Un hiver à Majorque/Chapitre 17

La bibliothèque libre.

V.

Entre ces deux promenades, la première et la dernière que nous fîmes à Majorque, nous en avions fait plusieurs autres que je ne me rappelle pas, de peur de montrer à mon lecteur un enthousiasme monotone pour cette nature belle partout, et partout semée d’habitations pittoresques à qui mieux mieux, chaumières, palais, églises, monastères. Si jamais quelqu’un de nos grands paysagistes entreprend de visiter Majorque, je lui recommande la maison de campagne de la Granja de Fortuñy, avec le vallon aux cédrats qui s’ouvre devant ses colonnades de marbre, et tout le chemin qui y conduit. Mais, sans aller jusque là, il ne saurait faire dix pas dans cette île enchantée sans s’arrêter à chaque angle du chemin, tantôt devant une citerne arabe ombragée de palmiers, tantôt devant une croix de pierre, délicat ouvrage du quinzième siècle, et tantôt à la lisière d’un bois d’oliviers.

Rien n’égale la force et la bizarrerie de formes de ces antiques pères nourriciers de Majorque. Les Majorquins en font remonter la plantation la plus récente au temps de l’occupation de leur île par les Romains. C’est ce que je ne contesterai pas, ne sachant aucun moyen de prouver le contraire, quand même j’en aurais envie, et j’avoue que je n’en ai pas le moindre désir. À voir l’aspect formidable, la grosseur démesurée et les altitudes furibondes de ces arbres mystérieux, mon imagination les a volontiers acceptés pour des contemporains d’Annibal. Quand on se promène le soir sous leur ombrage, il est nécessaire de bien se rappeler que ce sont là des arbres ; car si on en croyait les yeux et l’imagination, on serait saisi d’épouvante au milieu de tous ces monstres fantastiques, les uns se courbant vers vous comme des dragons énormes, la gueule béante et les ailes déployées ; les autres se roulant sur eux-mêmes comme des boas engourdis ; d’autres s’embrassant avec fureur comme des lutteurs géants. Ici c’est un centaure au galop, emportant sur sa croupe je ne sais quelle hideuse guenon ; là un reptile sans nom qui dévore une biche pantelante ; plus loin un satyre qui danse avec un bouc, moins laid que lui ; et souvent c’est un seul arbre crevassé, noueux, tordu, bossu, que vous prendriez pour un groupe de dix arbres distincts, et qui représente tous ces monstres divers pour se réunir en une seule tête, horrible comme celle des fétiches indiens, et couronnée d’une seule branche verte comme d’un cimier. Les curieux qui jetteront un coup d’œil sur les planches de M. Laurens ne doivent pas craindre qu’il ait exagéré la physionomie des oliviers qu’il a dessinés. Il aurait pu choisir des spécimens encore plus extraordinaires, et j’espère que le Magasin pittoresque, cet amusant et infatigable vulgarisateur des merveilles de l’art et de la nature, se mettra en route un beau matin pour nous en rapporter quelques échantillons de premier choix.

Mais pour rendre le grand style de ces arbres sacrés d’où l’on s’attend toujours à entendre sortir des voix prophétiques, et le ciel étincelant où leur âpre silhouette se dessine si vigoureusement, il ne faudrait rien moins que le pinceau hardi et grandiose de Rousseau[1]. Les eaux limpides où se mirent les asphodèles et les myrtes appelleraient Dupré. Des parties plus arrangées et où la nature, quoique libre, semble prendre, par excès de coquetterie, des airs classiques et fiers, tenteraient le sévère Corot. Mais pour rendre les adorables fouillis où tout un monde de graminées, de fleurs sauvages, de vieux troncs et de guirlandes éplorées se penche sur la source mystérieuse où la cigogne vient tremper ses longues jambes, j’aurais voulu avoir, comme une baguette magique, à ma disposition, le burin de Huet dans ma poche.

Combien de fois, en voyant un vieux chevalier majorquin au seuil de son palais jauni et délabré, n’ai-je pas songé à Decamps, le grand maître de la caricature sérieuse et ennoblie jusqu’à la peinture historique, l’homme de génie, qui sait donner de l’esprit, de la gaieté, de la poésie, de la vie en un mot, aux murailles même ! Les beaux enfants basanés qui jouaient dans notre cloître, en costume de moines, l’auraient diverti au suprême degré. Il aurait eu là des singes à discrétion, et des anges à côté des singes, des pourceaux à face humaine, puis des chérubins mêlés aux pourceaux et non moins malpropres ; Périca, belle comme Galatée, crottée comme un barbet, et riant au soleil comme tout ce qui est beau sur la terre.

Mais c’est vous, Eugène, mon vieux ami, mon cher artiste, que j’aurais voulu mener la nuit dans la montagne lorsque la lune éclairait l’inondation livide.

Ce fut une belle campagne où je faillis être noyé avec mon pauvre enfant de quatorze ans, mais où le courage ne lui manqua pas, non plus qu’à moi la faculté de voir comme la nature s’était faite ce soir-là archi-romantique, archi-folle et archi-sublime.

Nous étions partis de Valldemosa, l’enfant et moi, au milieu des pluies de l’hiver, pour aller disputer le piano de Pleyel aux féroces douaniers de Palma. La matinée avait été assez pure et les chemins praticables ; mais, pendant que nous courions par la ville, l’averse recommença de plus belle. Ici, nous nous plaignons de la pluie, et nous ne savons ce que c’est : nos plus longues pluies ne durent pas deux heures ; un nuage succède à un autre, et entre les deux il y a toujours un peu de répit. À Majorque, un nuage permanent enveloppe l’île, et s’y installe jusqu’à ce qu’il soit épuisé ; cela dure quarante, cinquante heures, voire quatre et cinq jours, sans interruption aucune et même sans diminution d’intensité.

Nous remontâmes, vers le coucher du soleil, dans le birlocho, espérant arriver à la Chartreuse en trois heures. Nous en mîmes sept, et faillîmes coucher avec les grenouilles au sein de quelque lac improvisé. Le birlocho était d’une humeur massacrante ; il avait fait mille difficultés pour se mettre en route : son cheval était déferré, son mulet boiteux, son essieu cassé, que sais-je ! Nous commencions à connaître assez le Majorquin pour ne pas nous laisser convaincre, et nous le forçâmes de monter sur son brancard, où il fit la plus triste mine du monde pendant les premières heures. Il ne chantait pas, il refusait nos cigares ; il ne jurait même pas après son mulet, ce qui était bien mauvais signe ; il avait la mort dans l’âme. Espérant nous effrayer, il avait commencé par prendre le plus mauvais des sept chemins à lui connus. Ce chemin s’enfonçant de plus en plus, nous eûmes bientôt rencontré le torrent, et nous y entrâmes, mais nous n’en sortîmes pas. Le bon torrent, mal à l’aise dans son lit, avait fait une pointe sur le chemin ; et il n’y avait plus de chemin, mais bien une rivière dont les eaux bouillonnantes nous arrivaient de face, à grand bruit et au pas de course.

Quand le malicieux birlocho, qui avait compté sur notre pusillanimité, vit que notre parti était pris, il perdit son sang-froid et commença à pester et à jurer à faire crouler la voûte des cieux. Les rigoles de pierres taillées qui portent les eaux de source à la ville s’étaient si bien enflées, qu’elles avaient crevé comme la grenouille de la fable. Puis, ne sachant où se promener, elles s’étaient répandues en flaques, puis en mares, puis en lacs, puis en bras de mer sur toute la campagne. Bientôt le birlocho ne sut plus à quel saint se vouer, ni à quel diable se damner. Il prit un bain de jambes qu’il avait assez bien mérité, et dont il nous trouva peu disposés à le plaindre. La brouette fermait très-bien, et nous étions encore à sec ; mais d’instant en instant, au dire de mon fils, la marée montait, nous allions au hasard, recevant des secousses effroyables, et tombant dans des trous dont le dernier semblait toujours devoir nous donner la sépulture. Enfin, nous penchâmes si bien, que le mulet s’arrêta comme pour se recueillir avant de rendre l’âme : le birlocho se leva et se mit en devoir de grimper sur la berge du chemin qui se trouvait à la hauteur de sa tête ; mais il s’arrêta en reconnaissant, à la lueur du crépuscule, que cette berge n’était autre chose que le canal de Valldemosa, devenu fleuve, qui, de distance en distance, se déversait en cascade sur notre sentier, devenu fleuve aussi à un niveau inférieur.

Il y eut là un moment tragi-comique. J’avais un peu peur pour mon compte, et grand’peur pour mon enfant. Je le regardai ; il riait de la figure du birlocho, qui, debout, les jambes écartées sur son brancard, mesurait l’abîme, et n’avait plus la moindre envie de s’amuser à nos dépens. Quand je vis mon fils si tranquille et si gai, je repris confiance en Dieu. Je sentis qu’il portait en lui l’instinct de sa destinée, et je m’en remis à ce pressentiment que les enfants ne savent pas dire, mais qui se répand comme un nuage ou comme un rayon de soleil sur leur front.

Le birlocho, voyant qu’il n’y avait pas moyen de nous abandonner à notre malheureux sort, se résigna à le partager, et devenant tout à coup héroïque : « N’ayez pas peur, mes enfants ! » nous dit-il d’une voix paternelle. — Puis il fit un grand cri, et fouetta son mulet, qui trébucha, s’abattit, se releva, trébucha encore, et se releva enfin à demi noyé. La brouette s’enfonça de côté : « Nous y voilà ! » se rejeta de l’autre côté : « Nous y voilà encore ! » fit des craquements sinistres, des bonds fabuleux, et sortit enfin triomphante de l’épreuve, comme un navire qui a touché les écueils sans se briser.

Nous paraissions sauvés, nous étions à sec ; mais il fallut recommencer cet essai de voyage nautique en carriole une douzaine de fois avant de gagner la montagne. Enfin, nous atteignîmes la rampe ; mais là le mulet, épuisé d’une part, et de l’autre effarouché par le bruit du torrent et du vent dans la montagne, se mit à reculer jusqu’au précipice. Nous descendîmes pour pousser chacun une roue, pendant que le birlocho tirait maître Aliboron par ses longues oreilles. Nous mîmes ainsi pied à terre je ne sais combien de fois ; et au bout de deux heures d’ascension, pendant lesquelles nous n’avions pas fait une demi-lieue, le mulet s’étant acculé sur le pont et tremblant de tous ses membres, nous prîmes le parti de laisser là l’homme, la voiture et la bête, et de gagner la Chartreuse à pied.

Ce n’était pas une petite entreprise. Le sentier rapide était un torrent impétueux contre lequel il fallait lutter avec de bonnes jambes. D’autres menus torrents improvisés, descendant du haut des rochers à grand bruit, débusquaient tout d’un coup à notre droite, et il fallait souvent se hâter pour passer avant eux, ou les traverser à tout risque, dans la crainte qu’en un instant ils ne devinssent infranchissables. La pluie tombait à flots ; de gros nuages plus noirs que l’encre voilaient à chaque instant la face de la lune ; et alors, enveloppés dans des ténèbres grisâtres et impénétrables, courbés par un vent impétueux, sentant la cime des arbres se plier jusque sur nos têtes, entendant craquer les sapins et rouler les pierres autour de nous, nous étions forcés de nous arrêter pour attendre, comme disait un poète narquois, que Jupiter eût mouché la chandelle.

C’est dans ces intervalles d’ombre et de lumière que vous eussiez vu, Eugène, le ciel et la terre pâlir et s’illuminer tour à tour des reflets et des ombres les plus sinistres et les plus étranges. Quand la lune reprenait son éclat et semblait vouloir régner dans un coin d’azur rapidement balayé devant elle par le vent, les nuées sombres arrivaient comme des spectres avides pour l’envelopper dans les plis de leurs linceuls. Ils couraient sur elle et quelquefois se déchiraient pour nous la montrer plus belle et plus secourable. Alors la montagne ruisselante de cascades et les arbres déracinés par la tempête nous donnaient l’idée du chaos. Nous pensions à ce beau sabbat que vous avez vu dans je ne sais quel rêve, et que vous avez esquissé avec je ne sais quel pinceau trempé dans les ondes rouges et bleues du Phlégéton et de l’Érèbe. Et à peine avions-nous contemplé ce tableau infernal qui posait en réalité devant nous, que la lune, dévorée par les monstres de l’air, disparaissait et nous laissait dans des limbes bleuâtres, où nous semblions flotter nous-mêmes comme des nuages, car nous ne pouvions même pas voir le sol où nous hasardions les pieds.

Enfin nous atteignîmes le pavé de la dernière montagne, et nous fûmes hors de danger en quittant le cours des eaux. La fatigue nous accablait, et nous étions nu-pieds, ou peu s’en faut ; nous avions mis trois heures à faire cette dernière lieue.

Mais les beaux jours revinrent, et le steamer majorquin put reprendre ses courses hebdomadaires à Barcelone. Notre malade ne semblait pas en état de soutenir la traversée, mais il semblait également incapable de supporter une semaine de plus à Majorque. La situation était effrayante ; il y avait des jours où je perdais l’espoir et le courage. Pour nous consoler, la Maria-Antonia et ses habitués du village répétaient en chœur autour de nous les discours les plus édifiants sur la vie future. « Ce phtisique, disaient ils, va aller en enfer, d’abord parce qu’il est phtisique, ensuite parce qu’il ne se confesse pas. — S’il en est ainsi, quand il sera mort, nous ne l’enterrerons pas en terre sainte, et comme personne ne voudra lui donner la sépulture, ses amis s’arrangeront comme ils pourront. Il faudra voir comment ils se tireront de là ; pour moi, je ne m’en mêlerai pas. — Ni moi. — Ni moi ; et amen ! »

Enfin nous partîmes, et j’ai dit quelle société et quelle hospitalité nous trouvâmes sur le navire majorquin.

Quand nous entrâmes à Barcelone, nous étions si pressés d’en finir pour toute l’éternité avec cette race inhumaine, que je n’eus pas la patience d’attendre la fin du débarquement. J’écrivis un billet au commandant de la station, M. Belvès, et le lui envoyai par une barque. Quelques instants après, il vint nous chercher dans son canot, et nous nous rendîmes à bord du Méléagre.

En mettant le pied sur ce beau brick de guerre, tenu avec la propreté et l’élégance d’un salon, en nous voyant entourés de figures intelligentes et affables, en recevant les soins généreux et empressés du commandant, du médecin, des officiers et de tout l’équipage ; en serrant la main de l’excellent et spirituel consul de France, M. Gautier d’Arc, nous sautâmes de joie sur le pont en criant du fond de l’âme : « Vive la France ! » Il nous semblait avoir fait le tour du monde et quitter les sauvages de la Polynésie pour le monde civilisé.

Et la morale de cette narration, puérile peut-être, mais sincère, c’est que l’homme n’est pas fait pour vivre avec des arbres, avec des pierres, avec le ciel pur, avec la mer azurée, avec les fleurs et les montagnes, mais bien avec les hommes ses semblables.

Dans les jours orageux de la jeunesse, on s’imagine que la solitude est le grand refuge contre les atteintes, le grand remède aux blessures du combat ; c’est une grave erreur, et l’expérience de la vie nous apprend que, là l’on ne peut vivre en paix avec ses semblables, il n’est point d’admiration poétique ni de jouissances d’art capables de combler l’abîme qui se creuse au fond de l’âme.

J’avais toujours rêvé de vivre au désert, et tout rêveur bon enfant avouera qu’il a eu la même fantaisie. Mais croyez-moi, mes frères, nous avons le cœur trop aimant pour nous passer les uns des autres ; et ce qu’il nous reste de mieux à faire, c’est de nous supporter mutuellement ; car nous sommes comme ces enfants d’un même sein qui se taquinent, se querellent, se battent même, et ne peuvent cependant pas se quitter.


  1. Rousseau, un des plus grands paysagistes de nos jours, n’est point connu du public, grâce à l’obstination du jury de peinture, qui lui interdit depuis plusieurs années le droit d’exposer des chef-d’œuvres.