-pronunciamiento des sergens : le pronunciamiento total, c’est celui qui réunit les deux, où l’on tient l’officier par les généraux et le soldat par les sergens. Jusqu’au grade de colonel ou de commandant, l’officier « rend » d’abord assez bien ; il entre, sans les connaître toutes, dans les vues du grand chef. Il croit entendre, — et c’est en effet ce que Prim lui-même entend à cette heure, — qu’il s’agit simplement d’un changement de politique, dans la monarchie et sous la monarchie ; que tout au plus il s’agit d’obtenir une application plus intelligente, une interprétation plus libérale de la constitution ; mais que la grosse affaire est de remplacer au pouvoir les conservateurs par les progressistes. Or, comme il est vaguement progressiste, et qu’au reste cela ne « aurait nuire à son avancement, il estime que c’est fort bien, et il ne demande pas mieux que d’y concourir. Mais il est loyaliste aussi, et il ne consent pas à cette forfaiture de toucher à la reine ou à la royauté.

Le malheur fut donc que l’on ouvrit par un banquet, ainsi qu’une campagne politique ordinaire, cette campagne politique extraordinaire ; que dans un banquet on parle toujours, qu’un orateur parle beaucoup, et beaucoup plus encore qu’ailleurs, en Espagne et dans un banquet. Il y avait là non seulement des progressistes, mais des démocrates purs, leurs alliés et leurs conjurés, qui, eux, ne s’arrêtaient respectueusement ni devant la royauté, ni devant la reine, ne voyaient en l’une et en l’autre que « les obstacles traditionnels, » et n’hésiteraient pas, le jour venu, à les traiter comme des obstacles, à les renverser et à les briser. Olozaga ne se tint pas de dire un mot encourageant pour tout le monde ; un mot et même plusieurs mots de trop.

Des complices effrayés retirèrent leur parole. La nuit du 4 mai avait été choisie ; on ne se montra point : c’était un premier « raté. » Depuis lors, 4 mai 1864, jusqu’au succès définitif, et dépassant même les desseins et les désirs, septembre 1868, Prim ne se lasse pas d’entasser pronunciamientos sur pronunciamientos ; huit en quatre ans et demi, dont sept échouent et le huitième est une révolution ; ou, plus exactement, il exécute en huit temps ou en huit reprises un long pronunciamiento de quatre ans et demi.

Dans les ardeurs du début, il bat le fer tandis qu’il est chaud, et même avant qu’il soit chaud. Il laisse passer à peine un mois, et, le 6 juin, il reprend le coup manqué le 4 mai. Mais il est dénoncé, et naturellement manque encore son affaire. Il juge prudent de partir pour la France. C’est le deuxième « raté » et le premier exil de cette série qui va compter presque autant d’échecs que de pronunciamientos, et presque autant d’exils que d’échecs. Vers la fin de juillet, il revient : ce sera pour la nuit du 6 au 7 août ; mais un sergent bavarde, on l’interroge, il avoue ; plus moyen de remuer. Troisième « raté, » le ministère autorise de nouveau et invite Prim à voyager ; il s’y refuse, on l’interne, on le cantonne en résidence forcée à Oviedo. En même temps on recherche les officiers qui ont servi sous ses ordres, et, par prudence, on les écarte. Mais les circonstances redeviennent meilleures ; un changement de ministère permet à Prim de se soustraire à la surveillance, et de rentrer à Madrid.

Jusqu’alors, c’était de Madrid et à Madrid qu’il avait opéré ; mais peut-être était-ce trop au centre et trop sous la main du gouvernement. Si l’on changeait de tactique ou du moins de terrain ; si l’on essayait d’un mouvement en province, dans une grande ville de l’Est, progressiste, démocrate et républicaine ? Non pas sans doute en Catalogne ; les souvenirs de mai et de juin 1843 n’y étaient point assez brillans, et, s’il devait échouer une fois de plus, Prim aimait mieux que ce ne fût pas devant ses concitoyens et par eux. Mais un peu plus bas, à Valence, assez loin pour que l’insuccès y soit moins pénible, assez près pour que le succès conserve et exerce jusqu’en Catalogne sa force d’irradiation et de propagation. Prim se décide donc pour Valence et s’occupe de nouer ou de renouer des intelligences dans la place. Quand c’est fait et qu’il croit les choses suffisamment avancées, il part ostensiblement, avec toute sa famille, pour Paris, où la police espagnole se hâte de le suivre. Mais il lui reste la liberté de tomber malade, et il en use ; l’ambassade se sent émue d’une vive sollicitude et chaque jour fait prendre de ses nouvelles, qui ne sont bonnes et rassurantes que pour elle : la porte du général est d’autant plus sévèrement consignée qu’en ce moment même il chemine vers la frontière, vers la Navarre et Pampelune. Il attend le signal : dès qu’il le reçoit, il s’embarque déguisé en matelot, il arrive à Valence. Les troupes sont sur pied, en tenue de campagne. Il n’y a plus qu’à « jeter le cri. » Mais le capitaine-général est avisé, le commandant en second s’obstine à ne pas marcher ; D. Juan Prim n’a que le temps de sauter par une fenêtre et de s’échapper dans une barque de contrebandier qui le dépose à la côte, d’où il gagne comme il peut, vers un coin perdu des monts de Navarre, la frontière française. Il la franchit travesti en paysan et conduisant un char à bœufs.

C’est le quatrième échec ; cela se romantise et se dramatise ; cela se corse, et cela se gâte. Cela tourne un peu à une équipée de « brigands, » — prenez le mot au meilleur sens héroïque et poétique ; — mais il est temps de hausser l’équipée à l’épopée et de lui imprimer de plus larges et de plus franches allures. Puisque à son tour la province n’a pas donné, Prim va relier partie avec la capitale. Madrid et ses environs sont garnis de troupes, parmi lesquelles, malgré l’épuration, il a encore des amis, ou il s’en fait, malgré les précautions. Il ne s’endort pas à la besogne et fixe la date au 2 janvier 1866. Ce matin-là, il sort de Madrid en voiture, comme pour aller à la chasse, court au rendez-vous, et n’y trouve que deux régimens de hussards, au lieu des huit ou dix qu’il y pensait trouver. Il n’en est surpris qu’à demi, étant prévenu lui-même que le ministère a été prévenu, et, en dépit de cette contrariété, il décide de ne point surseoir. Mais on s’est mis à sa poursuite, et d’autres régimens, demeurés incorruptibles, s’avancent contre les siens. Alors il entreprend cette extraordinaire série de marches et de contremarches, en lacet, en spirale, en étoile, en rosace, en damier ou en échiquier, où ses 800 hommes font en dix-sept jours 720 kilomètres, festoyant et dansant des habaneras, à toute minute sur le point d’être atteints, jamais rejoints en réalité, jusqu’à ce que, chefs et soldats, ils passent tous ensemble, après un dernier toast, la frontière de Portugal.

Mais don Juan Prim est de ces hôtes que les gouvernemens ne retiennent pas : le gouvernement portugais lui fait courtoisement comprendre qu’il le verrait avec plaisir porter ailleurs sa tente et ses trames, car le marquis de Los Castillejos supporte ce cinquième échec comme les quatre précédens. Ce sont autant de coups de fouet qui excitent, eu l’irritant, ce nerveux et ce bilieux ; il va faire une cure aux eaux, et, de Vichy, de Paris ou de Londres, il recommence. Le réseau de la conspiration s’étend de plus en plus ; d’abord une ville, puis deux, puis plusieurs, et puis presque toute la péninsule. On songe à un mouvement d’ensemble, de tous les côtés à la fois et de tous les partis. Les progressistes purs et les démocrates se fatiguent de rester les bras croisés ; s’ils n’ont pas été à la peine, seront-ils, le cas échéant, à l’honneur ? Aussi bien, si le pronunciamiento ne suffit pas, pourquoi n’y point joindre l’insurrection ? Si l’élément militaire, réduit à ses seules forces, est impuissant, pourquoi ne pas appeler à la rescousse l’élément civil ? Prim a fait de nombreuses adhésions dans les garnisons de la Castille-Vieille : il fait circuler le mot d’ordre, on se concentrera à Miranda de Ebro, et lui-même, venant d’Hendaye, y arrivera tel jour pour prendre le commandement. Mais les civils qui sont dans l’affaire n’entendent pas qu’elle se fasse au profit des militaires, ni les démocrates au profit des simples progressistes, ni les autres généraux au profit du général Prim. En toute hâte, le devançant, le général Pierrad « lance le cri ; » l’émeute envahit la caserne de San Gil, pille le magasin d’armes. Le sang coule. La répression est impitoyable. c’est encore manqué, mais cette fois tristement et sinistrement ; cette fois, c’en est fini de l’opérette. Ce n’est plus un jeu, ce n’est plus un pronunciamiento selon le livret et avec l’accompagnement ordinaires ; ce n’est même plus l’insurrection, c’est la révolution.

Il y a d’ailleurs, depuis longtemps déjà, de l’anarchie et de la révolution dans l’air. Tandis que des personnages comme don Juan Prim s’agitent au premier plan de la scène, au fond, la toile se déroule en un changement à vue qui ne s’interrompt pas : Narvaez remplace O’Donnell, O’Donnell remplace Narvaez : ils sortent par la cour, rentrent par le jardin, font trois petits tours et puis s’en vont, puis ils reviennent. Paris et Bruxelles sont pour les réfugiés espagnols des foyers de conspiration. Dans une conférence tenue à Ostende, on jure de « détruire tout ce qui existe dans les hautes sphères du pouvoir. » Un comité exécutif est nommé à cet effet, et la présidence en est dévolue à Prim. Il jure, lui qui naguère a juré ! ... Le marquis de Los Castillejos a toujours « la main sur la garde de son épée sans tache, » mais ce n’est plus pour défendre la reine Isabelle II, c’est pour la combattre.

Prim est maintenant engagé trop à fond pour ne pas aller jusqu’au bout ; il n’y a plus pour lui de salut que dans le succès, et il lui faut accepter le succès avec toutes ses conséquences possibles, même celles qu’il n’avait pas prévues, même celles qu’il n’eût pas souhaitées, même celles qu’il a redoutées et que peut-être il redoute encore. La dernière, après tant d’autres, c’est la chute des « obstacles traditionnels, » c’est, sans périphrase, la chute d’Isabelle II, la déchéance des Bourbons et la ruine de la monarchie. Seulement Prim ne veut ni qu’on le crie, ni qu’on en parle, tandis que les républicains, Castelar, Pi y Margall, Orense, Martos, tiennent à ce qu’on en parle et à ce qu’on le crie. Prim se résignerait à avoir jeté bas les Bourbons ; les républicains annoncent, en s’en glorifiant, qu’on les jettera bas.

Si Prim réclame que là-dessus on se taise, ce n’est pas tant encore par un reste d’affection ou de dévouement ou de pudeur que par tactique : une expérience récente lui a révélé les fâcheux effets d’une éloquence intempestive, et, en bon conspirateur, il a toujours un doigt sur la bouche.

Cependant, lui aussi, il parle et il parle trop : ses fils étaient rattachés : il les coupe. « Derechef enfourchant sa vieille chimère d’une milice nationale, » il se laisse aller à promettre « l’abolition de la conscription militaire. » Mais la milice nationale, c’est la fin de l’armée, et la fin de l’armée, c’est leur propre fin pour beaucoup d’officiers qui ne sentent pas du tout la nécessité de finir. Ils le firent bien voir au général quand, revenant à la province et se croyant sûr de la garnison de Valence, il arriva au Grao sur un vapeur à bord duquel il attendit vainement, pendant quarante-huit heures, le signal qui devait venir de terre ; à terre, personne ne bougea, et comme ce vapeur, là devant, à l’ancre depuis deux jours, commençait à être suspect, il n’y avait plus qu’à repartir. Prim rentra en France par Marseille, pas tout à fait désespéré encore. Des émissaires s’étaient répandus dans les provinces du Nord et du Nord-Est, Navarre et Catalogne. Il se rapprocha d’eux, se montra à l’Espagne, du haut des Pyrénées, de Perpignan. En vain. C’était un septième échec et un cinquième ou sixième exil : exils portugais, anglais, français, belge, italien et suisse : mais c’était le dernier échec, et c’était le dernier exil.

Dans les jeux de la fortune, jamais on ne rebondit plus haut que lorsqu’on est le plus bas tombé : qui veut assez longtemps peut l’impossible. De plus en plus le mécontentement tourne à l’insurrection et l’insurrection à la révolution. Le vide se fait, sinon autour de la monarchie, du moins autour de la reine. C’est comme un immense retraimiento de tout le pays. Il y a toujours des monarchistes ; il y en a même de plusieurs espèces : — des montpensiéristes, qui se déclarent pour la sœur de la reine, la Duchesse de Montpensier ; — des alphonsistes, déjà, qui se déclarent pour son fils, Don Alphonse ; — il y a des carlistes, qui se réveillent ; il n’y a plus pour ainsi dire d’ « isabéliens » ou « isabélistes. » O’Donnell, en mourant, ne l’est plus (5 novembre 1867), et, six mois après (23 avril 1868) : « Esto se acabo ! C’est fini ! » dit Narvaez en mourant. C’est fini ; non pas seulement lui, Narvaez, non pas seulement eux, O’Donnell et lui, non pas seulement sa vie et leur rivalité ; mais tout cela, car, dans le vague, dans l’indéterminé de « cela, » il y a tout ; esto, ce que je lus, ce qui était, ce règne et cette reine.

Par delà, c’est l’inconnu, mais on en a moins peur que l’on n’a horreur du trop connu, et l’on y entre d’un pas allègre, comme avec des fanfares. Les sociétés secrètes ne sont plus secrètes : — — grand signe de faiblesse dans le gouvernement ; le complot a un local, une enseigne, une bannière : le Centro de los Conjurados ; il s’étale sur la place publique et parade à la Puerta del Sol. Depuis le mois de mars de cette année 1808, un accord est intervenu entre l’Union libérale, — monarchistes, mais montpensiéristes ou alphonsistes, — et les progressistes, déjà unis aux démocrates. Comme il serait difficile de s’entendre formellement sur un programme, on le réserve, et, en attendant, on se contente d’un programme tout négatif, de l’ancien, de celui qui servait déjà à atteler et à faire marcher ensemble démocrates et progressistes : « détruire tout ce qui existe dans les hautes sphères du pouvoir. » N’est-ce pas toujours par là qu’il faut commencer, — par détruire ? La politique absurde de Gonzalez Bravo, qui préside le ministère, précipite le dénouement. Des chefs aimés et respectés de l’armée, Serrano, Dulce, Jovellar, Cordoba, appartenant à l’Union libérale, penchaient vers la Duchesse de Montpensier ou vers Don Alphonse XII, mais pouvaient hésiter encore ; quelques égards les eussent peut-être ramenés, et, par eux, se fût raffermi le trône. Il y avait alors à nommer deux capitaines-généraux, disons deux maréchaux d’Espagne. Gonzalez Bravo alla choisir deux militaires de valeur, mais deux réactionnaires avérés, Concha, marquis de la Habana, et Pavia, marquis de Novaliches, pour leur donner le troisième laurier, la troisième torsade, le tercer entorchado. Le soir même, dix-huit généraux passaient à la révolution. Dans une sorte d’aveuglement de fureur, le gouvernement fait déporter aux Canaries Serrano, Dulce et deux ou trois autres, tandis qu’il expédie au Duc et à la Duchesse de Montpensier l’ordre de quitter immédiatement l’Espagne. La reine Isabelle est perdue.

La conspiration a deux foyers : l’Union libérale, le Centre démocrate-progressiste ; d’un côté, Serrano, de l’autre, Prim. Serrano est aux Canaries, Prim est à Londres, mais, par la « permanence M de Madrid, ils correspondent. Avant de partir, Serrano a d’ailleurs pris soin de s’assurer le concours de deux auxiliaires puissans, l’amiral Topete, le général Izquierdo. C’est Topete qui commande à Cadix, où sur ses navires, aux termes mêmes des règlemens, il est « le maître après Dieu, » et après la reine, qui maintenant est si peu la maîtresse. Le plan est arrêté : la journée du 9 août doit entendre sonner l’heure suprême. Mais elle ne sonne pas. Les choses traînent jusqu’à la première semaine de septembre, chacun des deux groupes ayant peur de tirer les marrons du feu et de donner l’avantage à l’autre.

Le 8 septembre, Topete envoie la Buenaventura, — un nom fait à souhait pour une telle aventure, — chercher les généraux, ses généraux, aux Canaries. Mais Prim a déjà quitté Londres et, sous l’accoutrement d’un domestique, a pris la malle des Indes, qui le débarque à Gibraltar. Il y rencontre un confident de Topete, chargé de lui conseiller charitablement et dans son intérêt, comme dans l’intérêt de la cause, de ne point entrer en Espagne, de ne pas se rendre à Cadix avant que Serrano et les autres soient de retour. Seulement il se trouve que cet agent des unionistes est lui-même un républicain, un démocrate ardent, et que, dès que leurs yeux se croisent, ces deux augures, Prim et le confident, ne peuvent se regarder sans se comprendre. Et c’est, comme dit l’autre, « une belle turlupinature ! »

Dûment averti, Prim, aussitôt, loue un bateau, et, vers mnuit, alors qu’on le croit retenu et « amusé » à Gibraltar, aborde à Cadix le vaisseau-amiral, le Zaragoza. Il n’y a pas moyen de ne pas le recevoir, pas moyen de refuser cette collaboration qui s’offre inopinément et en forme telle qu’elle s’impose. Topete, cependant, éprouve des scrupules : il veut bien marcher, mais pour les unionistes ; il veut bien se prononcer, mais pour les Montpensier. Prim le caresse et le calme. On verra. Renversons d’abord. Le peuple reconstruira par la main de son maçon ordinaire, le suffrage universel. Topete tient au moins à poser ses conditions : — La haute direction à Serrano. — Et Prim : « Je n’ai jamais prétendu à la première place. » — La couronne sera transférée à la Duchesse. — Et Prim : « Les Cortès constituantes décideront. »

Cette nuit du 17 au 18 septembre 1868 marque le tournant de la vie de don Juan Prim. Voici l’aube : on fouille l’horizon, la Buenaventura n’apparaît pas. — « Attendons, » implore Topete. — « On ne peut plus attendre, » répondent Prim, Sagasta, Zorrilla et leurs amis, qui sont en force. Un peu à contre-cœur, l’amiral se résigne. El le 18, à midi, dans le midi resplendissant de là-bas, l’escadre se déploie en ligne de bataille et s’avance sur la conque bleue où sommeille Cadix toute blanche. « Vive la reine ! » crie-t-on, selon l’ordonnance. Du haut de la passerelle, Prim et Topete répliquent : « Vive la liberté ! » Et les équipages reprennent : « Vive la liberté ! » C’est toujours elle qu’on acclame quand on ne sait qui acclamer ; l’escadre la salue de vingt et un coups de canon. Tout ce bruit réveille la ville paresseuse, mais elle ne s’étonne pas et s’indigne encore moins. Le plus fort est fait. Le lendemain 19, dans la soirée, la Buenaventura amène enfin les généraux déportés. Trente-six heures trop tard : c’était bien le tour de Prim de n’être pas devancé !

Néanmoins Serrano, soutenu par Topete, s’ingénie à reprendre la « haute direction » du mouvement. Prim laisse faire, Serrano signe le premier et lancer les proclamations : il importe peu à Prim. Serrano s’arroge le commandement des forces qui vont marcher sur Madrid : Prim ne le lui conteste pas. Ce n’est pas assez de sûretés encore ; Serrano écarte ce rival dangereux en le priant d’aller « révolutionner » l’Est et le Nord-Est : Prim accepte d’être écarté. Tandis que Serrano remporte sur Novaliches et l’armée loyaliste la victoire d’Alcolea, Prim remporte autant de victoires qu’il visite de villes. Il n’est pas un gamin des rues, pas un vendeur de la lista grande, pas un habitué de la plus modeste tertulia, qui ne sache que c’est lui, avec Topete, qui a fait le pronunciamiento, et que Serrano n’y était pas. Partout où il se montre, ce n’est plus de la joie, ni de la gloire, ni de la popularité, ni de l’enthousiasme ; ce n’est plus un triomphe, ni même une apothéose ; c’est du délire, de la folie, c’est la ruée hurlante d’un peuple, on ne sait quoi de déchaîné et de déséquilibré, qui rit et qui pleure à la fois, quelque chose de si excessif et de si extravagant que cela n’a de nom dans aucune langue, pas même en espagnol où les mots ont pourtant une solennité et une sonorité qui se prêtent à toutes les exagérations.

Isabelle II s’est enfuie, abandonnée plus que vaincue. Serrano garde pour lui le titre de chef du pouvoir exécutif et ne donne à Prim que le ministère de la Guerre et le grade de capitaine-général, le bâton de maréchal. Ainsi Prim respecte la promesse faite jadis à Topete, il ne réclame pas la première place ; il se contente de la seconde. Mais le peuple, qui l’adore, bien qu’il ne le flatte ni même le ménage, sait ce qu’il sait et intervertit l’ordre. Officiellement Serrano règne ; mais effectivement Prim est roi.


III

Il l’eût été de titre et de fait, s’il l’eût voulu. J’ai dit que par deux fois il avait été porté jusque sur la première marche d’un trône. La première fois, au Mexique : il a été ouvertement accusé d’avoir pensé à s’y tailler à lui-même un empire. N’allait-il pas sans cesse répétant « que la candidature d’un archiduc autrichien était absurde, et que, s’il y avait des chances pour quelqu’un, peut-être serait-ce pour un soldat heureux[2] ? » Il ne niait pas le propos, mais il l’expliquait. Le soldat heureux, ce n’était pas lui. Au Mexique, il ne pouvait être question que d’un soldat mexicain. Mais il était à demi Mexicain par son mariage, et apparenté à des ministres, à des familles considérables. Il se laissait couvrir de dithyrambes et poser en soldat éminemment heureux. Aucun effort plus positif, d’ailleurs : la présence des Français et des Anglais le gênait ; il n’avait pas le champ libre. Si l’expédition fût restée une expédition espagnole, l’affaire, alors, eût pu se régler entre Espagnols et Mexicains ; la transaction eût pu se faire sur une personne ; et, les Mexicains n’admettant pas que cette personne fût un prince espagnol, ni les Espagnols que ce fût un soldat mexicain heureux, elle eût pu se faire en la personne d’un soldat heureux, Espagnol déjà mexicanisé. Le projet n’avait pas autrement de consistance, et la pente des événemens l’avait empêché d’en prendre, mais Prim n’était ni fâché qu’il eût été formé, ni incapable de l’avoir suggéré.

La seconde fois qu’il toucha au trône, et qu’il y toucha de beaucoup plus près, — ce fut pendant sa dictature, — quel autre nom donner aux deux années 1869 et 1870 où véritablement il connut la plénitude de l’omnipotence ? Durant ces deux années, il eût pu tout ce qu’il eût voulu. Il eût pu être Cromwell, il eût pu être Monk, il fut Warwick. Après avoir renversé une reine, il se mit à chercher un roi. Lui qui, au Mexique, avait prévu le peu de solidité qu’offrirait une dynastie importée, il ne s’arrêta pas devant cette réflexion qu’en Espagne, une dynastie étrangère serait sans doute moins stable et moins durable encore. Car, une telle réflexion, comment croire qu’il ne la lit pas ? Mais, s’il la lit, comment concevoir qu’il ait passé outre ?

Des bancs républicains on l’interpelle : « Pour faire une monarchie, il faut un roi ! — Ne vous inquiétez pas, répond-il, j’en ai plusieurs. » Deux années durant, il en a tant qu’il n’en a pas. Léopold de Hohenzollern, Frédéric-Charles de Prusse, Philippe de Cobourg, l’archiduc Charles d’Autriche, Ferdinand de Portugal, le duc de Gènes, les princes de Saxe, il y épuise l’Almanach de Gotha. Les uns se dérobent, les autres se brisent ou lui sont brisés dans la main. Ils s’usent les uns par les autres, et, les uns avec les autres, ils usent l’idée d’une dynastie étrangère. L’Espagne en est-elle réduite à ce point que, voulant un roi, elle doive l’aller mendier de porte en porte ? N’a-t-elle pas la double ressource ou de se passer de roi, ou, pour se donner un roi, de se passer de prince ? Ici, tout doucement, et sans insister, reparaît le « soldat heureux. » Mais le soldat heureux, qui sera-ce ? Prim ? — Non ; Espartero. — Et si, très vieux, Espartero refuse, ou s’il n’est pas élu, ou s’il meurt, qui donc après lui ? — Dans aucune de ces hypothèses, Prim n’est définitivement éliminé. L’élection même du duc d’Aoste et son avènement sous le nom d’Amédée peut n’être qu’une solution provisoire, et plutôt un ajournement qu’une solution. C’est le prince étranger, ce n’est pas le soldat heureux ; fondera-t-il vraiment une dynastie nationale ou fera-t-il seulement dynastie ? Il faut peut-être, au préalable, que l’Espagne en essaye et s’en lasse. Gagner du temps, ce n’est pas tout perdre ; quelquefois c’est tout gagner.

Qui sait ce qui serait advenu si don Juan Prim eût été là, en 1873, quand le duc d’Aoste, aussi fatigué de l’Espagne que l’Espagne l’était de lui, et redisant en son cœur les mots amers du Florentin sur cette « nation ingouvernable, » reprit le chemin de l’Italie ? Mais qui n’est qu’un homme et compte sur le temps, compte sans son hôte, sans son maître, sans la Fortune ou sans Dieu. Le jour même où don Amédée s’embarquait à la Spezia pour venir ceindre la couronne, — 27 décembre 1870, — Prim sortait des Cortès, et, rentrant au ministère de la Guerre, à l’angle de la rue d’Alcalà et du Paseo de los Recoletos, avait fait prendre à son coupé l’étroite et tortueuse calle del Turco, qui débouche juste en face. Il en était à cinquante mètres, lorsque tout à coup, à l’endroit le plus resserré, deux charrettes barrent le passage. L’aide de camp qui accompagnait le général met la tête à la portière, et, entre les voitures, aperçoit des gens qui s’approchent, vêtus de blouses et armés de tromblons. Il crie. Les vitres du coupé volent en éclats, brisées par une double décharge. C’est une boucherie. Prim est inondé de son sang. Il est criblé, haché ; huit balles dans l’épaule et le côté gauches, la main droite broyée, l’index arraché...

Un peu plus tard, comme don Amédée traversait Albacete, et que la population se pressait pour le voir, un ouvrier le salua en ces termes : « Vive le roi, le fils du général Prim ! » Mais le 30, au soir, au moment même où l’on signalait en vue de Carthagène l’escadre qui apportait à l’Espagne son roi, le défaiseur et refaiseur de rois, le « père » de ce roi, don Juan Prim, comte de Reus et marquis de Los Castillejos, était mort, en d’atroces souffrances, d’une de ces morts tragiques qui closent et qui scellent les destinées extraordinaires :


Ad generum Cereris sine cæde et vidnere pauci
Descendunt reges, et sicca morte tyranni.


On usa sept juges d’instruction et six juges suppléans sans pouvoir apprendre d’où venait le coup. Plus de cent personnes furent inculpées, parmi lesquelles des fédéralistes, le chef de la police secrète de Serrano, un ancien secrétaire particulier du Duc de Montpensier, d’autres encore. On ne trouva rien. Après trente ans passés, il reste du mystère sur cette mort comme il reste de l’énigme dans cette vie. Pourquoi, ayant deux fois, et surtout une fois, touché au trône, n’y monta-t-il point et ne s’y assit-il pas ? Prim a dit de lui-même qu’il n’avait pas d’ambition, et l’on a dit de lui qu’il les avait toutes. La vérité est entre ces deux extrêmes : il en eut beaucoup certainement, mais il ne les eut pas toutes ; il en eut d’assez vulgaires, il en eut de très hautes, il n’eut pas la plus haute. Ou, pour ainsi parler, il n’eut pas la volonté de toutes ses ambitions, la volonté de sa dernière ambition. Il eût été roi, s’il l’eût bien voulu. Mais, s’il le voulut un instant, il ne le voulut que mollement, et comme s’il ne le voulait pas. Il fut de ces hommes à qui il suffit qu’on dise deux qu’ils auraient pu, et qui, pour eux-mêmes et pour les autres, aiment mieux cette illusion que la réalité. Ou bien préféra-t-il, au contraire, être plus qu’un roi, sous un roi qui ne serait que par lui ?

Comme sa vie et comme sa mort, sa figure garde quelque chose d’indécis et d’imprécis, de flottant et de troublant. Il est pétri de faiblesses et de contradictions. Il méprise le peuple jusqu’à le traiter de « morceaux de bête, » et pourtant il ne peut se passer de l’adulation populaire. Ce n’est pas le Prince, ce n’est pas l’Homme fort. À propos de Prim, on a cité César. L’honneur est trop grand. Ni comme capitaine, ni comme politique, il n’était de cette taille. Certes il faut rendre hommage, comme capitaine, à sa bravoure, et comme politique, sinon à sa constance, au moins à sa ténacité. Mais il lui manqua de gouverner les événemens, de ne se point laisser gouverner par eux, de penser et agir d’ensemble, d’être tendu vers un but certain et utile.

Des combats et des blessures par dizaines, huit pronunciamientos en quatre ans, et cinq ou six exils ; enfin, la chance favorable et le ministère, la dictature, une royauté défaite, une royauté refaite ; oui, mais tout cela ne fait pas une œuvre, et il n’y a de vrais ouvriers que ceux qui font une œuvre. Ses quatre ans de pronunciamientos valurent à l’Espagne, qu’il prétendait servir, six autres années de désordre et d’anarchie. Militaire, il désorganisa et démoralisa l’armée ; politique, il désorienta et égara la politique. Pourquoi ? Pour qu’au bout de ces dix ans d’insurrection et de révolution, l’Espagne dégoûtée et déchirée rappelât les Bourbons qu’il avait chassés et eût en 1874 Alphonse XII, qu’elle aurait pu avoir en 1868. Même à ses intérêts strictement privés, cette longue rébellion ne profita guère. Il eût été sans elle tout ce qu’il fut par elle : capitaine-général, ministre de la Guerre, le bras armé du roi, l’épée de la monarchie, une sorte de connétable d’Espagne. Et sans doute n’eût-il pas péri si misérablement, au coin d’une rue, dans un guet-apens.

Était-ce donc pour en venir là, au guet-apens dressé au bas de la calle del Turco, qu’il avait subi toutes les épreuves, couru tous les risques, renié ou dissimulé toutes ses convictions, incliné toutes ses fiertés, et bu toutes les humiliations ; tantôt matelot, tantôt bouvier, tantôt domestique ; arrêté, condamné, perpétuellement sur le qui-vive ? Car, des formes diverses de la conspiration, il n’en est pas de plus hasardeuse que le pronunciamiento, qui exige une préparation si difficile ; qui demande tant de prestige parce qu’il en dévore tant ; qui veut tant de monde dans le secret qu’il est presque impossible de n’être pas trahi à l’un des trois momens où toute conspiration menace d’échouer, avant, pendant ou après ; qui, lorsqu’il réussit, se détourne si promptement, se déborde si aisément lui-même ; et qui fonde une si détestable école, jette une si redoutable semence. Toutes ces épreuves, tous ces risques, toutes ces humiliations, tous ces abandons, tous ces sacrifices, souvent pour rien ; toujours pour rien, quand on n’est pas soi-même ou qu’on n’a pas derrière soi un homme d’Etat autorisé, avec une politique, un programme, un personnel, une constitution, une administration, en un mot une organisation toute prête. Il se peut que ce soit une transition, jamais un régime ; un moyen, jamais une fin. Souvent beaucoup de mal pour rien ; toujours beaucoup plus de mal que de bien. C’est, déduite de la vie et de la mort de don Juan Prim, — lequel fut un maître de l’art, — la philosophie du pronunciamiento, qui dispense peut-être d’en faire la théorie ; et c’en est en même temps la morale, si l’on consent qu’il puisse en avoir une.


CHARLES BENOIST.

  1. Ministres et hommes d’État. Prim, par H. Léonardon : 1 vol. in-16 ; Félix Alcan. 1901.
  2. Sur l’affaire du Mexique et aussi sur la candidature Hohenzollern ; M. Léonardon a deux chapitres particulièrement intéressans.